année 02 Gouverner 02 mars 2021 la mondialisation La Revue Européenne du Droit Directrice scientifique DOCTRINE GROUPE D’ÉTUDES Mireille Delmas-Marty GÉOPOLITIQUES La Revue Européenne du Droit ISSN 2740-8701 Revue éditée par le Groupe d’études géopolitiques. 45 rue d’Ulm 75005 Paris https://legrandcontinent.eu/ [email protected] Président du comité scientifique Guy Canivet Comité scientifique Alberto Alemanno, Luis Arroyo Zapatero, Emmanuel Breen, Laurent Cohen-Tanugi, Mireille Delmas-Marty, Pavlos Eleftheriadis, Jean- Gabriel Flandrois, Antoine Gaudemet, Aurélien Hamelle, Noëlle Lenoir, Emmanuelle Mignon, Astrid Mignon Colombet, Alain Pietrancosta, Pierre-Louis Périn, Sébastien Pimont, Pierre Servan-Schreiber et Jorge E. Viñuales. Rédacteurs en chef Hugo Pascal et Vasile Rotaru Directeurs de la publication Gilles Gressani et Mathéo Malik Comité de rédaction Lorraine De Groote et Gérald Giaoui (Dir.), Dano Brossmann, Jean Cattan, Pierre-Benoit Drancourt, David Djaïz, Sara Gwiadza, Joachim- Nicolas Herrera, Francesco Pastro, Armelle Royer. Pour citer un article de la revue [Nom de l’auteur], [Titre], Revue européenne du droit, mars, 2021, n°2 croissante de la pensée juridique traditionnelle. À défaut d’une véritable idéologie commune qui ordonnerait les multiples espaces normatifs, disparates et parcellaires, Mireille Delmas-Marty • Professeur émérite nos sociétés semblent encore à la recherche du récit au Collège de France, Membre de l’Institut juridique, censé les refléter et / ou les apprivoiser, qui Hugo Pascal • Doctorant en droit civil, Uni- éviterait la double menace du « grand effondrement » et versité Paris 2 - Panthéon-Assas du « grand asservissement ». Vasile Rotaru • Doctorant en droit (DPhil), Oxford University Loin de se limiter à une globalisation des échanges éco- nomiques, la mondialisation appelle une redéfinition du LA REVUE EUROPÉENNE DU DROIT LA REVUE EUROPÉENNE régime de coexistence de communautés politiques hété- rogènes, où le repère normatif (le « pôle Nord ») ne peut plus émerger dans les foyers historiques de valeurs com- munes. Au temps des communautés nationales, faites de mémoires et oublis partagés, les accords et les désaccords collectifs semblaient façonner les règles de droit et struc- Une gouvernance mondiale turer les cadres politiques, stabilisés par des valeurs et plurielle des intérêts partagés, fussent-ils évolutifs et imposés. Or, devenues éphémères, ces « boussoles nationales » dispa- raissent l’une après l’autre sous le coup des forces corro- sives de la mondialisation, incapables de relever les défis S’interroger sur une gouvernance mondiale pourrait 2 communs à l’humanité entière. Sans boussole, l’humanité sembler, de prime abord, anachronique, l’heure n’étant voyage comme un bateau ivre, portée aux quatre vents du plus guère aux grandes déclarations universalistes, ni à monde dans la nostalgie d’une mémoire disparue et de la globalisation des échanges, ni aux accords suprana- valeurs communes inexistantes. Où trouver alors les ou- tionaux, mais à la redécouverte des intérêts particuliers tils d’une telle recomposition et comment réinventer avec de l’« État-nation », au repli du chacun chez soi, voire à les divers acteurs une forme de gouvernance mondiale ? l’égoïsme du « Me First ». La crise – sans doute faudrait-il dire la polycrise – dans laquelle nous sommes engagés Certes, les réflexions autour d’un droit « global » ne sous l’effet d’interdépendances économiques découplées sont pas inédites. On les voit à l’œuvre dans les théories des liens de solidarité, est avant tout le produit d’une cherchant à construire un constitutionnalisme global, un certaine mondialisation, caractérisée par une fragilité droit administratif global, ou encore un ordre juridique structurelle héritée de transformations profondes et pré- transnational privé non-étatique. Si ces efforts, multiples cipitées. Déjà s’esquisse un monde nouveau, amalgame et divers, peinent à aboutir, c’est parce qu’ils témoignent hétérogène, instable et imprévisible, dont nul n’aurait des tensions inhérentes, voire de l’irrationalité de toute pu anticiper les traits, les lignes de faille et les cassures. tentative de trouver un appui dans des catégories bien En témoignent non seulement les nouveaux protection- ordonnées, issues d’histoires et mémoires idiosyncra- nismes et la crise du multilatéralisme, mais encore la tiques, pour comprendre et agir dans un monde fonciè- multiplication des modèles politiques, sociaux et écono- rement désordonné, interactif, instable, non hiérarchisé. miques alternatifs mais parfois incompatibles entre eux. Autrement dit, la complexité de défis inédits, ainsi Ainsi se multiplient, sans prétendre à l’exhaustivité, que la diversité des modes de vie et d’intérêts en pré- les défis globaux, qu’ils soient liés aux pandémies vécues sence, rendent les transplantations juridiques, ou les ex- et annoncées, aux crises migratoires actuelles et futures, trapolations au niveau global des solutions nationales, à la lutte contre les crimes contre l’humanité, aux crises inefficaces et, surtout, inopportunes. financières et sociales, à l’évasion fiscale, sans oublier, Entre l’ordre hégémonique de cette monarchie uni- avec la puissance du numérique, l’ambivalence des verselle que Kant nommait « despotisme », et le grand nouvelles technologies. Un tel ensemble, transformant désordre d’un monde non seulement divisé mais éclaté, l’humanité en une force capable de menacer son propre les deux écueils de la mondialisation obligent à penser avenir, crée, de fait, une communauté (involontaire) un universalisme contextualisé, où la raison juridique de destin. Qu’on le veuille ou non, ces nouveaux défis n’offrirait pas des solutions prêtes-à-porter, mais bien appellent une concertation globale et, sans doute, une plutôt des outils de délibération et de fécondation ré- rupture avec les réflexes nationalistes et une redéfini- ciproque (cross fertilization) capables de fonder l’unité tion d’un régime de coexistence des communautés. Plu- dans la pluralité. Autrement dit, à défaut d’une impos- tôt qu’une négation de ces réalités, la polycrise actuelle sible identité entre des systèmes normatifs nationaux est l’occasion d’interroger, avant un nouveau départ, les unifiés, une véritable gouvernance mondiale des biens concepts qui sous-tendent cette imperturbable course. communs, si elle est possible, ne peut être que plurielle Encore faut-il prendre conscience de l’inadaptation et instable, hybride et flexible. Numéro 2 • mars 2021 Groupe d’études géopolitiques GOUVERNER LA MONDIALISATION À y regarder de plus près, cet appel à la mise en place lement l’abandon de toute rationalité axiologique. La gou- d’une gouvernance plurielle n’est que le reflet d’une pra- vernance plurielle repose, d’abord, sur un ensemble de tique courante, celle du « bricolage » juridique des acteurs principes directeurs dont le respect est nécessaire pour de la mondialisation, c’est-à-dire la tentative de « globali- qu’il soit possible d‘évaluer la proximité dans la diversité. ser » les ordres juridiques nationaux en les rapprochant On trouve les traces d’une telle recherche dans la sans les confondre, et de « contextualiser » les normes longue (mais quelque peu méconnue) tradition du ius internationales en les adaptant aux réalités locales ; au gentium de l’antiquité romaine, reflet des exigences de catégorique, le bricoleur substitue le proportionnel, à l’in- la raison naturelle, soit des besoins communs à tous les tégration verticale il oppose la concertation horizontale, humains en tant qu’êtres doués d’entendement. La tra- à l’identique il préfère le semblable. Ses incarnations en dition s’est prolongée au Moyen Âge à travers le ius com- sont multiples. mune, fruit d’une hybridation du droit romain, du droit Il s’agit, au fond, d’un effort de tolérance mutuelle canon et de lex mercatoria, appliqué comme méthode apparent, par exemple en droit international privé, dont de raisonnement et guide d’interprétation des variations l’exercice de qualification et de reconnaissance repose locales diversifiées et complexes. sur une identification de la proximité des institutions Aujourd’hui, de nouvelles valeurs communes peuvent dans la diversité de leurs manifestations, à condition être pensées à travers l’intégration dynamique, en spi- toutefois que son résultat ne heurte pas les principes rale, des différentes visions de l’humanisme : l’huma- fondamentaux (ou l’ordre public international) du « re- nisme émancipé des Lumières, suggérant l’égale dignité connaissant », autrement dit que ce dernier puisse ac- des êtres humains, mais aussi l’humanisme relationnel, cueillir dans son ordre une solution différente sans nier qui évoque l’humain dans ses relations de proximité et par là même sa propre essence. d’hospitalité, ainsi que l’humanisme émergent des in- Il s’agit aussi de méthodes utilisées dans la mise en terdépendances, qui reconnaît que l’humain appartient 3 œuvre des instruments internationaux lorsque toute à la nature et n’en est pas maître, ajoutant à l’exigence uniformisation est inenvisageable, telle la méthode dite de solidarité sociale celle d’une solidarité écologique « d’équivalence fonctionnelle », issue d’un mélange fé- face aux nouvelles capacités de nuisance de l’humanité. cond de réalisme juridique et de fonctionnalisme systé- S’ajoutent à ces valeurs fondatrices celles qui découlent, mique. Lorsque l’OCDE a pris l’initiative d’une Conven- comme le montrent des constitutionnalistes contempo- tion sur la lutte contre la corruption d’agents
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