Paru dans François Antoine, Jean-Pierre Jessenne, Annie Jourdan et Hervé Leuwers eds., L'Empire napoléonien. Une expérience européenne ? (Paris: Armand Colin, 2014) pp. 251-267 17 La police napoléonienne dans les départements néerlandais: entre tradition et modernité (1795-1820)1 Martijn van der Burg Université d’Amsterdam Il y a un paradoxe frappant dans l’historiographie de la police néerlandaise, et en général dans l’historiographie des départements réunis néerlandais. Personne ne dénie l’influence du système policier napoléonien. Au contraire, l’intégration des Pays-Bas au Empire est considérée comme une coupure entre l’ancien régime et l’époque moderne – entre tradition et modernité. Quand même les origines françaises de la police néerlandaise sont peu étudiées, tout comme d’autres institutions dans ces temps. Évidemment, l’origine napoléonienne de la police est une des causes du désintérêt de l’historiographie, l’impopularité de l’histoire policière en général en est une autre. Je veux essayer d’éclairer le paradoxe en m’interrogeant sur les développements policiers aux Pays-Bas aux années 1795-1806, pendant l’incorporation des Pays-Bas à l’Empire, et pendant les premières années de la Restauration. J’ai pour but d’évaluer dans quelle mesure la force publique a été modernisée dans cette période. Cela va de soi qu’il faut définir le concept « modernisation ». Pour 1 Je tiens à remercier Stéphane Reecht, Annie Jourdan et Fabien Gaveau pour leurs conseils. 251 rendre la définition de ‘modernisation’ opérationnelle je me concentrerai sur 4 éléments (se qui recouvrent). 1. Centralisation d’Etat : spécifiquement l’autonomie urbaine face au pouvoir central. 2. La séparation privé/publique : quel rôle revenait aux citoyens dans le maintien de l’ordre ? 3. Professionnalisation : le mesure dans lequel sont fixé(e)(s) les compétences des policiers, leurs salaires, opinions sur leur légitimé, la hiérarchie de l’organisation, etc. 4. Séparation des pouvoirs entre l’administration, le judiciaire et la police. Dans la conclusion j’indiquerai dans quelle mesure les forces de l’ordre néerlandaises ont été modernisées entre 1795 (la Révolution batave) et 1820 (la consolidation du Royaume unie des Pays-Bas). L’administration néerlandaise est en conflit avec elle-même concernant l’héritage napoléonien : la modernisation est contestée. En fait, on verra qu’il ne s’agit pas d’un processus téléologique et linéaire, mais d’une espèce de procession dansante d’Echternach : trois pas en avant, deux pas en arrière. À défaut d’un État unitaire avant la Révolution batave, il faut commencer à étudier la police néerlandaise au niveau local. J’ai choisi la ville Amsterdam, ce qui à été assez représentatif de la période prérévolutionnaire. De plus, dans la République batave et le Royaume de Holland Amsterdam a dû servir d’exemple pour toutes les villes. Dernièrement, sous Napoléon Amsterdam a été plus ou moins synonyme de Pays-Bas. Tout cela justifie pourquoi je ferai un zoom sur Amsterdam. Les premières fissures dans le système traditionnel Au Moyen Âge, le schout (le bailli) était le représentant du comte de Hollande, chargé de faire la police, d’appliquer la justice et de contrôler l’administration en son nom. Mais, en 1564, Amsterdam a pris en gage le droit de nomination – comme plusieurs villes néerlandaises.2 Désormais, le gouvernement urbain nomme le schout lui-même et les bourgmestres deviennent responsables de la justice et police.3 Au XVIIIe siècle il est souvent appelé hoofdofficier (officier supérieur), pour mettre l’accent sur ses activités comme procureur du collège échevinal. Bien que le hoofdofficier soit moins puissant que son prédécesseur médiéval, il est vu comme 2 A.M.C. EMICH, Gezag in wording: een studie over de organisatie van de politie tussen 1795 en 1825, Apeldoorn, Nederlandse Politieacademie, 1995, p. 15. 3 Maarten HELL, « Revolte, rust en revolutie », dans Willem FRIJHOFF et Maarten PRAK (dir.), Geschiedenis van Amsterdam, deel II-1: Centrum van de wereld 1578-1650, Amsterdam, SUN, 2004, p. 310-311. 252 le fonctionnaire le plus haut, étant l’ancien représentant du souverain.4 Le bailli ne reçoit presque aucun traitement. C’est avec la pratique de composeren (composer) qu’il gagne très bien sa vie. Parce que le bailli est habilité à faire un arrangement avec les délinquants, ceux-ci peuvent se libérer d’une poursuite en payant une indemnité. Qui plus est, son salaire est complété par des pourboires et la pratique du chantage. Le bailli est aidé par cinq baillis adjoints, dont un waterschout qui est chargé de faire la police dans le port d’Amsterdam. Enfin, le bailli dispose de treize dienaren (serviteurs de la justice), et chaque adjoint de trois dienaren. Les serviteurs sont chargés d’assurer la surveillance, d’arrêter les malfaiteurs et de transporter les captifs. Évidemment, les forces de l’ordre sont susceptibles de frauder. Mais il n’est pas possible de marquer une limite exacte entre composer avec les criminels et s’adonner à la corruption.5 Notons que la force publique ne compte que 38 hommes. C’est pourquoi, les citoyens ont joué un rôle important dans l’organisation et la distribution du pouvoir urbain. En cas d’urgence, le bailli peut appeler les citoyens à son secours, notamment les milices bourgeoises. L’organisation de ces milices remonte à la fin du XVIe siècle. Les anciennes corporations des arbalétriers (schutterijen) – qui datent du Moyen Âge – n’étaient composées que de citoyens aisés, et avaient surtout des fonctions cérémonielles. Mais pendant la Révolte des Pays-Bas (1568-1648) les anciennes corporations des arbalétriers ont été réformées d’une manière militaire. Les anciens schutterijen ont été remplacés par des vendels (sections) qui sont souvent appelées schutterijen quand même. Contrairement au passé, les ingezetenen ou inwoners (les habitants permanents ayant un domicile fixe en milieu urbain) ont obtenu officiellement l’accès aux milices bourgeoises.6 Qui plus est, tous les hommes entre 18 et 60 ans, citoyens ou non, doivent désormais s’engager, indépendamment de leur milieu socioculturel. Le milicien doit être un homme intègre, et un membre fidèle de la société civile. Les corporations sont une expression de l’identité urbaine : schutter (milicien) devient synonyme de burger (citoyen). Bien entendu, cette image a été idéalisée et beaucoup des miliciens détestent les tâches qu’ils doivent remplir (surtout la ronde de nuit) ; mais les tâches urbaines sont vues comme des obligations morales.7 En réalité, nombreux sont les citoyens qui paient un impôt additionnel (contribuantengeld) pour être libérés des obligations militaires. Et comme chaque homme doit acheter son propre équipement, les citoyens 4 Maarten HELL, « De Oude Geuzen en de Opstand. Politiek en lokaal bestuur in de tijd van oorlog en expansie, 1578-1650 », dans Willem FRIJHOFF et Maarten PRAK (dir.), Geschiedenis van Amsterdam, deel II-1: Centrum van de wereld 1578-1650, Amsterdam, SUN, 2004, p. 250- 251. 5 HELL, « Revolte, rust en revolutie », op. cit. 2004, p. 322-324. 6 HELL, « De Oude Geuzen », op. cit. 2004, p. 260. 7 J.A.F. DE JONGSTE, Onrust aan het Spaarne : Haarlem in de jaren 1747-1751, Amsterdam, De Bataafsche Leeuw, 1984, p. 132. 253 les plus pauvres sont exclus de fait. Les milices sont composées d’hommes de la moyenne bourgeoisie, comme les artisans.8 Très important pour assurer le maintien de l’ordre à Amsterdam sont les gardes nocturnes, chargés de veiller sur Amsterdam pendant la nuit. À l’origine il y a deux institutions qui surveillent la ville pendant la nuit : le ruiterwacht (la garde de cavalerie) et le ratelwacht qui tient son nom de la crécelle (ratel) dont la garde fait usage. Le ruiterwacht est une section des milices bourgeoises. Mais contrairement à la situation dans d’autres villes hollandaises, cette institution est assez insignifiante parce qu’elle compte une trentaine de gardes au plus et ne surveille que la maison de ville. En revanche, le ratelwacht est une organisation considérable et autonome, sous la supervision des officiers des milices, et elle s’est agrandie de 158 gardes en 1628 à 654 en 1808.9 Le travail de ratelwacht est un travail au rabais et n’attire que les citoyens les plus pauvres. En conséquence, les gardes ne sont pas bienvenus auprès du peuple. Selon l’opinion générale, ils ne seraient que des bêtes, des complices et des habitués des prostitués. Et les miliciens méprisent les ratelwachten parce que ces gardes sont payés pour les tâches que les miliciens doivent remplir à titre gracieux.10 Bien que les schutters et la population urbaine méprisent les ratelwachts, c’est le refus des miliciens qui mène à la croissance du ratelwacht. En fait, le ratelwacht est financé par les impôts que les citoyens payent pour être libérés de la ronde de nuit.11 Au XVIIe siècle, nombre d’administrations urbaines étaient d’opinion qu’elles avaient besoin de gardes salariés ; tendance qui n’a fait que s’accroître au XVIIIe siècle.12 À Amsterdam le nachtwacht n’a été jamais vraiment aboli, mais de fait ce sont les ratelwachten qui pratiquement assurent la surveillance et arrêtent les malfaiteurs pendant la nuit. Ainsi, le nachtwacht et le ratelwacht se recouvrent et l’institution est appelée nachtwacht. Pendant la crise politique des années 1780, les citoyens qui veulent réorganiser la société néerlandaise, dits patriotes, s’élèvent contre le stathouder Guillaume V. Ces patriotes sont convaincus que les Pays-Bas traversent une crise morale, et appellent à un retour aux mœurs et coutumes présumées de la République originelle. Bien qu’ils se sentent unis par une destinée commune, une destinée néerlandaise, ils aspirent à une restauration constitutionnelle des droits locaux. Centrale dans la pensée des patriotes, 8 Paul KNEVEL, « Onder gewapende burgers. Over de belevingswereld van de zeventiende- eeuwse schutter », Tijdschrift voor Sociale Geschiedenis, 23 (1997), p.
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