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AWAL n° 33 10-07-2006 16:14 Page 1 33 CAHIERS D’ÉTUDES BERBÈRES 2006 Fondateur MOULOUD MAMMERI Directrice TASSADIT YACINE SOMMAIRE MOHAMED BRAHIM SALHI Les usages sociaux de la religion en Kabylie : de la spécificité à l’universalité ................................................................ 3 HADY ROGER IDRIS Des prémices de la symbiose arabo-berbère ............................................ 17 WADI BOUZAR Saint Augustin et La Cité de Dieu ............................................................ 31 SADEK BALA Notice sur le cheikh Al-Wartilani Sidi Al-Hûsin, un savant-soufi de la Kabylie au XVIIIe siècle .................................................................... 39 ASSID AHMED Le discours de la « sagesse » dans la poésie amazighe ................................ 43 ABDERRAHMANE LAKHSASSI Honneur et h’udûd allâh dans la poésie religieuse berbère : Lhadj Belaïd et la femme en Islam .......................................................... 53 BASSOU HAMRI De la religion dans la poésie amazighe .................................................... 81 EL-KHATIR ABOULKACEM Pour une appréhension des institutions religieuses dans les sociétés rurales au Maroc ........................................................... 93 AWAL n° 33 10-07-2006 16:14 Page 2 TEXTES ET DOCUMENTS HADJ SAÏD Poèmes ..................................................................................................... 105 Comptes rendus .............................................................................................. 123 Résumés ......................................................................................................... 127 Gravure de la couverture : Taskiwin ©LAHBIB FOUAD, dit YESCHOU Publié avec le concours du Centre national du livre et du Fonds d’action sociale © 2006, n° 33, Fondation Maison des sciences de l’homme, Paris ISSN 0764-7573 ISBN 2-7351-1134-2 Imprimé en France AWAL n° 33 10-07-2006 16:14 Page 3 LES USAGES SOCIAUX DE LA RELIGION EN KABYLIE DE LA SPÉCIFICITÉ À L’UNIVERSALITÉ Mohamed Brahim Salhi 1 L’observation attentive du champ religieux en Kabylie laisse apparaître une série de constats qui représentent autant de questionnements sur la nature du rapport société-religion. À la suite d’un long travail d’investi- gation (Salhi, 1979 ; 2004), nous pouvons émettre l’hypothèse que cette rela- tion repose sur un ensemble d’éléments récurrents qui méritent d’être analysés à la lumière de travaux plus récents et surtout de l’évolution de la société algérienne face au problème religieux. La Kabylie n’est pas historiquement un isolat, même si, comme l’attestent, entre autres, les écrits d’Ibn Khaldoun (1978 : 256-257) pour le XIVe siècle, elle fut d’un accès difficile. Rien n’indique par ailleurs que l’islamisation y fût acquise uniquement par les armes. Et il semble que celle-ci fut le fruit d’un long travail de médiation dont les agents ont négocié un statut avec les différents groupes composant cette région. Mais la nouvelle révélation va redéfinir les contours de l’imaginaire religieux local, et surtout reformuler le rapport aux anciennes croyances, quand celles-ci ne sont pas islamisées ou vouées à un statut périphérique et illégitime au regard des nouvelles valeurs religieuses. Tout cela n’est évidemment pas le fruit d’un travail d’extirpation imposé. Beaucoup d’éléments montrent que la société locale ne fonctionne pas comme un simple réceptacle voué à une extrême passivité. Les négocia- tions entre culture locale et dogme ouvert sur le monde indiquent que cette rencontre donne naissance à des élaborations qui, tout en instituant les valeurs de l’islam, laissent aussi une place aux expressions locales. Il existe sans doute plusieurs modes et divers matériaux pour explorer ces pistes. Nous avons depuis longtemps fait le choix de mener cette explo- ration à partir de l’étude de la présence du tassage 2 dans la société kabyle et de ces modes d’expression. 1. Université de Tizi-Ouzou. 2. Soufisme, en arabe (NDRL). Awal n° 33 AWAL n° 33 10-07-2006 16:14 Page 4 4 Mohamed Brahim Salhi Dans l’impossibilité de remonter dans le passé religieux de cette région, nous partirons de l’histoire d’une des confréries religieuses les plus importantes – et des plus célèbres – pour montrer comment s’est opérée cette négociation statutaire entre culture endogène (au sens anthropologique du terme) et universalisme (politico-religieux, au sens moderne). Fondée au XVIIIe siècle, la confrérie connue sous le nom de tariqa Rahmaniya va illustrer, grâce à son chef spirituel, Sidi Mohamed Ben Abderahamane, ce lien entre ces deux positions conçues sous le signe de la complémentarité et d’une stratégie politique et culturelle hautement élaborée, puisqu’elle va jouer un rôle décisif au XIXe siècle. Dans la première partie de cet article, nous mettrons l’accent sur la genèse de la Rahmaniya, puis, dans une seconde partie, sur les modalités sociales de sa présence en Kabylie, en particulier sa fonction dans la socialisation religieuse des Kabyles. L’AVÈNEMENT DE LA RAHMANIYA EN KABYLIE AU XVIIIe SIÈCLE Sidi Mohamed Ben Abderahamane un médiateur entre la tribu et le monde Le Livre des dons de Dieu. Glose de la Rahmaniya, écrit par le premier délégué de Sidi Mohamed Ben Abderahamane dans l’est de l’Algérie, pré- sente ainsi la fondation de la confrérie 3 : « Cette voie des Solitaires 4 n’était pas connue dans le Maghreb. Elle y fut apportée par le cheikh, l’imam, le successeur des imams spirituels. Il se nommait Abou ‘Obeid Allah Sidi Mohammed Ben ‘Abderahamane Al-Guechtouli Al-Azhari 5 à l’époque où il se rendit de son pays au Caire. Il y alla dans le but d’acquérir la science de la loi et de la vérité spirituelle h’aquîqa.»(Bachtarzi, 1946 : 38.) Mohamed Ben Abderahamane, né aux environs de 1715, commença à étudier le Coran dans une zaouïa kabyle d’envergure moyenne, mais dont le cheikh jouissait à cette époque d’une réputation et d’un prestige qui traver- seront les siècles. Il s’agissait de la zaouïa du cheikh Seddik Arab, chez les Aït-Irathen (Haute Kabylie). Il y acquerra auprès de ce premier maître les connaissances coraniques, juridiques et grammaticales (langue arabe). Tout porte à croire que son passage chez le cheikh Arab fut remarquable, puisque ce dernier recommanda à son père de l’envoyer en Orient pour parfaire son apprentissage. Ce qui dénote, dans la Kabylie du XVIIIe siècle, une ouver- ture sur le monde arabo-islamique et une dynamique d’articulation avec 3. Tout au long de ce texte, nous utiliserons la traduction française du révérend père Pierre- Antoine Giaccobetti (1946). 4. Les Solitaires désignent les soufis dans Le Livre des dons de Dieu. 5. Certains auteurs y ajoutent El-Djerdjeri (Depont et Coppolani, 1897). Abou ‘Obeid Allah désigne normalement le fait qu’il soit le père de ‘Obeid Allah. Or, comme le souligne le traducteur du Livre des dons de Dieu, P.-A. Giaccobetti, il n’existe aucune trace de la descendance directe du fonda- teur de la Rahmaniya. En revanche, l’auteur signale qu’un neveu de Mohammed Ben Abderahamane, un lettré, est connu. Il s’agit de Si Abderahamane Bejawi, âgé de soixante ans en 1942. AWAL n° 33 10-07-2006 16:14 Page 5 Les usages sociaux de la religion en Kabylie 5 l’universel. Hussein El-Warthilani (1974), contemporain de Sidi Mohamed Ben Abderahamane, connaîtra une trajectoire similaire. Comme lui, Sidi Mohamed Ben Abderahamane se rendra d’abord à La Mecque pour y accomplir son pèlerinage (en 1739-1740). À l’issue de ce séjour, il partira ensuite en Égypte, à la recherche du savoir. C’est à El-Azhar, institution de référence pour les lettrés musulmans, que naîtra la vocation et que se construira le charisme dont Le Livre des dons de Dieu décrit les multiples caractéristiques. La vocation, c’est-à-dire l’entrée dans la « Voie des Solitaires», et l’ascension dans sa hiérarchie se font dans le cadre d’un périple initiatique piloté par un maître d’un grand ordre sou- fiste : Mohamed Ben Salem El-Hafnawi des Khelwitiya 6. L’isnad ou la silsila (chaîne spirituelle) dans laquelle le maître et le disciple vont prendre place, est décrite in extenso dans Le Livre des dons de Dieu. C’est aussi un instru- ment de légitimation nécessaire pour répandre et propager les principes de cette Voie (tariqa). En outre, Sidi Mohamed Ben Abderahamane se défait dès lors de la stricte référence généalogique qui confère une autorité aux lignages religieux et les dote d’une légitimation. De retour en Kabylie, c’est le seul isnad qui lui procurera son assise et son autorité religieuse. Les étapes de l’initiation puis de la consécration du fondateur de la Rahmaniya sont décrites ainsi dans Le Livre des dons de Dieu : « Il fréquenta la mosquée d’Al-Azhar et habita dans le portique des Gens du Maghreb. Il eut pour maître Abou Abdellah Sidi Mohamed Ben Salem Al-Hafnawi. C’était le plus grand savant de son temps et l’homme le plus célèbre de son siècle. Il est l’auteur d’ouvrages remarquables et de nombreuses décisions (taqarîr) précises et importantes. Ce maître lui enseigna (laqqana) les Sept Noms et lui fit faire des progrès dans la vie spirituelle. Ensuite il l’envoya au Soudan et il le revêtit du froc (khirqa) 7. Il lui ordonna de retourner dans son pays. Il obéit et rentra dans son pays. Il se fixa dans la montagne du Djurdjura qui se trouve du côté d’Alger, à deux jours de marche de cette ville. Il s’établit dans son pays nommé Guechtoula parmi les zwawas. Il lui permit de diriger (tarbiya) 8 les hommes et de les instruire dans les choses de Dieu. Une foule nombreuse suivit ses instructions. Sous sa direction, plusieurs s’engagèrent dans la voie de la perfection. Il répandit dans ces contrées la connaissance des prières rituelles. Dieu le fit aimer des hommes. Ses disciples se multiplièrent et son parti (h’izb) devint important. Et Dieu le fit aimer par les “aspirants” 9 et lui concilia l’affection de ceux qui récitaient le dhikr 10. Ce fut un don merveilleux (karama) dont Dieu l’enrichit 11 .» (ibid.
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