QUE SAIS-JE? La mustque électroacoustique MICHEL CHION OUVRAGE DE TECHNIQUE MUSICALE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DE NORBERT DUFOURCQ ET MARCELLE BENOIT A mon père. AVANT-PROPOS On ne trouvera pas ici un catalogue neutre des techniques, des auteurs et des œuvres de musique électroacoustique. Ce petit ouvrage se veut critique, et non apologétique. La musique électroacoustique n'a plus à être défendue, elle existe, comme un cou­ rant contemporain, où voisinent le meilleur et le pire. Il ne s'agit donc plus de convaincre, mais d'informer, de sensibiliser, de donner à réfléchir. Pour une information plus précise, on pourra se reporter aux quelques ouvrages et publications dis­ ponibles en français (et cités à la fin de cet ouvrage). Le présent « Que sais-je? » n'est pas le condensé de l'encyclopédie des Musiques électroacoustiques que nous avons publiée en 1976 (InafEdisud, Aix-en­ Provence, avec la collaboration de Guy Reibel). Il propose en effet, selon un plan et une perspective entièrement renouvelés, un autre regard, mis à l'heure de 1980, sur une musique qui évolue aussi vite et radicalement que les moyens techniques qu'elle emploie. Il peut être considéré comme com­ plémentaire du livre de Pierre Schaeffer sur la Musique concrète, paru dans la même collection. ISBN 2 13 037262 7 Dépôt légal - 1" édition : 1982, mai © Presses Universitaires de France, 1982 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris CHAPITRE PREMIER DES MOTS ET DES GENRES L'expression « musique électroacoustique » attire et fait peur à la fois. Elle possède un prestige culturel puisque tel auteur à succès précise qu'il n'est pas un vil fabricant de musique de supermarché, mais qu'il œuvre dans l' « électroacoustique. » Elle crée en même temps un recul, suscite la méfiance des organisateurs de concert, des critiques, du public, en leur faisant imaginer un art robotique, concocté dans de sinistres laboratoires de rouie. Pour d'autres, qui ne conçoivent la musique qu'écrite, « électroacoustique » est synonyme de bricolage empirique. Chacun y va de son préjugé, et l'éti­ quette fait oublier la diversité des tendances, des esthétiques, des sensibilités qui peuvent s'exprimer dans ce même cadre. Mais avant de faire éclater ce carcan des nominations, essayons de dire claire­ ment à quoi elles correspondent et quels territoires elles délimitent. Les étiquettes peuvent jouer un rôle positif, fon­ dateur. La musique électroacoustique, annoncée dès le début du siècle, dans mille tentatives éparses, ne s'est mise à « exister», à avoir une continuité, que du jour où un de ses inventeurs, Pierre Schaeffer, a imposé en 1948, en dépit des malentendus, le terme de « musique concrète ». Peu après, on a trouvé « musique électronique », puis « musique électro­ acoustique ». Des cases étaient créées, des tiroirs où ranger ces étranges créations. Notre premier chapitre s'efforcera de faire le tour de ces quelques appella- 3 tions, plus ou moins précisément contrôlées, qui servent à désigner les différents genres (ou « tech­ niques», ou « démarches») qui peuvent relever de ce qu'on appelle globalement la musique électroacous­ tique, terme lui-même bien ambigu. J. - La musique concrète Au commencement, en 1948, Pierre Schaeffer créa donc la « musique concrète» précédée ü est Vl'ai de beaucoup de petits commencements et d'expé­ riences isolées dont nous parlons au chapitre V. C'est pourtant avec la musique concrète qu'un véri­ table courant est né, une création et une recherche suivies. La musique concrète était faite à partir de sons qu'on enregistrait (au lieu de les noter à l'avance sur partition) pour les traiter et les composer ensuite, de la même façon que le peintre associe et traite les éléments de sa composition, dessin, couleurs, textu­ res, proportions sur sa toüe : directement, matériel­ lement, concrètement, sans passer par une notation, au niveau même du son; ce qui n'allait pas de soi, dans le monde musical de l'époque, très attaché à la partition. «Nous avons appelé notre musique « concrète» parce qu'elle est constituée à partir d'éléments préexistants, empruntés à n'importe quel matériau sonore, qu'il soit bruit ou musique habituelle, puis composée expérimentalement par une cons­ truction directe, aboutissant à réaliser une volonté de compo­ sition sans le secours, devenu impossible, d'une notation musi­ cale ordinaire» (P. Schaeffer, 1949). Quand Schaeffer parlait d'une musique qui se bâtit avec des sons « préexistants », on croyait comprendre qu'elle prenait les sons existants à l'état naturel, dans l'environnement, et les ramassait « à la pelle » comme les feuilles mortes de la chanson. L'inventeur de la musique concrète était bien placé pour savoir qu'elle utilisait aussi plus souvent des sons fabriqués exprès, intentionnellement, pré-enre­ gistrés pour la composition projetée à partir d'eux : avec une tige, un piano, ou même des locomotives « dirigées» par l'auteur dans un hangar (Etude aux chemins de fer, 1948). Bref, dans la musique concrète, le compositeur est aussi la plupart du temps l'auteur de ses sons. Dans l'esprit de Schaeffer, le mot « concret » voulait dire « qu'on prenait le son dans la totalité de ses caractères ... Ainsi un son concret, c'est par exemple un son de violon, mais considéré dans toutes ses qualités et pas seulement dans celles qui sont notées sur partition» (Cahiers Recherche/Musique, 1977, nO 4). Et quand Schaeffer baptisait Etude aux chemins de fer sa première étude de musique con­ crète il n'avouait sa source sonore que pour la faire dépasser, comme on dirait : sonate pour violon. L'important n'était pas de deviner cette source des sons, évidente, mais d'apprécier leur vie rythmique raffinée et complexe. L'Etude aux chemins de fer est une « étude de rythme » et pas une « nature morte au train » ; une œuvre « abstraite » plutôt qu'une évocation. On voit l'importance du malentendu. Avec son idée d'une musique faite concrètement, « dans la pâte », Schaeffer apportait aussi une nou­ velle façon d'écouter et de nommer le son, « pour la totalité de ses caractères », et pas seulement pour sa hauteur et sa durée. Il apportait l'écoute concrète, notion féconde, encore trop mal connue. Peu après la naissance de la musique concrète en 1948, celle à peine postérieure de la musique électronique, en 1949-1950, vint modifier par contre­ coup la définition de « concret ». Musique concrète devait alors désigner plus précisément la musique 5 faite à partir de sons enregistrés au micro, acousti­ ques, par opposition aux sons électroniques, artifi­ ciels, qui ont hesoin d'oscillateurs électriques et de haut-parleurs pour exister. Musique électronique et musique concrète s'opposèrent quelque temps, comme frères ennemis, selon le mot de Schaeffer, qui affirmait son attachement au son concret - plus riche, vivant, sensible, imprévu - mais aussi moins hien contrôlahle que le son électronique dans ses valeurs ahstraites, mesurahles, de hauteur. II. - La musique électronique On trouve au rayon hricolage des lihrairies tech­ niques des ouvrages titrés « musique électronique », pleins de schémas de circuits et de descriptions tech­ niques. Il s'agit en fait, sous ce titre un peu tricheur, de manuels pratiques de construction d'orgues élec­ troniques. C'est hien là l'ambiguïté du terme : s'agit-il d'une musique faite avec des instruments électroniques (l'Onde Martenot, le synthétiseur, l'orgue électronique, etc.) ou bien d'une musique ... conçue électroniquement, ce qui voudrait dire quoi, au juste? Les inventeurs de la musique électronique, dont Herbert Eimert, ont eu tout de suite à lever cette ambiguïté: cc Contrairement à la musique concrète, qui se sert d'enre­ gistrements réalisés à l'aide de microphones, la musique électronique fait exclusivement usage de sons d'origine électro­ acoustique. Le son est produit par un générateur de sons et gravé sur bande magnétique. C'est alors seulement que com­ mence son élaboration par des manipulations de bande com­ pliquées et différenciées. » Ainsi, la musique électronique permettait de pro­ duire, en les calculant à l'avance, des structures de hauteurs et de rythmes que leur complexité rendait 6 inexécutables par l'exécutant humain. Dans les premiers temps, les adeptes de la musique électro­ nique, à Cologne, à Utrecht (et à New York avec Babbitt), postulaient que seule la technique sérielle de Schoenberg, adaptée et extrapolée aux quatre « paramètres» officiellement reconnus du son (hau­ teur, intensité, durée, timbre - ce dernier étant un « faux ami » dont Schaeffer a fait justice), était seule capable de donner à la musique électronique son langage. On était fasciné par la possibilité que cette musique semblait offrir de contrôler le son « géné­ tiquement », à partir de ses chromosomes, de son atome: le « son sinusoïdal» pur, produit par les géné­ rateurs rustiques de l'époque (mille fois plus gros que le module équivalent du plus modeste synthé­ tiseur actuel). Seulement, en partant d'une concep­ tion primaire du son et de son « timbre » (considéré comme la résultante d'une superposition d'harmo­ niques), on n'allait pas très loin. Si frustes qu'ils fussent, les « primitifs » de la musique concrète avaient la beauté du diable. Ceux de la musique électronique étaient inodores, inco­ lores et insipides. Quand les adeptes de l'électronique acceptèrent de lever les yeux de leur papier à musique et de leurs graphiques pour toucher un peu au son, ils virent s'élargir leur palette sonore au début bien restreinte. Les œuvres électroniques de la fin des années 50, Kontakte de Stockhausen, Momenti de Berio, Continuo de Maderna, par rapport à leurs laborieuses aînées, témoignent d'une vie bondissante, due à l'utilisation de manipulations empiriques sur les sons, que les composi­ teurs se refusaient au début. On peut dire que, depuis 1960 environ, « musique électronique » n'est plus synonyme en français de « musique composée à base de sons de générateur dans un esprit déterministe et sériel ", surtout depuis l'appa­ rition du synthétiseur, qui a favorisé une approche instrumen­ tale et empirique du son électronique.
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