CODESRIA IRD DAKAR PARIS La fête de la Tabaski en milieu urbain au Sénégal Enjeux culturels, sociaux et économiques Rapport de recherche Sous la direction d’Anne-Marie Brisebarre CNRS Paris A Décembre 2003 CODESRIA IRD DAKAR PARIS La fête de la Tabaski en milieu urbain au Sénégal Enjeux culturels, sociaux et économiques Rapport de recherche Sous la direction d’Anne-Marie Brisebarre Sada Mamadou Ba, Virginia T. Bruzzone Dior Fall, Papa Demba Fall Ndiawar Kane, Liliane Kuczynski Mame Yassine Sarr, Abdou Thiam CNRS Paris A Décembre 2003 Nos informateurs ! Tel est le nom que les anthropologues donnent aux personnes auprès desquelles ils essaient de comprendre le sens des pratiques qu’ils observent « sur le terrain », dans une société particulière et à un moment donné. Ceux d’entre eux qui se révèlent particulièrement intéressants – et intéressés par notre travail de fourmis – et avec lesquels l’empathie est telle que le dialogue s’instaure et se prolonge, nous les appelons nos « informateurs privilégiés ». Mais n’est-ce pas le chercheur qui a le privilège de rencontrer ainsi, tout au long de ses missions, des hommes et des femmes qui lui donnent un peu ou même beaucoup de leur temps, qui le reçoivent dans leur maison, au sein de leur famille et l’invitent à partager les moments d’intimité et de sacré que sont leurs fêtes ? A tous nos informateurs privilégiés, nous voulons dire notre gratitude. Ce rapport n’aurait jamais existé sans les familles qui nous ont accueillis au Sénégal. La légendaire teranga sénégalaise n’est pas un vain mot ! Paris, décembre 2003 L’équipe de recherche AVANT-PROPOS POURQUOI S’INTÉRESSER À LA FÊTE DE LA TABASKI ET À LA FAÇON DONT ELLE EST VÉCUE PAR LES CITADINS SÉNÉGALAIS ? Cette question, beaucoup de nos « informateurs » nous l’ont posée, souvent dès notre première rencontre, lorsqu’ils s’enquéraient des raisons de notre présence au Sénégal. Une recherche sur la Tabaski ? Mais qu’y a-t-il à apprendre sur la Tabaski ? Une telle interrogation de la part de ceux qui pouvaient apparaître comme les premiers intéressés ne m’a pas surprise. Au Maroc, en 1994, la même question avait été déjà été formulée par un agronome en poste dans un organisme de recherche, alors que je travaillais sur la fête de l’Ayd al-kabîr. Sans attendre ma réponse, et de façon un peu péremptoire, une réflexion avait suivi : on sait tout de l’Ayd al-kabîr ! Que voulez-vous savoir ? Cette proposition, je l’avais saisie comme une offre de devenir mon « informateur privilégié » et les questions avaient fusées, nombreuses et précises. Mon interlocuteur, pourtant professionnellement compé- tent lorsqu’il s’agissait d’élevage, de circulation et de commercialisation d’animaux, avait rapidement avoué ses lacunes. On ne savait donc pas tout sur la fête de l’Ayd al-kabîr et sur les multiples facettes de sa prépa- ration et de sa célébration, surtout dans le contexte des grandes villes modernes. En Mauritanie, dans le cadre de notre recherche collective sur le sacrifice musulman, un collègue, professeur à l’Université de Nouakchott, avait proposé à ceux de ses étudiants de sociologie qui le désiraient d’observer la fête de l’Ayd dans leur famille. Une observation préparée ensemble, par des réunions et des discussions sur le guide d’enquête que nous avions mis au point. Trois étudiants acceptèrent la proposition considérée comme un « devoir » dans le cadre de leur année universitaire. La réaction de leurs parents fut d’abord de l’étonnement. Car ils se posaient eux aussi la même question. Mais les interrogations de leurs fils sur leurs pratiques et sur le sens du rituel, le regard qu’ils portèrent sur le rôle de leur mère dans toutes les étapes de cette fête, mais aussi leur participation active de jeunes adultes à un rituel qu’ils avaient jusqu’alors vécu en tant qu’enfants, tout cela fit changer l’appréciation que ces pères de famille portaient sur un tel « devoir universitaire » : il était devenu source de dialogue entre deux générations. Quant à nous, nous apprîmes beau- coup de nos jeunes enquêteurs et des comparaisons qu’ils firent entre eux, lors de nos réunions après la fête : car, tous Mauritaniens, ils étaient cependant d’origines ethniques différentes (Maure, Peul, Soninké). Nous le sentions dès nos premiers contacts, il y avait – et il y a encore, même après trois observations de la fête – beaucoup à apprendre en vivant, au quotidien, cette période intense de la Tabaski dans les grandes villes. Par ses dimensions multiples, à la fois culturelles, sociales, économiques, techniques, symboliques, la Tabaski se présente comme un « fait social total », au sens où l’entend Mauss. Elle constitue un indicateur particu- lièrement précieux pour l’observation de la société sénégalaise en voie d’urbanisation accélérée et en pleine mutation sociale et politique. Elle revêt un caractère national qui transcende les appartenances religieuses. Le jour de la Tabaski, nous a-t-on dit, tous les Sénégalais sont musulmans, et le jour de Noël ils sont tous chrétiens ! L’effervescence dans laquelle la période de la Tabaski plonge chaque année le Sénégal témoigne donc du grand attachement des habitants à cette fête, réinterprétée selon les valeurs locales et n’excluant pas des excès en tout genre. 5 Mais c’est aussi un des moments où se révèlent le mieux les problèmes de toutes sortes que suscite la célé- bration d’une fête dont le centre est un sacrifice sanglant, donc qui nécessite l’entrée dans les villes de dizaines de milliers de moutons, et même de centaines de milliers à Dakar qui, ainsi, se ruralise. « La Tabaski n’a pas de prix, mais elle a un coût ! » Une formule entendue ici ou là, et qu’on cherche à atté- nuer en disant : « La dette ne tue pas » 1 ! Heureusement, car il ne resterait plus grand monde au Sénégal, en particulier dans la capitale, au lendemain de la Tabaski ! Anne-Marie Brisebarre 1 En wolof, Bor du ray ! (Le Matin, 21 février 2002). 6 Anne-Marie Brisebarre I. LA RECHERCHE 1. LES ANTÉCÉDENTS DE LA RECHERCHE ET LA RÉPONSE A L’APPEL D’OFFRES L’Ayd al-kabîr (Grande Fête) — ou Ayd al-Adha (Fête du Sacrifice), appelée Tabaski en Afrique de l’Ouest — est la plus grande fête des musulmans sunnites. Et pourtant, lorsqu’en 1986 j’ai commencé à m’intéres- ser à cette fête et à ses différents enjeux dans le contexte urbain français, j’ai très vite constaté l’extrême pauvreté de la documentation qui s’y rapportait. La documentation anthropologique sur le sacrifice Si le thème anthropologique du sacrifice a donné lieu, durant les dernières décennies, à une importante litté- rature scientifique — elle traite en particulier du sacrifice africain (Cartry, 1987 ; de Heusch, 1986), du sacrifice grec (Detienne et Vernant, 1979 ; Durand, 1986) et du sacrifice védique (Malamoud, 1989) -, jusqu’en 1990 le sacrifice musulman n’avait pas inspiré de travaux comparables. La plupart des études sur le sacrifice musulman dataient et ne se référaient pas à la problématique anthropologique actuelle. Les unes, relevant de la tradition « orientaliste » (Chelhod, 1955 ; Morgenstern, 1966), restaient marquées par la vision évolutionniste de W. Robertson Smith (1889). D’autres, datant surtout de la période coloniale, four- nissaient d’intéressantes notations ethnographiques, en particulier sur le Maghreb (Doutté, 1909 ; Laoust, 1920 ; Westermarck, 1926 ; Dermenghem, 1954). A la fin des années quatre-vingts, des anthropologues marocains ont publié des ouvrages particulièrement intéressants (Hammoudi, 1988 ; Rachik, 1989), auxquels vint s’ajouter, en 1999, la thèse de M. Mahdi ; mais ces études concernent essentiellement le milieu rural. Or l’islam moderne, l’islam transplanté dans les pays d’immigration comme celui des pays musulmans, est démographiquement depuis déjà des décennies un islam urbain. C’est dans ce contexte, et avec une démarche centrée sur l’étude des relations entre les sociétés humaines et leurs animaux domestiques, que j’ai commencé ma recherche sur la fête et le sacrifice de l’Ayd al-kabîr. 1.2. Une recherche individuelle En tant que spécialiste du pastoralisme transhumant, mon premier intérêt a été surtout motivé par l’étude d’un circuit de commercialisation de moutons pour cette fête musulmane : les éleveurs transhumants céve- nols, qui vendaient leurs bêtes aux musulmans d’origine maghrébine résidant dans les garrigues languedo- ciennes, ne connaissaient d’ailleurs ni le nom ni le sens de la fête. Ils reconnaissaient par contre un même goût que le leur pour un certain type de moutons chez ces clients particuliers qui décrivaient les moutons de chez eux comme des « cousins sud-méditerranéens » des races ovines cévenoles (Brisebarre, 1988). Habitant et travaillant à côté de la grande mosquée de Paris, je me suis alors demandé comment faisaient les familles musulmanes vivant dans l’agglomération parisienne pour accomplir le sacrifice qui est au centre de cette fête. Aucune étude n’ayant été menée jusqu’alors, j’ai voulu apporter moi-même des réponses aux 7 nombreuses interrogations nées de cette première enquête : où et à qui ces musulmans urbains achetaient- ils leurs moutons ? Où les gardaient-ils en attendant le moment du sacrifice ? Dans quels lieux et dans quelles conditions le sacrifice était-il accompli ? Quel était donc le statut de cet acte religieux dans le contexte de la France laïque ? A partir de 1987, pendant trois ans, j’ai donc observé l’accomplissement du sacrifice dans divers lieux de la région parisienne (sites municipaux, fermes, cimetière musulman, abat- toirs, etc.) dont le statut était très divers (privé/public ; clandestin/toléré/légal ; urbain/rural ; musulman/non musulman). Il s’agissait de ne pas se contenter des habituels articles de journaux sur « les moutons égorgés dans les baignoires » (Brisebarre, 1989a et b).
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