Le sens de la fête chez Le Clézio Nadine THOMAS Universitat Pompeu Fabra Real, E.; Jiménez, D.; Pujante, D.; y Cortijo, A. (eds.), Écrire, traduire et représenter la fête, Universitat de València, 2001, pp. 505-518, I.S.B.N.: 84-370-5141-X. A notre avis, ce qui sous-tend l'ensemble de l'œuvre de le Clézio et en cons- titue la cohérence significative profonde, c'est le dynamisme d'une quête philo- sophique, quête d'un savoir-sagesse qui fait signe au lecteur d'aujourd'hui. Le Clézio conçoit l'art comme une quête et, selon lui, le mouvement qui anime son œuvre est un mouvement vers la connaissance. Ce qui constitue le point de départ de cette quête d'une sagesse, inhérente à l'œuvre de Le Clézio, est le rejet de notre modernité, qui dégrade l'être humain, l'exile du monde. Une expression de cette modernité grotesque est ce que nous avons choisi d'appeler la fête profane, et dont nous nous appliquerons à relever les principaux traits. Ayant dressé le procès des fondements de notre monde moderne, monde de l'agression qui sèvre l'être humain d'être véritable, le coupe de l'univers vivant, Le Clézio se tourne vers la recherche de voies de régénération de l'homme au sein de l'univers. Une telle recherche implique une initiation, au sens où l'ini- tiation est précisément une transmutation de l'être. La fête sacrée en est une expression privilégiée. Dans Onitsha, Le Clézio décrit deux fêtes profanes,1 la fête sur le Surabaya, et la réception chez les Simpson. A l'occasion de l'anniversaire de la femme d'un officier anglais, une fête est organisée sur le bateau qui emmène Fintan et Maou en Afrique, à Onitsha, où les attend Geoffroy, qui travaille pour une grande compagnie britannique. Fintan la voit comme une ronde d'artifices et de faux- semblants. Les femmes y rivalisent de toilettes et les hommes, en uniformes à galons, rivalisent de vanité en pérorant. Il s'agit avant tout de se faire valoir, de briller d'intelligence ou d'esprit en démontrant l'ignorance d'un convive (qui ne sait pas quel est le fleuve le plus long du monde), d'impressionner en se vantant 1 L'une du point de vue de Fintan, l'autre de celui de sa jeune mère, Maou. 505 NADINE THOMAS d'avoir été le héros d'aventures extraordinaires et dangereuses comme des chas- ses aux gorilles dont on a rapporté une riche collection de crânes. Autant de futilités. Dans cette débauche de mots, de nourriture et de boisson, de musique qui braille et d'éclats de rire qui ressemblent à des aboiements, Fintan est écoeuré, et il a honte.2 Honte encore, lorsqu'il entend les blagues en pidgin que racon- tent les Anglais en imitant l'accent des noirs pour se moquer d'eux. C'est le spectacle dégradant qu'offre le pont des premières alors que sur le pont de charge, Fintan découvre bientôt les noirs qui, dans l'obscurité et le silence, se sont installés pour le voyage. L'injustice des différences de classes ethniques et sociales est encore plus criante dans la scène qui se déroule chez Simpson, le District Officer qui a or- ganisé une réception pour la colonie anglaise d'Onitsha. Les invités parlent fort, les femmes de leurs problèmes de bonnes, les hommes de leurs exploits. Ils fu- ment et rient aux éclats autour d'une table garnie de bouquets de fleurs, de plats raffinés et de coupes de champagne. A quelques mètres, dans le jardin, des tra- vailleurs noirs en haillons, des prisonniers aux chevilles enchaînées, au visage plein de souffrance et de fatigue, creusent une piscine pour l'agrément des membres du club. Horrifiée, Maou demande qu'on leur donne à manger et à boire. Elle ne provoque que la stupeur générale et les sarcasmes de Simpson.3 A partir de ce jour, elle sera exclue de la société bien pensante d'Onitsha. A travers la description de ces deux fêtes profanes, et la mise en scène paral- lèle des victimes de la colonisation, Le Clézio dénonce les codes d'une société coloniale uniformisée, mais plus généralement il s'en prend aux principaux vices de notre société moderne occidentale : le matérialisme, la frivolité, la vanité, l'arrogance, l'égocentrisme, l'esprit de conquête, la soif de possession et d'ex- ploitation sans limite, le manque de respect vis-à-vis de tous ceux qui sont au- tres, différents, l'ethnocentrisme aberrant. Dans cet esprit de domination, tous les individus sont séparés les uns des autres, rivaux. Le besoin de séparer, de classer s'exprime aussi dans la devise du club de Simpson : chacun à son rang. L'homme occidental est aussi coupé de son milieu vivant : la collection de crâ- 2 Le Clézio, J.-M.G., Onitsha, Paris, Gallimard, 1991, pp. 52, 54, 55. 3 Qui les fait mener hors de vue et lui dit: « Eh bien, ça va mieux comme ça, n'est-ce pas, ils faisaient un sacré bruit, on va pouvoir se reposer un peu nous aussi ». Le Clézio, J.-M.G., Op. cit., p. 76. 506 LE SENS DE LA FÊTE CHEZ LE CLÉZIO nes de gorilles illustre son besoin de tuer le vivant pour en faire un répertoire mort. Il peut ainsi se donner l'illusion qu'il maîtrise la réalité multiple et chao- tique qui l'entoure, l'ordonne à sa guise. Mais c'est bien sûr un leurre, car ce soi-disant maître de l'univers recourt à des instruments de destruction du vivant au lieu de véritables outils de compréhension du monde. Les fêtes profanes décrites dans Onitsha ne sont que des divertissements au sens pascalien, des diversions en ce qu'elles détournent les individus de l'essen- tiel. Le vrai sens de la fête est perverti. Il arrive aussi qu'une fête profane de- vienne une profanation. Tel est le cas dans Pawana. Les marins, émerveillés, exultants de joie, célèbrent la découverte de la ca- chette magique des baleines dont ils ont toujours rêvé, spectacle exubérant de vie, et par là fascinant. La chasse commence en silence, mais elle tourne bientôt au carnage. Les hommes ivres de férocité sèment partout la mort avec des cris de triomphe. Le Clézio montre que la folle avidité des hommes, leur besoin illimité de s'approprier les richesses du monde pour en tirer un profit matériel les conduit à détruire un lieu sacré. Car cet endroit où les baleines du pôle se réunissent pour mettre leurs petits au monde et reviennent pour mourir, lagune où tout commence et tout finit, est l'omphalos cosmique. Le ventre du monde a été violé. Le massacre des baleines, « déesses » qui gardaient « le secret de l'ori- gine du monde »4 est un sacrilège. Quelque temps plus tard, les hommes ont converti le « paradis »5 en enfer. Des armes puissantes – obus, harpons explosifs lancés par les canons, [...] éventrent les baleines –, les hordes de requins [...] rivalisent avec les hommes, les équipages [...] se disputent les mêmes proies : c'est la violence démesurée. Le capitaine mesure l'ampleur du désastre :6 il faudrait pouvoir tout réparer : effacer l'orgueil sans limite des hommes qui a conduit à la mort du monde. 4 Le Clézio, J.-M.G., Pawana, Paris, Gallimard, 1992, p. 53. 5 Le Clézio, J.-M.G., Op. cit., p. 51. 6 Au-delà du désastre écologique qui est dénoncé, ce qui nous frappe, c'est la dimension et le sens universels que prend l'épisode relaté, judicieusement transmis au lecteur à travers les souvenirs de ceux qui ont vécu cette hécatombe et jettent quelques années plus tard un regard plein d'amer- tume sur le monde qu'ils ont commencé à détruire (De la même façon, dans L'histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne de Bernal Diaz del Castillo, comme le souligne Le Clézio, « celui qui regarde, dans ce drame, est aussi celui qui détruit ». Le Clézio, J.-M.G., Le Rêve mexi- cain, Paris, Gallimard, 1988, p. 14) et que ceux qui les suivirent ont anéanti. Car c'est à l'aune de ses propres souvenirs que le capitaine mesure ce qu'ils ont perdu: « Ce lieu jadis si beau, si pur, tel 507 NADINE THOMAS C'est parce qu'ils ne savaient « plus rien de la beauté du monde »7 que « la mort est venue des hommes »,8 parce qu'ils avaient perdu leur âme : « Nous n'avions plus d'âme, je crois ».9 La fête profane ne fait qu'exacerber des traits de notre civilisation que Le Clézio déteste et qu'il ne cesse de condamner : l'omniprésence de l'esprit de domination, considéré, dans notre société, comme la vocation de l'homme, et qui multiplie les rapports de force, les tensions entre l'homme et le monde, entre l'homme et autrui. Absurde besoin de s'affirmer, de se distinguer, de s'imposer... qui, loin d'être au service de l'épanouissement de l'homme, l'exile du sein chaud du monde, le coupe de son milieu naturel et des autres hommes, l'écarte de la vie. Ces séparations et coupures radicales propres à notre monde moderne sont celles qui caractérisent les structures schizomorphes du régime diurne de l'Ima- ginaire selon Durand, régime éminemment dualiste, antithétique.10 Si la fête profane n'est que le lieu de cristallisation de nombreux vices de notre société occidentale, en particulier le besoin de possession égoïste de biens matériels, la fête sacrée demande au contraire un dépouillement de ceux-ci, une sorte d'affranchissement de soi-même pour n'être qu'espace d'accueil.
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