Article Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine TILLIETTE, Jean-Yves Reference TILLIETTE, Jean-Yves. Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine. Littérales, 2007, vol. 41, p. 17-41 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85461 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1 / 1 Vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine Le titre qui figure en tête de cette page annonce un propos plutôt technique. Peut-être aurait-il été souhaitable d’en modifier un terme, en vue de réorienter ce propos dans une perspective plus conforme, sans doute, à l’esprit d’une réflexion collective placée à l’enseigne de « littérature et révélation ». Plutôt que de « vers et prose dans la théorie littéraire médiolatine », on a donc songé à parler de « poésie et prose » dans cette même théorie… Une telle revision de point de vue s’appuyait sur deux constatations en apparence contradictoires, en fait complémentaires. La première est la conviction, transmise par Horace au moyen âge latin, qu’il ne suffit pas de concludere versum, c’est-à-dire de distribuer de façon régulière les syllabes et les coupes, pour oser se dire poète ; et l’auteur romain d’ajouter, dans sa quatrième satire d’où est tirée l’expression que je viens de citer, que, si le discours de la comédie, si voisin par sa teneur de la conversation quotidienne, ne perd pas grand chose à être exprimé en oratio soluta, en prose, un vers épique d’Ennius, même disloqué, continue de rendre un son poétique1. Mais d’autre part – c’est la seconde constatation -, la littérature latine chrétienne de l’Antiquité tardive, que prolongent les premiers siècles du moyen âge, ne paraît pas ressentir ni marquer de distinction substantielle entre traduction versifiée et traduction prosaïque d’un seul et même contenu : c’est, héritée de l’exercice scolaire de la paraphrase rhétorique, la pratique de l’opus geminum, dont Sedulius fournit un premier exemple, très admiré, en flanquant son épopée biblique en hexamètres, le Carmen paschale, d’un Opus paschale rédigé 1 … neque enim concludere uersum / dixeris esse satis, neque, siqui scribat uti nos / sermoni propiora, putes hunc esse poetam. /(…) Idcirco quidam, comoedia necne poema /esset, quaesiuere : (…)/ (…) nisi quod pede certo / differt sermoni, sermo merus (…) / (…) Si soluas « Postquam Discordia taetra / belli ferratos postis portasque refregit », / inuenias etiam disiecti membra poetae ( HOR., serm. 1, 4, 40-42, 45-48 et 60-62), « Tu ne saurais dire qu’il suffise de remplir la mesure du vers ; et si quelqu’un écrit, comme moi, des phrases voisines du langage de la conversation, tu n’iras point le tenir pour un poète. (…) Voilà pourquoi on s’est demandé si la comédie était, oui ou non, un poème (…) : si elle ne différait d’une conversation par les régles du mètre, ce serait conversation pure (…). Si tu défaisais ce vers :’Quand la noire Discorde eut rompu les portes de la guerre et leurs montants de fer’, tu retrouverais encore les membres du poète mis en pièces » (trad. François Villeneuve). 2 dans une prose spécialement artificieuse2 ; il sera fort imité par les hagiographes des IXe, Xe et XIe siècles, et c’est ainsi par exemple que, comme le rappelle François Dolbeau, l’écolâtre de la cathédrale de Spire, peu avant l’an mil, demande à ses étudiants et à ses étudiantes de transposer en vers la vie de saint Christophe, en guise de « mémoire de fin d’études »3. De tels phénomènes ont conduit Ernst Robert Curtius à prononcer ce verdict lapidaire : « [Au moyen âge,] le discours en prose et le discours en vers étaient interchangeables »4. Ce qui, au fond, n’est pas absolument en opposition avec l’opinion d’Horace, pour qui il est loisible au sermo cotidianus de la comédie ou de la satire de s’adapter aux règles de la métrique. Dans un tel schéma, il y a évidemment une grande perdante, qui est la Poésie, telle que nous avons accoutumé de l’hypostasier depuis l’âge du romantisme, depuis Mallarmé et depuis Heidegger, je veux dire la poésie comme message inspiré, comme haut langage épuré, exact et nécessaire, comme voie privilégiée d’accès à l’Être. Non point sans doute que ces fonctions soient alors par principe déniées à toute œuvre de parole. Mais jusqu’à quel point la réflexion antique, puis médiévale, les associe-t-elle à une forme d’expression donnée, et notamment à l’usage du vers ? L’équivoque est ancienne : si, dans la Rhétorique, Aristote assimile les cadences métriques, interdites à l’orateur, à la poésie, il prend bien soin, dès le premier chapitre de la Poétique, de différencier celle-ci du vers, au moyen des exemples d’Homère et d’Empédocle qui, bien que se servant du même medium stylistique, sont le premier poète et l’autre naturaliste (physiologos)5. Et Horace, quel genre de qualité vise-t-il, lorsqu’il distingue 2 La contribution d’Étienne Wolff, ci-dessus, fournit une présentation claire et complète des exemples de cette pratique littéraire pendant l’Antquité tardive et le haut moyen âge. Pour une évaluation critique, plutôt bienveillante, de l’entreprise de Sedulius, voir Jacques FONTAINE, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe au VIe siècle, Paris : Études Augustiniennes, 1981, p. 248-252. 3 « Un domaine négligé de la littérature médiolatine : les textes hagiographiques en vers », Cahiers de Civilisation Médiévale 45 (2002), p. 129-139. 4 La littérature européenne et le Moyen Âge latin (trad. fr. par Jean Bréjoux), Paris, 19862, p. 249. 5 Rhétorique 1408b (3, 8, 3) : « Le langage de la prose doit nécessairement posséder un rythme, mais non pas un mètre, car ce serait alors de la poésie » (trad. Charles-Émile Ruelle) ; Poétique 1448b : « Pour peu que quelqu’un expose un sujet de médecine ou d’histoire naturelle à l’aide de mètres, les gens ont coutume de l’appeler ainsi [sc. poète] ; rien de commun pourtant entre Homère et Empédocle si ce n’est le mètre : aussi est-il juste d’appeler poète le premier, et le second naturaliste plutôt que poète » (trad. Michel Magnien). Les contextes 3 l’emploi, de convenance ou d’occasion, que Lucilius et lui-même font de l’hexamètre de celui, nécessaire, qu’en fait Ennius ? Toutes proportions gardées, le même genre d’interrogations pourrait être rapporté à la création poétique du XIXe siècle français qui voit le poème en prose, puis le vers libre, défier tour à tour l’empire de l’alexandrin. La situation particulière du moyen âge latin pourrait bien ne répercuter qu’un éclat parmi d’autres de la dispute déchirant le vieux couple que constituent la Forme et l’Idée. La question que l’on entend affronter est donc de savoir si, dans l’espace littéraire considéré, certains types de contenu, ceux que l’on définira comme « révélation » et non comme « constat », sont associés de façon privilégiée à certaines formes d’expression marquées par la régularité rythmique. Au fond, et tout bien pesé, la question n’est ni du rapport entre vers et prose, ni entre poésie et prose, mais entre vers et poésie. La définition de cette dernière apparaissant comme subjective, et susceptible de variation selon les époques, on s’établira, semble-t-il, sur un terrain plus stable en revenant au vers. C’est à voir. La pertinente question de Pascale Bourgain, « Qu’est-ce qu’un vers au moyen âge ? »6 - que l’on pourrait d’ailleurs tout aussi bien traduire : « Qu’est-ce que la prose au moyen âge ? » - n’appelle pas de réponse simple et univoque. A la différence du maître de philosophie de Monsieur Jourdain, pour qui « tout ce qui n’est point vers est prose », et réciproquement, la stylistique médiolatine ignore la rassurante logique du tiers exclu. En effet, entre le vers mesuré hérité de l’Antiquité, de Virgile ou d’Horace, et une prose qui serait absolument neutre, non marquée - mettons, celle de Darès le Phrygien -, la théorie distingue une large variété de formes que l’on dira, d’un terme assurément impropre, intermédiaires. Il est bien connu que, depuis la fin du XIe siècle, les grammairiens canonisent la distinction, respectifs – il s’agit ici de l’actio oratoire, là de l’inventio – permettent de rendre raison de cette apparente contradiction. 6 Tel est le titre lapidaire d’un article, fondamental, publié par cet auteur dans la Bibliothèque de l’École des Chartes (147 [1989], p. 231-282). 4 jadis déjà esquissée par Bède, entre trois formes de dictamen (entendons ici le mot au sens d’ « écriture régie par les règles de l’art » et non selon l’acception également attestée, mais plus restrictive, de « style épistolaire »), à savoir, la métrique, la rythmique et la prosaïque7. Cette nomenclature, pieusement reproduite de traité en traité, intègre au confortable système binaire reflété par les modèles antiques l’identification d’une nouvelle forme, celle du rythme, portée d’abord par la pratique du chant liturgique et caractérisée par l’isosyllabisme, accessoirement la rime, dont on ne sait pas trop si elle est poésie ou prose : en témoigne l’hésitation des copistes, qui transcrivent les rythmes tantôt en continu, tantôt en revenant à la ligne en tête de chaque vers8. Les dictatores italiens du XIIIe siècle vont encore compliquer le système en l’enrichissant des catégories du prosimetricum et du prosirythmicum qui, comme vient de le démontrer Anne-Marie Turcan-Verkerk, ne renvoient pas à des ouvrages où alterneraient passages en prose et passages en vers métriques ou rythmiques, mais à une prose à ce point mesurée ou rythmée que les cola qui la composent ressemblent à des vers sans s’y identifier tout à fait9.
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