18 JUIN, MÉMOIRE DE L’APPEL ROLAND DE MARGERIE, LE DERNIER GRAND TÉMOIN ■ ÉRIC ROUSSEL ■ La Revue des Deux Mondes remercie les éditions Grasset de lui permettre de publier la préface du Journal (1939-1940) de Roland de Margerie, qui paraît le 9 juin. oixante-dix ans après l’« étrange défaite » de juin 1940, il semble que tout ait été dit sur ce séisme révélateur de si nombreuses Sfragilités françaises. Indépendamment des historiens, la plupart des acteurs ou témoins importants de cette tragédie ont livré leurs dépositions. Winston Churchill, Charles de Gaulle, Paul Reynaud, tous ceux qui tinrent les premiers rôles en ces heures dramatiques ont publié très vite leurs mémoires, bientôt imités par beaucoup de leurs collaborateurs. Du côté britannique, le major général Sir Edward Spears, offi cier de liaison dépêché par Churchill à Paris puis à Bordeaux, fut le premier à donner sa version des faits, pas tou- jours compréhensive à l’égard des responsables français, souvent contestée pour cette raison, riche néanmoins d’excellents portraits et choses vues (1). Du côté fran çais, deux livres ont particulière- ment retenu l’attention. En 1975, le Journal d’une défaite (Fayard), témoignage posthume du colonel de Villelume, conseiller militaire de Paul Reynaud en 1940, apporta sur la période un éclairage sans doute partial (Villelume était un partisan résolu de l’armistice) mais 71 1100618JUIN067.indd00618JUIN067.indd 7171 114/05/104/05/10 114:114:11 18 JUIN, MÉMOIRE DE L’APPEL Roland de Margerie, le dernier grand témoin passionnant pour cette raison même et très symptomatique de l’état d’esprit d’une partie des élites françaises. Trois ans plus tard, en 1978, Dominique Leca, inspecteur des Finances, ancien directeur de cabinet de Paul Reynaud, prit la plume à son tour pour dire sa vérité sur le printemps 1940. S’il a été contesté par certains gaullistes – Gaston Palewski notamment –, son ouvrage, la Rupture de 1940 (Fayard), d’une subjectivité assumée, reste l’un des plus stimulants pour la compréhension du désastre. Le Journal 1939-1940 de Roland de Margerie, chef du cabinet diplomatique de Paul Reynaud du 20 mars au 16 juin 1940, est à pla cer sur le même rayon et sans doute plus haut encore. La person- nalité du mémorialiste, le poste-clé qu’il occupa durant l’épreuve, la dexté rité de sa plume enfi n, confèrent à ce livre un caractère exceptionnel. Sauf surprise bien improbable, il s’agit du dernier grand témoignage sur le naufrage de 1940. Né le 6 mai 1899 à Copenhague, où son père, Pierre de Margerie, futur ambassadeur de France, exerçait les fonctions de secrétaire d’ambassade, Roland de Margerie avait vu toutes les fées se pencher sur son berceau. Du côté paternel, il était issu d’une famille qui, depuis huit générations, avait servi l’État au plus haut niveau, la plu- part du temps dans le domaine diplomatique. Née Jeanne Rostand, sa mère était la sœur du célèbre dramaturge Edmond Rostand, et donc la tante du biologiste Jean Rostand, qui devait entrer tout comme son père à l’Académie française. Roland de Margerie n’avait pourtant rien d’un héritier atten- dant tout de sa naissance dans un milieu extrêmement privilégié. Acharné au travail, dévoué par tradition familiale et par disposi- tion personnelle au bien public, il ne songea jamais, semble-t-il, à un autre destin que celui de grand serviteur de l’État. Marié en 1921 à Jenny Fabre-Luce, petite fi lle d’Henri Germain, fondateur du Crédit lyonnais, et sœur de l’écrivain Alfred Fabre-Luce, il entra tout naturellement dans la diplomatie, la « Carrière » comme on disait alors. Successivement secrétaire d’ambassade en Belgique puis en Allemagne, conseiller d’ambassade à Londres, il semblait voué aux grands emplois. Et de fait, quand Paul Reynaud accéda au pouvoir en mars 1940 et prit en charge le Quai d’Orsay, en même temps que la présidence du Conseil, celui-ci lui demanda de venir l’assister en qualité de chef de cabinet diplomatique. 72 1100618JUIN067.indd00618JUIN067.indd 7272 114/05/104/05/10 114:114:11 18 JUIN, MÉMOIRE DE L’APPEL Roland de Margerie, le dernier grand témoin Tout de suite, ces pages en portent témoignage, Roland de Margerie occupa une place très particulière au sein de l’entou- rage du chef du gouvernement. Arrivé aux affaires après le retrait d’Édouard Daladier et alors que la « drôle de guerre » se poursuivait dans une atmos phère irréelle, Paul Reynaud faisait fi gure d’homme de grande valeur mais politiquement isolé. Membre de l’Alliance démocratique, forma tion de centre droit, député des Basses-Alpes puis de Paris, il comptait en défi nitive peu d’amis au sein du parti de l’Ordre. À l’instar de Maurras, beaucoup sur ce bord de l’échiquier lui reprochaient pêle- mêle une attitude compréhensive vis-à-vis de Berlin après le traité de Versailles, sa lucidité à l’égard du nazisme, son soutien aux concep tions du colonel de Gaulle sur l’arme blin- dée, l’ouverture d’esprit dont il avait fait preuve enfi n face aux mesures sociales du Front populaire. À gauche, Reynaud suscitait aussi beaucoup d’animosité en raison de l’énergie avec laquelle, en tant que ministre des Finances du cabinet Daladier en 1938, il avait, par décrets-lois, aménagé la loi des quarante heures afi n de remédier à l’infériorité de la France vis-à-vis de l’Allemagne. Les conditions dans lesquelles il succéda à Édouard Daladier à la tête du gouvernement se révélèrent donc diffi ciles. Le débat d’investi- ture à la Chambre prit vite l’allure d’une corrida et Reynaud n’obtint fi nalement qu’une voix de majorité – encore Édouard Herriot, pré- sident de la Chambre des députés, affi rma-t-il toujours qu’il n’avait point compté trop strictement les suffrages. Sur le plan parlemen- taire, la situation du nouveau gouvernement apparaissait ainsi très fragile et, fi dèle à de vieux réfl exes autant qu’à des convictions bien ancrées, Reynaud crut devoir réunir au sein de son gouvernement des hommes représentatifs des diverses tendances qui s’affrontaient. Des personnages réputés à juste titre « mous », comme Anatole de Monzie ou Paul Baudouin, se taillèrent ainsi la part du lion au détri- ment de Georges Mandel, l’énergie incarnée, résolu, lui, à ne pas fl é- chir. Et dans son entourage, Reynaud se montra attentif aux mêmes dosages. Son homme de confi ance, Gaston Palewski, déjà proche de De Gaulle, ayant été écarté dès le départ par des intrigues, le chef du gouvernement se retrouva curieusement épaulé : on sait que son conseiller militaire, le colonel de Villelume, au demeurant très anglophobe, se montrait ouvertement convaincu de la vanité de toute résistance. Ses autres collaborateurs importants, Dominique 73 1100618JUIN067.indd00618JUIN067.indd 7373 114/05/104/05/10 114:114:11 18 JUIN, MÉMOIRE DE L’APPEL Roland de Margerie, le dernier grand témoin Leca et Gilbert Devaux, tous deux inspecteurs des Finances, étaient sans doute mieux orientés et patriotes mais, pour autant, rien ne les désignait pour incarner l’esprit de résistance. Leca, normalien prodige, faisait le plus souvent preuve d’un aimable scepticisme peu adapté aux nécessités de l’heure. Tout autre devait se révéler Roland de Margerie. Durant les trois mois décisifs qu’il passa auprès de Paul Reynaud, jamais on ne le sen tit fl échir, céder si peu que ce soit du terrain aux partisans de la paix. Le portrait légèrement acide que tracera de lui Dominique Leca atteste bien cette résolution inébranlable qualifi ée, en l’oc- currence à tort, d’intransigeance : « Roland de Margerie, un jeune prodigieuse ment doué que Reynaud avait choisi dans le corps diplo- matique comme chef de cabinet (au Quai d’Orsay) cependant que j’étais, moi, chef de cabinet (à la présidence du Conseil). Le temps que nous vécûmes non loin l’un de l’autre fut si agité que nous nous connûmes l’un l’autre assez peu. Je ne dirai donc à son sujet que mon admiration pour ses dons intellectuels, sa capacité d’ex- position (en anglais comme en français) et sa rigueur d’allure, un peu compassée, qui en imposait à tous. De gros verres de lunettes, une tension contenue de tout le corps, un sourire un peu contracté inspiraient à des profanes dont j’étais le soupçon qu’il n’apercevait du monde extérieur au Quai d’Orsay que des étiquettes, des abs- tractions, des symboles parmi lesquels il évoluait avec une virtuosité verbale étonnante, jusqu’au moment où il lui arrivait de se heurter au réel. (2) » Son jugement sûr et droit, Roland de Margerie en était rede- vable d’abord au milieu dans lequel il avait eu la chance de grandir. S’il avait hérité des Margerie le sens de l’État, il devait à sa famille maternelle, ardemment dreyfusarde, son ouverture sur le monde, un certain non-conformisme, certes peu apparent dans son comporte- ment extérieur mais bien réel. Sa rencontre avec Reynaud n’eut, en vérité, rien de fortuit. Durant l’entre-deux-guerres, à une époque où une grande partie des élites subissait l’attraction du nationalisme intégral, il s’était déjà distingué par des choix fort différents. Dans sa jeunesse, le Jean Barois de Roger Martin du Gard l’avait beau coup marqué et, plus tard, il eut l’occasion de fréquenter le Prix Nobel de littérature 1937, de même qu’André Gide et Paul Valéry : il préférait ceux qui posent des questions, même gênantes, à ceux qui plaquent 74 1100618JUIN067.indd00618JUIN067.indd 7474 114/05/104/05/10 114:114:11 18 JUIN, MÉMOIRE DE L’APPEL Roland de Margerie, le dernier grand témoin des idées toutes faites sur le réel.
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