Emmanuel Hocquard Dans La Bibliothèque De Trieste

Emmanuel Hocquard Dans La Bibliothèque De Trieste

Lénaïg Cariou « Une œuvre [poétique] consiste essentiellement en élucidations. » Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.112. Cité par Emmanuel Hocquard dans La Bibliothèque de Trieste. 1Jouer, déjouer, renverser, inverser, ainsi peut-on résumer en quelques mots le trouble semé par E. Hocquard au sein du paysage poétique de la seconde moitié du xxe siècle, dont il fut un des principaux acteurs. Sa posture ouvertement anti-lyrique en fait le chef de file d’une génération de poètes littéralistes, à qui il a légué le concept de « modernité négative ». Au fil de ses nombreux projets collectifs (Orange Export Ltd., les lectures au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la traduction collective à Royaumont, les cours aux Beaux-Arts de Bordeaux), il a ainsi réuni autour de lui une communauté poétique hétéroclite et qu’aucune définition n’a jamais su réduire : poètes-grammairiens, poètes littéralistes, poésie blanche, etc. Grand lecteur de poésie américaine, il a contribué à la faire connaître en France, par le biais de traductions et d’anthologies. Il a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie, dont l’Album d’images de la villa Harris, quiinaugura en 1978 la collection P.O.L. des éditions Hachette, aux côtés du Je me souviens de Georges Perec. Comme l’indique la quatrième de couverture du volume Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi, son œuvre polymorphe et foisonnante amorce une remise en question profonde du fait poétique, tant par la réflexion théorique dont elle est porteuse, que par la redéfinition des pratiques poétiques dont elle témoigne : Emmanuel Hocquard est l’auteur d’une œuvre poétique où se manifeste l’ambition d’une redéfinition radicale, doublée d’une écriture en prose qui déjoue les catégories de genre autant qu’elle joue avec elles. 2La parution en novembre 2020 des actes du colloque « Emmanuel Hocquard : la poésie mode d’emploi », qui eut lieu du 1er au 3 juin 2017 à la Maison de la recherche de Paris-Sorbonne, s’inscrit dans un renouveau global de la recherche sur l’œuvre du poète. Alors qu’on avait pu croire que son lectorat était avant tout constitué d’ami·es, d’écrivain·es, d’ancien·nes étudiant·es, une bande bien définie à qui ses œuvres étaient explicitement ou implicitement adressées, le programme du colloque faisait déjà écho à un regain d’intérêt éditorial pour l’œuvre du poète : réédition d’Un privé à Tanger I aux éditions Points en 20141, réédition des Élégies dans la collection « Poésie / Gallimard » en 20162, et publication du Cours de Pise prévue pour l’année suivante3. Depuis lors, E. Hocquard nous a quittés, mais la liste des lecteur·rices, des travaux académiques, des publications et des rééditions sur son œuvre n’a fait que s’allonger : parution du livre Raquel :peinture, poésie en 20184 (en hommage à la peintre Raquel qui dirigea avec lui les Éditions Orange Export Ltd.), réédition de l’anthologie Orange Export Ltd. 1969-19865 chez Flammarion en octobre 2020. D’autres rééditions des œuvres devenues introuvables sont par ailleurs prévues. 3La publication d’Emmanuel Hocquard. La poésie mode d’emploi vient donc à la fois confirmer ce renouveau éditorial et combler un vide critique. À l’exception de la belle somme biographique de Gilles Tiberghien6 et du dossier que lui avaient consacré les Cahiers Critiques de Poésie de Marseille en 20017, il n’existait en effet jusqu’alors aucun ouvrage analytique en français entièrement consacré à l’œuvre du poète8. 4Le choix des contributrices et des contributeurs aboutit à une somme, à la fois polyphonique et complète, d’articles et de témoignages sur la vie et l’œuvre d’E. Hocquard. Si un certain nombre des contributions sont volontairement situées9 et à la première personne, un ensemble de notices biographiques en fin d’ouvrage, permet de retracer les liens entre les différent·es contributeur·trices et le poète. Témoin de la grande familiarité des auteur·rices avec l’œuvre du poète, l’index des « personnes et des personnages cités » permet de reconstituer la géographie intime et imaginaire de l’œuvre d’E. Hocquard. Car « trouver la position critique qu’on doit adopter avec Hocquard, ce n’est pas simple », confirme Olivier Cadiot dans un texte qui clôt l’ouvrage… La difficulté est toutefois ici parfaitement surmontée. 5Le titre La poésie mode d’emploi reprend l’expression qu’E. Hocquard utilise à plusieurs reprises, dans ma haie10, pour désigner le « mode de lecture11 » à adopter à l’égard de ses livres, et de la poésie en général. Le poète recourt à cette expression notamment dans le texte central que constitue La Bibliothèque de Trieste, dans lequel il définit la « modernité négative », qu’il oppose à la « modernité triomphante » de l’avant-guerre. Aux yeux d’E. Hocquard, l’œuvre de cette « modernité apophatique », à défaut d’être théorisée par les auteurs eux-mêmes, a été mal comprise : En l’absence de modes d’emploi explicites, leurs livres ont souvent passé pour ce qu’ils n’étaient pas tout en l’étant quand même : des livres difficiles, déroutants, fort éloignés en tout cas de l’idée que la plupart des gens cultivés, y compris les théoriciens, se faisaient alors et se font encore aujourd’hui de la poésie et de sa lecture12. 6Or, dans les années qui suivent ce texte, l’œuvre d’E. Hocquard entreprend justement, dans une forme hybride et changeante, ondoyant entre vers libre et prose, une redéfinition théorique et pratique de l’objet poésie. L’enjeu de ce volume est donc double : 1. Analyser ce « mode d’emploi » théorique de la poésie que propose le poète dans son œuvre ; 2. Fournir un « mode d’emploi » nouveau, pour permettre au lectorat resté perplexe face à l’œuvre d’E. Hocquard d’aborder cette œuvre poétique déroutante, qui peut parfois sembler « aussi sèche qu’une biscotte sans beurre13 ». 7S’il existait un certain nombre d’articles isolés et généralement ciblés sur l’œuvre d’E. Hocquard, dont plusieurs rédigés par Stéphane Baquey14, c’est la première fois que l’œuvre du poète est analysée de manière si fouillée. La vaste introduction d’Abigail Lang et de Jean-François Puff retrace avec clarté la chronologie des différentes aventures poétiques qui ont structuré la vie du poète en en mettant en lumière à la fois les dynamiques profondes (l’entreprise littérale), les inspirations (la poésie objectiviste américaine), et les tournants (la « crise de Rome », le « tournant pragmatique »). Elle permet de poser les grands enjeux d’une (re)lecture contemporaine de l’œuvre hocquardienne : une réception critique contemporaine « caractérisée par une totale incompréhension » (p. 8), l’amorce d’un mouvement d’internationalisation du paysage poétique, l’ambition d’une « sortie de la poésie » (Jean-Marie Gleize15), conçue comme une alternative tout à la fois aux avant-gardes de la première moitié du xxe siècle, et aux démons du lyrisme et de l’analogie. À l’abondance de l’œuvre du poète répond l’ampleur du panorama proposé par ce volume, structuré en six parties qui mènent « de la poétique singulière de l’auteur aux conditions collectives de son activité » (p. 18), en l’abordant successivement d’un point de vue poétique, formel, esthétique, spatial, biographique et pragmatique. 8Les deux premières parties du volume entreprennent de mettre au jour les grandes tensions, poétiques, stylistiques, formelles, qui traversent l’œuvre hocquardienne — « ou du moins la modalité selon laquelle il est encore possible de parler à son sujet de poétique » (St. Baquey, p. 23). 9La première partie, « Description d’une poétique », donne lieu à deux analyses de motifs centraux dans l’œuvre d’E. Hocquard, qui permettent à leurs auteurs de tracer deux trajectoires transversales dans sa production poétique : le motif de la table, analysé dans le long article liminaire de St. Baquey, et le motif de la lumière, étudié par Damien Blanchard par le prisme de l’« éblouissement ». Dans « La table d’Emmanuel Hocquard », St. Baquey passe en revue les multiples occurrences et définitions successives du mot table sous la plume du poète pour tenter de dégager une poétique plurielle. Dans « De l’éblouissement », D. Blanchard articule une lecture littérale et une lecture métaphorique des notions de transparence et de reflet en lien avec la question du langage. L’article d’Anne Emmanuelle Volterra, « Emmanuel Hocquard, principes d’une anti-métaphysique », adopte quant à lui une approche philosophique, pour mettre en lumière le parti pris réaliste d’Hocquard, qui se manifeste selon elle par le choix d’un présent achronique, le refus des normes de grammaires transcendantes, et le recours à la tautologie, seule capable de dire le réel tel qu’il est. L’article de Benoît Auclerc reprend la question de « l’élaboration d’une anti-grammaire » (p. 39) ouverte par A. E. Volterra, en l’analysant non plus sur un plan épistémologique mais politique. Il définit ainsi la grammaire littérale hocquardienne comme « une forme d’insoumission à la grammaire d’État » (p. 75). 10La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Lire ce que désigne le mot de "poésie" », aborde avant tout la question de la poétique par le biais d’un prisme plus proprement textuel. L’article de Michel Murat, « Remplacer la forme par le mot forme », propose à cet égard une traversée de l’œuvre hocquardienne dont il analyse les diverses manifestations formelles, allant de la « poésie en vers », aux « livres de prose », en passant par les « livres de poésie non versifiée », les « relations en vers » et autres « blaireaux ». Il en conclut que si E. Hocquard n’est pas à ses yeux « un inventeur de formes » (p. 85), il a toutefois le don de détourner, voire d’altérer, les formes existantes (ainsi son usage de l’« élégie inverse », ou encore du sonnet, dans Un test de solitude17).

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