Sur Nos Écrans

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Document generated on 09/23/2021 9:03 a.m. Séquences La revue de cinéma Sur nos écrans L’année de la femme Number 81, July 1975 URI: https://id.erudit.org/iderudit/51363ac See table of contents Publisher(s) La revue Séquences Inc. ISSN 0037-2412 (print) 1923-5100 (digital) Explore this journal Cite this review (1975). Review of [Sur nos écrans]. Séquences, (81), 39–47. Tous droits réservés © La revue Séquences Inc., 1975 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ WOMAN UNDER THE INFLUENCE • frémissements et les vibrations les plus inat­ Certains cinéastes conçoivent leurs tendus. On retrouve dans A Woman Under the films par grandes séquences, d'autres Influence son besoin fougueux de faire éclater les créent en fonction de la beauté, de la masques des conventions sociales et psychologi­ signification et de l'efficacité du plan, ques et sa soif insatiable d'étreindre jusqu'à épui­ plusieurs songent avant tout à l'effet global et sement le temps qui passe et qui blesse les êtres. à la fluidité de l'ensemble. John Casavetes ap­ Eloigné de toutes formes de formalisme, le ciné­ partient à la première catégorie de créateurs, ma de Cassavetes plonge au coeur même du réel à la race de ceux qui recherchent premièrement et ouvre la voie à la libération des instincts ré­ la sensation immédiate, la pulsation de l'instant primés ou des frustrations trop longtemps accu­ et la vitalité du moment présent. La force et mulées. l'originalité de Faces, Shadows, Husbands, Minnie Comme Jean Renoir, le réalisateur de Faces and Moskowitz découlaient de l'intensité avec croit que l'environnement façonne et détermine laquelle Cassavetes pressurait chaque instant les comportements des individus. Depuis ses vécu pour en faire jaillir les palpitations, les premiers films, sa quête passionnée de vérité et JUILLET 1975 39 d'authenticité se concentre sur les angoisses, les Certes il indique clairement le sens de ce qu'il illusions et les espoirs fragiles de ceux qui par­ nous donne à voir mais son intérêt fondamental viennent mal à s'intégrer aux normes familiales et se situe au-delà de l'explication logique et de la sociales. Mabel Longhetti (Gena Rowlands), l'hé­ simple démonstration sociologique. Il veut plu­ roïne de A Woman Under the Influence, vou­ tôt faire remonter à la surface et faire exploser drait pouvoir manifester ouvertement et direc­ sur l'écran les tensions souterraines, les rages tement son amour à tous ceux avec lesquels elle contenues et les douleurs étouffées qui rongent vit. Complètement ouverte aux multiples sollici­ l'individu. Il place ses personnages dans des si­ tations du réel et débordante d'affection envers tuations où ils se verront obligés d'étaler au grand ceux qu'elle chérit, elle n'établit aucune barrière jour leurs faiblesses, leurs impuissances et leurs affective entre son univers intérieur et son mi­ fragilités. Chez Cassavetes, la caméra devient le lieu familial. Affectueuse et généreuse, Mabel se moyen le plus implacable pour forcer les individus laisse emporter par ses élans affectifs et se laisse à se dévoiler et à se débarrasser des pressions guider par la sincérité de ses épanchements. Or, extérieures qui pèsent sur eux. Dans A Woman la société qui repose sur tout un système très Under the Intluence, les images sont sursaturées élaboré de restrictions, de tabous et de con­ d'émotions violentes car la mise en scène accule venances ne peut accepter les êtres qui réagis­ les êtres dans une espèce de cul-de-sac où ils sent spontanément à leurs émotions vitales. Tou­ ne peuvent que livrer la part la plus secrète, la te une éducation nous a appris à faire taire plus précieuse et la plus tangible d'eux-mêmes. nos instincts, à ne pas manifester trop ouver­ Cassavetes provoque l'individu au plus profond tement nos sentiments et à tamiser nos explo­ de lui-même, l'entraîne à reconsidérer les fon­ sions affectives. Or Mabel se rebelle, à son dements de son existence et le pousse à définir insu, contre toutes ces conventions. Lorsque son point d'insertion dans la société. Nick, son époux, (Peter Falk) ramène à la mai­ Si A Woman Under the Intluence est un film son ses camarades de travail pour le petit dé­ magnétique et hypnotique, c'est parce que le jeuner, elle témoigne à l'un des invités une cinéaste ne recule devant rien pour aller à chaleur et un enthousiasme qui révoltent l'hôte. l'essentiel. Plusieurs commentateurs de l'oeuvre Son geste gratuit, spontané et dépouillé de tout de Cassavetes ont souligné son caractère thé­ intérêt personnel, est perçu comme une vulgaire rapeutique et quelque peu voyeuriste. Personnel­ tentative de séduction. Mabel a un besoin de lement, j'y vois moins une curiosité malsaine proximité physique, de contact direct qui déroute qu'un inextinguible besoin d'arracher coûte que son environnement. Seuls ses enfants com­ coûte les masques trompeurs et les fausses prennent instinctivement sa façon d'établir une certitudes sociales. Comme dans les meilleurs relation viscérale avec les siens et ceux qu'elle films d'Elia Kazan mais de manière bien différentes, rencontre. Ils ne craignent pas d'embrasser leur Cassa\etes est parvenu à mettre au point une mère, de la toucher, de la caresser et de la esthétique du sans issue. Il enferme ses person­ réconforter par les gestes les plus simples. Mabel nages et, par extension, le spectateur, dans une ressemble d'ailleurs à un enfant qui aurait oublié série de situations qui doivent finalement cer­ de grandir, de se plier aux codes d'une société ner de très près leur vérité existentielle. C'est par subtilement régressive et de se protéger par une obstination méticuleuse, patiente et attentive toutes sortes de mécanismes d'auto-défense. qu'il réussit à nous faire vibrer aux désarrois de La mise en scène de Cassavetes piège et Nick qui voudrait pouvoir venir à la rescousse de débusque les forces hypocrites et puritaines qui Mabel mais qui est prisonnier des préjugés et se liguent contre Mabel. Elle étire les séquences des inhibitions de son milieu et de son éducation. jusqu'à ce qu'elles aient révélé et mis à nu Cédant aux instances de sa mère hystérique et toutes les diverses manifestations de l'oppression. d'un psychiatre velléitaire, il accepte de faire Certains critiques ont attaqué la longueur de interner sa femme dans une clinique psychiatri­ l'oeuvre mais celle-ci fonde justement sa nécessi­ que. Avec cette compassion troublante, Cassa­ té dans une dilatation extrême du temps, dans un vetes explore, jusqu'à l'intolérable, les faiblesses éclatement soutenu de la durée. Cassavetes se d'un homme qui aime son épouse mais qui ne passionne moins pour les significations inhéren­ sait pas comment la rejoindre, comment lui témoi­ tes aux situations que pour leur potentiel affectif. gner son affection. Mais plus que le terrifiant ta- 40 SÉQUENCES 81 bleau d'une société incapable d'aimer librement et logique et affectif. A Woman Under the Influence honnêtement, A Woman Under the Influence nous devient ainsi une réflexion admirable sur le jeu fait comprendre, de l'intérieur, l'effondrement même du comédien, sur sa façon de donner vie bouleversant d'une femme qui sombre dans la au personnage et sur ses moyens de se révéler schizophrénie par la force des choses, par l'in­ à lui-même et aux spectateurs. Cassavetes ne se compréhension de son environnement et par la contente jamais des attitudes stéréotypées ou violence de ceux qui ne peuvent accepter sa des comportements psychologiques trop facile­ différence. Avec ses grands yeux hagards et ment prévisibles. Il veut bouleverser les pon­ stupéfiés par la haine qui se déverse sur elle, ses cifs et obliger le comédien à dépister et à faire gestes disloqués et sa démarche cahotique émerger au niveau de la conscience tout son Mabel Longhetti a l'air d'un oiseau meurtri pris potentiel affectif et psychique. D'où le dense dans un piège qui se referme lentement et dont sentiment de vécu qui s'exhale de son dernier film. il ne saisit pas toutes les ramifications. Gena La méthode de Cassavetes permet une homo­ Rowlands, épouse du réalisateur, confère au per­ généité de toute l'interprétation et entretient sonnage la délicatesse écrasée, la sensibilité l'illusion de l'improvisation constante. Illusion piétinée et la bonté fracassée d'une victime d'autant plus étonnante que Cassavetes a écrit glacée d'effroi par l'agressivité et l'égoïsme de tous les dialogues d'un film où tout a été soi­ son milieu. La récurrence des regards terrifiés ou gneusement pensé et élaboré avant le tournage. suppliants, des attitudes crispées et des in­ Curieusement, A Woman Under the Influence ne flexions vocales syncopées intensifie fort juste­ donne jamais l'impression d'avoir été longue­ ment le démantèlement de l'identité et la perte ment fabriqué. On dirait que le film se fait de­ progressive du contact avec la réalité. Rarement vant nous au fur et à mesure qu'il progresse. a-t-on exprimé au cinéma avec une telle lucidité L'art de Cassavetes consiste à éliminer les traces aiguë et une telle énergie visuelle la fragmenta­ d'efforts pour ne conserver que la transparence tion intérieure d'une femme qui s'efforce, sans y des sentiments.

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