Pourquoi ont-ils attaqué Charlie-Hebdo ? par Jacques LE BOHEC La séquence des attentats à Paris de cette semaine a entraîné des réactions — prévisibles — emplies d’émotion, d’apparence, de voyeurisme et de répression. C’est ce que l’on peut appeler le « premier degré » au sens où l’on interprète un propos ironique ou une litote au premier degré, de façon naïve et à côté de la plaque. Cela consiste notamment à privilégier l’angle de la religion, musulmane en l’espèce, dans les évocations de ces événements tragiques, l’endoctrinement étant censé être la raison de cette tuerie. Mais n’est-il pas simpliste de croire sur parole les jeunes terroristes lorsqu’ils revendiquent leurs actions par une « mission », un téléguidage de ce type conforté par telle ou telle organisation djihadiste, vision que journalistes, politiques et experts s’empressent de valider ? Mais après la phase de sidération, le risque est d’en rester à celle de la réaction apeurée se fiant aux apparences (« que faire maintenant ? ») et donc à réduire celle de la réflexion à la portion congrue au nom de l’imminence du danger. CATHARSIS ET MIMESIS Tout d’abord le choc émotionnel. On le sait, l’émotion et la peur tétanisent, mettent la personne dans tous ses états, rendent fébrile, empêchent de penser sereinement ; il suffit de songer au stress des situations d’examen scolaire ou d’entretien d’embauche. C’est ce qu’affirmait aussi le socio- historien Norbert Elias avec sa métaphore des deux pêcheurs pris dans un tourbillon (in Qu’est-ce que la sociologie ?) : seul celui qui parvient à ne pas se laisser saisir par la peur conserve assez de lucidité pour effectuer une analyse réaliste de la situation et pour finalement découvrir une solution efficace. Médias, experts et politiques s’évertuent ces jours-ci à mobiliser autour du « choc » dans un but qui n’est éclairant qu’en apparence, dans un mélange de catharsis et de mimesis. Thérapie de groupe et sentiment de culpabilité en filigrane : se réconforter, se rassurer, s’abonner, donner de l’argent, etc. Mais adopter des remèdes sans une anamnèse complète et une analyse lucide peut engendrer des mesures aux effets contre Délinquance, justice et autres questions de société, 16-01-2015 2 performants, donc de nouvelles actions terroristes qui justifieront des tours de vis supplémentaires. On s’interroge sur la meilleure façon de s’adresser aux enfants pour protéger leur innocence présumée. On assure que la 3e guerre mondiale est déclarée en citant une confidence du pape François. On parle de « choc » des civilisations et de barbarie (mesurons le chemin parcouru depuis les « sauvageons »). On ne veut pas comprendre les terroristes parce que cela reviendrait à les excuser voire les justifier et on ne les comptabilise pas parmi les morts (17 victimes au moment où nous écrivons). On en appelle à une « union nationale » qui estompe les bisbilles picrocholines entre gauche et droite (soulagement, loi Macron qui passe comme une lettre à la poste, du moins la poste d’avant la privatisation). L’heure est à resserrer les rangs et à relativiser les querelles intra et inter partisanes. Faire bloc comme pour se rassurer. Même Marine Le Pen (Front national) et Jean-Luc Mélenchon (Parti de gauche) acceptent de participer à l’effervescence, même si pour des raisons différentes. L’ensemble des chaînes de télévision arbore un signe de deuil sous la forme d’un slogan ou d’un trait noir sur le logo. Chaque soir sur iTélé, le journaliste Claude Askolovitch joue au prédicateur exalté. On fait passer un bandeau où il est écrit « La France en alerte. » De la sorte, la société française est mise sous tension : « La France n’en a pas fini avec les menaces », assure François Hollande. On certifie qu’il va falloir colmater les failles des services de renseignement, comme s’il était possible d’éliminer toute initiative illégale dans un pays à condition de bien s’y prendre. La panique collective est assumée et célébrée pour dramatiser au maximum la situation créée par quelques individus motivés qui ont dû mettre des années pour constituer leur panoplie. Cependant, plusieurs experts, à la télévision, donc Jean- Philippe Merchet (« C dans l’air », France 5, 15 janvier), ont pointé les limites inévitables du contrôle policier, y compris dans les pays les plus totalitaires (ex Allemagne de l’est, Chine, Russie). Le risque zéro est un fantasme. La paranoïa et les solutions adoptées par le gouvernement des États-Unis sont montrées en exemple (habituel complexe d’infériorité des journalistes dominants). Bref, il y a lieu de se demander si on ne se rapproche pas, avec les mesures répressives adoptées, d’une société de type orwellien où l’obéissance et la surveillance sont requises et justifiées par la réalité de menaces. On dirait qu’on ne cherche pas vraiment à éradiquer sinon on prendrait les choses à la racine en évitant la misère, la ghettoïsation et le désespoir dans les classes populaires urbaines. A contrario, les gouvernants, dont l’un des automatismes de pensée consiste à croire dans la Délinquance, justice et autres questions de société, 16-01-2015 3 persuasion des discours (des leurs notamment...), estiment qu’il faut combattre le prosélytisme en prison, élaborer une contre-argumentation ou imposer des leçons de morale républicaine dans les écoles. Ils se fourvoient, comme bien des choses en matière diplomatique ces dernières années. Est- ce un hasard si c’est dans les écoles de relégation scolaire (lycées professionnels) que sont repérées nombre de manifestations de défi envers « Je suis Charlie » lors de la minute de silence ? Auxquelles la ministre n’a qu’une seule réponse : les poursuites judiciaires pour apologie. Plutôt que d’augmenter drastiquement les moyens des écoles publiques pour qu’ils aident les enfants des classes populaires à réussir, on préfère augmenter le budget des armées et des polices. Peu de gouvernants semblent comprendre que c’est le fait même d’être incarcéré (sentiment de rejet, sentiment d’injustice) qui déclenche le besoin de sublimer son malaise personnel par de vagues slogans religieux. UNE ORTHODOXIE PARADOXALE L’un des écueils les plus épineux est la lutte contre les idées haineuses par la censure (des réseaux sociaux ou de l’internet, par exemple), ce qui engendre immédiatement, parmi une population qui n’est pas nécessairement de culture musulmane, une certaine déconsidération du grand principe de liberté sur lequel on s’arc-boute. Parions que les millions de manifestants de dimanche sont la partie émergée de la population la mieux intégrée socialement et la plus satisfaite de son sort. Une partie en mesure d’imposer une sorte d’opinion dominante, d’orthodoxie paradoxale. D’après l’avocat de Charlie-Hebdo, Richard Malka (« C à vous », France 5, 14 janvier), « il ne faut plus permettre » que des gens qui « ne sont pas Charlie » puissent s’exprimer. Un appel à la censure en surfant sur l’émotion collective. Carrément. Face à lui, Patrick Cohen (France-inter) abonde : « Il y a des sites importants qui l’ont laissé [arretsurimage NdA], moi je ne suis pas Charlie, “Charlie, c’était islamophobe”, vous l’avez vu, ça. » D’après lui il ne faudrait pas critiquer P. Val car sans lui « il n’y aurait plus de Charlie- Hebdo ». Mais ne serait-il pas baroque et cocasse d’accepter une injonction de sanctification et de sanctuarisation ad vitam aeternam, autrement dit d’adopter une attitude religieuse à l’égard de Charlie-Hebdo alors qu’il se targue de laïcité et de liberté ? Dans ce genre de conjoncture unanimiste et vertueuse, l’analyse distanciée et l’humour noir sont illico et fatalement perçus comme inacceptables voire complices des exactions commises. On sait que toute personne qui vient de Délinquance, justice et autres questions de société, 16-01-2015 4 mourir bénéficie d’une bienveillance de circonstance (éloge nécrologique) et qu’il est malvenu de se distancier d’un drame avant un « délai de décence » que les humoristes connaissent bien. On sait aussi que les familles des victimes sont souvent vindicatives et hypersensibles, exigent que l’on trouve rapidement des coupables identifiés, espèrent des punitions exemplaires, ce qui pousse parfois gendarmes, policiers, juges et journalistes à des erreurs irréparables (affaire Grégory Villemin). Mais n’est-ce pas justement dans ces conjonctures où la passion prime et trompe que le regard clinique proposé par les sciences sociales est indispensable ? En effet, il ne faudrait pas pour négliger que ces dérives sectaires et violentes ne sont pas des générations spontanées. Elles sont un produit social qui ne doit pas échapper par principe aux velléités explicatives. Notre hypothèse est qu’elles résultent de multiples mauvaises décisions gouvernementales prises depuis des décennies et qui affectent durement les classes populaires, les poussant au désespoir. Elles relèvent du désengagement de l’État, de services publics sous financés et privatisés, d’élus locaux clientélistes, de tolérance envers les pratiques racistes des employeurs et des propriétaires de logement, des restrictions d’aides au pauvres décrits comme des assistés et des fraudeurs, de contournement de la carte scolaire, etc. Jour après jour, les souffrances occasionnées produisent, non pas des dizaines, mais des dizaines de milliers de personnes qui se sentent rejetées et qui n’ont rien à perdre car ils sont en situation de mort sociale et symbolique. Il semblerait que le refus de l’administration pénitentiaire d’accorder une permission à Amédy Coulibaly pour qu’il puisse à l’enterrement de son père ait constitué un moment de bascule. Certains jeunes (25-35) peuvent se sentir acculés au point de basculer vers le djihadisme. Impossible de détecter des futurs terroristes dans ces conditions.
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