Mystery Men Aux frontières de l’Ombre : Le Shadow en France — Philippe Benoist — soixante-dix. Alors que les années soixante furent l’âge d’or de l’identification hé - ros / lecteur (Spiderman ou les X-Men chez Mar vel, Teen Titans chez DC), le début de la décennie suivante s’offre une relecture des comics d’avant le code (la grande vague des "Horror comics") et des pulps des années trente : c’est le début de l’heroic fantasy, dont le Conan créé à l’origine par Robert Ho- ward est le chef de file, et le retour de héros tombés dans l’oubli : DC s’appropriera le Shadow, et Marvel, quelque temps plus tard, exhumera Doc Savage. Si le Shadow fait partie du patrimoine populaire américain (ainsi que Doc Savage), il débarque en Fran- ce dès les années quarante. Et il n’est pas interdit d’envisager que le personnage ait des racines plus profondes encore dans notre pays. i l’on excepte une fâcheuse tendan- LE GENTLEMAN DES TÉNÈBRES ce à passer progressivement de Sl’état de livre à celui de portfolio réé tout d’abord comme narrateur (due à une faiblesse du brochage), les d’un programme radiophonique en quelques albums publiés par les éditions du C1930, le Shadow entamera une car- Fromage à la fin des années soixante-dix rière de héros littéraire dès l’année suivan- sont à classer au rayon chef-d’œuvres. La te, et connaîtra ainsi 325 aventures chez liste des titres et de leurs auteurs présente l'éditeur Street & Smith, du 1er avril 1931 à une sélection de ce que le monde des comics l'été 1949. Les années quarante voient en compte de meilleur à l’époque : Deadman France la publication d’un roman intitulé Le par Neal Adams, Cheveux de Feu (Firehair) Disque chinois, dans la collection Aventures et Le Baron rouge (Enemy Ace) par Joe Ku- des Editions Pim. Son héros, "L’Ombre, le bert, et enfin Le Shadow, dessiné par Mi- gentleman des ténèbres", n’est pas identifié chael Kaluta. Ce dernier personnage est l’ar- comme étant d’origine américaine et cette chétype des mystery men américains, ces traduction / adaptation a pour auteur Marcel justiciers de l'ombre antérieurs au super-hé- Mahaut (il s'agit peut-être de l'adaptation du ros d’une dizaine d’années. La version de Ka- roman américain The Chinese Disks, paru le luta fascine par la description d’une époque, 1er novembre 1934). Mais c’est bien là une les années trente, alors bien loin des préoc- aventure du Shadow et l’histoire comporte cupations des lecteurs du début des années quelques-uns des ingrédients typiques de la sé rie : sociétés secrètes, complots fomentés LE SHADOW, JUDEX, par de fourbes asiatiques, descendants di- ARISTIDE BRUANT… ET FANTÔMAS ? rects du Fu-Manchu de Sax Rohmer. Le per- sonnage de l’Ombre introduit quant à lui des La première adaptation en comics du Sha- éléments situés à la lisière du fantastique dow est l'œuvre du dessinateur Vernon (apparitions et disparitions soudaines, ac- Greene. Il dessinera successivement le strip compagné d’un rire propre à glacer le sang de 1938 à 1942 pour le Ledger Syndicate, du criminel le plus endurci). Une seconde puis sera le principal dessinateur, jusqu'en aventure paraîtra, toujours dans la même 1943, de l'adaptation en comics des aven- collection, sous le titre Le Regard sans visa- tures du justicier chez Street & Smith (The ge. Cette même collection proposera aussi Shadow Comics). Le strip sera rapidement trois aventures de Doc Savage, rebaptisé adapté en France sous le nom de Judex et Franck Sauvage, anticipant la publication de paraîtra tout d'abord dans l'hebdomadaire ses aventures chez Marabout durant les an- Hurrah ! (à partir du numéro 266 du 24 dé- nées soixante-dix. Malheureusement, cette cembre 1940 selon Eric Vignolles, jusqu'au collection, qui comporta neuf volumes en 290 du 11 juin 1941), puis dans le pério- tout, est devenu fort difficile à trouver. Les dique Tarzan en 1941. Il y eut également un autres héros mis en scène sont Bill Banco récit complet avant-guerre, toujours chez détective, Pistol Peter (western) et Jacques l'éditeur Del Duca, portant le n° 86 de la col- Barnès (Bill Barnes aux USA, aviation), et les lection Aventuriers d'aujourd'hui, intitulé Ju- couvertures semblent bien être d'origine dex ; puis quatre autres RC après-guerre américaine. Cette collection est donc l'une dans la collection Les Belles Aventures (nu- des premières tentatives d’importer l’univers méros 35, 123, 308 et 309). américain des pulps sur le marché français, Le nom de Judex n'etait pas inconnu du tentative malheureusement trop vite avor- public français : c'est celui d'un justicier hé- tée. ros de deux cinéromans, films composés d'épisodes à suivre diffusés à raison d'un par La couverture du premier roman de l'Ombre dans la collection Aventures, reprise de celle du premier numéro de The Shadow Magazine, elle-même adaptée de celle de The Thrill Book du 1er Deux exemples du Shadow en strip par Vernon Greene ( à gauche, case extraite de "The Mys- octobre 1919 où elle illustrait "Mr. Shen of Shensi" par H. Bedford Jones. L'artiste serait, selon tery of the Sealed Box" réédité dans Crime Classics 1 chez Eternity ; à droite une case extraite certains historiens des pulps, Modest Stein. Il y eut un deuxième titre de l'Ombre dans la col- de l'un des récits complets de la collection "Les Belles Aventures" chez Del Duca ) lection Aventures, Le Regard sans visage. semaine, réalisés par Louis absurde que cela : les cinéromans français du L’auteur remercie chaleureusement Jean- Feuillade en collaboration début du siècle furent exportés vers les Luc Buard, responsable de la rédaction du Ro- avec l'écrivain Arthur Bernè- Etats-Unis (n’oublions pas que le cinéma cambole, bulletin des amis du roman populai- de en 1917 (Judex) et 1918 muet permettait une circulation internationa- re, pour les renseignements concernant (La Nouvelle mission de Ju- le du cinéma relativement aisée : il suffisait "L’Om bre, le gentleman des ténèbres" et la col- dex). Mais le rapport entre les de changer les cartons intertitres selon les lection Aventures. deux héros est-il un simple pays) où ils rencontrèrent beaucoup de suc- Pour en savoir plus sur le Shadow, vous emprunt de nom ? Feuillade cès, à tel point que le genre, bientôt aban- pouvez tenter de vous procurer, entre autres, avoue s'ê tre inspiré d'une cé- donné en France au profit du long métrage, les Comic Book Marketplace 28 (octobre 1995, lèbre affiche représentant perdurera sous le nom de serial (et selon le les origines et la carrière du personnage de ro- Aristide Bruant, chansonnier même principe de l’épisode "à suivre") aux man) et 56 (février 1998, les adaptations en co- vedette des cabarets de USA jusqu’au début des années cinquante, mics des années soixante et soixante-dix). Montmartre, pour dessiner la époque à laquelle ils seront remplacés par la [Ndlr : pour un autre éclairage possible sur silhouette de Judex, interpré- télévision. C’est sous forme de serial que se- la question, voir le numéro de Golden Reprints té par René Cresté. La simili- ront d’ailleurs adaptés les principaux comics consacré au Shadow publié par Eric Vignolles tude de costume avec le Sha- durant les années quarante (Flash Gordon, en 1995 ; sur la destinée littéraire de Judex, dow tel qu'il sera "inventé" Buck Rogers, Captain America, Batman, Su- voir Arthur Bernède, romancier populaire par quelques années plus tard est perman, et, bien entendu, le Shadow). Il René Guise, Association des Amis du Roman étonnante : chapeau mas- n’est donc pas interdit de penser que le créa- Populaire] quant une partie du visage, teur du Shadow ait pu visionner les films de ample pélerine au col relevé Feuillade et s’en inspirer pour créer son et écharpe. Autres points propre personnage. Si l’on considère que ce communs, Judex n'est pas un même Louis Feuillade est aussi l’adaptateur héros solitaire (il est aidé, cinématographique de Fantômas, d’après les entre autres, par son frère) et romans de Pierre Souvestre et Marcel Allain, il possède lui aussi des pou- et que Fantômas est l’archétype du bandit voirs aux frontières du surna- masqué (le premier turel (la possibilité, par super-vilain de l’his- exemple, de faire apparaître toire ?), on est en droit à distance des messages d’envisager qu’une écrits sur les murs). De plus, par tie du patrimoine tous deux se montrent impi- américain en matière toyables dans leur combat de comics vient en contre les forces du mal, droite ligne du cinéma n'hésitant pas à cumuler les fran çais du début du fonctions de juge et bour- siècle, et de Louis reau. Il est donc naturel que Feuillade en particu- la bande dessinée américaine lier. Rien ne se perd, soit adaptée sous le nom de rien ne se créé, mais il Judex sans que le public fran- est des transforma- çais en soit choqué le moins tions pour le moins René Cresté dans le rôle de Judex, personnage de deux cinéromans du monde. réalisés par Louis Feuillade avec Arthur Bernède. Le personnage étonnantes. Si cette filiation n’est fut également le héros de deux romans à suivre dans Le Petit Pa- nulle part mentionnée risien (84 feuilletons sur 12 chapitres chacun), "Judex" (12/01/17- — Ph. B. dans les articles concer- 06/04/17) et "La Nouvelle mission de Judex" (11/01/18- nant le Shadow (du moins 04/04/18), repris en livres chez La Renaissance du Livre puis chez Tallandier.
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