ALTERNATIVES SUD, VOL. 19-2012 / 137 Algérie : des réformes politiques pour éluder le « printemps arabe » Ahmed Aghrout et Yahia H. Zoubir1 L’Algérie paraît épargnée par la vague du « prin- temps arabe ». La faiblesse relative de la mobili- sation démocratique s’explique par le souvenir de la guerre civile des années 1990 comme par les parades du régime. Mais les réformes politiques concédées par ce dernier sont superficielles à plus d’un titre et ne contiendront pas indéfiniment un mécontentement populaire dont les causes comme l’intensité sont comparables à celles des pays voisins. La vigueur du soulèvement tunisien a poussé nombre d’observateurs à miser sur une contagion de la mobilisation à l’Al- gérie voisine. Celle-ci semblait d’autant plus exposée à un scénario à la tunisienne qu’elle réunissait tous les ingrédients de l’explosion sociale : corruption, népotisme, fortes inégalités socio-économiques, libertés restreintes, pénurie de logements, mauvaise gouvernance. Le malaise social était manifeste dans toutes les couches sociales et en particulier parmi la jeunesse. Et la paralysie du gouvernement, en partie due à la maladie du président Abdelaziz Bouteflika, créait un climat propice à la révolte. Contre toute attente, aucun événement majeur n’est venu bou- leverser le statu quo qui règne dans le pays depuis une décennie, mis à part quelques émeutes de nature cyclique. D’autres régimes 1. Respectivement chercheur à la School of Humanities, Languages and Social Sciences, Université de Salford (Manchester) et professeur en études internationales et directeur de recherche en géopolitique à Euromed Management (Marseille). 138 / LE « PRINTEMPS ARABE » : UN PREMIER BILAN ont pourtant partagé le sort de la Tunisie. Au Bahreïn, en Égypte, au Koweït, en Libye, au Maroc, au Yémen et en Syrie, des mobilisa- tions ont ébranlé les systèmes en place et entraîné l’effondrement de certains d’entre eux. Les régimes qui ont résisté à la tempête ont été contraints soit de recourir à la répression, comme au Bahreïn, soit d’accepter des réformes pour apaiser les revendications poli- tiques des mouvements populaires. Le mantra du régime, répété ad nauseam, est que l’Algérie constitue une « exception » dans le paysage régional. La stabilité relative du pays paraît confirmer ce diagnostic. Cette assurance n’est pourtant qu’une façade : le régime a compris que la tempête qui balaie la région l’affecterait tôt ou tard. Il a pris acte de la bru- talité avec laquelle le régime libyen a été abattu et du spectre de guerre civile qui plane sur la Syrie. Il a également suivi de près la démarche du régime marocain, qui a été en mesure de désarmer le mouvement citoyen « du 20 février » en introduisant des réformes dont l’effet immédiat a été d’écarter toute tentative de déstabilisation de la monarchie et de permettre la victoire des islamistes à l’élection législative, sans changement fondamental du système monarchique (Ottoway, 2011 ; Benchemsi, 2011 ; Silverstein, 2011). Inspiré par le scénario marocain, le pouvoir algérien a opté pour une stratégie autorisant certaines évolutions dans des limites ne compromettant pas sa propre survie. C’est dans cette optique qu’il a mis en place des changements qu’il présente comme « majeurs ». L’objet de ce texte est d’examiner ces réformes et de démontrer qu’elles ne représentent aucun progrès réel et sont peu suscep- tibles de changer la nature du système politique instauré il y a cin- quante ans. Une démocratie de façade Les troubles graves que l’Algérie a connus en octobre 1988 peuvent être considérés comme la première manifestation du « printemps arabe » qui déferlera sur la région vingt-cinq ans plus tard. À l’époque, le processus a entraîné l’introduction de réformes politiques qui mirent fin au système du parti unique – le Front de libération nationale (FLN) – et élargirent la participation politique. L’ouverture du système permit d’assouplir les restrictions à la liberté d’expression, d’association et d’organisation. Plusieurs journaux nationaux et régionaux indépendants ainsi que diverses associa- tions de la société civile furent créés. Ces changements importants ALGÉRIE : DES RÉFORMES POLITIQUES POUR ÉLUDER LE « PRINTEMPS ARABE » / 139 dans la vie politique du pays étaient considérés comme les pre- miers jalons sur la voie de la transition démocratique. Toutefois ce processus de libéralisation politique très prometteur fut de courte durée : en janvier 1992, quand le premier tour du scrutin montra qu’à l’évidence le Front islamique du salut (FIS) allait remporter une victoire écrasante, les élections furent invalidées par le Haut conseil de sécurité dominé par l’armée. L’évolution politique du pays par la suite fut marquée par la tentative de mettre en place un système politique multipartite. Le processus institutionnel fut rétabli à travers la tenue d’élections régulières. Mais l’Algérie a évolué vers ce qu’on peut qualifier de « démocratie de façade », un système qui n’est ni un État autoritaire à part entière, ni une démocratie viable. Il faut souligner le fait que même le niveau d’une démocratie procédurale n’a pas été entière- ment atteint. Une démocratie procédurale implique la « garantie d’un ensemble de droits politiques de base, tels que la liberté d’expres- sion, la liberté de réunion, le droit de voter et de briguer une fonction lors d’élections libres, équitables et périodiques » (Shultziner, 2010). Or en termes de droits politiques, il est évident qu’il n’y a pas eu de progrès notoires. Au contraire, le pouvoir a soumis ces droits à toute une série de restrictions, allant de mesures de répression contre les médias à des limitations à la liberté de réunion ou d’association2. En somme, comme cela s’est passé dans d’autres pays de la région, le régime algérien a réussi à instituer un « nouvel autoritarisme » (King, 2009). S’en est suivie une désaffection générale du public vis-à-vis du poli- tique, qui s’est traduite par une baisse des taux de participation aux différentes élections organisées régulièrement depuis 1995. Dans un certain nombre de cas, ces élections ont été marquées par des irrégularités, y compris des allégations de fraude électorale et le boycott de l’opposition. Les électeurs n’ont donc plus confiance dans ces élections ; ils ne croient plus que leur participation pourrait entraîner des changements significatifs dans la façon dont le pays est gouverné. Après la dissolution du FIS et la neutralisation du Front des forces socialistes (FFS), le parti d’opposition politique le plus ancien, il ne reste pratiquement plus de véritable opposition légale en Algérie. 2. Pour donner un exemple : entre 1999 et janvier 2012, aucun nouveau parti politique n’a été reconnu. 140 / LE « PRINTEMPS ARABE » : UN PREMIER BILAN Les partis manquent de crédibilité, d’influence et de légitimité : des sondages ont montré que la majorité des personnes ne croient pas qu’un de ces partis pourrait résoudre les problèmes socio-écono- miques et politiques de l’Algérie. Le sondage le plus récent montre que 75 % des interrogés n’ont pas confiance dans le parlement (El- Watan, 17 janvier 2012). Dans leur grande majorité, les Algériens considèrent l’assemblée populaire nationale comme une institution docile, dotée de pouvoirs insignifiants et dont les membres dé- fendent leurs propres intérêts et ceux de leurs clients. Cette perte de confiance, qui s’ajoute aux autres facteurs mentionnés plus haut, explique l’apathie politique dont la population fait preuve à l’égard des affaires de l’État, en dépit du rétablissement de la paix civile. Les dernières élections tenues ont été les présidentielles d’avril 2009. Elles ont été précédées de deux amendements consti- tutionnels, le plus important d’entre eux étant la suppression de la limite de deux mandats à la présidence, qui a permis au président sortant, Abdelaziz Bouteflika, de briguer un troisième mandat de cinq ans (2009-2014), en dépit de son mauvais état de santé et de son bilan mitigé (Aghrout & Zoubir, 2009). Cette élection constitue une preuve supplémentaire de la volonté des autorités de préserver le statu quo. Or c’est précisément cet immobilisme qui a déclenché le vent de révolte dans un certain nombre de pays arabes, révolte visant à renverser les gérontocraties autoritaires vouées à maintenir les choses en l’état. Le mouvement de contestation de 2011 À l’heure où nous écrivons ces lignes, les soulèvements popu- laires massifs qui ont secoué plusieurs de ces pays ont épargné l’Algérie. Pourtant, les grèves sporadiques et locales, les manifesta- tions et les émeutes sont depuis plusieurs années partie intégrante du paysage social de l’Algérie3, illustrant la dégradation continue des conditions de vie d’une part importante de la population4. Et ce profond malaise social s’est manifesté par une nouvelle vague d’émeutes plus violentes en 2011 – les émeutes de « l’huile et du sucre » – déclenchées cette fois par la flambée des prix des ali- ments de base, dont certains avaient augmenté de près de 30 % 3. En 2010, il y a eu en Algérie près de 10 000 émeutes. 4. Le plan d’investissement public promet de créer, entre 2010 et 2014, trois millions d’emplois et de construire un million de logements. ALGÉRIE : DES RÉFORMES POLITIQUES POUR ÉLUDER LE « PRINTEMPS ARABE » / 141 au début du mois de janvier 2011. Ces émeutes coïncidaient avec l’agitation populaire que connaissait la Tunisie voisine5. Le gouver- nement, réuni dans l’urgence le 8 janvier, décida de baisser de 41 % les droits et taxes sur l’huile et le sucre, afin d’endiguer la vague de protestations L’éruption de ces émeutes était incontestablement liée aux pro- blèmes immédiats de la population, comme le coût élevé de la vie, les mauvaises conditions de logement et le manque ou les possibi- lités limitées d’embauche.
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