Ruggero Raimondi

Ruggero Raimondi

Nous tenons à remercier pour leur aimable concours : Antonio Busseto et le Teatro La Fenice de Venise Alain Duault et l'Avant Scène Opéra Monique Barichella Giorgio Gualerzi Georges Farret Bernard julien Carlo Mezzadri et le Teatro Alla Scala La Société Gaumont Antenne 2. e Librairie Arthème Fayard, 1981. RUGGERO RAIMONDI 1 Sergio Segalini RUGGERO RAI MONDI Fayard/lmages du Chant En novembre 1979, avec la sortie de Don Giovanni, l'opéra fait son entrée dans le monde du cinéma. Soutenu par une formidable campagne publicitaire, le film de Joseph Losey conquiert le public parisien, puis la province, puis l'étranger. Ce n'est pourtant pas le premier film d'opéra : en 19 7 5, La Flûte enchantée de Mozart, filmée par Bergman, avait prouvé déjà avec éclat qu'en passant à l'écran l'opéra cessait enfin d'être cet art farouchement élitaire qu'il était resté jusque-là. Mais La Flûte avait été réalisée d'abord pour la télévision suédoise. Le film de Losey, lui, est conçu d'emblée pour le cinéma et tourné entièrement en extérieur, dans le sompteux décor des villas de Palladio et des fresques de Véronèse ; la bande sonore est enregistrée séparément dans l'église du Liban à Paris. Nous ne reviendrons pas sur les qualités et les défauts de cette réalisation — une idée de Rolf Liebermann — discutable et discutée. Seul importe ici un phénomène sans précédent dans l'histoire de l'opéra : en quelques semaines, un chanteur qui avait certes déchaîné l'enthousiasme à Munich, à Londres, à Milan et à New York, mais sans que sa renommée dépassât le cercle forcément restreint des amateurs d'opéra, devint une star ; le cas Raimondi était né. Aujourd'hui, pour le voir ou le revoir en chair et en os dans Don Giovanni, les cinéphiles, comme les fanatiques d'opéra, font la queue des nuits entières devant les guichets de l'opéra de Paris. L'opéra a toujours eu ses stars : Caruso, Chaliapine, Callas. Or, contrairement à ses illustres prédécesseurs, Raimondi semble être tout l'opposé d'une star : imposant et plein d'autorité à la scène, c'est, dans la vie, un homme timide, effacé, dont rien ne laissait prévoir qu'il deviendrait un jour l'idole des foules. Né le 3 octobre 1941 à Bologne, Ruggero, le cadet de trois garçons et par conséquent le plus choyé, connaît une enfance heureuse et paisible au sein d'une famille bourgeoise très unie et qui semble placer très haut les valeurs religieuses et morales. Comme cela arrive souvent en Italie, où l'art lyrique fait partie de la culture nationale, on lui apprend très tôt des rudiments de musique. L'Emilie est une des régions les plus riches d'Italie : véritable réservoir à blé, fief de l'élevage du bétail, sa plaine a toujours nourri une grande partie de la péninsule. Mais c'est aussi, de Rovigo à Parme, de Modène à Bologne, une pépinière de chanteurs : Mirella Freni, Luciano Pavarotti, Katia Ricciarelli, Lucia Valentini-Terrani... En fait, tout le monde chante dans cette plaine aux étés brûlants, aux hivers rudes. A treize ans — et il n'y a rien de bien exceptionnel à cela — Ruggero connaît les chansons de Mario Lanza, les succès américains en vogue, le « Credo » de Iago de l' Otello de Verdi. Il aime les longues promenades en barque le long de la côte silencieuse. Seul, face à la mer qui lui donne un sentiment d'infini, il chante comme pour nouer un dialogue avec la nature, pour s'affirmer dans un univers qui déjà semble l'écraser et l'intimider. Cette recherche du contact exaltant avec la nature restera toujours une des caractéristiques de sa personnalité. Très vite, la grand-mère de Ruggero remarque son goût pour le chant : refuge, désir de solitude ? Elle l'observe bien plus que ses autres petits-fils, et sans doute le comprend mieux. Fière du talent qu'elle devine en lui, elle l'encourage. Et le hasard veut qu'un jour, sur ces plages de l'Adriatique, une famille romaine amie entende le jeune garçon et parvienne à convaincre les Raimondi de lui confier leur fils. A Rome, après une audition devant le chef d'orchestre Francesco Molinari Pradelli, Ruggero suit les cours de la célèbre Ghibaudo, créatrice de l'Adrienne Lecouvreur de Cilea, et d'une autre cantatrice de grande renommée, Gianna Perderzini. Dès lors tout se décide très vite : Ruggero fera du chant coûte que coûte. De 196 l à 1963, il passe successivement entre les mains de Ghibaudo, de Maria Teresa Pediconi et de Piervenanzi. Il s'inscrit au conservatoire de Milan, à l'Academia Santa Cecilia de Rome, étudie à Bologne et à Venise, pour suivre enfin les cours de Daniele Ferro à New York. Ces déambulations, cette apparente instabilité, traduisent un des éléments essentiels du caractère de Raimondi : la recherche d'un équilibre, le besoin profond de se sentir parfaitement à l'aise. Il ne se plaît pas dans le climat austère de Milan, ville distante et hostile. Il ne se plaît pas à l'Academia Santa Cecilia de Rome : on n'y fait pas assez de chant et trop de gymnastique. Ce qu'il veut, c'est chanter — et le plus vite possible. En 1964, à la fin de ses études (il n'a que vingt-trois ans), il fait un essai à la scène, sur le plateau expérimental de Spoleto. L'essai est concluant : il sera Colline dans La Bohème. Début que l'on pourrait juger prématuré pour une basse, mais qu'importe, ce n'est qu'une représentation d'étudiants... Alors que d'autres cherchent à parfaire leur technique pour gagner de l'assurance, Rugerro, lui, se lance sans plus attendre dans la carrière. Ses véritables débuts à la scène, il les fera le 16 décembre de la même année, à Rome, dans Procida des Vêpres siciliennes. Il s'agit d'un remplacement de dernière minute, comme il arrive souvent aux débutants : Nicolas Rossi Lemeni, la célèbre basse, est souffrant, et Ruggero accepte de chanter à sa place sur la scène de l'opéra de Rome, alors rival direct de La Scala de Milan. Courage ? Inconscience ? L'un et l'autre, sans doute. Mais il faut bien commencer. Et puis, quelle joie, quel honneur pour lui de remplacer Rossi Lemeni, dont la carrière le fascine et de qui, il l'avoue encore aujourd'hui, il a tant appris ! Dans la salle, un auditeur a compris quel matériau extraordinaire représentait la voix de la jeune basse : c'est Mario Labroca, alors directeur de La Fenice, qui décide aussitôt de s'occuper de Raimondi. Il l'emmène à Venise et, peu à peu, lui offre tous les rôles de son répertoire. La voix trouve sa couleur, sa projection, sa justesse. Une voix de baryton, disent certains à l'époque. Une voix de basse, rétorquent les autres. Pendant longtemps, Raimondi ne sait plus lui-même, mais ceux qui le connaissent bien voient en lui la plus prodigieuse basse chantante de sa génération, la seule qui pourra prendre la place que Cesare Siepi vient de laisser vacante. C'est peut-être cette ambivalence de sa voix qui pousse Raimondi à s'attaquer d'emblée aux rôles les plus écrasants, de la grande basse verdienne à Méphisto, de la mélodie belcantiste à Don Juan — pour mesurer dès que possible la grandeur de ces personnages, et sa propre faiblesse. Mais un handicap sérieux semble devoir entraver une carrière pourtant bien amorcée : la timidité excessive, presque maladive du chanteur. Il est difficile, pour celui qui voit Raimondi aujourd'hui, d'imaginer que cet homme imposant, au jeu si précis, à l'aisance quasi insolente, qui traverse la scène avec tant d'autorité et de prestance, fut un débutant paralysé par la gêne, d'une raideur et d'une gaucherie incroyables. C'est pourtant vrai : Ruggero a peur de la scène, et une peur telle qu'elle empêche toute attitude, tout geste naturels, toute possibilité d'expression. Seule la voix reste libre : des sons admirables, produits par un robot immobile au regard vide. A vingt-cinq ans, Ruggero a trouvé son équilibre et son bonheur dans le chant, mais il n'a pas encore appris à vivre avec sa voix. Il a besoin de quelqu'un qui l'aide et le comprenne. C'est alors qu'il rencontre Piero Faggioni. Ce jeune metteur en scène est à l'époque un des espoirs du théâtre italien. Paris a déjà pu apprécier son admirable Carmen, conçue initialement pour le Festival d'Edimbourg et présentée en 1980 à la Salle Favart. Faggioni n'est pas un metteur en scène à messages ; il demeure étranger aux orientations théâtrales d'un Patrice Chéreau ou d'un Luca Ronconi et sa vision des ouvrages qu'il sert est assez traditionnelle (dans le sens le plus positif du mot). Mais il possède une des plus grandes qualités que l'on puisse trouver chez un homme de théâtre : il aime les chanteurs, il aime les acteurs, et sait arracher à chacun de ses interprètes l'expression, le geste en harmonie avec sa nature. C'était la méthode de travail de Wieland Wagner, celle aussi de Luchino Visconti. Grâce à Faggioni, Teresa Berganza, affrontant le rôle de Carmen, nous offrit un des plus hauts témoignages d'interprétation de l'après-guerre. Lorsqu'il voit Raimondi pour la première fois, Faggioni capte la sensibilité, l'émotion, le frémissement poétique qu'occulte la raideur du chanteur et, peu à peu, il l' aide à extérioriser des sentiments qui jusque-là ne passaient que par la voix.

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