MAX BRUSSET GEORGES MANDEL 'est le 2 juillet 1945, comme conseiller municipal de C Paris, que j'ai fait attribuer le nom de Georges Mandel à une avenue par un vote unanime du conseil présidé par le grand résistant André Le Troquer. Chef de cabinet de Mandel de 1934 à 1940, aux ministères des P.T.T., des Colonies et de l'Intérieur, je crois l'avoir bien servi. Je l'ai bien servi parce que je l'admirais comme lui-même avait admiré et servi Georges Clemenceau, son père spirituel, qui disait le 11 novembre 1918 : « Sans lui, je n'aurais jamais pu faire ce que j'ai fait. » Georges Mandel était effectivement un homme d'exception. C'est au cours des années tumultueuses que nous avons traversées ensemble que je devins son ami. Physiquement, Georges Mandel était un homme un peu tassé sur lui-même et d'allure chétive. Il avait des yeux bleu clair très perçants ; entretenait une moue quasi permanente qui lui donnait un air renfrogné et sévère. Bien que son caractère fût complexe, le trait le plus significatif de celui-ci était la vivacité d'esprit. Il avait surtout une inflexible propension à vouloir tout régler sur-le-champ. Au ministère, il terrorisait tout le monde — moi le premier... Républicain intransigeant, patriote fougueux, Mandel réalise vite, en observant le Tigre dans son action quotidienne, que la politique est essentiellement un problème de volonté et de carac• tère. A partir de 1909, son influence ne cesse de grandir. De 1917 à 1918, sa réputation est immense. Puis, l'échec de Clemenceau GEORGES MANDEL 125 à la présidence de la République, témoignage de l'ingratitude humaine, l'occulte pour un temps de la scène politique. En novembre 1933, il interpelle le gouvernement dans un discours qu'il a préparé avec le commandant de Lattre de Tassigny. I! dénonce notamment le réarmement allemand et met en garde contre les périls fasciste et hitlérien la France et ses alliés qui en ont grand besoin. La guerre est à l'horizon. L'année suivante, il devient ministre des P.T.T., dote les services de moyens modernes. Par la création du service des récla• mations, il devient le premier défenseur de l'usager, c'est un triomphe. Il réorganise aussi la radio d'Etat et développe les radios pri• vées. Surtout, il est le père de la télévision française dont la première émission a lieu sous son égide, il y a cinquante ans. Le président du Sénat Jules Jeanneney, son ami, résume son action aux P.T.T. en disant : « Si gouverner c'est prévoir et agir, Mandel gouverne. » Après l'échec du Front populaire, qu'il avait prévu, il se voit confier le portefeuille des Colonies. Ce choix est capital. Mandel n'hésite pas à renverser toute la politique pratiquée depuis plus de trente ans. Il rend aux autorités autochtones la plupart des pouvoirs dont elles avaient été frustrées, nomme Félix Eboué gouverneur des Colonies, première personnalité de couleur à avoir jamais occupé un tel poste. Puis il nomme le général Catroux gouverneur de l'Indochine qui applique cette politique qui est à ce point lumineuse qu'elle sera reprise par le général de Gaulle à Brazzaville. Tandis que dans les territoires d'outre-mer Mandel continue à moderniser et à organiser une armée cohérente pour la défense de la France et de son empire, de graves événements surviennent. Bien entendu, Mandel est un farouche antimunichois, il en est le chef. Au moment de Prague, en mars 1939, Churchill est à Paris. Dans la nuit, Mandel téléphone avec lui à Benès, avant l'invasion, et le somme d'agir. Churchill me confie tandis que je le raccompagne au Ritz : « Mandel est la seule cervelle politique française capable de tenir tête à Hitler. » Et puis, il y a les jours où se cristallisent les heures les plus intenses d'un parcours... 126 PORTRAITS ET SOUVENIRS Le 13 juin 1940, à Tours, fut un de ces jours-là. Nous sommes à l'heure où, ne se sentant plus dirigée, la population est prête à sombrer dans le désespoir. Georges Mandel, ministre de l'Intérieur, campe sur l'îlot étroit de la résistance à tout prix. Les heures qui suivent révéleront qu'il a peu d'alliés au sein du gouvernement. II peut compter sur Reynaud et Jeanneney... Le matin, il se rend au Conseil des ministres convoqué au château de Cange. Là, intraitable, Georges Mandel, comme ministre de l'Intérieur, s'oppose ouvertement à Weygand... Il est en train de sacrifier sa carrière. Il est déjà prêt à sacrifier sa vie s'il le faut. Au début de l'après-midi, à la préfecture de Tours, lors du conseil suprême franco-britannique, il rencontre Churchill qui lui manifeste à nouveau sa confiance, son amitié et sa grande inquié• tude. C'est leur dernière entrevue, elle est dramatique. Vers 16 heures, de Gaulle, sous-secrétaire d'Etat à la Guerre depuis une semaine, écœuré de ce qui se passe, veut démissionner. Mandel se cabre, le persuade de ne pas se démettre et de partir pour Londres immédiatement... « De manière à être, ajoute-t-il, au milieu de tous : un homme intact. » Il le convainc, permettant par là même à de Gaulle de devenir l'homme du 18-Juin. « L'Histoire bascule. » J'étais avec Diethelm présent à cette conversation historique à la préfecture de Tours et vis partir le général de Gaulle vers son destin. Sa clairvoyance, dans le climat de cette débâcle honteuse, vient de hisser Georges Mandel au niveau d'un véritable homme d'Etat. Le lendemain, le gouvernement se replie à Bordeaux, Bor• deaux, cette porte ouverte sur l'Afrique du Nord. Mandel œuvre pour que les autorités de la République s'y rendent. Dans la nuit du 16 juin, des gendarmes font irruption à la préfecture. Ils lui intiment l'ordre de ne pas quitter les lieux — ainsi qu'à ses collaborateurs dont j'étais —, de n'envoyer aucun message, de ne rien signer, d'attendre... Mandel comprend que le gouvernement Pétain est en train de se mettre en place. Quel• ques heures plus tard, il n'est plus ministre de l'Intérieur. Pétain et Laval ont le champ libre pour liquider la Répu• blique et préparer les conditions de l'armistice. GEORGES MANDEL 127 Pour le nouveau pouvoir, Mandel, incorruptible, est devenu l'homme à abattre. Le lendemain à midi, il fait l'objet d'une arres• tation théâtrale dans le restaurant le plus fréquenté de Bordeaux. Relâché après de nombreuses protestations de parlementaires et d'amis, Mandel exige de Pétain une lettre d'excuses exprimant ses regrets. 11 obtient satisfaction. Sans portefeuille, mais libre, Mandel est plus que jamais déterminé à reprendre le combat. Il se prépare à rejoindre l'Afrique du Nord en s'embarquant sur le Massilia qui a été spécialement affrété pour le départ des parlementaires. Au dernier moment, les deux présidents de Chambre, Herriot et Jeanneney, renoncent à partir. Ils pensent que le Massilia est une machination de Pétain destinée à se débarrasser des parle• mentaires hostiles à l'armistice... Ils avaient raison. Georges Mandel est arrêté dès son arrivée à Casablanca et emprisonné à Meknès. Inculpé et jugé par un tribunal militaire, il obtient un non-lieu miraculeux. Pétain se trouve contraint de le soumettre à une juridiction d'exception. Il le fait à nouveau arrêter à Alger et ramener en France... C'est le procès de Riom. /"Vest ici que commence le long martyre de Georges Mandel. C'est aussi la période où son courage et son patriotisme éclatent aux yeux de tous. Incarcéré au château de Chazeron, puis à la prison de Pelle- voisin — où il retrouve le commandant Paul-Louis Weiller —, il est ensuite transféré à Vals-les-Bains et au fort du Portalet où j'allai lui rendre visite. Je me souviens avec émotion de ce petit hôtel à Urdos où je retrouvais la courageuse Béatrice Bretty, compagne de Mandel, ainsi que sa fille Claude à qui il vouait une immense tendresse. Je me rappelle également Mme Paul Reynaud. En effet, le prési• dent Reynaud était incarcéré dans la même prison. Je nous revois faisant une partie du trajet en voiture à che• val et le reste à pied entre l'hôtel, plein de policiers et d'indica• teurs, et la prison-forteresse suspendue au-dessus d'un gouffre. Les prisonniers, transis de froid, étaient confinés dans des cellules de trois mètres sur six, sans soleil. Ils étaient surtout on ne peut plus mal traités. 128 PORTRAITS ET SOUVENIRS En dépit des souffrances physiques et des tourments moraux qui l'assaillaient, Georges Mandel faisait montre d'une noblesse et d'une grandeur d'âme surprenante. Ses convictions étaient intactes, sa foi en la victoire des Alliés inébranlable. Emu de le voir ainsi, je me remémorais que, le 5 juin, lors du premier bombardement de Paris, pendant un déjeuner intime que j'avais organisé avec Pétain, Mandel, qui s'en était toujours méfié, lui lança, en plein bombardement, sa phrase fameuse : « De désastre en catastrophe -et de catastrophe en désastre, nous irons jusqu'à la victoire finale, monsieur le Maréchal », lequel en resta stupéfié. Il avait déjà moralement capitulé. Au moment où j'allais prendre congé, il m'a serré dans ses bras. C'était la première fois qu'il faisait cela. Je n'oublierai jamais cet instant. Ce fut notre dernière entrevue. C'est aux alentours de cette époque que mon ami et collègue Philippe Roques, compagnon de la Libération, remit au général de Gaulle à Londres un message de confiance de Mandel qui le toucha énormément et qu'il évoque dans ses Mémoires.
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