CHAPITRE 1 Le Nouvel Esprit Scientifique Au XVIII

CHAPITRE 1 Le Nouvel Esprit Scientifique Au XVIII

CHAPITRE 1 Le nouvel esprit scientifique au XVIII e C‘est à partir des prémisses humanistes de la Renaissance que le débat philosophique occidental va profondément transformer, on pourrait presque dire —terraformer“, la conscience européenne et l‘amener à la découverte de l‘altérité radicale, c‘est-à-dire à la découverte de l‘Autre. —Découvrir de nouvelles terres, c‘est, avant tout, découvrir de nouvelles —variétés d‘hommes“ qui viendront remplir l‘immense intervalle qui sépare l‘homme des espèces animales ”anthropomorphes‘ “ remarque Michèle Duchet 1, et dès le départ il y aura bien identité, équivalence entre le voyage et l‘autre, entre ailleurs et autrui. Or, parmi tous ces voyages et tous ces ailleurs, remarque Numa Broc 2, —la question de la Terre Australe ou du Continent Austral est une des plus vieilles énigmes qui se soit posée à la curiosité des hommes et à la sagacité des savants“. Cette énigme a même traversé les siècles et les époques s‘inspirant tour à tour du ton de chacune : toute 1 Michèle Duchet, —Aspects de la littérature française de voyages au XVIIIème“, Cahiers du Sud , n° 539, 1966, pp. 7-53. Voir p.12. 2 Numa Broc, —De l‘Antichtone à l‘Antarctique“, Cartes et figures de la terre , Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, pp. 136-149. CHAPITRE 2 Les grandes expéditions Une grande expédition se prépare... Péron Dans la mouvance de ces voyages et de leur importance sur les représentations européennes, personne ne traduit mieux la fameuse exception française que Lapérouse. Beaucoup considèrent aujourd‘hui encore son expédition comme la toute première 1, parce qu‘elle constitue à elle seule l‘ébauche de toutes les expéditions à venir. Ce voyage de Lapérouse s‘inscrit aussi dans une volonté française têtue d‘armer une expédition à la hauteur des voyages prestigieux de Cook. C‘est donc véritablement la première fois dans l‘histoire de l‘Occident qu‘une expédition maritime sera montée au 1 La première expédition maritime ayant touché les côtes australiennes sera celle de Marion Dufresne en 1771, suivie de celle de Saint-Allouarn et de Kerguelen en 1772, puis Lapérouse en 1785 et enfin celle de Bruny d‘Entrecasteaux en 1791. Pour plus de détails, voir le tableau des différentes expéditions en fin de première partie. - 46 - seul nom de la science et de la connaissance pure : connaissance géographique, volonté de découverte d‘autres mondes, d‘autres peuples et d‘autres mŒurs. 1. Lapérouse : un précurseur En 1774, Louis XVI, qui accède au trône, se révéle de manière inattendue être un souverain vivement intéressé par ces expéditions lointaines dans le Pacifique. Il a par ailleurs lui-même une solide formation de géographe. Fasciné par les deux premiers voyages de Cook, il avait même exigé un rapport circonstancié sur le deuxième voyage. L‘annonce sensationnelle et anticipée du troisième voyage de l‘illustre navigateur anglais fut alors l‘occasion inespérée pour les Français d‘essayer de devancer leur sempiternel adversaire. La rivalité franco-anglaise allait pouvoir ainsi s‘exercer à nouveau mais cette fois dans le domaine des voyages de découvertes. L‘expédition de Lapérouse est donc dès l‘origine, et à plusieurs titres, unique en son genre. A l‘image de ce siècle des Lumières qui l‘organise, elle est le reflet en réduction du triomphe de la Raison et du Cogito. Les philosophes affermis par l‘essor fabuleux du nouvel esprit scientifique fondent désormais leurs approches sur l‘expérience empirique et la rigueur méthodologique. La science devient synonyme de progrès et l‘exploration scientifique, le champ privilégié de cette connaissance naturaliste si particulière au XVIII e. Toute l‘expédition de Lapérouse sera pétrie de cette pensée à la fois rigoureuse 1 et idéale comme le démontre, à partir des Archives de France, Catherine Gaziello dans —son“ expédition de Lapérouse. Depuis les préparatifs minutieux jusqu‘à la précision inaccoutumée de l‘itinéraire donné à Lapérouse, depuis l‘aréopage de savants et d‘officiers qui l‘accompagnent jusqu‘au programme élaboré par l‘Académie des sciences et la Société de médecine sur les procédures d‘approches des naturels, tout témoigne de cet esprit nouveau et fait dire très justement à Numa Broc que cette expédition est une véritable —académie flottante“ 2. Ce sera d‘ailleurs lors du voyage de Lapérouse qu‘apparaîtront les premières dissensions entre marins et savants. Les savants ne se considéraient pas assujettis à la même obéissance vis à vis du commandant, leurs travaux se passent à terre alors que ceux des navigateurs s‘exercent continuellement. 1 Catherine Gaziello, L‘expédition de Lapérouse, 1785-1788. Réplique française aux voyages de Cook , Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1984. 2 Numa Broc, La Géographie des philosophes , Paris, Ophrys, 1974, p. 290. - 47 - Rien ne fut laissé au hasard. Le voyage, pensait-on, allait permettre publiquement à la France de réaffirmer vis à vis des Anglais son ambition à l‘universalisme et surtout de présenter au reste du monde, par contraste, l‘image pacifique d‘un pays entièrement dévoué au progrès et à la science. Tous les gouvernements étrangers seront donc dûment notifiés et leur aimable coopération requise pour ce projet phare qui se présente officiellement comme dépouillé de tout dessein colonial. La réalité est bien plus pragmatique. Les objectifs secrets de l‘expédition sont en effet beaucoup plus intéressés qu‘annoncés. Economiques tout d‘abord, il s‘agit de devancer les Anglais sur ce front et d‘affermir les relations commerciales avec l‘Amérique du Nord et la Chine. Politiques ensuite, il s‘agit de surveiller étroitement les activités portuaires des continents déjà occupés par les autres puissances européennes, les Anglais, mais également les Espagnols et les Hollandais et enfin de repérer de nouveaux emplacements pour la fondation de futurs établissements coloniaux là où aucun Européen n‘est encore installé. Derrière sa façade scientifique, le programme reste très vaste et situe cette expédition comme le voyage peut-être le plus ambitieux de son siècle. Il est vrai que le XVIII e siècle français est encore pour un temps porteur d‘un immense espoir en l‘homme et d‘un mouvement encore —désintéressé“ vers l‘Autre. Lapérouse, comme la plupart des explorateurs du XVIII e, a encore à l‘esprit l‘horreur de la Conquista. Les Espagnols ont massacré dans la sphère méso-américaine plus de douze millions d‘êtres humains 1, Todorov parle même de vingt quatre millions. —Aucun des grands massacres du vingtième siècle ne peut être comparé à cette hécatombe“ ajoute-t-il. A la veille de la conquête du Mexique, la population était de vingt-cinq millions, en 1600, elle n‘est plus que de un million. Ce massacre est aussi le premier ethnocide massif et véritablement historique, notion nouvelle qui apparaît d‘ailleurs fugitivement dans la conscience européenne de l‘époque. Dans ces mers australes pourtant, pas de Conquista, à l‘exception peut-être des Philippines où Lapérouse ne 1 Tzvetan Todorov, La conquête de l‘Amérique. La question de l‘Autre , Paris, Seuil, 1982, pp. 138-139. - 48 - manque pas d‘en relever les marques atroces lorsqu‘il fait relâche dans les ports de l‘archipel. Les causes morales et politiques de cette stupide barbarie sont impitoyablement analysées: orgueil d‘une nation —idolâtre de ses préjugés, fanatisme religieux, ignorance des vrais principes du commerce“ et soif insatiable de l‘or... .1 Les philosophes humanistes du XVIII e siècle tels Rousseau ou Diderot, s‘accordent à voir désormais dans ce fanatisme religieux 2 et cette avidité l‘exemple même de la pire infamie humaine. Mais cette révulsion n‘a pas tant pour objet le sort des natifs mais plutôt la manière cruelle et honteuse dont les missions maintiennent à tout prix leur pouvoir. Lapérouse note : ... un grand nombre de religieux de tous les ordres furent envoyés pour y prêcher le christianisme. [...] Si ce zèle avait été éclairé d‘un peu de philosophie, c‘était sans doute le système le plus propre à assurer la conquête des Espagnols et à rendre cet établissement utile à la métropole; mais on ne songea qu‘à faire des chrétiens, et jamais des citoyens. [...] Chaque faute, chaque péché est encore puni de coups de fouet; le manquement à la prière et à la messe est tarifié, et la punition est administrée aux hommes ou aux femmes, à la porte de l‘église, par ordre du curé. [...] Je crois qu‘il serait difficile à la société la plus dénuée de lumières d‘imaginer un système de gouvernement plus absurde que celui qui régit ces colonies depuis deux siècles. [...] On n‘y jouit d‘aucune liberté : les inquisiteurs et les moines surveillent les consciences, les oïdors toutes les affaires particulières, le gouverneur les démarches les plus innocentes. 3 Et pourtant, dit Lapérouse qui a personnellement parcouru les villages : ... je les ai trouvés bons, hospitaliers, affables; et quoique les Espagnols en parlent avec mépris et les traitent de même, j‘ai reconnu que les vices qu‘ils mettent sur le compte des Indiens doivent être imputés au gouvernement qu‘ils ont établi. Lapérouse n‘ignore cependant pas les dangers et les réactions imprévisibles des indigènes. Marion-Dufresne est mort victime de son excessive confiance avec les Maoris, Cook a été assassiné par les Hawaïens. S‘il est prêt à respecter les populations autochtones, il se considère comme un bienfaiteur, apportant avec lui animaux et plantes, mais aussi les bienfaits d‘une civilisation avancée. Il est aussi conscient de son devoir d‘anthropologue et de sa mission d‘étudier d‘autres peuples. Lorsque Lapérouse accoste enfin à Botany-Bay en janvier 1788, son état d‘esprit a pourtant hélas bien 1 Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières , op.

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