Toute la lyre Victor Hugo Publication: 1888 Source : Livres & Ebooks Chapitre 1 Aie une muse belluaire, Sinon tu seras dévoré. Le ciel t’offre un double suaire, L’un étoilé, l’autre azuré. Va, revêts-les l’un après l’autre ; Et verse aux hommes, tour à tour, Justicier sombre ou tendre apôtre, Tantôt l’ombre et tantôt le jour. Sois la nuit qui montre les astres ; Puis sois le soleil tout à coup, Témoin des biens et des désastres, Eclairant tout, éclipsant tout. Car tu ressembles au prophète Qui foudroyait et souriait ; Et ton âme de flots est faite Comme l’océan inquiet. Sois par l’aigle et par la chouette Contemplé dans l’horreur des bois ; Sois l’immobile silhouette ; Sois la lueur et sois la voix. Le psaltérion formidable Vibre en tes mains, ô barde roi, Esprit, poète, âme insondable ! Une aurore est derrière toi. L’ange en passant te fait des signes ; Les lions te suivent des yeux ; Et, comme sept immenses lignes S’allongeant de la terre aux cieux, On voit, grâce à toi qui sais lire Dans le coeur des hommes mouvants, L’ombre des cordes de la lyre Sur tout ce que font les vivants. 10 avril 1876 1 Chapitre 2 I Les nuages volaient Les nuages volaient dans la lueur hagarde, Noir troupeau que le vent lugubre a sous sa garde ; Et dans la profondeur blême au-dessous de moi, Si bas que tout mon être en haletait d’effroi, J’aperçus un sommet par une déchirure. Ce faîte monstrueux sortait de l’ombre obscure ; Ses pentes se perdaient dans le gouffre inconnu ; Sur ce. plateau gisait, fauve, terrible, nu, Un géant dont le corps se tordait sur la pierre ; Il en coulait du sang avec de la lumière ; Sa face regardait la nuit triste, et ses pieds, Ses coudes, ses genoux, ses poings, étaient liés D’une chaîne d’airain vivante, impitoyable Et je voyais décroître et renaître effroyable Son ventre qu’un vautour rongeait, oiseau bandit. Le patient était colossal ; on eût dit Deux montagnes, dont l’une agonisait sur l’autre. -Quel est, dis-je, ce sang qui coule ainsi ? -Le vôtre, Dit le vautour. Ce mont dont tu vois les sommets, C’est le Caucase. -Et quand t’en iras-tu ? -Jamais. Et le supplicié me cria : Je suis l’Homme. Et tout se confondit comme fine eau noire, ou comme L’ombre se confondrait avec l’éclair qui luit Sous une grande main qui mêlerait la nuit. Une sorte de puits se fit dans l’insondable ; Le haut d’un autre mont en sortit formidable. L’ombre avait cette horreur dont l’hiver la revêt ; Et j’entendis crier : Ararat ! Il pleuvait. -Qu’es-tu ? dis-je à la cime âpre et des vents fouettée. -J’attends l’arche ; et j’at- tends la famille exceptée. -Quelle arche ? -Il pleut ! il pleut ! -Et le reste ? -Englouti. Quoi ! dis-je, est-on créé pour être anéanti ? O terre ! est-ce ta faute ? O ciel ! est-ce ton crime ? Mais tout déjà s’était effacé dans l’abîme. 2 Une flaque de bleu soudain perça l’amas Des grêles, des brouillards, des vents et des frimas ; Un mont doré surgit dans cet azur terrible ; Là, sans frein, sans pi- tié, régnait la joie horrible ; Sur ce mont rayonnaient douze êtres sereins, beaux, Joyeux, dans des carquois ayant tous les fléaux ; La nuée autour d’eux tremblait, et par les brèches Le genre humain était la cible de leurs flèches ; On voyait à leurs pieds l’amour, les jeux, les ris ; Où l’on ne voyait rien on entendait des cris. Une voix dit : Olympe ! Et tout croula. L’espace, Où l’informe à jamais flotte, passe et repasse, Redevint un bloc noir ; puis j’entendis un bruit Qui fit une ouverture éclatante à la nuit, Et je vis un sommet montré par les tonnerres ; Les vieux pins inclinaient leurs têtes centenaires, L’aigle en fuite semblait craindre d’être impor- tun ; Et là je vis quelqu’un qui parlait à quelqu’un, Un homme face à face avec Dieu dans un rêve ; Un prophète effrayant qui recevait un glaive, Et qui redes- cendit plein d’un céleste ennui Vers la terre, emportant de la foudre avec lui. Et l’infini cria : Sinaï ! Puis la brume Se referma, pareille à des nappes d’écume. Les vents grondaient ; le gouffre était au-dessous d’eux, Noir dans l’immensité d’un tremblement hideux. Soudain, comme heurté par quelque ouragan fauve, Il s’ou- vrit ; et je vis une colline chauve ; Le crépuscule horrible et farouche tombait. Un homme expirait là, cloué sur un gibet, Entre deux vagues croix où pendaient deux fantômes ; D’une ville lugubre on distinguait les dômes ; Et le supplicié me cria : Je suis Dieu. Les nuages erraient dans des rougeurs de feu ; J’entendis dans la nuit redoutable et sévère Comme un souffle d’horreur qui murmurait : Calvaire ! L’obscurité fai- sait des plis comme un linceul. Pâle, je contemplais, dans l’ombre où j’étais seul, Comme on verrait tourner des pages de registres, Ces apparitions de montagnes sinistres. 2 juillet 1856. II LES ÉVANGÉLISTES Sur des livres où rien n’était écrit-encore, Quatre hommes méditaient quand mourut l’homme-Dieu ; Tournés au nord, au sud, au couchant, à l’aurore, Ces hommes se nommaient Luc, Jean, Marc et Matthieu. Pendant que sur leur noir registre Tombait l’ombre du mont sinistre, Et qu’ils rêvaient, battus des vents, On vit, sur la croix qui nous navre ; Les clous de l’immense cadavre Grandir et devenir vivants. 3 Le premier clou devint un aigle à forme étrange, Le second fut un boeuf, le troi- sième un lion, Le quatrième prit la figure d’un ange Ayant l’éclair pour aile et pour oeil le rayon ; Puis, s’envolant du haut calvaire, Ils quittèrent l’arbre sévère, Ils quit- tèrent l’affreux, chevet, Et chacun, dans l’ombre où nous sommes, À l’oreille de ces. quatre hommes Vint raconter ce qu’il savait. 4 avril 1854. III Comme leurs yeux troublés Comme leurs yeux troublés de sentiments contraires Se baissaient devant lui, Il dit : Allez en paix ! allez en paix, mes frères, Vous qui m’avez trahi ! Vivez, et que jamais sous vos pas ne s’entr’ouvre Un piège inattendu, Que la main du Seigneur vous assiste et vous couvre, Vous qui m’avez vendu ! IV BOURGEOIS PARLANT DE JÉSUS-CHRIST - Sa morale a du bon. -Il est mort à trente ans. - Il changeait en vin l’eau. -Ça s’est dit dans son temps. - Il était de Judée. -Il avait douze apôtres. - Gens grossiers. - Gens de rien. -Jaloux les uns des autres. - Il leur lavait les pieds. -C’est curieux, le puits De la Samaritaine, et puis le diable, et puis L’histoire de l’aveugle et du para- lytique. - J’en doute. -Il n’aimait pas les gens tenant boutique. - A-t-il vraiment tiré Lazare du tombeau ? - C’était un sage. -Un fou. -Son système est fort beau. - Vrai dans la théorie et faux dans la pratique. - Son procès est réel. Judas est authen- tique. - L’honnête homme au gibet et le voleur absous ! - On voit bien clairement les prêtres là-dessous. - Tout change. Maintenant il a pour lui les prêtres. - Un me- nuisier pour père, et des rois pour ancêtres, C’est singulier. -Non pas. Une branche descend, Puis remonte, mais c’est toujours le même sang ; Cela n’est pas très rare en généalogie. - Il savait qu’on voulait l’accuser de magie Et que de son supplice on faisait les apprêts. - Sa Madeleine était une fille. -A peu près. - Ça ne l’empêche pas d’être sainte. -Au contraire. - Etait-il Dieu ? -Non. -Oui. -Peut-être. -On n’y croit guère. - Tout ce qu’on dit de lui prouve un homme très doux. - Il était beau. -Fort beau, l’air juif, pâle. -Un peu roux. - Le certain, c’est qu’il a fait du bien sur la terre ; Un grand bien ; il était bon, fraternel, austère ; Il a montré que tout, excepté l’âme, 4 est vain ; Sans doute il n’est pas dieu, mais certe il est divin. Il fit l’homme nouveau meilleur que l’homme antique. - Quel malheur qu’il se soit mêlé de politique ! V Du songe universel Du songe universel notre pensée est faite ; Et le dragon était consulté du pro- phète, Et jadis, dans l’horreur des antres lumineux, Entr’ouvrant de leur griffe ou tordant en leurs noeuds D’effrayants livres pleins de sinistres passages, Les monstres chuchotaient à l’oreille des sages. VI INSCRIPTION Un sculpteur, qui vivait voilà bien trois mille ans, Fit pour le noir Pluton, qu’en leurs cachots brûlants Les ombres ont horreur de voir au milieu d’elles, Ce temple, qu’aujourd’hui Dieu donne aux hirondelles. 17 juillet 1846. VII Quand Auguste mourut Quand Auguste mourut, Rome, donnant l’exemple, Sur le mont Palatin lui fit bâtir un temple ; Et Livie y dressa des figures d’airain ; Elle mit au sommet du fron- ton souverain Neptune et Jupiter, et sous le péristyle Le mime Claudius et le dan- seur Bathylle VIII Quand le vieux monde dut périr Quand le vieux monde dut périr, sombre damné, Quand l’empire romain d’hor- reur fut couronné, Chaque vice vint faire au monstre une caresse. ; Luxure, Gour- 5 mandise, Avarice, Paresse, Colère, Envie, Orgueil, vinrent ; sur les sept monts Rome vit se dresser debout les sept démons ; Tout fut dit.
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