Mémoires D'une Anne

Mémoires D'une Anne

MÉMOIRES D'UNE ANNE Anne-Marie Cazalis Mémoires d'une Anne Stock Tous droits réservés pour tous pays © 1976, Editions Stock. 1947, au Café de Flore. Derrière moi, Gréco et Marc Doelnitz. Nous découvrons avec étonnement ce que l'on écrit sur nous et sur les autres. Existentialistes ? Peut- être. Mais si peu. Le titre que je déchiffre : « L'assassin sans visage »... Photo Paris-Match Collection de l'auteu Je danse avec Boris Vian au Club du Vieux-Colombier. Boris devait mourir jeune. Comme mon ami Roger Nimier, qui danse à l'extrême-droite. Boris et Roger ne se connaissaient pas. Nous avons tous l'air un peu absent. Juliette (Gréco) Anne Marie Cazalis). ;s deux Muses de Saint- Germain-des-Prés », rousse (c'est moi) la brune est elle). Photo Georges Photo « Le Matin » ul Valéry, ternel avec moi. me conseillait : La facilité est le emier de tous les ns à condition de jamais s'en vir. » disait aussi : 1 n'y a pas bons souvenirs. » , pardon de ne pas voir écouté ! Photo Georges Damb La danse avec le poète. Le poète, c'est Jean Cocteau. J'ai eu la joie de tourner pour lui « Orphée ». Un petit rôle. A Michèle, Christian et Francis Monod. En souvenir de notre enfance. A chacun de gouverner ses pro- pres diables. ALAIN La vérité est une puissance à la- quelle rien ne résiste et la raison conjure le démon du mensonge. IBN KHALDÛN C'était, en réalité, au moment où il se trouvait en ces lieux que ses yeux les voyaient le moins. Ils regardaient une autre image, ils s'ouvraient à une autre lumière. Etait-ce à un avenir promis ? Etait- ce à un passé irréel ? Quoi que ce fût, c'était une grande délivrance du présent. HENRY JAMES (Terminations) 1 Le magnolia de la rue Barenne Où l'auteur mord un chien. Voyage en Allema- gne. Rencontre avec Adolf Hitler et avec Juliette Gréco. Une éducation protestante. Ce soir il n'y aura pas de départ pour la Chine. Août 1944. La vieille dame et le crocodile. Un déjeuner avec Paul Valéry. Sartre. « Jours de salade ». 11, rue Barenne, à Bordeaux, il y avait un jar- din. Dans ce jardin poussait un magnolia. C'est mon premier souvenir d'enfance. Sous ce magnolia — peut-être est-il toujours là — il y avait les chiens. Il y en avait deux : l'un était un teckel, Paddy, l'au- tre, un chien-loup, s'appelait Rex. C'est éphémère et ça meurt vite, les chiens. Donc, les chiens sont morts. Il n'est resté que le magnolia. Ses feuilles sont larges et on les dirait cirées, glacées. Ses fleurs sont blanches. Rue Barenne, il y avait une maison. C'était la première fois que je disposais d'un peu de chaleur humaine. Je ne veux pas dire que j'étais malheureuse avant — je n'ai jamais été malheureuse. Mais j'étais un peu dispersée, oubliée parfois. J'ai trouvé toute l'affection, toute la tendresse du monde chez mon oncle et ma tante Monod. Cela ne m'empêchait pas de connaître des compli- cations. La première je mordis, à l'âge de trois ans, à la patte et à pleines dents, un chien hargneux qui attaquait tous les passants. Il était aussi haut que moi. Depuis, lorsqu'il m'apercevait, il s'enfuyait. Ma famille s'inquiétait un peu. La jeunesse refuse de se voir comme un âge de la vie. Elle s'imagine être une espèce mortelle. Cha- que génération a son mythe de la mort jeune et ses moribonds exemplaires. Au siècle dernier, la mort à vingt ans s'appelait tuberculose. Les surréalistes lui donnèrent le nom de suicide. Depuis 1935, elle se nomme la guerre. Après 1945, on aimait les sports, la politique, la nuit, les héros de la Série noire, le judo. On décou- vrait la science-fiction, les origines du jazz et toutes les libertés. Nul ne songeait plus à mourir de lan- gueur. Pour mourir de langueur, il faut arrêter le temps. Et le temps, il y a trente ans, prenait le mors aux dents. La mort, notre mort mutuelle, serait brus- que et violente. Il fallait qu'elle fût toujours pré- sente, menaçante, mais sans signes extérieurs précis. Boris Vian fut le grand agonisant de Saint-Ger- main-des-Prés. Il était fort comme un héros de roman policier, et une maladie de cœur le rendait vulné- rable. Tout le monde — et lui le premier — croyait qu'il allait mourir un beau soir, à la fin de la nuit, au milieu d'un chorus de trompettes. Sa mort serait notre cérémonie. Il nous en priva et survécut, bien entendu, par hasard — comme nous tous. Treize ans plus tard, alors qu'il assistait à la projection du film J'irai cracher sur vos tombes, il chercha son souffle dans l'obscurité et, cette fois, ne le trouva plus. La guerre venait de finir. Nos amis allaient d'hôtel en hôtel, une petite valise de carton craquelé à la main, semblables à ces voyageurs traqués du début du siècle. Je rêve d'une photographie imaginaire de cette époque, qui serait un pastiche d'une photo qui me faisait rêver dans L'Illustration reliée de 1914, que je feuilletais lorsque j'étais enfant. On y voyait Guillaume II et son état-major contemplant je ne sais quel désolant spectacle. Guillaume II est à cali- fourchon sur une chaise de jardin et la légende lui fait dire : « Je n'ai pas voulu cela ! » A califour- chon sur les chaises du café de Flore ou de la bras- serie Lipp, les survivants du Saint-Germain-des-Prés de 1944, devenus glorieux ou retournés chez leur mère, entoureraient Jean-Paul Sartre, qui dirait, comme l'empereur d'Allemagne en regardant le spec- tacle affligeant des touristes quotidiens : « Nous n'avons pas voulu cela ! » C'était la fin de l'Occupation. Il ne m'était rien arrivé. Au contraire, j'avais trouvé cela d'autant plus gai que je n'avais jamais faim. Les restrictions m'im- portaient peu. En fin de compte, on s'était beaucoup amusé — à condition, bien sûr, de ne pas être juif ! La première fois que je rencontrai Juliette Gréco, c'était rue Saint-André-des-Arts. Je vis une fillette robuste, trop maquillée, dont les cheveux crêpelés étaient remontés en un savant échafaudage. Elle por- tait une culotte de cheval et un pull-over à col roulé. J'appris qu'elle ne faisait jamais de cheval mais quel- quefois du théâtre. Je la trouvai belle, c'était en 1944. J'appris aussi beaucoup d'autres choses : les années de guerre avaient été sévères pour elle. En 1939, je revenais d'Allemagne où j'étais allée passer mes vacances dans une famille de Hambourg. J'avais trouvé cette famille aimable. En septembre, lorsque je sus que la guerre avait éclaté, je sanglo- tai. Ma grand-mère, chez qui j'habitais, exaspérée par mes larmes, mes évocations d'une Allemagne qui m 'avait paru si belle et si douce, mes incom- préhensions, écrivit à mes tantes, en délaissant un instant les cache-nez kaki destinés à nos soldats (pour qu'ils les fassent sécher sur la ligne Siegfried) : « Cette enfant m'a gâché mon premier mois de guerre. » J'avais une grand-mère étonnante, qui pensait que les hommes devenaient des bêtes après 11 heures du soir. Je n'ai jamais compris pourquoi cette heure précise mais c'était ainsi ! Les hommes se changeaient en bêtes, il fallait s'en méfier. Quand on avait du vague à l'âme, elle nous purgeait. Elle avait, comme cela, quelques idées sur la façon de se tenir dans la vie. J'avais déjà fait beaucoup de voyages, ayant sé- journé en Italie, dans les Pyrénées, en Suisse, à Bor- deaux, à Saintes, dans les Cévennes et à Oran, où l'on m'avait ramenée mais où j'avais l'impression qu'on me refusait un peu. Et pourtant mon grand- père était charmant. Il avait connu Joseph Conrad lorsqu'il était capitaine au long cours. Son père aussi avait été capitaine au long cours. Il était né à San Francisco où il possédait autrefois un immense quar- tier. Mon grand-père Cazalis bramait avec tristesse : — Ah ! si nous avions gardé les terrains de Cali- fornie... Conrad a été une de mes premières lectures. En anglais, car on m'obligeait à lire les textes dans la langue originale. C'était assommant mais il n'y avait pas moyen de faire autrement. J'ai lu Moby Dick à dix ans. Je préférais Jack London. J'ai toujours pré- féré les chiens aux baleines, surtout quand elles ont un aussi mauvais caractère que l'ennemie du capi- taine Achab. Mon grand-père m'aimait bien parce qu'il trouvait que je ressemblais à un petit garçon. C'est vrai que je n'ai jamais été très féminine. Ma grand-mère Dubedat était d'origine bordelaise. C'était la petite- fille d'un corsaire. Il avait été tué en 1790 dans un combat contre les Anglais — ce qui n'était pas le comble du non-conformisme. Sa frégate, La Flore dite américaine, avait été construite à Baltimore. Comme pour tous les Bordelais, l'Amérique était pour lui très proche. Dans la famille, on disait éga- lement que nous descendions d'un autre voyageur : Michel de Montaigne. A Dublin, dans le vieux cime- tière huguenot français, il y a toujours les tombes des Dubedat. Grand-père était un homme très drôle. Après avoir quitté l'Algérie, il s'était établi à Cassis.

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