HENRI AMOUROUX UN GAULLISTE DE LA IVe u début de son livre, Un gaulliste de la IVe (1), Ray- xV mond Triboulet écrit : « J'étais fort jeune et absolu. » L'âge est venu. Triboulet n'a pas renoncé à cet absolu du caractère, à cette intrépidité du jugement, à cette confiance en soi, responsables aujourd'hui d'un livre plein de feu et de passion, d'un livre adolescent, mené comme une charge de cavalerie, sans ces précautions qui rendent si ennuyeux à lire les Mémoires de certains hommes politiques, avec leur cortège de faux compli• ments et leur bric-à-brac de poignards dissimulés sous les fleurs. Triboulet aime ou n'aime pas, mais du moins sait-on très vite où vont les préférences de cet homme engagé très tôt dans l'action, qu'un hasard — l'achat, en 1926, d'une ferme dans la plaine de Caen — allait placer au cœur de l'un des plus grands moments du siècle, mais qui, de toute façon, aurait abordé la vie politique pour y faire carrière et y réussir sans renoncer à son ton, son caractère, sa philosophie. « Ma vie politique, qui peut intéresser l'Histoire, note Tri• boulet, s'est nouée à Bayeux en juin 1944. » Seul fonctionnaire préfectoral dans la tête de pont du débarquement, mais fonction• naire de circonstance, né de la Résistance ; recevant tous ceux qui, après tant d'années d'exil, arrivaient pour fouler le sol de France ; ayant à traiter avec des Américains et des Anglais qui ne s'embar• rassaient pas des querelles françaises et désiraient, en face d'eux, des interlocuteurs dont la couleur politique leur importait peu ; devant régler les mille et un problèmes de vie quotidienne qui se 0) Pion, 346 p. UN GAULLISTE DE LA IV 639 posaient sur un lambeau de terre française dévasté par la guerre et par le flux comme le reflux des armées, sans doute Raymond Triboulet a-t-il vécu une expérience unique. Avec d'autres, il aurait pu s'agir d'une unique expérience. Après tout, il ne manque pas d'hommes qui se sont trouvés faire leur devoir dans des circons• tances exceptionnelles et, l'instant enfui, sont retombés dans le quotidien et sa grisaille. Triboulet n'est pas de ceux qui regardent passer les événe• ments. D'autant que la défaite avait comme exaspéré en lui le désir de participer à l'action et d'avoir une influence sur le cours des choses. Il faut, pour bien comprendre un homme, le saisir à l'instant des grands bouleversements intérieurs. Pour Triboulet, ce sera la guerre perdue de 1940 que le lieutenant Triboulet raconte en pages encore furieuses, et toujours passionnées. Qu'est-ce donc qu'une défaite, sinon une longue errance à la recherche d'un chef qui remette les choses en place et insuffle du courage aux âmes ? Dans sa longue errance, Triboulet ne trouvera pas de chef. Fabrice à Waterloo ? C'est trop simple. Fabrice était spectateur. Triboulet est acteur et l'on devine, à sa colère, qu'il regrette de n'avoir pas eu vingt ans de plus, un autre grade, d'autres titres pour redresser le cours des batailles perdues. Ainsi rêvons-nous... L'homme qui a voulu « se délivrer du désastre », et de son humiliation, car la défaite de 1940 fut d'abord humiliation pro• fonde, sera donc tout naturellement gaulliste. Pendant l'Occupation ; puis lorsqu'il rencontre de Gaulle — et ce n'est pas le 14 juin, à Bayeux, comme le veut une légende accréditée par Robert Aron — ; après la Libération et surtout lorsque, élu député, président du groupe gaulliste à l'Assemblée, il travaillera, avec des fortunes diverses, au retour au pouvoir du général de Gaulle. u moment où, par le biais d'une modification du mode de scrutin, il est question de faire revivre la IVe République, il devient nécessaire de lire le livre de Triboulet. Ceux qui ont vécu ces années où les défauts d'un système, inca• pable de trouver en lui-même les lois de la stabilité, l'emportaient 640 EN MARGE DES LIVRES sur l'intelligence et la compétence des hommes, retrouveront, dans Triboulet, bien des souvenirs qui sont autant d'exemples. Et ceux qui n'ont pas vécu apprendront comment un régime peut se défaire. Les pages sur le congrès de Versailles, dont le président Coty devait finalement sortir vainqueur — et Triboulet compta pour beaucoup dans cette élection —, sont de celles qu'il est utile de méditer. Non que l'Histoire se répète. Mais les hom• mes, eux, répètent leurs erreurs dès lors que l'occasion leur en est offerte. J'ajoute que, plein d'enseignements et de renseignements, précieux donc pour les historiens qui se pencheront sur les jours qui suivent la libération des premiers territoires français comme sur ceux qui s'intéresseront à l'histoire désordonnée de la IVe République, le livre de Triboulet est riche en portraits : Kœnig, Hettier de Boislambert, Edgar Faure, Joseph Laniel, François Mitterrand, Pierre Mendès France, portraits tracés d'une plume parfois acérée, vive toujours, allant à l'essentiel des carac• tères tels qu'ils se révèlent lorsque les ambitions les obligent à se montrer dans leur vérité. Enfin, et ce n'est pas le moindre intérêt, en lisant Triboulet, on pourra suivre l'évolution personnelle du général de Gaulle, mieux connaître ses périodes d'enthousiasme et ses moments de désintéressement de tout. On pourra, enfin, revivre les jours et les heures qui précédèrent le retour au pouvoir du général de Gaulle, retour qu'il faut beaucoup d'inconscience perfide pour baptiser, comme l'a fait récemment M. Jospin, de « quasi-coup d'Etat légalisé » et dont Raymond Triboulet montre qu'il s'est, au contraire, accompli « dans une absolue légalité parlementaire ». Document pour l'Histoire, le livre de Triboulet, dont le style épouse toujours les mouvements du cœur, mérite de prendre place parmi ceux qui expliquent le mieux les tumultueuses et pénibles années 1945-1958, qui furent des années pendant lesquelles les amateurs de comédie humaine trouvaient abondamment matière. HENRI AMOUROUX de l'Institut .
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