Edmond Bernus” Suzanne Bernus*“ L’kvolution de la condition servile chez les Touaregs sahéliens Parler de l’esclavage dans les sociétés paysannes, c’est souvent se livrer à une tentative de reconstitution historique, à partir de survivances qui peuvent être diversement interprétées. Dans certaines sociétés pastorales, en particulier chez les Touaregs, l’esclavage est un phénomène sinon actuel, du moins si récent et encore si présent qu’on peut l’étudier in situ. Une première approche de la société touarbgue fait apparaître immkdiatement deux strates distinctes, celle des hommes libres (iZeZZan, sing. eZelZi) et celle des esclaves (iklan, sing. akZi)l, que les sédentaires appellent du terme générique de buzu en zone hawsa- phone et bella en pays songhay. CeLte distinction aujourd’hui n’existe plus légalement, puisque l’esclavage est partout aboli ; cependant certains iklan restent encore au service de leurs maîtres, participent aux travaux d’entretien des troupeaux et aux tâches domestiques, n’ayant ni la possibilité, ni parfois le désir, de * O.R.S.T.O.M. ** C.N.R.S. 1. La transcription adoptée, très simplifiée, ob& aux quelques règles sui- vantes : U : ou, comme dans lourd. W : comme dans I’anglaia water. Cl : toujours dur, comme dam g%teau. S : toujours sifflant, m@meentre deux voyelles. SH : comme dans chat. e : e muet. Et pour les som qui n’ont pas d’équivalent en français : EH : comme dans l’dlemand Achtung. GH : T guttural. Q : occlusive vélaire. 27 chercher à travailler pour leur propre compte, à vivre de façon autonome. Tout citoyen est un homme libre, et en ce sens, I’akli est un captif volontaire, que personne ne peut retenir auprès d’un maître quelconque. La société touarègue, en pleine muta- tion, montre les captifs à la recherche de nouvelles voies, qu’ils cessent toutes relations avec leurs maîtres, qu’ils cherchent à se libérer partiellement de leur tutelle, ou encore qu’ils acceptent le maintien provisoire de la situation antérieure. 1. Les esclaves et la sociét6 touarègue La société traditionnelle était basée sur la prépondérance d’une aristocratie guerrière (pl. imajeghan, sing. amajegh), détentrice de tous les pouvoirs. Dans le cadre de confédérations politiques, le pouvoir du chef, amenokal, est matérialis6 par l’ettebel (ou fobol), le tambour de guerre. Autour de chaque noyau de l’aristocratie sont groupés des dépendants, tributaires (imghad) ou religieux (in eslemen). Les principaux groupes touaregs sont bien connus, et nous ne ferons qu’un bref rappel de leur implantation géographique. - les Kel Ajjer des confins algéro-libyens ; - les Kel Ahaggar dans le massif montagneux du Sahara central2 ; - les Kel Air dont les tribus se dispersent à l’intérieur du massif de l’Air, ainsi que dans les plaines et plateaux méridionaux et occidentaux, avec les growpes principaux des Kel Owey, des Kel Tamat, Kel Fadey et Kel Ferwan ; - les Kel Adragh, appelés souvent Ifoghas, du nom des montagnes auprès desquelles ils nomadisent ; - les Touaregs de la région de Tombouctou, dont les groupes les plus importants et les plus connus sont les Kel Tademekket et les Tingeregif ; - les Touaregs de l’intérieur de la Boucle du Niger ; - les Iullemmeden, avec deux confédérations distinctes, les Kel Attaram à l’ouest, et les Kel Dinnik à l’est ; - les Kel Gress du Niger méridional3. En proportion variable, selon les circonstances historiques par- ticulières à chaque groupe, on retrouve dans chacune des confé- dérations une société touarègue au complet, avec des tribus appartenant à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Mais ces 2. Voir Bourgeot, ci-dessous, p. 77 et s. 3. Voir Bonte, ci-dessous, p. 49 et s. 28 les touaregs saltdJi‘liens confédérations sont d’importance numérique très inégale, et la part des differentes catégories sociales varie considérablement de l‘une à l’autre : par exemple, dans l’Ahaggar, les imghad consti- tuent de nombreuses tribus aux côtés d‘une poignée d’imujeghan, alors qu’ils sont relativement rares chez les Iullemmeden, et quasi absents chez les Kel Gress. Les tribus religieuses (ineslemen), peu nombreuses dans l’Ahaggar et chez les Ice1 Gress, abondent chez y les Iullemmeden, et en particulier chez les Kel Dinnik. Cependant toutes ces catégories appartiennent aux hommes libres (iZeZZan) et possédaient ou ont encore à leur service des hommes et des femmes relevant du monde servile, des iklan. La proportion d‘ikZun dans l’ensemble de la société touarègue varie du nord au sud. C’est en effet dans la zone soudanaise, qui fut la limite méridionale de l’expansion des berbérophones au cours de l’histoire, que les Touaregs ont trouvé leur principal reservoir de main-d‘œuvre ; au cours des guerres, ils ont razzié les paysans besogneux qui se trouvaient sans défense contre leurs rapides coups de main, et qu’ils arrachaient à leurs terres, emmenaient avec eux pour les garder ou les distribuer à leurs dépendants. Ceux qui s’installaient dans les zones cultivées asservissaient une partie des populations autochtones, qui désormais devaient cultiver le sol au profit de ces nouveaux venus. C’est pourquoi la proportion de serfs noirs de toutes origines augmente au fur et 9 mesure que l’on s’avance vers le sud. De 10 à 20 % dans la zone présaharienne septentrionale, elle peut atteindre, vers la zone soudanienne, de 70 à 90 % du total de la population (( touarègue )). La distinction fondamentale entre captifs et hommes libres semble, au premier abord, répondre à un critère de couleur de peau : les captifs sont noirs et les hommes libres sont blancs. Nicolas4 associe le terme d’ikZun 9 la racine k.Z, être noir, mais cette étymologie est loin d’être admise par de nombreux auteurs. Foucauld, dans son Dictionnaire5, donne comme définition d’akZi : (( Esclave (de couleur et de race quelconques) / / ne signi- fie pas (( nègre B ; signifie (( esclave H (de n’importe quelle cou- t leur). H Et il donne comme exempIe : (( J’ai deux esclaves, une noire et une blanche. Clauzel abonde dans ce sens : (( I1 faut immédiatement ajouter que ce nom recouvre une situation juridique, non une race. Un akli pourrait très bien être un blanc6. R Le fait que les esclaves aient été surtout d’origine soudanaise 4. F. NICOLAS,1950, p. 189. ‘ 5. Ch. de FOVOAULD,1952, t. II, p. 757. 6. J. CLAUZEIL,1962, p. 143. 29 a trop souvent fait établir un rapport abusif entre statut social et apparence physique. Le récit qui va suivre en est un témoi- gnage. Un des plus glorieux guerriers des Iullemmeden Kel Dinnik, Fellan, était noir de peau. De ce fait, il fut razzié, au cours de son enfance, par les Kel Attaram qui l’avaient pris pour un jeune captif. I1 fut mis au service d’un homme qui lui donnait son cheval à soigner, à nourrir, à entraver. Mais les femmes qui l’entendaient chanter en brousse commençaient à se poser des questions à son sujet. Au cours d’une séance où l’on jouait du violon (amad),il se mit même à chanter des poèmes guerriers. La femme de son maître, sans le maltraiter, ne lui donnait pour toute nourriture que de la (( boule D (aghajera) sans lait, c’est-à- dire un aliment amputé de son élément essentiel. Quand il fut devenu grand, les Kel Air vinrent un jour sur- prendre le campement de son maître : celui-ci lui demanda de seller son cheval, pendant qu’il entrait dans sa tente pour y prendre ses talismans. Mais avant qu’il n’en soit ressorti, Fellan était monté en selle, en prenant sabre, lance et bouclier, et se dirigeait déjà sur les ennemis. Ceux-ci luì lancèrent des javelots qui se fichèrent dans son bouclier. Alors Fellan revint à la tente, et fit tomber les lances et les javelots aux pieds de la femme de son maître, en lui disant : (( Voilà mes remerciements pour la “boule” tizamil B (c’est-à-dire pour ‘la mauvaise nourriture que tu m’as donnée). Stupéfait par un tel comportement, qui n’est certes pas celui d’un captif, son maître lui demanda alors qui il était vraiment. C’est alors que Fellan dévoila son origine : (( Je suis le petit-fils de Tunfazazan, né de Tejawaq, parmi les Ize- riadan7. B Ses maîtres lui donnèrent alors de beaux habits, une épée, une lance et une chamelle, et le laissèrent retourner chez lui. Ainsi la couleur de la peau n’est qu’une apparence, c’est le statut social qui fait le guerrier noble ; c’est par son héritage culturel, ses chants, ses poésies, sa valeur guerrière, que la qualité d’amajegh de Fellan a pu être décelée au-delà des carac- téristiques physiques trompeuses. Ce récit montre donc que, s’il y a des différences entre le répertoire et les thèmes chantés par les suzerains et les captifs, s’il existe des différences de comportement (Ja bravoure étant la qualité essentielle qui marque le guerrier), captifs et maîtres sont imprégnés d’une même culture, parlent le même langage. Tous 7. Tribu noble, aujourd’hui dispame, des Iullemmeden Kel Dinnik. 30 les touaregs saltéliem appattiennent au même ensemble linguistique et culturel, celui des Kel Tamasheq. A la différence de ce qui se passe dans certaines sociétés rurales, aucune politique de fusion n’a jamais été pratiquée, mais seule- ment une politique systématique d’assimilation culturelle ; en deux ou trois générations, celle-ci était accomplie. Les petites filles sont prises par les familles libres pour s’occuper des taches domestiques, les petits garçons sont initiés aux techniques pasto- rales : intégrés à la vie familiale de leurs maîtres, séparés de leurs parents, ils apprennent rapidement la tamasheq et acquièrent tous les usages de la société qui les a pris.
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