Manuscrit auteur, publié dans "L'Histoire culturelle : un " tournant mondial " dans l'historiographie ? (2008) 27-39" 1 Source : Philippe Poirrier, L’histoire culturelle en France. « Une histoire sociale des représentations ». dans Philippe POIRRIER (dir.), L’Histoire culturelle : un « tournant mondial » dans l’historiographie ?, Postface de Roger Chartier, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2008, p. 27-39. L'histoire culturelle en France « Une histoire sociale des représentations » Depuis quelques décennies, l'histoire culturelle s'affiche en tant que telle au sein du paysage historiographique français1. Des ouvrages-manifestes, des numéros thématiques de revues, des synthèses, des chapitres spécifiques dans les ouvrages-bilans ou encore des créations de postes profilés « Histoire culturelle » dans les universités témoignent à la fois d'une réelle institutionnalisation et d’une meilleure visibilité2. Fille émancipée de l’histoire des mentalités, l’histoire culturelle s’est struturée au cours des années 80 et 90 dans le cadre d’un paysage historiographique marqué du sceau de l’éclectisme3. Son développement essentiellement franco-français n’exclut pas la prise en compte de transferts issus d’autres traditions historiographiques. Sa volonté affichée d’apparaître comme une forme d’histoire sociale est une singularité française qui la distingue de la Cultural History nord-américaine et des travaux qui se réfèrent au LinguisticTturn et aux Cultural Studies. halshs-00594984, version 1 - 23 May 2011 Une histoire fille des mentalités La dénomination d’histoire culturelle est perceptible en France dès les années 70, et se présente essentiellement comme une modalité de sortie de l’histoire des mentalités, telle que 1 Pour une démonstration plus complète, nous nous permettons de renvoyer à Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004. Merci à Thomas Bouchet, Laurent Martin et Loïc Vadelorge qui ont accepté de relire une première version de ce texte. 2 Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997, Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), L’histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005 et Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, 2007 [2004]. Voir aussi Chrisitan Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean- François Sirinelli Jean-François (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, PUF, 2008. 3 Le meilleur guide : Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia, Les courants historiques en France. 19e-20e siècle, Paris, Gallimard, 2007. 2 la concevaient Robert Mandrou et Georges Duby. Ceux-ci forgent l'histoire des mentalités en s'appuyant sur les fondateurs des Annales. Lucien Febvre est la référence majeure, mais le Marc Bloch des Rois thaumaturges n'est pas oublié. L'Introduction à la France moderne, essai de psychologie historique (1961) de Robert Mandrou affiche ouvertement cette filiation intellectuelle. Cette histoire des mentalités demeure profondément marquée par les caractéristiques de l'histoire sociale à la française, incarnée au cours des années soixante par Fernand Braudel et Ernest Labrousse. L'homologie recherchée entre « niveaux de culture et groupes sociaux » — pour reprendre le titre du colloque de 1966 organisé à l’Ecole normale supérieure4 — est considérée comme acquise, et allant de soi. Elle n'est pas la seule caractéristique qui rattache l'histoire des mentalités à l'histoire sociale à la française. L'itinéraire assumé de Michel Vovelle, de la « cave au grenier », de l'histoire sociale à l'histoire des mentalités, permet de prendre la mesure d'un autre fait essentiel. La formule célèbre « compte, mesure et pèse », dogme labroussien par excellence, reste d'actualité pour la plupart de ceux qui choisissent d'investir désormais le « grenier »5. La fin des années soixante-dix constitue l'apogée de cette histoire des mentalités. En 1978, Philippe Ariès est élu, comme directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et intitule son séminaire « Histoire des mentalités ». La même année, c'est à lui que font appel Jacques Le Goff, Jacques Revel et Roger Chartier pour rédiger l'entrée « L'histoire des mentalités » du volume encyclopédique La Nouvelle Histoire. Pourtant, le reflux est proche. Le temps des doutes et des critiques est déjà perceptible. Dans Faire de l'histoire (1974), la contribution de Jacques Le Goff, est significativement intitulée « Les mentalités. Une histoire ambiguë »6. C’est surtout la notion de « mentalité collective » qui est remise en cause. La réception halshs-00594984, version 1 - 23 May 2011 française des travaux de Carlo Ginzburg (Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVIe siècle, 1980) et de Robert Darnton (Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, 1985) alimente ce débat. De même, les vives discussions autour de la question de la « culture populaire » (Robert Mandrou versus Michel de Certeau) — et son pendant la « religion populaire » — contribuent, tout au long des années 70, à définir une histoire culturelle qui prend peu à peu ses distances par rapport à l’histoire des mentalités7. 4 Louis Bergeron (dir.), Niveaux de culture et groupes sociaux, Paris, Mouton, 1967. 5 Michel Vovelle : De la cave au grenier. Un itinéraire en Provence au XVIIIe siècle. De l’histoire sociale à l’histoire des mentalités, Québec, Serge Fleury Editeur, 1980 et Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, 1992 [1982]. 6 Jacques Le Goff, « Les mentalités. Une histoire ambiguë », dans Le Goff Jacques et Nora Pierre (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974. 7 Robert Mandrou, De la culture populaire en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964 et Michel de Certeau, La culture au pluriel, Paris, Christian Bourgeois, 1974. 3 Les médiévistes — du moins ceux de l’Ehess autour de Jacques Le Goff8 — choisissent de théoriser et d’institutionnaliser la notion d’« anthropologie historique », notion plus large qui récuse les découpages thématiques, et s’oppose à l’individualisation de l’histoire culturelle. D’autres médiévistes, comme Hervé Martin, demeurent attachés à la notion de « mentalités » : « Mentalités est un beau terme, très évocateur […] ce vocable a vieilli, mais bien vieilli, comme les grands crus ». L’auteur considère que la notion de culture n’est pas un bon substitut à celui de mentalités. Culture renvoie à l’école alors que mentalités « en est détaché et renvoie plutôt aux profondeurs de la psychologie collective, aux lentes sédimentations intellectuelles, affectives, imaginaires et comportementales ». Hervé Martin considère que la notion d’idéologie, à condition de la « démarxiser radicalement », est la mieux à même de répondre à son projet intellectuel qu’éclaire le sous-titre des volumes : « représentations collectives du XIe au XVe siècle »9. De même, la notion de « Lieu de mémoire », forgée par Pierre Nora à la fin des années 70, s’affiche comme une ambition historiographique de même portée que l’histoire des mentalités. La concrétisation de cette « histoire au second degré » sera l’un des grands chantiers de l’histoire culturelle française de la décennie suivante10. La situation demeure très contrastée chez les modernistes et les contemporanéistes. En effet, la généalogie de l'histoire culturelle n'est pas celle d'une seule famille. La pluralité du paysage historiographique français est ici frappante, même si la concomitance chronologique est indéniable. Des passerelles entre « écoles » et personnalités existent et les écrits circulent. Les modalités de fonctionnement de la communauté historienne, probablement plus souple que jadis, font que halshs-00594984, version 1 - 23 May 2011 chaque historien, en fonction de ses sujets de recherche, de sa période de prédilection et des ses affinités, mobilise des travaux et références très diverses. Il semble dès lors pour le moins abusif d'évoquer une histoire culturelle au singulier, parfaitement identifiable dans son projet intellectuel et dans sa configuration académique. L’analyse de l’itinéraire de trois chercheurs offre la possibilité de saisir les contours de cette histoire culturelle, les modalités de son émergence, et la diversité qui la caractérise au sein du paysage historiographique français11. 8 Jacques Le Goff : Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1977 et L’Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985. 9 Hervé Martin, Mentalités médiévales. Représentations collectives du XIe au XVe siècle, Paris, PUF, 1996- 2001, 2 volumes, citations p. 236 et p. VI. 10 Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997 [1984-1992]. 11 Nous reprenons des éléments développés dans Philippe Poirrier, « L'histoire culturelle en France. Retour sur trois itinéraires : Alain Corbin, Roger Chartier et Jean-François Sirinelli », Cahiers d’histoire. La revue du département d’histoire de l’Université de Montréal, hiver 2007, n° 2, p. 49-59. 4 Trois itinéraires représentatifs : Chartier, Corbin et Sirinelli Roger Chartier (1945-) est l'un des premiers historiens français à proposer une définition clairement affichée de l'histoire culturelle. À partir de la fin des années soixante-dix, plusieurs de ses textes visent à montrer les singularités de cette « histoire culturelle » qu'il appelle de ses vœux. Les réflexions épistémologiques et historiographiques de l'auteur s'accompagnent d'un travail empirique constitué de recherches personnelles et de direction d'ouvrages collectifs, qui sont
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