La Revue Theatrale

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PHILIPPE SENART LA REVUE THEATRALE Molière : le Misanthrope (Comédie-Française). — Beau• marchais : le Mariage de Figaro (Théâtre des Arts- Hébertot). — Georges Feydeau : le Dindon (Théâtre du Palais-Royal). — Brendan Behan : Un otage (Théâtre de la Madeleine). — Brian Friel : la Dernière Classe (Théâtre des Mathurins). « Le Misanthrope est l'histoire d'un monsieur qui veut avoir une conversation avec une dame et qui n'y arrive pas. » M. Jean- Pierre Vincent s'est-il souvenu de cette boutade de Louis Jouvet lorsqu'il a décidé d'installer son Misanthrope dans un « carre• four », sur un « palier », au milieu de « courants d'air », en un endroit où les gens passent sans s'arrêter, où, ne faisant que se croiser, ils monologuent plus qu'ils ne conversent, où les propos qui s'échangent sont immédiatement colportés aux quatre coins de la ville, où, si une intimité pouvait s'établir, elle serait aussitôt violée. L'idée de M. Vincent de faire sortir le Misanthrope de la chambre de Célimène pour le placer à la vue de tous dans un lieu, dit-il, « bien difficile à vivre pour un amateur de solitude » est intéressante ; elle ne pourrait qu'ajouter au supplice mondain d'Alceste. Mais M. Vincent est le premier à convenir que « l'habi• tat du xvii" siècle n'a encore rien d'intime » et qu'une pièce est une chambre si l'on y pose un lit, une salle de jeux si l'on y amène un billard, une salle à manger si l'on y dresse une table. Molière nous dit que l'action du Misanthrope se déroule dans une pièce de la maison de Célimène. Il suffisait d'ouvrir les portes de cette pièce à laquelle aucune affectation spéciale n'a été donnée, toute intimité dès lors était interdite, et cela était normal en un temps où personne ne pouvait imaginer que le roi lui-même, homme public par définition, irait un jour se cacher dans de LA REVUE THEATRALE 685 petits appartements. L'effet voulu par M. Vincent était obtenu à peu de prix. Au lieu de quoi, on a fait une grande dépense d'imagination et l'on a construit une antichambre tout à fait inutile eu égard aux mœurs de l'époque en coupant transversa• lement la scène du Théâtre-Français comme dans un récent Tartuffe par une immense cloison. Mais cette cloison, si elle est disgracieuse, on l'a voulue signifiante. Elle est toute blanche pour symboliser l'idéal de pureté d'Alceste ; elle est émaillée de miroirs brisés pour nous faire comprendre que le monde unitaire et harmonieux auquel le siècle aspire est encore le lieu de combats ; le sol de faux marbre est, pour la même raison, balafré de zébru• res saignantes ; enfin, une fissure ménagée dans la cloison est présentée comme la porte d'un tabernacle ouvrant sur « le mys• tère de Célimène » ; elle découvre, en réalité, une sorte de galerie de musée, un lieu de passage s'il en est, d'où le mystère de Célimène ne peut qu'être renvoyé dans une partie encore plus secrète de ce qui n'est plus une maison bourgeoise ou même aristocratique, mais un palais princier. M. Jean-Paul Chambas, peintre-décorateur du Misanthrope de M. Vincent, a accumulé, peut-être à contresens, des symboles qui ne font qu'obscurcir le projet de son metteur en scène et dont on aurait pu se passer. M. Pierre Dux n'a-t-il pas dit que « le Misanthrope est une des pièces les plus claires qui soient » ? M. Jean-Pierre Vincent a l'habitude de prendre ses distances à l'endroit de ses sujets pour mieux les observer. Il veut éviter de se compromettre avec eux. Il veut rester neutre. En tirant le Misanthrope de la chambre de Célimène et en le plaçant dans un lieu où il lui assure le maximum de publicité, il ne pouvait qu'en évacuer les secrets, et il ne nous présente, aussi bien, que les apparences sociales. Le Misanthrope est la comédie des salons où les rescapés de la Fronde réfugient leur disponibilité, prennent leurs vacances et poursuivent leurs chimères ; c'est une comédie mondaine, la comédie du monde où l'on s'ennuie. M. Jean-Pierre Vincent projette à travers la forêt vierge des encombrants sym• boles de M. Chambas toute la clarté de son observation sur ce qu'il appelle avec esprit des groupes de pression : les petits mar• quis, les précieux, les prudes. Mais ces groupes de pression sont sous le règne de Louis XIV un peu dégonflés et, contrairement à ce que dit M. Vincent, ils ne représentent pas la nouvelle société. Les petits marquis ont vingt ans, mais ils ressemblent à des vieil• lards ; les prudes se donnent des airs de minettes sans pouvoir cacher leur âge ; les poètes sortent de placards poussiéreux où l'on a rangé les accessoires romanesques de l'Astrée. Le langage 686 LA REVUE THEATRALE de cette société est trompeur, truqueur, tricheur, mais ce n'est pas le langage tout de vérité que Louis XIV va tenir à la nation et que la littérature enthousiasmée par le projet royal imposera, ce n'est pas le langage du classicisme où les mots sont les véhicules du crédit public et les garants de la foi donnée, c'est le langage baroque d'une époque révolue. En 1664, elle pouvait cependant ne pas apparaître telle encore, et c'est pour• quoi Molière, en se battant contre les petits marquis, les dévots, les précieux, ne faisait pas que des moulinets dans le vide. C'est dans le Misanthrope de M. Vincent que l'on constate que cette société prétendument nouvelle est bien morte. Ces petits marquis sont des singes grimés ; la prude Arsinoé (Mlle Casile) est une marionnette toute désarticulée ; le poète Oronte (M. Rozan), un automate dont le ressort est cassé. Nous sommes en présence d'animaux sociaux en voie de disparition, au muséum d'histoire naturelle ou, pire, déjà à la morgue, dans un milieu, en tout cas, où l'observation clinique de M. Vincent n'offre qu'un intérêt rétrospectif. Et Alceste ? Et Célimène ? demanderez-vous. Alceste n'appa• raît dans le Misanthrope de M. Vincent que comme une excrois• sance de ce monde cadavéreux. Ce grand extravagant, ainsi qu'on l'appelle, cet original du bon vieux temps, fredonneur de chan• sons du Pont-Neuf et colporteur de pamphlets de la Satire Ménippée, ce capitan en retraite est le contemporain de Mata• more — on ne peut plus douter de son âge, et il n'est jamais aussi fier de lui que lorsqu'il éblouit la société, comme l'Alidor de la Place royale de Corneille, par des prises de position absur• des. M. Marc Fumaroli souligne très bien dans un article publié par le Journal de la Comédie-Française qu'Alceste ne récuse le monde que pour lui donner la comédie de l'homme-acteur qui affirme pouvoir s'en passer mais qui en a substantiellement besoin pour s'admirer et, j'ajouterai, pour se justifier. Alceste pactise avec le monde à la faveur d'un jeu d'échanges subtils et hypo• crites. M. Michel Aumont, loin d'être le forcené chauffé à blanc dès qu'il entre en scène, dans la grande tradition de Molé et de Granval, tel que M. Descrières l'exhibait il y a encore quelques années, loin, aussi bien, d'être le tendre et nostalgique et grison• nant amoureux auquel M. Jacques Mauclair a rendu vie au Théâtre du Marais, n'apparaît, dans un rôle où il ne manifeste aucune imagination et où il semble gêné aux entournures d'un habit d'occasion, que comme le repoussoir de la société à laquelle il est lié à la vie, à la mort. Ainsi ne croira-t-on pas une seconde à sa sortie à la fin de la pièce. C'est une fausse sortie. Certaine- LA REVUE THEATRALE 687 ment, il reviendra comme dans l'épilogue donné par Courteline au Misanthrope (la Conversion d'Alceste), il épousera Célimène pour continuer à jouir de son supplice et poursuivre avec son délicieux bourreau la tragi-comédie du couple dans laquelle se sont illustrés de nos jours Marcel et Elise Jouhandeau. Mlle Lud- milla Mikaël, dans le rôle de Célimène, tient la place de mon• daine qui lui est assignée, avec une distinction froide, une hauteur appliquée, une absence de naturel admirable. Elle cèle bien tous les secrets de son rôle relégués par M. Vincent à l'abri des regards curieux d'intimité, dans une chambre forte au fond de l'appartement-musée peint par M. Chambas. Tout se joue dans ce Misanthrope sur le devant de la scène, en façade, comme à plat, sans perspective, ni profondeur, avec des gestes bien dessinés et un trait bien appuyé, mais sans aucune chaleur de vie. Nous ne soupçonnons pas un instant le véritable et tragique secret de la pièce de Molière, celui que M. Jacques Mauclair a montré en filigrane de la comédie de l'atrabilaire amoureux, en la plaçant dans le cadre de la vie quotidienne de l'auteur-acteur. Chaque soir, le mari d'Armande Béjart retrou• vait sa femme et les amants de sa femme, les futiles « marquis », les petits Guiche et Lauzun, pour jouer en public sa souffrance. « Si vous saviez comme je souffre, vous auriez pitié de moi », confiait-il à son ami Chapelle, le Philinte du Misanthrope. M. Simon Eine tient ici ce rôle. Il promène tout au long de la pièce, avec élégance, un air consterné et très compatissant, mais à aucun moment nous ne pouvons dire que nous l'avons entendu prononcer avec quelque fermeté les paroles de bon sens et de raison, celles qui pourraient guérir Alceste de sa jolie et que Molière a mises dans sa bouche.

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