CINQUIÈME PARTIE LES LUEURS DU COUCHANT LA FAMILLE D'ESTRÉES A LA FIN DU RÈGNE DE LOUIS XIV — 86 CHAPITRE XIV LE PROGRESSIF EFFACEMENT DE LA RACE AINEE. LES DEUX FILS DE FRANÇOIS-ANNIBAL II L'éclat jeté sur le nom d'Estrées par le cardinal, son frère le maréchal Jean, et son neveu Victor-Marie, ont un peu détourné l'attention de la race aînée, dont on ne peut dissimuler le pro- gressif effacement. L'ambassadeur, François-Annibal II, avait eu de sa femme, Catherine de Lauzières Thémines, trois fils, dont le second, Pons-Charles, né le 1" avril 1650, mourra capitaine de vaisseau à 22 ans, le 5 mai 1672, sans qu'on en sache plus long sur lui. Arrêtons-nous aux deux survivants : l'aîné François- Annibal III et le cadet Jean. 1. François-Annibal III, duc d'Estrées. François-Annibal III, né le 30 septembre 1648, marquis de Coeuvres, de Thémines, de Cardaillac, comte de Tourpes et de Nanteuil, est un grand seigneur assez insignifiant. Son blason est, par contre, le plus beau du monde. D'après le Père Anselme, il se définit ainsi : écartelé au 1, d'argent à l'osier de sinople, qui est Lauzières ; au 2, de gueules à deux chèvres d'or passantes, posées l'une sur l'autre, qui est Thémines ; au 3, de gueules à un lion lampassé d'argent, accompagné de besans de même, mis en orle, qui est Cardaillac ; au 4, d'or à 3 fasces de sable au chef et d'hermines, qui est de Lodève, et, sur le tout, écartelé d'Estrées de la Cauchie. Il est vraisemblable qu'à l'exemple des siens le nouveau marquis de Coeuvres débute de bonne heure dans l'armée. tf chanoine Villette, dans l'oraison funèbre qu'il fera de sa pre- mière femme, le montrera « marchant sur les généreuses traces la de ses ancêtres par les difficiles sentiers du travail et de milice et cela au moment de son mariage, cest-a- », justement i dire à 22 ans. Rien, à ma connaissance, ne permet de dire il a ne vois qu'il so" quelles campagnes pu participer. Je pas un jamais devenu, comme son père, lieutenant général. Mais Armoiries de François Annibal III duc d'Estrées, marquis de Thémines. (Collection De Bertier.) — 87 — texte formel, que je relève dans les Archives Municipales de Laon, le qualifie encore le 19 octobre 1682 de « colonel du régiment d'Auvergne ». Le 10 février 1670, il épouse, sous l'influence de son oncle, la charmante mais infidèle Madeleine de Lionne. Il en a cinq enfants : un fils et quatre filles : le 15 août 1671, Constance- Eléonore; le 28 octobre 1678, Marie-Yolande ; le 1" février 1680, Marie-Félicité Perpétue; le 3 septembre 1682, Louis- Armand; le 28 novembre 1683, Louise-Hélène. Madeleine de Lionne meurt prématurément, à Paris, âgée de 30 ans, après 14 ans de mariage, et dans le 4e mois d'une nouvelle grossesse le 18 septembre 1684. Elle succombe à une saignée maladroitement faite, à ce qu'on raconte, ou, selon l'explication, assez énigmatique, du Mercure de France, « à une fièvre qui lui cause un transport au cerveau. » — « La mort de Mme de Coeuvres est étrange, écrit Mme de Sévigné... Hélas ! comme cette mort va courant partout, et attrapant de tous côtés! » La mère de la défunte, la fameuse Mme Hughes de lionne, veuve depuis 1671, et sortie dès lors du couvent où on l'avait reléguée, doit lui survivre jusqu'en 1704 : « Elle avait tout mangé, il y avait longtemps, constate Saint-Simon (1), et vivait dans la dernière indigence, dans sa même hauteur. » François-Annibal III est sans doute ému de la mort de sa femme. Toujours est-il qu'il lui fait faire les plus pompeuses funérailles. Pour une raison ignorée, lui-même n'y assiste pas ; son frère l'évêque duc de Laon, y préside et officie, et il adresse a son oncle, le cardinal, alors à Rome, et qui la lui a sûrement demandée (souvenir, amour, regret sans doute), une relation minutieuse, sinon toujours claire pour nous (2). Je crois devoir m'y arrêter. L'évêque commence par cette constatation : « La province de l'Ile de France, et la ville de Soissons en particulier, n'ont donné jamais de plus grandes marques de leur affection et de leur attachement à notre maison qu'elles viennent de faire. » Ayant annoncé qu'il se rendrait à Soissons dès le 16 décembre 1684, pour assister, les quatre jours suivants, aux cérémonies pré- vues, a peine y est-il arrivé toute la noblesse, les corps de la que ville, « les dames même en assez grand nombre » viennent lui présenter des compliments de condoléances. Le 17 des ecclésiastiques et aumôniers se font remettre le cercueil confié aux moines de Longpont. Je crois pouvoir conclure qu'il se trouvait à Longpont bien que l'évêque néglige e k dire. Ils le disposent dans un char de deuil orné des armes — 88 — de la maison, en broderie, attelé de chevaux caparaçonna de housses traînant jusqu'à terre. Les maréchaussées de Soissons et de Crépy marchent en tête ; les gardes suivent au nombre de 30, un flambeau à la main. Une escorte de 100 gentilshommes dont 4 portent les coins du poêle entourent le char. A mesure qu'on avance, leur nombre s'accroît si bien qu'il se trouve à peu près doublé quand on approche de Soissons. Alors toutes sortes de carrosses portant des personnes de qualité, les dames de la ville, celles de la campagne, prennent la suite du convoi. « A la hauteur du premier pavé », dit l'évêque, et je ne sais trop ce qu'il entend par là, (peut être le début d'une route pavée à légère distance de l'antique cité), 24 petits pauvres de l'hôpital et 12 valets de la municipalité, portant chacun d'une main un flambeau, car la nuit est venue, et, de l'autre, agitant une cloche, précèdent le cortège jusqu'au « dernier pavé ». Là se trouve, rangée en haie, la compagnie des cent bourgeois arque- busiers, les officiers baissant piques et drapeaux, et les tambours voilés battant leur marche funèbre. Les arquebusiers reprennent alors la tête du convoi jus- qu'aux portes, où attend le maire, accompagné de ses échevins, Il fait un discours de circonstance, et, toutes les cloches de toutes les églises sonnant, le cortège s'achemine vers l'église des Feuil- lants. Celle-ci, éclairée, a été tendue de la voûte jusqu'à terre, magnifiquement décorée, et agrandie d'un vestibule couvert de toile. Là, sur une estrade haute de quatre degrés, le cercueil est déposé, couvert d'écussons en broderie aux armes d'Estrées, de Thémines, de Lionne. Et, devant le corps, l'évêque de Soissons commence les prières. Le lendemain, lundi 18, se succèdent dans la petite église défilés et processions : chapitres de la cathédrale et de l'église Saint-Pierre, paroisses et communautés religieuses. Cependant dans la cathédrale, en présence de l'évêque de Laon, celui de Soissons dit une grande messe à laquelle viennent et assistent en corps les magistrats, tandis que le soir, entre 4 et 5 heures, dans l'église des Feuillants, le même prélat, devant la même assistance encore accrue, fait dire les matines et, suivant les rites accoutumés, descendre le corps dans le caveau. de Le mardi 19, grand service encore à la cathédrale, suivi grand dîner chez l'évêque de Laon. Le mercredi 20, de Laon lui-même dit encore » l'évêque M messe aux Feuillants, et, à l'offertoire, M. Villette, docteur la Faculté de Paris et chanoine de l'église de Laon, prononce l'oraison funèbre de la défunte. -89 - Cette oraison nous est parvenue. Elle trahit une imitation sensible de celle d'Henriette d'Angleterre par Bossuet, et suffi- rait, à elle seule, à montrer la profonde répercussion de l'élo- quence du grand orateur. Naturellement sans aucune réserve, (Bossuet en insinuait quelquefois), le chanoine de Laon fait l'éloge de la marquise décédée. « Dame accomplie aux yeux du monde, déclame-t-il, elle a su garder avec le monde tous les dehors et toutes les bienséances qui convenaient à son sexe et à son rang pour mériter son estime. » Il entonne un dithyrambe en l'honneur du père, Hughes de Lionne, « ce grand ministre que le seul mérite éleva à un des premiers rangs du royaume, fidèle dépositaire des clés de l'état, sage en ses conseils, prudent dans ses entreprises, infaillible dans ses mesures... incapable de se tromper et d'être trompé ». Il observe sur la mère un silence avisé, et concentre sur la fille une apologie ignorante, ou qui se plaît à l'être, de ses désordres de jeunesse. « Les années, poursuit- il, en lui apportant chaque jour des grâces nouvelles, lui appor- tent chaque jour de nouvelles vertus, et en même temps qu'elle commence d'éblouir par l'éclat de ses charmes naissants, elle commence de charmer encore plus par le premier feu de son esprit. » Il est difficile d'être plus galant. Avec raison sans doute il loue en Madeleine de Lionne « une politesse sans affectation... une parfaite connaissance des usages et des maximes du grand monde... une douceur char- mante ». Puis passant aux qualités de l'esprit, il vante en elle comme avait fait Bossuet dans la duchesse d'Orléans, « un goût qui était la règle du bon goût » — « On pouvait, ajoute-t-il, être sûr de plaire quand on était assez heureux pour lui avoir plu. » Les qualités de coeur ont leur tour : désintéressement, modé- ration, confiance, moeurs exactes et pures, modestie.
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