Zweig Et Roth À Ostende › Eryck De Rubercy

Zweig Et Roth À Ostende › Eryck De Rubercy

LIVRES Zweig et Roth à Ostende › Eryck de Rubercy une loggia, au troisième étage d’une maison blanche en bord de mer, un homme regarde D’ vers le bas. « Il en a toujours rêvé, de cette grande vue donnant sur l’été, sur le vide – écrire, et regar- der. » Cet homme, c’est Stefan Zweig qui, en juillet 1936, la machine à écrire toujours à portée de la main, se trouve avec sa secrétaire, Lotte Altmann, qui est aussi sa maîtresse, en Belgique et plus précisément à Ostende, où il n’était pas revenu depuis un séjour de deux semaines qu’il avait dû précipitamment interrompre en apprenant la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie le 28 juillet 1914. Depuis cet été-là, vingt-deux ans se sont écoulés et les événements dans le monde peuvent cette fois prendre une tournure différente, bien que non moins dramatique, puisque Zweig, « devenu dans l’intervalle une étoile mon- diale de la littérature » (1), fait partie d’une communauté d’écrivains fugitifs parmi lesquels on compte Hermann Kes- ten, Egon Erwin Kisch, Willi Münzenberg, Irmgard Keun, Ernst Toller, Arthur Koestler, « tous jetés ici, en ce mois de juillet, sur le sable, par un caprice de la politique mondiale » avant qu’ils ne soient les uns et les autres contraints à l’exil. C’est avant son départ, à la fin juin, que Zweig avait écrit de Vienne à son ami Joseph Roth, qui était alors à Amsterdam : « Je devrais être à Ostende pour un mois à partir du 2 juillet […] Ce serait un vrai bonheur de vous avoir là-bas comme conscience littéraire […] Nous pour- rions nous jauger l’un et l’autre et nous apprendre des choses comme au bon vieux temps. » Tous deux écrivains MAI 2015 161 critiques juifs autrichiens presque de la même génération (dix ans les séparaient), ils avaient commencé à correspondre en 1927 avant de se rencontrer à Salzbourg deux ans plus tard, ce qui avait créé entre eux des liens robustes d’amitié même si leur relation resta presque exclusivement épistolaire (2), les deux hommes ne se rencontrant qu’à de rares et brèves occasions. La dernière leur fut donnée à Ostende où le 9 juillet 1936 Roth rejoignit Zweig pour un petit séjour estival auquel Volker Weidermann, corédacteur en chef du sup- plément littéraire dominical de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, donne vie dans un excellent petit livre intitulé « Ostende 1936 » (3) dont on comprend dès les premières pages qu’il ne s’agit pas d’une stricte biographie ni d’une pesante analyse, mais bien d’un récit littéraire, soigneuse- ment écrit, qui est d’autant plus passionnant et précieux que les biographes de Zweig et de Roth ont toujours fait jusqu’ici l’impasse sur ce dernier moment de bonheur de « deux existences convergentes venant, l’espace d’une brève période, s’appuyer l’une l’autre ». Pour preuve, ce que Zweig écrit au moment où son séjour s’achève : « J’ai été rarement aussi satisfait, malgré le temps douteux […] J’ai bien remonté Roth aussi, il mange maintenant tous les jours, mais personne n’arrive à le per- suader d’aller se promener et se baigner. » Et d’ajouter en faisant allusion à l’aide financière qu’il se sera toujours démené pour lui apporter : « Je l’ai pourvu également pour quelque temps. » Même impression de satisfaction chez Roth, dont l’une des dernières lettres à Zweig, après qu’il l’eut tout juste quitté à Ostende, contient cette phrase : « À la manière des gamines empruntées et des collégiens, il faut que je vous dise à quel point j’ai aimé être avec vous aujourd’hui […], et je vous le dis comme je vous l’aurais dit quand, à 18 ans, j’avais essayé en vain de vous trouver chez vous à Vienne. » Admirateur de Zweig, premier écri- vain qui ait signifié quelque chose pour Roth, il s’était en 162 MAI 2015 livres effet retrouvé un jour de 1913 sur le seuil de son domicile : « Et n’eut pas le courage de sonner. Il attendit un moment devant la porte close, puis s’en retourna chez lui, sans avoir vu l’homme vénéré. » Mais, sans doute, la jeune et singulière romancière Irmgard Keun (1905-1982) ne fut pas pour rien dans le bonheur de Roth à Ostende, puisque, dès leur rencontre, ils noueront une liaison qui les fera vivre ensemble un an et demi. « Stefan Zweig, pour sa part, n’en revient pas, mais ne cache pas sa joie, du moins dans un premier temps. Après tout, il voit combien le vieil ami en est tout revigoré, remis sur pieds. » Cela dit, « il ne tarde pas à redevenir le frère soucieux, voyant bien que Roth, lorsqu’il est en compagnie de Keun, lève plus que jamais le coude » car « dès le départ, la boisson fait aussi partie de ce qui les soude ». Zweig, qui se rend compte qu’elle « est en train de tuer Roth à petit feu, qu’elle détruit son écriture », tente bien, et de toutes ses forces, de l’en tenir éloigné. Si Volker Weidermann nous permet d’approcher la véri- table nature de ces deux écrivains qu’étaient Zweig et Roth au point qu’on dirait que l’évocation de leur séjour osten- dais en 1936 résume à lui seul leurs biographies respectives, l’une des grandes vertus de son livre est aussi de s’appliquer à nous montrer « les membres de cette petite société de parias qui, cet été-là, essaye encore de se persuader qu’elle est une sorte de petite société de vacanciers ». On pourrait le croire si nous ne savions qu’ils avaient déjà atteint à des degrés divers le versant du désespoir. 1. Stefan Zweig, Romans, nouvelles et récits, tomes I et II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013. 2. Stefan Zweig, Joseph Roth, Correspondance 1927-1938, traduit de l’alle- mand et préfacé par Pierre Deshusses, Rivages, 2013. 3. Volker Weidermann, Ostende 1936. Un été avec Stefan Zweig, traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Éditions Piranha, 2015. MAI 2015 163.

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