SMD Dokument Seite 1 von 4 © La Liberté; 15.11.2013; Seite 8 Faksimile 1er Cahier histoire vivante En Suisse, les juifs s’étaient défendus Antisémitisme • Dans les années 1930, alors que l’idéologie nazie progressait en Suisse, les juifs ont dénoncé devant la justice bernoise l’un des plus grands brûlots antijuifs de l’histoire: «Les Protocoles des sages de Sion». Pierre Köstinger Son nom signifie littéralement le «boucher». En ce jour de printemps 1935, dans la salle du Tribunal de Berne, le propagandiste nazi Ulrich Fleischhauer aboie ses arguments à la manière de son Führer, Adolf Hitler. Il a été envoyé d’Allemagne pour défendre, en qualité d’expert, Theodor Fischer et Sylvio Schnell. Les deux hommes se retrouvent sur le banc des accusés pour avoir distribué, devant le casino de Berne en 1933, plusieurs exemplaires des «Protocoles des sages de Sion», l’un des plus grands pamphlets antisémites du XXesiècle après «Mein Kampf». Face à eux, plusieurs membres des communautés israélites suisses qui ont solidement préparé leurs arguments, bien déterminés à faire interdire la diffusion de cet ouvrage qui aurait été rédigé en France au tournant du XXesiècle (lire ci•contre). Sur environ 90 pages, les «Protocoles» développent la thèse fumeuse d’une prétendue conjuration de juifs et de francs•maçons – les «Sages de Sion» – préparant un plan de domination mondiale. En 1930, cet écrit a déjà été traduit en seize langues. Et les plaignants veulent en démontrer le caractère fallacieux de manière définitive. Un climat antisémite Présente dans la salle lors des audiences de mai 1935, Odette Brunschvig était alors âgée de 18 ans. Elle se rappelle surtout du ton et des propos haineux de Fleischhauer à l’égard des juifs. Un souvenir parmi de nombreux autres que cette femme devenue nonagénaire a racontés à Hannah Einhaus, journaliste à la «Berner Zeitung» et historienne, qui rédige actuellement un livre sur Georges Brunschvig (lire ci•dessous), à la fois mari d’Odette et avocat des plaignants dans ce procès de portée internationale. Durant l’entre•deux•guerres, le climat en Suisse se détériore pour les communautés juives. Selon l’historien Matthieu Gillabert, docteur assistant en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, elles se retrouvent confrontées dès les années vingt à un antisémitisme radical agité par des partis d’extrême droite tels que l’Union nationale ou la Fédération fasciste de Suisse. L’historien ajoute que «sur le plan économique, pendant la crise, des réactions antisémites font l’amalgame entre certains grands magasins comme l’Uniprix et un capitalisme qui serait aux mains des juifs». Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, la propagande nazie s’organise sur tout le territoire suisse et gagne en efficacité. Procès d’un brûlot http://www.smd.ch/SmdDocuments/?aktion=protectedDocumentsDownload&use... 15.11.2013 SMD Dokument Seite 2 von 4 La Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) ne reste pas inactive. Quelques semaines après les événements du casino, en juillet 1933, avec plusieurs communautés locales, elle porte plainte contre des membres du Front national et du «Bund nationalsozialistischer Eidgenossen» afin d’interdire la diffusion des «Protocoles», ainsi que le relève l’historien Jacques Picard dans son ouvrage «La Suisse et les Juifs». Pour intervenir en justice, les plaignants se réfèrent à une loi du canton de Berne surle cinéma et la littérature contraires aux bonnes mœurs. Le procès s’ouvre en 1934. D’emblée, les avocats Georges Brunschvig et Emil Raas peuvent compter sur un dossier impressionnant pour dénoncer l’imposture des «Protocoles». Car malgré la preuve indiscutable de leur fausseté établie dès 1921 par un journaliste du «Times», les thèses douteuses de l’ouvrage fascinent un nombre croissant de personnes dans les années trente. Durant l’audience, les plaignants font comparaître un grand nombre de témoins provenant de toute l’Europe. Notamment des historiens de Russie, où le pamphlet circule à partir de 1905. Témoin•clé de l’affaire, le comte français Alexandre du Chayla évoquera l’origine de premières versions manuscrites de l’ouvrage dans les cercles de la police tsariste à Paris. Prudence des juifs A l’inverse, les accusés s’éparpillent dans leur défense. Ils peinent à trouver l’«expert» censé démontrer la véracité des «Protocoles», ce qui retarde la procédure. Finalement, les services du IIIe Reich, pour défendre le brûlot, font appel à Fleischhauer, rédacteur en chef du «Weltdienst», agence de presse antisémite aux mains d’Alfred Rosenberg et du Ministère de la propagande. Ce qui montre bien par quels canaux, entre autres, l’idéologie nazie pénètre en Suisse. Au mois de mai 1935, le Tribunal de première instance donne raison aux plaignants. La fausseté des «Protocoles» est établie et leur diffusion doit être stoppée. Mais sur recours des accusés, le Tribunal cantonal bernois contredira cette décision en 1937, se basant sur le fait que, juridiquement, il n’y a pas besoin d’authentifier un texte pour juger de sa qualité. Cette interprétation technique ne diminuera pas la portée symbolique de cette première victoire pour les communautés juives. Mais d’après Hannah Einhaus, celles•ci préféreront ne pas faire recours auprès du Tribunal fédéral pour des raisons d’économie et par souci de discrétion. «La marge de manœuvre était étroite pour les juifs de l’époque», souligne Matthieu Gillabert. «Face à l’antisémitisme latent et à un contexte où la neutralité devient un dogme intangible pour la Confédération, tout excès de solidarité de la part des juifs en Suisse vis•à•vis de leurs coreligionnaires en Allemagne aurait pu être interprété comme une menace pour la Suisse et se retourner contre eux.» I Repères Histoire d’un pamphlet > Vers 1900, une première version des «Protocoles des sages de Sion» est rédigée à Paris, très vraisemblablement par un Russe, Mathieu Golovinski. L’ouvrage révélerait l’existence d’un prétendu complot judéo•maçonnique en vue de dominer le monde. Les juifs y sont présentés comme la source de tous les problèmes, et n’auraient soi•disant pas hésité, par exemple, à inventer pêle•mêle le capitalisme et le socialisme. http://www.smd.ch/SmdDocuments/?aktion=protectedDocumentsDownload&use... 15.11.2013 SMD Dokument Seite 3 von 4 > Pierre Ratchkosky, le chef à l’étranger de la police secrète du tsar – l'«Okhrana» – serait le commanditaire de cette imposture littéraire dont l’objectif visait à discréditer certains juifs de l’entourage de Nicolas II. > Le brûlot connaît une première diffusion en Russie vers 1905, publié dans un ouvrage de Serge Nilus, écrivain chrétien ultraorthodoxe à tendance mystique. > Traduit en allemand et en anglais dès 1920. La même année, il est publié par l’industriel américain Henry Ford sous le titre «Le Juif international». Dans les années 1930, il est déjà diffusé en seize langues. > En 1921, le journaliste du «Times» Philip Graves démontre que les «Protocoles» reposent sur un vaste plagiat. Le faussaire aurait allègrement recopié des pans entiers d’un pamphlet antibonapartiste écrit par Maurice Joly dans les années 1850. > Une preuve qui ne stoppera pas la diffusion de ce faux. En 1951, il est traduit pour la première fois en arabe. > Récemment encore, l’ouvrage a été diffusé dans le contexte des thèses conspirationnistes entourant les attentats du 11septembre, notamment en langue arabe. PK Brunschvig, un avocat engagé et discret «Il n’était pas du genre démonstratif. C’était un homme d’influence qui travaillait en coulisse», explique Hannah Einhaus, historienne et journaliste qui rédige un ouvrage sur la vie de l’avocat juif bernois Georges Brunschvig. C’est en rencontrant par hasard la veuve de l’avocat, Odette Brunschvig, en 2005, que Hannah Einhaus se lance dans la biographie de cette figure discrète mais importante de l’histoire des communautés juives de Suisse au siècle dernier. Ses recherches interrogent le thème de la double identitésuisse et juive, ainsi que les liens entre antisémitisme et démocratie. Le futur avocat naît en 1908 dans une famille bourgeoise de la communauté juive de Berne, qui compte alors entre cent et deux cents membres. Son père, un marchand de chevaux, est venu s’établir dans la capitale fédérale depuis Avenches à la fin du XIXesiècle. Lorsque la plainte contre la diffusion des «Protocoles des sages de Sion» est déposée en 1933 (lire ci•dessus), Georges Brunschvig est un jeune avocat de la place bernoise. Il est aussi déjà passablement engagé dans sa communauté à Berne et au sein de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), qu’il présidera plus tard de 1946 à l’année de sa mort en 1973. Parmi les autres affaires que couvrira le pénaliste bernois figure le cas Gustloff. Georges Brunschvig y défendra David Frankfurter, un étudiant juif qui a tué le leader nazi Wilhelm Gustloff en 1936 à Davos. Plus tard, l’avocat interviendra aussi comme défenseur de Maria Popesco, une Roumaine établie à Genève et victime d’une erreur judiciaire qui défrayera la chronique dans les années quarante et cinquante. Les activités de Georges Brunschvig après la Seconde Guerre mondiale sont en revanche moins connues. Hannah Einhaus indique qu’il a été l’avocat de l’ambassade d’Israël à Berne de 1948 à 1973. Et selon la biographe, de par ses liens avec le Conseil fédéral de l’époque, l’avocat a joué un rôle significatif dans la reconnaissance du nouvel Etat par la Suisse. Sur un autre plan, il aurait également agi pour faciliter le séjour en Suisse de réfugiés juifs issus de pays musulmans, où les conditions de vie s’étaient détériorées suite à la création d’Israël. A la fois «Suisse patriote» et «juif engagé», comme le décrit la journaliste, Georges Brunschvig s’est retrouvé face au dilemme permanent de la double identité.
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