CHRONIQUES Jacques Nerson Le théâtre aux abonnés absents e théâtre est-il mort ? » Il y a quelques semaines, Pierre Marcabru posait la ques­ tion dans le Figaro : « Les trois quarts des «L scènes parisiennes, subventionnées ou pri­ vées, sont occupées par des reprises, déplorait- il. [...] En France, le théâtre n'est plus qu'un musée aux multiples salles que l'on vient visiter de temps en temps pour savoir si Guitry est toujours de Une dérive saison, si Françoise Sagan n'a pas vieilli ou si qui ne date pas d'hier Bertolt Brecht est encore en forme. » Vif émoi, hauts cris, réactions indignées des gens de théâtre. L'article de Marcabru signale une dérive qui ne date pourtant pas d'hier. Il y a longtemps que nous dénonçons ce déficit de créations. C'est presque devenu un « marronnier » (en jargon journalistique : sujet rebattu par des confrères en mal de copie). Dans la grande famille du théâtre comme dans la plupart des familles, on se déteste cordialement. Deux clans s'y livrent une guerre sans merci : le public et le privé. Chacun voue l'autre aux gémonies. En ce qui concerne le théâtre public, il y a beau temps qu'il ne remplit plus sa mission de décou­ vreur de textes. Le metteur en scène y a les pleins pouvoirs. C'est à lui que la subvention est remise. Rien d'étonnant s'il a tendance à évincer l'auteur. Un jour, Roger Planchon m'a avoué avec fran­ chise qu'il ne monte pas d'auteurs contempo­ rains, parce qu'il se sent incapable de mettre en scène un texte sur lequel il n'a pas de recul. Citant En attendant Godot en exemple, il disait : * Si je devais monter la pièce, je ne le ferais pas autre­ ment que Roger Blin, voici trente ans. C'est encore trop tôt. » Planchon n'a pas tout à fait tort 160 REVUE DES DEUX MONDES AVRIL 1998 THEATRE - lors d'une création, le public ne discerne pas la part du metteur en scène de celle qui revient à l'auteur. Voyez les critiques : s'ils parlent de l'Avare, ils ne décortiquent pas le texte de Mo­ lière, supposé connu, mais le nouvel éclairage apporté par la « relecture » de Planchon, comparée à celle de Jean-Paul Roussillon, naguère. C'est Planchon, la vedette. Tandis que s'ils parlent d'une pièce inédite de Michel Vinaver, ils la résument, l'analysent, la commentent, et cette fois Planchon passe au second plan. Entre nous, les metteurs en scène ne sont pas moins cabots que les acteurs, ils veulent avoir la vedette. Une nouvelle école est même apparue depuis quelque temps, où le metteur en scène se prétend coauteur. Tenez, dans la Tempête, montée ces Quand le metteur en scène jours-ci à la Comédie-Française, Daniel Mesguich se prétend s'est cru autorisé à incruster certains extraits de coauteur... Roméo et Juliette ou de Richard III. De même, il remplace l'épilogue par un texte d'Aragon. En a-t-il le droit ? Se devait-il au contraire de respecter Shakespeare à la lettre ? Ce qui est sûr, c'est qu'un auteur vivant ne se serait peut-être pas laissé faire, tandis que les classiques sont plus dociles : qui ne dit mot consent. Il y a plusieurs années, Mesguich m'a expliqué au cours d'une interview qu'un metteur en scène qui ne bouleverse pas une pièce pour lui donner un sens neuf n'est pas, à ses yeux, un metteur en scène digne de ce nom. Nous sommes loin de l'idée qu'un Jean Vilar se faisait de son rôle, lequel consistait, selon lui, à mettre en valeur ce qu'un texte contient d'éternel et d'universel. Je ne reproche pas à Mesguich de ne pas se vouloir humble serviteur de l'auteur, je constate que ses conceptions ne favorisent guère la création. Il suffit de compter combien il a monté d'auteurs contemporains et de classiques depuis ses débuts. La comparaison est éloquente. Invité par Thierry Ardisson à débattre de cette carence de créations dans son émission « Rive droite, Rive gauche » sur Paris Première, comme 161 CHRONIQUES je m'en prenais à la politique artistique des théâ­ tres subventionnés, un confrère a rappelé que la plupart d'entre eux disposent désormais de pe­ tites salles destinées aux auteurs contemporains. Curieux argument ! Cantonner les auteurs contemporains à des théâtres de poche, c'est les priver de tout espoir d'atteindre le grand public, c'est les condamner à la confidentialité. Et puis, souvenez-vous des vertueuses intentions affi­ chées lors de la réfection du Vieux-Colombier ou de l'ouverture du Studio de la Comédie-Française, et voyez l'usage qu'on en fait : en guise de théâtre expérimental, on y joue Victor Hugo ou Marivaux, alors qu'aucun auteur vivant n'est plus joué salle Richelieu. Rappelez-vous encore pourquoi la salle Gémier fut creusée sous le Théâtre de Chaillot, et voyez qui y est programmé. Ah ! bien sûr, il est moins difficile de remplir une salle avec des classiques qu'avec un auteur dont le nom ne dit rien à personne. On est déjà sûr d'attirer les scolaires. Autant de victoires à la Pyrrhus. Sur le moment, on présente de bons résultats à son autorité de tutelle, mais le théâtre devient peu à peu une langue morte, que ne pratique plus qu'une poignée d'initiés. Et le théâtre privé ? Précisons que ne sont re­ groupés sous cette appellation qu'une soixan­ La frilosité taine de théâtres parisiens. Ce sont eux qui ont du théâtre privé révélé les grands dramaturges de notre temps : Feydeau, Claudel, Giraudoux, Anouilh, Sartre, Beckett, Ionesco, Adamov, Dubillard, Weingar- ten, et j'en passe. Hélas ! Marcabru a raison, ils sont devenus si frileux qu'ils ne font plus guère que des reprises. Certains finissent par monter les mêmes classiques que les subventionnés : Horace au théâtre de l'Œuvre, le Cid à la Madeleine... Néanmoins, ils méritent davantage d'indulgence. Contrairement au théâtre public, à qui ses subven­ tions devraient permettre de prendre des risques, le privé, lui, n'a pas droit à l'erreur, il est condamné au succès. C'est pourquoi il se montre 162 THEATRE aussi pusillanime. Reprendre un succès éprouvé, c'est une garantie contre la faillite qui menace à tout instant. De son côté, le spectateur aussi prend le maximum de précautions. C'est cher, le théâtre ! On peut, pour 50 francs, passer une mauvaise soirée au cinéma en voyant un premier film ; quand il s'agit de débourser 280 francs pour une place de théâtre, on y regarde à deux fois, on exige des valeurs sûres. Pas question d'essuyer les plâtres ! Ainsi, le théâtre s'éloigne de nous chaque jour un peu plus. Au café, dans les dîners, ce n'est plus un sujet de conversation, alors qu'on y parle toujours Le théâtre français ne parle du cinéma, des livres, de la télévision. Normal : il pas de nos s'est coupé de la société actuelle. Ce n'est pas chez problèmes Molière, Racine ou Tchékhov, quel que soit leur génie, qu'on trouvera de quoi réfléchir aux dan­ gers du clonage, au passage aux trente-cinq heures, aux démêlés de Saddam Hussein et Bill Clinton ou au destin du Kosovo. Bien sûr, le théâtre ne disparaîtra pas complètement. Ce mori­ bond est immortel. Il y aura toujours des jeunes gens désireux de monter sur des planches et d'y jouer la comédie. Mais auront-ils encore un public ? Le théâtre anglo-saxon ne se porte pas si mal, lui. Ce n'est pas un hasard si la plupart des pièces que j'ai recommandées ces derniers temps (Arcadia, de Tom Stoppard, Popcorn, de Ben Elton) vien­ nent d'Angleterre. Je m'en vais même en rajouter une à la liste : Skylight, de David Hare (1). Je ne suis pourtant pas anglomane. Qu'y puis-je, si ces auteurs savent nous toucher et nous parler de ce qui nous préoccupe ? Skylight, c'est l'histoire d'un veuf (Patrick Ches- nais) qui tente de renouer avec la maîtresse 1. Gaîté-Montparnasse (Zabou) qui l'avait quitté plusieurs années avant (01.43.22.16.18), 20 h 30. 163 CHRONIQUES la mort de sa femme. Toute la pièce tient dans leurs retrouvailles. Et dans cet amer constat que le temps n'a rien réglé. Ce qui les attirait l'un vers l'autre les attire toujours, ce qui les opposait demeure insurmontable. Je ne raconterai pas la pièce : sa construction reposant sur la découverte progressive de leur relation, ce serait la déflorer. Je vous dirai seulement que j'ai été émerveillé de voir comme cet auteur sait mêler les rires et les larmes, rendre ses personnages si crédibles, si vivants, si attachants qu'on a l'impression d'avoir passé la soirée avec des amis ; émerveillé aussi de voir comment, à partir de cet épisode de leur vie privée, l'auteur arrive à décrire l'Angleterre d'au­ jourd'hui et la fracture sociale (pour reprendre une expression chère à notre président de la République) qui s'y est installée. Néanmoins, Skylight n'est pas une pièce à thèse, l'homme d'affaires de droite et l'enseignante de gauche étant tous deux présentés avec leurs raisons, leur logique, leur sensibilité. Impossible de savoir où vont les préférences de l'auteur. Il faut ici féliciter Bernard Murât, comme le mois dernier pour le Mari, la Femme et l'Amant. Il a Félicitations dirigé Patrick Chesnais et Zabou avec une finesse à Bernard Murât à laquelle il ne nous avait pas habitués jusqu'ici.
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