Jean Anouilh : « La Répétition Ou L'amour Puni » (Théâ- Tre Edouard-VII). — Albert Camus : « Les Justes » (Odéon). U

Jean Anouilh : « La Répétition Ou L'amour Puni » (Théâ- Tre Edouard-VII). — Albert Camus : « Les Justes » (Odéon). U

PHILIPPE SENART LA REVUE THEATRALE Jean Anouilh : « la Répétition ou l'Amour puni » (Théâ• tre Edouard-VII). — Albert Camus : « les Justes » (Odéon). — Nathalie Sarraute : « Pour un oui ou pour un non » (Théâtre du Rond-Point). Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud, Simone Valère, Jean Desailly ont créé la Répétition ou l'Amour puni, de Jean Anouilh, au Théâtre Marigny en 1951. La représentation de cette « pièce brillante » fut l'une des belles soirées de l'après-guerre. Mlle Anny Duperey, M. Bernard Giraudeau, M. Pierre Arditi, Mlle Béatrice Agenin viennent de reprendre la Répétition ou l'Amour puni au Théâtre Edouard-VII dans une mise en scène de M. Bernard Murât et les décors de M. Jean-Denis Malclès. Entre-temps, on a vu et revu maintes fois, pour servir à notre instruction, la Double Inconstance, de Marivaux, dont Jean Anouilh s'est inspiré. Silvia arrachée à son village par les émis• saires du Prince se déprend rapidement à la cour de son lourdaud d'Arlequin pour convoler avec son seigneur et maître. « Lorsque j'ai aimé Arlequin, c'était un amour qui m'était venu. A cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé ; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même... » Un amour qui vient, un amour qui s'en va, au rythme d'une passacaille à peine un peu mélancolique, il n'y a pas de quoi faire un drame. On se rappelle ce que M. Jacques Rosner a fait, pourtant, de la comédie de Marivaux aux Bouffes du Nord : une pièce noire, avec des réminiscences de Sade, toute traversée de la sombre lueur de lames d'acier et de claquements de fouet, où l'on assistait à l'enlè• vement d'une petite paysanne bien ficelée dans un sac par les 730 LA REVUE THEATRALE sbires d'un despote altéré de sang frais. Jean Anouilh n'a-t-il pas dit que la Double Inconstance, « pièce terrible », est « l'histoire élégante et gracieuse d'un crime » ? Elégante et gracieuse étaient deux mots de trop. M. Rosner a seulement retenu que la comédie de Marivaux, c'était l'histoire d'un crime. Nous avons vu au Théâtre Edouard-VII l'histoire de ce crime, avec, en plus, l'élé• gance et la grâce dont M. Rosner l'avait privée. On peut com• parer. Silvia, chez Marivaux, n'est pas la petite fille toute droite et nette d'Anouilh. Ainsi, peut-être, la voit le Prince. Mais c'est une futée qui n'a aimé Arlequin que pour avoir dansé avec lui sur la place de son village après les vêpres, qui s'aperçoit très vite que là où elle a été transplantée, dans la cour de tous les vices, la fidélité qu'on lui reconnaît fait tout son charme et qui, moquée par les coquettes, ne tarde pas à vouloir s'en venger, ce qu'elle fera en cédant sans trop de difficultés à l'amour que le Prince lui offre. Silvia, chez Anouilh, n'a plus à s'embarrasser de son amoureux de village. Marivaux avait voulu nous montrer comment on s'y est pris pour détruire l'amour de Silvia et d'Arle• quin. Dans la Répétition ou l'Amour puni, Lucile, la petite insti• tutrice pauvre, à laquelle on a confié le rôle de Silvia de la Double Inconstance pour la fête que le Comte et la Comtesse donnent à leurs invités, Lucile n'a encore jamais aimé, elle est toute neuve, et il n'y a ici entre elle et le Prince (ou le Comte) aucun autre obstacle qu'Eliane, la maîtresse de maison. De Marivaux à Anouilh, un obstacle a été éliminé, un pas a été franchi. Ce n'est plus à détruire l'amour de Silvia et d'Arlequin que Jean Anouilh va s'employer, mais à détruire l'amour de Silvia et du Prince. Marivaux fait dire à la petite paysanne transportée de son village à la cour : « C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci. Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, d'hommes si honnêtes. Vous diriez Que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de cœur et de conscience. Quelle erreur! [...] Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et menteur, voilà le désir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que tous ces gens-là ? D'où sortent-ils ? De quelle pâte sont-ils faits ? »... Mais du théâtre d'Anouilh, de cette pâte humaine, de cette « matière sale », pour parler comme Stendhal, dont l'auteur de la Sauvage a pétri tous ses personnages. Il ne pouvait laisser passer l'occasion que lui offrait Marivaux, LA REVUE THEATRALE 733 au détour d'une réplique, de faire une fois de plus le procès de la société. Aussi bien, de Marivaux à Anouilh, de la Double Inconstance à la Répétition ou l'Amour puni, le projecteur du théâtre a tourné. Ce ne sont plus ici Silvia et le Prince qu'il place sous sa lumière, ce sont les autres, ceux qui les entourent, ceux qui ont juré qu'un homme de leur monde ne pouvait aimer une fille hors de son milieu. « Faites toujours ce qui vous^fera plaisir, mais seulement avec des femmes de votre monde. » Ce fut le dernier conseil d'un père sur son lit de mort à son fils. Contre l'amour du Comte et de Lucile, contre cet amour qui risque d'être sérieux et qui risque de troubler la fête, la Comtesse et Hortensia, la maîtresse du Comte, et Héro, l'ami d'enfance du Comte, vont faire front commun. Le Comte peut dire à Lucile que ce ne sont que des « comparses », de « tout petits rôles » de la pièce qu'ils vont jouer, Anouilh a fait de ces comparses les premiers rôles. Mlle Anny Duperey (la Comtesse) et Mlle Béatrice Agenin (Hortensia) élaborent ensemble une stratégie pour reprendre le Comte à Silvia-Lucile. « Ma petite Hortensia, ce n'est pas l'heure de faire les mijaurées toutes les deux. Nous avons à nous défen• dre. » Mlle Anny Duperey a toutes les qualités de distinction hautaine et froide pour paraître la maîtresse du jeu, et le jeu, ce n'est plus la pièce, c'est ce qui se passe dans les coulisses. Mais sur « le terrain de l'intelligence » où la Comtesse, en héroïne de Laclos plus que de Marivaux, place ses rapports avec le Comte, elle est impuissante à triompher d'un amour qui n'obéit pas aux règles du monde, et elle doit en appeler aux bons offices d'un don Juan de rebut que l'alcool et les femmes ont épuisé, mais qui, pour séduire la petite institutrice orpheline dont le Comte s'est épris trouvera dans une communauté de souvenirs d'enfance et l'évocation de la « Garçonnie » et de ses rites secrets vers laquelle Anouilh, comme Montherlant, aime à nous ramener, tout ce qu'il faut de nostalgie des fraternités viriles et de mépris des femmes. M. Pierre Arditi est, dans le rôle de Héro, avec son élégance, son cynisme, sa veulerie, ses réserves de tendresse, le véritable premier rôle de la pièce. La très belle scène de l'acte IV où le crime, dont l'auteur de l'Amour puni a promis de nous raconter l'histoire, se perpètre et où apparaît, dans la montée d'un flot de sentimentalité poisseux, toute la laideur de la vie, n'évite pas le mélo. Anouilh a toujours mis à jouer des ressources qu'offre le théâtre populaire un raffinement pervers. 734 LA REVUE THEATRALE M. Bernard Giraudeau et Mlle Emmanuelle Béart tiennent à la perfection le rôle des deux amoureux. Mais ce n'est pas sur ces « comparses » que l'intérêt se porte. M. Bernard Crombé est. dans le rôle d'un hobereau de Carcassonne travesti en Arlequin ridicule, le défenseur des traditions de la chevalerie et de toutes les causes perdues. Il est sans doute de ceux qui, comme Antoine de Saint-Flour, nombreux dans le théâtre d'Anouilh, n'ont plus voté depuis l'élection de Hugues Capet. C'est à ce pitre doulou• reux que va la sympathie de l'auteur de l'Amour puni. M. Claude Evrard est maître Damiens, le tuteur de Lucile et l'homme d'affai• res du Comte. Il a été un grand avocat d'assises. M. Anouilh le traite en larbin. On se demande pourquoi. Albert Camus a tiré les Justes d'un épisode de l'histoire du terrorisme. En 1903, un certain Azef crée, en Russie, l'Organi• sation de combat du parti socialiste révolutionnaire. Le caté• chisme de la terreur a été formulé quelques années auparavant par Kravtchinski. L'empereur d'Allemagne, le roi d'Italie, le roi d'Espagne sont les cibles d'attentats. En 1881, le tsar a été tué. En 1890, le terrorisme s'étend à la France avec Ravachol, Vaillant, Henry. Sadi Carnot est assassiné. L'impératrice Elisabeth d'Autriche, le président des Etats-Unis Mac Kinley seront encore les victimes de la terreur internationale. L'O.C.P.S.R. d'Azef a décidé en 1905 de tuer le grand-duc Serge. Kaliayev, celui qu'on appelle le poète, est chargé de l'exécution de la sentence. Il se poste sur le passage du grand-duc qui se rend au théâtre, mais, dans la calèche, il y a deux enfants, et Kaliayev renonce à lancer sa bombe pour ne pas tuer des innocents. Il rendra compte de sa défaillance à ses camarades, qui lui donneront raison.

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