1/390 2/390 PRÉFACE La Soirée Parisienne ! Comme ce mot évoque l’idée de bonnes heures passées dans le brouhaha des plaisirs de la grande ville, sous les feux éclatants du gaz ou les radiations de la lumière électrique, au mo- ment où il n’y a plus ni travailleurs, ni camions, ni charrettes, et où chacun, même parmi les plus occu- pés, n’a plus qu’une idée au monde – s’amuser – en disant avec une douce philosophie : «À demain les affaires sérieuses !» Ces queues de spectateurs qui ondulent devant la porte de nos théâtres ne sont-ils pas des fleuves d’oubli. Là, en effet, sur la scène, dans le monde idéal créé par nos littérateurs, nos musiciens et nos poètes, le ciel est toujours bleu, le soleil toujours étincelant, l’amoureux est toujours beau, et si l’ingénue est momentanément persécutée, il y a bien des chances pour qu’à minuit, son mariage s’accomplisse avec le prince charmant dans des lueurs d’apothéose. Nous avons donc pensé qu’il y aurait pour le lecteur un plaisir à retrouver la trace de ces bonnes soirées-là. Entendons-nous. Nous ne sommes pas des encyclopédistes, et il nous est fort indifférent que les chercheurs de l’avenir trouvent dans nos pages des notes historiques sur telle ou telle œuvre; nous ne 3/390 PRÉFACE 4/390 tenons pas à vous raconter à nouveau le sujet de telle comédie, tel opéra, tel ballet que vous connaissez déjà ou que vous avez peut-être oublié. Non, nous voulons simplement faire revivre dans votre cœur l’émotion que vous avez éprouvée, un certain soir, émotion que nous avons notée au passage en club- man impartial, sans préjugé et sans esprit de cote- rie. Nous vous rappellerons le mot d’esprit qui vous a fait rire, ou le cri passionnel qui vous a fait pleurer. Nous ferons surgir devant vous le geste qui a enle- vé la salle, le costume qui vous a séduit, et par notre baguette nous redonnerons la vie à ces gracieuses silhouettes de spectatrices entrevues dans les avant- scènes entre une botte de roses et un sac de bom- bons. Nous vous rappellerons le potin qui a couru ce soir-là dans la salle, l’altercation qui a eu lieu pen- dant l’entr’acte entre M. X… et M. Y… au sujet de Mlle Z…; nous vous dirons pourquoi le ténor A… s’est fait remplacer in extremis, et pourquoi la petite B… a manqué son entrée au commencement du 2. Bref, nous avons la prétention de faire renaître de- vant vous ces soirées déjà lointaines, avec leurs sou- venirs littéraires, mondains et amoureux, et, qui sait, parmi ces feuilles volantes, s’il n’y en aura pas qui vous rappelleront tout à coup des heures exquises passées avec Elle au fond de la petite baignoire sombre, la main dans la main, tout près, tout près, PRÉFACE 5/390 alors qu’elle était si charmante et que vous étiez si follement épris !… C’est dans cet espoir, ami lecteur que je réunis ces notes écrites chaque soir, l’œil encore ébloui de radieuses apparitions, tandis que le bruissement de la musique résonnait à mon oreille et que la vie noc- turne du boulevard me faisait entendre son gronde- ment lointain. Je ne fais qu’un vœu, c’est qu’elles vous fassent éprouver en les lisant le même plaisir que j’ai eu, moi, à les écrire. Et maintenant, l’ouverture est finie ; au rideau ! Richard O’Monroy. Janvier 1890. HENRI III ET SA COUR 8 janvier 1889. Décidément, le style à panache de Dumas re- vient à la mode. Après le Chevalier de Maison-Rouge, Henri III et sa Cour, bientôt la Reine Margot. Pour se rendre compte de cette vogue, il n’y a qu’à jeter les yeux sur le public de ce soir, salade politico-judaïco-mon- daine, représentant notre état social actuel. Pour me servir d’un cliché connu : «Je ferme les yeux et je revois la salle»… (mais comme ça me gêne pour écrire, je les rouvre) : Avant-scène de droite, la princesse Mathilde ; avant-scène de gauche, le Président de la Répu- blique; un peu partout : La comtesse de Tanlay, Mme Meyer, la vicom- tesse de Broutel, Mme Hochon en robe de bal, Mme Lippman, Mme Adam, Mme Jules Ferry, prince Troubetzkoï, comte de Turenne, Gounod, Déroulède, baron de Saint-Amand, baron de Kœnigswarter, Scholl, coiffé d’une toque en fourrure, – on l’appelle Scholoff ; – Floquet, duc de Broglie, prince de Sagan. Du côté des artistes : Rachel Boyer, Kalb, Le- gault, Marsy, Marguerite Caron, Dudlay, Broizat, etc. Deuxième cliché : «J’en passe et des meilleures.» 6/390 HENRI III ET SA COUR 7/390 Et maintenant : Pan! pan! pan! au rideau. À la Comédie française, ça prend cinq bonnes minutes. Premier acte. – Chez Ruggieri. – Cabinet d’alchimiste machiné comme la maison de cam- pagne de feu Robert-Houdin. Murs tendus de vastes tapisseries dissimulant des panneaux à pivots et des portes secrètes. À gauche, grande fenêtre ouverte avec télescope braqué dans la direction des astres… comme l’astronome de la place Vendôme. Près d’une table, sur laquelle on remarque un sablier qui re- tarde, un flambeau du temps et un vieux bouquin de sorcellerie, causent Ruggieri (Sylvain) et Catherine de Médicis (Pierson). Très belle, cette dernière, avec la cape noire, la robe noire brodée de jais et les gants aux armes de France. Ruggieri, lui, a un ample et chaud costume qui me semble, par ces temps froids, le dernier mot du confortable : calotte de velours grenat bien enfoncée sur les oreilles et dalmatique violette bordée de fourrures. Avec une dalmatique semblable, impossible de donner moins d’un louis… pardon, d’un Henri III d’or à un pauvre. Pour égayer nos yeux un peu attristés par ces deux costumes sombres, voici l’entrée des trois mi- gnons : d’Épernon (Le Bargy), Joyeuse (Cocheris) et Saint-Mégrin (Mounet-Sully). Toque empanachée, perles aux oreilles et pourpoint de satin, collier d’or, manteau de velours, à la main une haute canne, ces HENRI III ET SA COUR 8/390 messieurs représentent les copurchies de l’époque. Le plus remarqué est Saint-Mégrin – non pas que son costume grenat à palmes vieil or soit le plus brillant, mais Mounet a coupé sa barbe! Mounet a tondu ses cheveux!! C’est plus qu’une émeute, c’est une révolution. Ses deux amis partis, Saint-Mégrin reste seul avec Ruggieri, et alors commencent les trucs : appa- rition de la duchesse de Guise (Brandès) dans un mi- roir; apparition de la même duchesse étendue sur un canapé de velours, et enfin arrivée mécanique dudit canapé au milieu de la scène, portant Brandès tou- jours endormie. Puis disparition féerique (déjà!) de la même Brandès. Si bien que Saint-Mégrin s’écrie ahuri : Oh! ma tête, ma tête !… Pauvre Mounet ! il regrette ses cheveux!… Applaudissements à l’entrée du duc de Guise (Febvre), qui a reproduit magnifiquement les traits du Balafré. Sourcils froncés, barbe rousse, teint allu- mé, visage coupé par la fameuse balafre. Costume en velours noir avec d’immenses bottes en cuir fauve. Un beau type de reître. Il trouve sur le canapé le mouchoir de la duchesse. Le sablier marque mal l’heure, mais le mouchoir est bien marqué. Je prévois des choses très graves. HENRI III ET SA COUR 9/390 Deuxième acte. – Au Louvre. – Hautes murailles dorées, ornées d’H et de salamandres. Lustres garnis de bougies roses. À gauche, un dais de velours bleu bordé de fleurs de lis surmontant un trône avec H broché en or. Ravissant, le tableau présenté par les mignons jouant au bilboquet, faisant de l’escrime ou engageant une partie d’échecs. Dans le fond, aux portes, les gardes immobiles, avec le casque, la halle- barde et le justaucorps bleu à étoiles d’or. Quelques accords d’orgue et entrée du cortège royal : Henri III (Worms) tout en noir, avec le cordon bleu du Saint- Esprit, à la main un livre d’heures; à la ceinture un chapelet. Figure livide, barbe rare sourire inquiétant, lèvres minces, une merveilleuse physionomie de vi- cieux et de fourbe; la reine Catherine : la cape du premier acte est remplacée par une robe de satin noir avec appliques de fleurs de lis en velours (ils aiment le noir dans cette famille-là, sans doute parce que c’est une nuance très comme il faut); puis des gardes, des seigneurs et des masses de petits pages dont le costume m’a paru peu réussi. Présentation successive de Bussy (Baillet), bien campé dans un costume de velours frappé, et du duc de Guise, en lourde armure noir et or. Un costume un peu chaud pour venir à la cour, comme le lui fait observer Henri III. La scène de provocation entre le duc et Saint-Mégrin produit un gros effet. Le duc se retire en de-Guisant sa fureur. HENRI III ET SA COUR 10/390 Pendant l’entr’acte, petit tour au foyer des ar- tistes, très animé et présentant, avec ses hautes mu- railles garnies de toiles historiques et ses person- nages en costume, assis autour de la vaste cheminée un coup d’œil des plus pittoresques. Beaucoup de jo- lies femmes : Mmes Baretta, Marsy, Samary, Rachel Boyer, en tenue de ville, viennent féliciter leurs ca- marades empanachées. Discussion intéressante pour savoir si l’on doit prononcer l’u dans duc de Guise. On dit aiguiser, mais on dit Guy de Maupassant. On interroge Ca- det : «Moi je prononce à ma guise.» C’est une solu- tion.
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