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Revue Proteus no 9 – Fin de série Dissoudre et sublimer L’ÉPISODE FINAL DE BREAKING BAD, ENTRE PÉNOMBRE ET LUMIÈRE Au moment où nous rencontrons Walter White de celui de Nancy Botwin dans Weeds3 qui, par- dans la série de Vince Gilligan Breaking Bad, dif- tant d’une situation assez semblable, semble mue fusée de 2008 à 2013 sur la chaîne AMC, il est un par une volonté de survie et une jubilation supé- personnage au bord de sa vie, discret, en demi- rieures, sans doute aussi induites par le format teinte. Écrasé par la routine, que ce soit celle d’un court et le genre comique de la série de Jenji emploi de professeur de chimie pour lequel il est Kohan. surqualifié ou celle de son mariage sans grande Pourtant, Breaking Bad se termine par une passion, il reçoit un triste cadeau du destin pour chute que l’on peut qualifier de lumineuse. Lumi- ses cinquante ans : le couperet du diagnostic d’un neuse parce qu’elle rend manifeste une intelli- cancer du poumon en stade terminal. Autant dire gence de l’esprit en suivant une dernière fois les que Walter White est un héros tout sauf flam- agissements de Walter White préparant méticuleu- boyant, magistralement campé par Bryan Crans- sement sa sortie, revenu faire, comme il le dit, un ton, déjà habitué au rôle du père moyen dans la « proper goodbye4 ». Lumineuse aussi parce série comique Malcolm in the Middle1. Mais alors qu’elle lève enfin le voile sur les sentiments pro- qu’elle pourrait sonner le glas d’une existence fonds et sincères des personnages principaux. Au manquée, cette nouvelle va être le catalyseur d’un terme des cinq saisons de la série, l’épisode Felina instinct et d’une force de vie jusque là masqués (saison 5, épisode 16) met en scène le paradoxe par l’accablement. La série établit donc le principe d’un désastre total (familial, personnel, moral) notable d’une narration engendrée par un événe- exaltant. Mais il n’y a là rien de très étonnant pour ment terminal. le spectateur qui a tout au long de la série été le En choisissant d’exercer ses talents de chimiste témoin de plusieurs prodiges, de plusieurs pour fabriquer de la méthamphétamine, Walter mélanges d’éléments disparates fusionnant, inter- White plonge dans la voie de l’illégalité sous cou- agissant, se transformant, à l’image de l’impro- vert du projet légitime de subvenir aux besoins bable association de ce professeur sans histoire financiers de sa famille, trouvant son Mr. Hyde avec un petit dealer à la manque, couronnée de dans le redoutable Heisenberg, homonyme du succès par la fabrication d’une drogue la plus pure physicien allemand, père de la mécanique quan- qui soit. Autant de miracles dignes de l’alchimie tique. Les 62 épisodes de la série narrent alors une dont cet article rend compte pour mieux considé- longue déchéance physique, morale et sociale, rer comment ils deviennent éclatants dans le der- mais paradoxalement mue par la volonté d’un nier épisode, sublimant la fin de la série, confir- père désormais prêt à tout, d’un homme qui mant le célèbre aphorisme de Lavoisier, selon décide de revenir à la vie quand celle-ci lui lequel « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se échappe. D’une terrible noirceur, ce parcours transforme » et déposant dans l’imaginaire du décadent n’est pas sans rappeler celui de Tony spectateur une empreinte indélébile. Montana, héros de Scarface2, référence cinémato- graphique d’ailleurs souvent convoquée dans la série ; il apparaît aussi comme le pendant négatif 3. Jenji KOHAN, Showtime, 2005-2012. Devenue brutalement veuve, Nancy Botwin (Mary Jane Parker) décide de se lancer dans le commerce de marijuana pour subvenir aux besoins 1. Linwood BOOMER, FOX, 2000-2006. de sa famille. 2. Brian DE PALMA, 1993, référence à laquelle on associera le 4. À sa femme qui lui rappelle que tout est fini et que sa pré- film original d’Howard HAWKS, en 1932, mettant en scène sence n’est pas souhaitée, Walter répond : « I needed a pro- Tony Camonte, bien que la performance d’Al Pacino soit la per goodbye. » (30’41’’), soit « Il me fallait des adieux cor- plus présente dans la série. rects. » (traduction de l’auteur). 38 Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art Contrastes, produits réactifs drogue ; le plaisir de la complicité lors des situa- tions reposant sur le quiproquo ou le mensonge ; Parmi les jeux de contrastes efficients, le premier l’alarme dramatique une fois installée la méca- notable est celui induit par le travail de la lumière. nique bien connue du trafic, vérifiant l’adage qui Alors qu’elle explore les noirceurs de l’âme veut que la douleur de la chute soit proportion- humaine, Breaking Bad est une série extrêmement nelle au prodige de la réussite. Le dernier épisode lumineuse du fait de sa localisation à Albuquerque est marqué par une grande unité de ton, et ses environs. L’atmosphère aride du Nouveau- conforme à la solennité des derniers rendez-vous, Mexique confère une lumière extérieure caracté- ultimes occasions de dire la vérité, de toucher ristique, blanche, crue, éblouissante. À l’inverse, l’adversaire, de plaider pour sa cause. S’il a précé- les intérieurs sont tamisés et obscurs. À l’image du demment joué sur les variations d’un mutisme jaune primaire du restaurant Los Pollos Herma- tour à tour gênant, inquiétant, lamentable ou nos servant de couverture pour le blanchiment même collusoire, Walter White pèse le poids de d’argent au trafiquant Gustavo Fring, cette chacun de ses mots, faisant (enfin) preuve d’une lumière éclatante signale mieux encore par (atroce) sincérité. contraste les secrets tramés dans les espaces La forte dualité du couple Walter White et sombres, souterrains et intimes, ceux des labora- Jesse Pinkman (Aaron Paul), qui ont été tour à toires clandestins pour la fabrication de la drogue tour alliés et rivaux, est une autre mécanique du ou ceux des non-dits et des secrets du foyer fami- contraste. Activée depuis les premiers instants de lial. Le dernier épisode de la série ne rend que la série, elle n’a cessé de fonctionner à plein plus manifeste cette opposition par une construc- régime : Walter White est un professeur, sociale- tion binaire entre des temps de la journée et des ment installé, père de famille, accablé par les vicis- temps de la nuit. Alors qu’il est acculé de tous situdes de sa vie modeste ; Jesse Pinkman est son côtés, en rechute et recherché par la police, Walter ancien élève, apprenti trafiquant de drogue, lui White décide de quitter sa cachette dans le New même dépendant, sans entourage familial proche, Hampshire – une cabane au milieu d’une forêt vivant sans se soucier du lendemain. Leur collabo- enneigée, un terrier digne d’un animal traqué – ration, à première vue invraisemblable, nourrit la pour retrouver le soleil plombant du sud du pays complexité psychologique des personnages. Dou- et entreprendre sa dernière aventure. La scène blement Pygmalion dans leur apprentissage res- d’ouverture souligne d’ailleurs cette symbolique pectif de l’illégalité, ils profitent chacun des du retour au jour et à la vie sociale, grâce au talents de l’autre pour accéder à un autre qu’eux- déneigement progressif des vitres de la voiture, mêmes : poussé au crime, Jesse se révèle plus laissant passer de plus en plus de lumière dans mature et loyal qu’au départ et, à l’inverse, Walter l’habitacle. Resserrés sur deux jours et deux nuits, fait preuve d’une corruption initialement insoup- les agissements de Walter vont concerner toutes çonnée. Ces devenirs semblent d’ailleurs contenus les autres personnes en relation avec lui, sa famille dans leurs patronymes mêmes, en opposition ou son commerce illégal ; chaque lieu et temps de chromatique et symbolique : white , le blanc aux confrontation est marqué par une lumière particu- multiples connotations parmi lesquelles la pureté, lière, alternativement artificielle ou naturelle, ryth- la neutralité ou l’absence ; pink, le rose comme mant harmonieusement l’ensemble dans un effet couleur de la légèreté, de l’enfance et de l’ambiva- de clair-obscur permanent. lence identitaire1. Les désignations ont également Un autre jeu des contrastes concerne les registres : durant les cinq saisons où il suit le des- tin de Walter White, le spectateur est passé par 1. Ajoutons sur ce point que le processus de fabrication de tous les sentiments : le pathos face à la maladie, la méthamphétamine utilisé dans la série repose sur le prin- les difficultés financières ou la médiocrité des per- cipe du Red, White and Blue Process. Les trois couleurs dé- sonnages ; la jubilation comique voire burlesque signent les trois éléments principaux de la préparation : le phosphore (rouge), la pseudoéphédrine (blanc) et l’iode lors des instants d’apprentissage où il s’agit de (bleu). On peut considérer qu’elles symbolisent aussi les s’aguerrir au nouveau statut de baron de la pôles actanciels de la série : l’objet (la drogue obtenue par 39 Revue Proteus no 9 – Fin de série du sens. S’adressant à Walter en disant « Mr. comme le suggère d’ailleurs Vince Gilligan lui- White », Jesse reconnaît en lui la figure du mentor, même : le professeur qu’il a toujours été et par rapport auquel l’ancien élève continue de s’identifier. Ce Mon sentiment personnel est qu’il [Jesse] s’enfuit. poids de l’institution scolaire ou du marquage Il est cependant plus probable de penser, aussi social, garant de statuts respectifs, persiste négatif que cela puisse paraître, qu’on va trouver d’ailleurs presque anormalement, en dépit des ses empreintes partout dans le laboratoire et qu’on événements.

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