L’homme et/ou l’œuvre Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, de Fernando García François Delprat Université Sorbonne nouvelle – Paris 3 a biographie, développée à travers les siècles comme un genre adaptable à des conceptions et des fonctions très diverses, changeantes et polymorphes, L accentue au xixe siècle l’intérêt pour l’individu en soi. Au xxe siècle des varia- tions s’attachent à saisir une œuvre et son créateur dans le vaste mouvement de la culture de son temps, prétendant parfois même à une vision prophétique en construisant un contexte historique qui revêt la vie d’une personne et ses travaux ou réalisations d’une portée à long terme. Ces biographes semblent ne pas craindre les contradictions que rencontre quiconque tente de recréer l’expérience propre à une personne, dans un contexte du passé, tout en considérant l’un et l’autre sous l’angle de la postérité. C’est ainsi que la vie du peintre Antonio Berni pourra se structurer selon une chronologie d’histoire d’une vie : naissance, enfance, forma- tion, développement et avatars de sa personnalité d’artiste, âge adulte et mort, où dès le départ l’idée de personnalité artistique met en jeu des facteurs personnels et des influences et des données contextuelles et des péripéties imprévues. Cette démarche pourra également marquer la distance propre à l’historien qui ne saurait concevoir un destin individuel sans l’inscrire dans les repères de l’histoire, tour à tour politiques, sociaux, économiques, culturels, et, de manière plus ou moins explicite, prendre en charge les différentes dimensions de la présentation de la personne : vision objective, exploration d’une subjectivité, expression intime par moments. Le besoin de rendre compte de l’ensemble de l’œuvre picturale rend la biographie plus complexe encore, vision d’une œuvre selon la perception en diffé- rents temps et qui tienne compte des facteurs de réception sans cesse changeants. Les actions de chacun des partenaires rencontrés par Berni sont vues en fonction de ce que le biographe est parvenu à documenter mais aussi dans une intention : 194 François Delprat modifier la vision que le public va devoir retenir aujourd’hui d’une œuvre qui, inévitablement, occupe le premier plan et renvoie la personne du peintre, son créateur, à l’état de simple facteur originel. La biographie peut-elle empêcher cet effacement de la personne derrière l’œuvre ? La problématique rencontrée par le biographe touche à la fois à la personne dans sa dimension existentielle, aux composantes de sa vie privée et à sa façon de s’inscrire dans le mouvement de l’histoire. L’écriture pose aussi la question de l’auteur de la biographie dont la présence est tantôt masquée, tantôt vigoureu- sement affirmée. C’est sous ces divers angles qu’il faut suivre la démarche de Fernando García dans la biographie consacrée au peintre argentin Antonio Berni. D’abord quelles ressources permettent de connaître l’homme et son œuvre : la collecte des faits saillants de sa vie, un point qui englobe aussi une grande vision panoramique de son œuvre ; puis comment le livre répond à un besoin de les faire connaître, compte tenu de ce que l’on y décèle de l’horizon d’attente actuel ; et enfin la variété des formes de discours : énonciation et distance par rapport à l’homme biographié et son œuvre, ainsi que la relation, ici très apparente, entre le témoin écrivain et les témoignages sollicités. Connaître Antonio Berni (Rosario, 1905 – Buenos Aires, 1981) : enquête Les catalogues des expositions de 2005 et de 2006 montrent que le travail de Fernando García sur la biographie d’Antonio Berni s’inscrit dans une ligne par- ticulièrement active de mise en valeur de la peinture argentine contemporaine. Le journaliste auteur du livre a d’ailleurs participé à la rédaction des catalogues. J’incline à considérer que le livre lui-même est une des manifestations lancées par divers partenaires animateurs de la vie culturelle à l’occasion du centenaire de la naissance d’Antonio Berni, afin de réactiver une consécration institutionnelle déjà largement commencée du vivant du peintre, comme le montrent les expo- sitions et les récompenses en Argentine entre 1960 et 1980 et les expositions à l’étranger. Sa vie et son œuvre ont pris un sens d’art engagé, comme l’ont montré les hommages du public lors de sa mort en 1981 ; ils ont revêtu une signification particulière, puisqu’il était considéré comme lié à la gauche intellectuelle et artis- tique (proche du Parti Communiste) en des années où l’Argentine vivait la terrible répression des Juntes militaires (1976-1983). Aussi le contexte politique et social de l’Argentine du xxe siècle et de grands événements et de grands mouvements de l’histoire sociale et politique vont-ils entourer ce qui ne tarde pas à se donner comme une histoire de l’art vue à travers un artiste. Les sources nombreuses repérées par la bibliographie comportent encore nombre de catalogues de ces expositions et surtout des publications dans la presse, Los ojos. Vida y pasión de Antonio Berni, de Fernando García 195 principalement en Argentine, ainsi que quelques opuscules consacrés à la vie et l’œuvre du peintre, comme un ouvrage de Roger Plá, Berni (Buenos Aires, Losada, 1945), un autre du peintre Emilio Petorruti, Un pintor ante el espejo, (Buenos Aires, Solar/Hachette, 1968). Plusieurs livres sont souvent cités, comme celui de Rafael Squirru, Berni (estudio crítico-biográfico) (Buenos Aires, Dead Weigt, 1975), les entretiens avec le peintre publiés à l’occasion de l’exposition de 1976 (J. Viñals, Berni. Palabra e imagen, Buenos Aires, Galería Imagen, 1976), repris, avec d’autres interviews du peintre et des essais et des lettres dans un très utile recueil, Antonio Berni: escritos y papeles privados (Buenos Aires, Temas, 1999). Les notes de la biographie montrent la fréquence des emprunts à ces documents dont la plupart font état d’une information directe auprès du peintre et d’une connaissance de ses faits et gestes grâce à la proximité de leurs auteurs et au suivi de la réalisa- tion des tableaux et parfois même de la fortune plus ou moins favorable qui les a accompagnés. Fernando García s’est appliqué à rencontrer le plus grand nombre possible de contemporains de Berni susceptibles de lui parler du peintre. La grande longé- vité de celui-ci a fait que des amis et compagnons de sa carrière d’artiste sont morts avant lui, comme Lino Enea Spilimbergo, ami le plus proche tant dans les étapes successives des choix de la création picturale que dans les actions dans le milieu de l’art et dans les groupes militants d’action culturelle, sociale et poli- tique. Les artistes de la génération suivante ont été mis à contribution, ceux qui se déclaraient influencés par Berni et ses compagnons, quelques disciples déclarés ou proches collaborateurs comme Carlos Alonso qui gardait de ses années de jeunesse des documents, photos et tableaux. De nombreux détails sur l’art et la personnalité de Berni ont été retranscrits d’après des entretiens directs avec des peintres qui ont été les assistants de Berni dans son atelier, soit à Buenos Aires, soit à Paris, parfois passant d’un côté à l’autre de l’Atlantique, comme Alejandro Marcos, Kulianos et d’autres. Les témoignages écrits ou enregistrés viennent avant tout de la famille de Berni : des cousins et neveux de Rosario pour les années de son enfance et de sa jeunesse dans la Province de Santa Fe où il était né, d’un père descendant de parents immigrants piémontais, tailleur de son métier à Rosario et marié à une fille de cultivateurs moyens propriétaires à la Chacra de Roldán. Puis sa fille Lily Berni (née de son mariage en 1927 avec la sculptrice française Paule Cazenave) et son fils José Antonio Berni, né de son deuxième mariage, avec Nélida Gerino. Les nombreux emprunts à leurs souvenirs enregistrés au cours de divers entretiens occupent une place d’autant plus significative que chacun a été le témoin de périodes différentes dans la création du peintre et aussi que, devenus héritiers du peintre, ils étaient fort bien informés de la destinée des tableaux, en particulier de ceux qui n’étaient pas entre les mains de particuliers et que les marchands de 196 François Delprat tableaux et les musées se disputaient. Leurs témoignages sont particulièrement importants pour construire une image de la vie privée de l’artiste, tous les petits côtés d’un grand personnage, absorbé par l’art et la « vie d’artiste », moins attentif à ses enfants que ceux-ci ne l’auraient voulu. Les très nombreux amis qui ont été sollicités n’ont pas tous apporté autant de connaissance à la vie de Berni, mais ils ont donné des précisions sur les relations de Berni avec le milieu social et le milieu politique, en particulier à partir de 1962, quand son Premier Prix de la Biennale de Venise (catégorie Gravure) voit monter l’étoile du succès dans le milieu des marchands de tableaux et de leurs acheteurs plus ou moins fortunés, d’abord en Argentine, puis à Paris et dans d’autres grandes villes du monde. Trois témoins occupent une place éminente dans les chapitres consacrés à cette étape du succès qui dure jusqu’à la mort du peintre : ce sont les femmes qui se sont succédé dans la passion amoureuse du peintre. D’abord les deux épouses, qui ont assumé la plus grande part de l’administration de la vie matérielle, notam- ment la destinée commerciale des tableaux et objets sortis de l’atelier de Berni (la seconde surtout, par son appartenance à une famille riche de Buenos Aires).
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