INTRODUCTION Le tableau La lecture, œuvre du peintre belge néo-impressionniste Théo Van Rysselberghe, montre l’intimité d’un intérieur parisien où plusieurs hommes s’affairent et discutent autour d’un ouvrage. L’un d’entre eux est Félix Le Dantec1. S’il n’est aujourd’hui plus connu que par les historiens de la biologie, il fut aux alentours de 1900 l’un des scientifiques les plus célèbres de France, y compris auprès du grand public cultivé. Ses très nombreux ouvrages, à la fois œuvres de vulgarisation et essais de philosophie scientiste lui assurèrent en effet une notoriété au moins égale à celle de son contemporain Henri Poincaré ; et à l’époque où ce tableau fut peint, le modèle était bien plus connu que l’artiste. Même s’il subsiste encore une maigre notice sur la vie et la carrière de Le Dantec dans l’édition 2008 du Petit Larousse2, le rapport de prestige s’est inversé depuis. C’est que ce biologiste philosophe fut un farouche partisan de l’hérédité des caractères acquis, et donc un des chefs de file français de ce que l’on appelle le néolamarckisme. Ce courant composite, internationalement représenté, fut partie prenante dans le grand débat qui agita la biologie à propos des mécanismes de l’évolution des espèces. Celui-ci s’ouvrit officiellement en 1859, avec la publication du célèbre livre de Darwin ; car si l’illustre naturaliste anglais parvint à convaincre rapidement la majorité des scientifiques de la réalité du fait de l’évolution, il ne put en revanche en faire autant à propos du mécanisme principal qu’il proposait, celui de sélection naturelle. Jusqu’à l’élaboration de la Théorie Synthétique, à la fin des années 1930 et au début des années 1940, d’âpres discussions eurent lieu sur la façon dont procédait effectivement l’évolution organique. Dans ce débat long de plus de soixante dix ans, l’historiographie oppose souvent deux écoles ; celle conduite par August Weismann, qui pensa pouvoir se passer de l’hérédité des caractères acquis, et qui put ainsi prétendre rénover le darwinisme sous une forme plus orthodoxe, rapidement baptisée néodarwinisme ; et puis tous les autres évolutionnistes, tenants d’une vision plus œcuménique des facteurs évolutifs, et ne renonçant pas à l’idée que l’hérédité des caractères acquis avait son mot à dire dans la formation des espèces. La Synthèse moderne fut une synthèse car elle 1 Nous devons la connaissance de cette information à la thèse de François Bouyssi : F. Bouyssi, Alfred Giard (1846-1908) et ses élèves : un cénacle de « philosophes biologistes », Aux origines du scientisme ?, Paris, 1998. 2 On y lit : « Partisan convaincu des doctrines de Lamarck, il a créé la notion d’assimilation fonctionnelle. » Le Petit Larousse, Dictionnaire 2008, 2007, p. 1461. 1 rendait compatible l’hypothèse de sélection naturelle des néodarwiniens avec le fonctionnement particulaire de l’hérédité des mendéliens, qui depuis 1900 étaient parvenus à rationaliser le champ complexe des phénomènes héréditaires. En montrant (au mieux) ou en pensant (le plus souvent) que la génétique des populations, fruit de cette synthèse, était un cadre théorique suffisant à l’explication des principaux faits des différentes disciplines des sciences de la vie (zoologie, botanique, paléontologie, etc.), les tenants de la Synthèse développèrent un évolutionnisme étanche à l’idée d’hérédité des caractères acquis. La réussite de leurs explications, la généralité qu’elles offraient, engagea la plupart des scientifiques à souscrire à ce nouveau paradigme, qui constitue encore le cadre théorique dominant à l’heure actuelle. Depuis, les néodarwiniens font donc figures de précurseurs d’une histoire valorisée, et les néolamarckiens apparaissent comme les grands perdants, ceux qui se sont fourvoyés dans une conception fausse de la transformation des espèces. La science a ceci de spécifique qu’elle procède inlassablement à un travail de consolidation de ses fondements, ce qui l’amène toujours à exclure rétroactivement les branches qui ne se sont pas avérées fécondes. Aussi l’historiographie des errements néolamarckiens est-elle encore bien mince en comparaison de l’ « industrie darwinienne ». Ce travail a pour objectif principal d’éclairer l’histoire française de ce courant, c’est-à- dire de comprendre l’essence, l’origine et les enjeux des conceptions théoriques des néolamarckiens quant aux mécanismes présidant à l’évolution. Il prolonge et approfondit un travail effectué à l’Université Denis-Diderot (Paris VII), dans le cadre d’un DEA d’histoire des sciences, et qui portait spécifiquement sur la figure de Julien Costantin, un des principaux botanistes français adhérant à une conception néolamarckienne de la transformation des espèces3. 3 L. Loison, Le transformisme de Julien Costantin (1857-1936), Enjeux et limites d’une théorie néolamarckienne, Mémoire de DEA, sous la direction de Stéphane Tirard, Université Paris VII Denis-Diderot, 2004. 2 Définition du (néo)lamarckisme Dans un article désormais classique, David Hull propose de réviser radicalement la façon qu’ont les philosophes de considérer les théories scientifiques4. Il ne faut plus les regarder comme des entités atemporelles, c’est-à-dire des groupements d’axiomes, mais au contraire comme des objets historiques, inscrits dans la continuité d’une lignée effective et généalogique d’idées. Cette thèse, l’auteur n’hésite pas à la développer complètement, puisqu’il retire toute pertinence au contenu des théories lorsqu’il s’agit d’en proposer une définition explicitée par un nom. Ainsi, s’il existe une continuité généalogique avérée entre deux groupements d’énoncés logiquement incompatibles, voire opposés, alors il faut néanmoins admettre qu’il s’agit là de la même théorie. Si l’on comprend l’intérêt de cette perspective dans le cadre du contexte logiciste de la philosophie des sciences anglo-saxonne, il nous paraît difficile de suivre l’auteur jusque dans ses dernières conclusions. Car pour le cas qui nous concerne, renoncer à toute tentative de caractérisation théorique du néolamarckisme reviendrait à rendre presque impossible un travail historiographique. Très vite, il faudrait se contenter de jugements généraux mettant au premier plan sa supposée hétérogénéité. Conjointement, Lamarck apparaîtrait comme précurseur, et certains évolutionnistes français du milieu du XXe siècle comme continuateurs de cette histoire. Or, l’étude attentive des textes montre nettement l’écart important qui sépare les thèses de Lamarck de celles de ses émules autoproclamés ; symétriquement, il n’y a pas équivalence entre les idées de ces évolutionnistes et celles de biologistes moins anciens comme par exemple Pierre-Paul Grassé ou Albert Vandel. Mais ceci n’est envisageable qu’à condition de proposer une caractérisation théorique de ce que fut le néolamarckisme, et en particulier le néolamarckisme français. Le travail qui suit est donc d’abord un essai d’histoire épistémologique. Ceci étant dit, est-il besoin de rappeler que l’analyse épistémologique n’a pas pour but de trahir l’histoire mais au contraire d’aider à sa compréhension ? Elle est d’autant plus nécessaire, pour le cas qui nous occupe, que le néolamarckisme français est un objet fuyant pour l’historien, qui, comme cela a été déjà de nombreuses fois rappelé, ne trouva jamais une incarnation concrète dans un livre qui eût fait office de référence doctrinale. Néanmoins, le fait que l’unité de cette pensée ne se laisse pas saisir facilement ne signifie pas que celle-ci fut hétéroclite, au point qu’une histoire doive nécessairement prendre la forme d’une 4 D. Hull, « A Matter of Individuality », Philosophy of Science, September 1978, 45, pp. 335-360. 3 juxtaposition de conceptions, chacune étant propre à un des principaux personnages. Bien au contraire, la lecture des textes nous a rapidement indiqué qu’il était possible de traiter le néolamarckisme français comme un tout, à la fois suffisamment spécifique pour ne pas être réductible à un découpage simplement géographique d’une idéologie générale, et suffisamment homogène pour donner lieu à une analyse globale. Ce traitement prétend s’appuyer directement sur la logique interne de la pensée néolamarckienne, sur une rationalité à l’ébauche qui ne put jamais se décoller complètement des conditions historiques qui la virent émerger. C’est donc bien d’une reconstruction rationnelle dont il s’agit ici, mais une reconstruction qui loin de trahir son objet, espère lui donner la consistance qui échapperait à une simple description historique. Il peut paraître étonnant que l’on tente une reconstruction rationnelle d’un objet qui finalement – c’est-à-dire rétrospectivement - fit la preuve de son irrationalité. A l’évidence, le néolamarckisme n’a pas résisté à l’épreuve de la profondeur temporelle. Mais l’échec final ne peut faire oublier que ce transformisme fut une tentative sincère, construite et raisonnée de comprendre le fonctionnement de l’évolution sans s’écarter des principes qui semblaient nécessairement consubstantiels de l’activité scientifique, et d’abord celui qui lie tout savoir certain à son expérimentabilité directe. Certes, les néolamarckiens, au regard du savoir actuel, se sont trompés ; mais leur erreur ne fut pas pure folie, et connaît des raisons qui méritent de retenir l’attention. Bien que l’ouvrage se soit finalement écroulé, il fut réalisé selon une certaine logique qui ne fut pas simplement le décalque de l’idéologie du temps ; la restitution critique de cette logique est le sillon que nous avons pris parti de suivre. Lorsque nous parlons de reconstruction rationnelle, l’adjectif « rationnelle » renvoie donc simultanément à la rationalité propre du transformisme néolamarckien français et à celle aujourd’hui à l’œuvre dans la théorie de l’évolution. De leur mise en tension il nous a semblé qu’il était possible de faire apparaître certaines questions décisives pour la compréhension de cette histoire. Tout ceci nous oblige à proposer une définition théorique du néolamarckisme, c’est-à- dire une définition renvoyant à son essence et à sa logique interne, et indépendante des contingences historiques locales.
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