1 Chapitre VII LA RELIGION DES ANCÊTRES Un tabou millénaire 2 « J’ai sacrifié à al Uzza, dit-il, une brebis de couleur fauve, au temps où je pratiquais encore la religion de ma tribu. » Muhammad ibn Abdallah 1 1 Présentation 1 Une affaire d’imaginaire Notre imaginaire est si habitué à contempler l’omniprésence –apparente mais éclatante- de la religion dans le monde islamique qu’il nous est quasi impossible de concevoir que les humains qui y vivent aient pu pratiquer d’autres systèmes, parfois très différents, souvent très proches. En cela, le projet islamique a été une parfaite réussite: il a peuplé l’imaginaire d’autrui, et il est parvenu à éliminer les systèmes précédents. 2 Une question de méthode Ici ne seront traités que les questions rituelles , puis théologiques (si ce mot a encore un sens dans un tel système). Les puissances elles-mêmes sont passées en revue dans la partie 1 Ibn al Kalbi, Livre des Idoles, (trad. W. Attalah), Paris, 1969, 15 b. Cet extrait, si anodin en apparence, illustre à lui tout seul tout l’enjeu du chapitre. 3 suivante : c’est la seule méthode scientifique possible ; d’abord l’homme, sa façon de se repérer sur la terre, ses besoins vitaux, ses discours, des inventions, et ses gestes. ; ensuite, l’objet de ces besoins, discours, inventions et gestes. Si cette méthode n’est pas suivie, le propos sera directement et essentiellement théologique, et donc fautif autant que 2 malhonnête. : Dans ce domaine religieux, les précautions légitimes à l’égard des sources musulmanes doivent redoubler. La vénération de la déesse Méfiance doit être la règle. : 3 La religion traditionnelle n’a sans doute produit aucun document écrit, si ce n’est dans les inscriptions, pour les aspects extérieurs du culte. L’enquête doit alors porter sur des textes étrangers ou, pire encore, sur des textes musulmans, qui portent un regard dénonciateur et calomnieux sur le système précédent. 4 3 Préjugés centenaires ème Mais les préjugés ont la vie dure: jusqu’au XX siècle, les chercheurs chrétiens, spiritualistes et islamophiles ont jeté un regard condescendant devant ce qu’ils considéraient comme des mentalités dépravées des rituels simplets, des idoles répugnantes, des conceptions primitives dans un système au bord de l’effondrement. Le meilleur exemple est celui du révérend écossais Watt, héritier de la culture coloniale britannique, ou bien l’orientaliste catholique belge H. Lammens : le premier par islamophilie mal comprimée, le second par 5 6 islamophobie affichée . De ce point de vue, la révolution musulmane apparaît alors en 2 Sur le phénomène religieux engénéral, et pour observer un point de vue tout à fait vicié sur le “paganisme”, cf. P. Poupard (haut dignitaire de l'église catholique), Les Religions, Paris, 1994. 3 Cf. T. Fahd, Le Panthéon de l’Arabie Centrale à la veille de l’Hégire, Paris, 1968 (et son long article Jahiliyya dans l’Encyclopédie de l’Islam ; G. Ryckmans, Les religions arabes préislamiques, Louvain, 1951 ; J. Wellhausen, Reste arabischen Heidentums, Berlin, 1927 ; J. Henninger, « Pre Islamic Bedouin Religion », in F. Gabrieli, L’Antica Societa Beduina, Rome, 1959 ; A. Jamme, « Le panthéon sud- arabique », Le Muséon 1947 ; A.F. L. Beeston, « The religions of pre-islamic Yemen », in Chelhod 1984, p. 259-69. Le premier à avoir étudier ce sujet est l’Anglais R. Pococke, Specimen Historiae Arabum, Oxford 1649 suivi de G. Bergmann, De Religione Arabum anteislamica dissertatio historico- theologica, Strasbourg 1834, puis E. Osiander, « Studien über die vorislamischen Araber », Zeitung d. Deutsch. Morgenland. Gesellschaft 7/1853; Tilman Seidensticker, “Die Quellen zur vorislamischen Religionsgeschichte”, Asiatische Studien 57/2003; M.Höfner, "Die vorislamischen Religionen Arabiens." in Religionen Altsyriens, Altarabiens und der Mander, Stuttgart 1970; J. Retsö, The Arabs, p. 600: “The Arabs and their religion”; M.J. Roche, "Religions préislamiques d'Arabie", Annuaire de l'EPHE (Section des Sciences religieuses) 115/2008. 4 CF. M.Watt, « Pre-islamic Religion in the Quran », Islamic Studies 15, 1976 ; I. Goldziher, "Glanures païennes dans l'islam, Revue d'Histoire des religions 24/1891. " 5 Cf. « L’ecclésiastique épiscopalien Ecossais »(la formule est de M. Rodinson) W.M. Watt, auteur du Mahomet à la Mecque, Paris, 1958, p. 47 : « Décadence de la religion archaïque ». 6 Dussaud 1955, p. 158 : « Nous sommes donc amenés à jeter un coup d’oeil sur la radicale transformation qui s’est opérée au coeur du monde arabe pour aboutir à l’oeuvre politico-religieuse que fut l’islam »." 4 7 vérité comme un progrès moral et spirituel . Même un historien aussi circonspect et honnête que M. Rodinson n’arrive pas être se départir de son mépris, en abordant la question. 4 Plongée dans l’inconnu Il y a peu de sujets historiques qui soient si peu connus du grand public. Que le public musulman ou arabo-musulman s’obstine à refuser de la connaître est un point de vue d’une grande cohérence. Les occidentaux n’ont certes jamais abandonné les recherches, mais nombreux sont ceux qui ont dû être découragés par les anciens préjugés. Certes, la religion, ou les religions arabes et préislamiques souffrent de la proximité de systèmes plus prestigieux, égyptien, perse, mésopotamiens. Elles souffrent de sources littéraires qui leur sont systématiquement. Il faudrait encore ajouter, pour être honnête, que l’absence de grande statuaire, la rareté, ou la piètre qualité des représentations graphiques des divinités n’a pas non plus joué en leur faveur. Enfin, la longue période de cohabitation avec le christianisme, et le judaïsme, l’évolution vers des formes monothéistes achèvent de donner de la situation une image confuse. 5 Une autre religiosité Il faut bien sûr repousser vigoureusement de tels préjugés, outrageants et malsains : ces humains étaient capables d’une religiosité, certes différente, mais digne de respect et d’intérêt. Les religions dites traditionnelles ont eu une durée de vie qui dépasse de loin celles qui viennent après, et de nos jours, la moitié de l’humanité continue de suivre cette voie plutôt que l’autres, et ceci, dans la discrétion. Certes, pour aborder un univers religieux aussi éloigné de notre monde, le chercheur doit faire des efforts inusités en Histoire, autant dans le domaine de la rigueur que celui de l’imagination. Les religions révélées ont constitué toutes, et surtout la dernière un discours qui tend à refuser purement et simplement la religiosité de l’autre : selon elles, le païen n’ayant pas de religion véritable, il est indispensable de lui en fournir une. Le raisonnement est aussi celui des chrétiens à travers l'Histoire. 6 La masse documentaire 7 Le préjugé touche les esprits les plus avertis: cf. B. Lewis, L’islam d’hier et d’aujourd’hui, Paris, 1994, p. 9 : « un niveau infiniment supérieur à celui du paganisme qu’elle a supplanté » 5 Le sujet impose de recourir d’abord aux sources archéologiques, épigraphiques, et même numismatiques, comme dans les autres domaines de l’Antiquité. Les textes d’origine extérieure peuvent aussi être exploités, mais avec la prudence habituelle, tant leur vision du sujet est viciée. Le Coran, lui aussi, lui dont les matériaux qui le composent sont anciens voire très anciens, et plus arabes qu’islamiques, peut être sollicité: au détour d’un verset, un usage primitif est évoqué, soit pour qu’il soit conservé, soit pour qu’il soit éliminé. L’apport de la Sira et de hadiths, qui enregistrent malgré mille usages précédents, plus ou moins travestis, peut être utile. Les rituels, les gestes sont souvent les mêmes, sans gros efforts pour les transformer. Il faut pour cela plonger dans une documentation immense et ingrate, mais qui livre parfois des pépites, involontairement. 7 Ibn al Kalbi, le polygraphe miraculeux Mais la production littéraire de l’islamisme ayant été immense en quantité, il est possible de reconstituer des pans entiers des religions arabes, à travers les critiques, les commentaires, ou les survivances directes. 8 Il faut aussi rendre hommage au travail exceptionnel de ibn Kalbi : cet auteur du VIIIème siècle a rassemblé une grande quantité d’informations et a fait preuve d’une ouverture d’esprit remarquable, dont il a d’ailleurs subi les conséquences.9 Comme de bien entendu, il prend toutes les précautions possibles pour ne pas tomber dans l’ornière du blasphème. Ajoutons que la découverte inespérée de son manuscrit a donné en plus une aura miraculeuse à l’ouvrage. Le sujet reste actuellement tabou dans le monde musulman : T. Fahd, un autre pionnier, de culture musulmane celui-ci: 10, a écrit (en 1968 !) : « Nous avons abordé ce domaine avec une certaine crainte ».11 Mais les musulmans devraient s’intéresser au système religieux qu’a pratiqué Muhammad pendant la majeure partie de son existence, pour le saccager ensuite. Ils devraient reconnaître, aussi, que ce personnage n'a fait que modifier un substrat religieux totalement différent, et que la modification, sous influence judéo-chrétienne, a créé l’islamisme. C’est le seul moyen honnête de comprendre la question, en dépassant les deux bornes que sont le Coran et Muhammad. 8 E. Westermarck, Survivances Païennes dans la Religion Musulmane, Paris, 1935, qui fait oeuvre utile d'ethnologie et de folklore (dans un style volontiers colonialiste) ; C. E. Dubler, “Survivances de l’Ancient Orient dans l’islam (considérations générales)”, Studia Islamica 7/1957. 9 Cf. l’introduction de W. Atallah, p 51, du Livre des Idoles d’ibn Kalbi ; Hawting 1999, p. 88-90 10 Mais en 1346 seulement de l’ère hégirienne... 11 T. Fahd, p. VIII de l’introduction. 6 8 Paganisme d’opérette? La littérature polémique a besoin des idoles comme de punching balls, inertes, idoles immobiles et délabrées. Mieux vaut s'attaquer à une statue au dieu des chrétiens, à leur Christ, ou au terrible Yahvé des juifs.12 Alors, il faut s'y prendre autrement: dans le monde des sectaires , les autres, tous les autres, quels qu'ils soient, sont des idolâtres.
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