CHRONIQUE DU MOIS PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTERAIRE Bertrand de Jouvenel : Un voyageur dans le siècle. — Léopold Sédar Senghor : la Poésie de l'action. — Alain Bosquet : Jean-Louis Trabart, médecin. De tous les interlocuteurs que j'ai eu l'honneur d'approcher — et l'on me croira si je dis qu'il y en a eu beaucoup, depuis le Mauriac et le Malraux des années 1950 jusqu'à Bernard- Henri Lévy et Jean-Edern Hallier —, aucun ne m'a laissé meil• leure impression que Bertrand de Jouvenel. Au seuil du grand âge, il gardait la liberté d'esprit et les réflexes d'un jeune homme ; ce maître en économie et en sciences politiques n'avait ni la démarche ni le sérieux d'un professeur ; ce petit homme à barbe blanche, vif et courtois, était encore nimbé du charme qui, naguère, avait agi sur des personnages aussi différents que Colette, Léon Blum, Jean Prouvost... et Otto Abetz... Pourtant, Bertrand de Jouvenel n'est plus un jeune homme, il s'en faut même de beaucoup puisqu'il est né en 1903. Et l'on ne sait pas très bien qui il est, s'il est homme politique ou écri• vain, économiste ou grand reporter, homme de gauche ou conser• vateur, artiste ou philosophe. Lui-même le sait-il ? Est-ce pour l'apprendre en revivant son itinéraire qu'il a écrit ces Mémoires ? Peut-être... LA REVUE LITTERAIRE 663 Disons-le franchement : Un voyageur dans le siècle (1) n'est pas une œuvre d'art. On imagine, puisant dans de tels souvenirs, si multiples et si variés, ce qu'aurait pu en faire un écrivain de création — Mauriac ou Colette par exemple. Quelle merveilleuse enfance ! Et quelle adolescence dorée ! Mais, dans un tout autre genre, un intellectuel patenté comme Raymond Aron ou Vladimir Jankélévitch, aurait tiré de ces souvenirs une histoire intellec• tuelle de notre temps. Disons que Bertrand de Jouvenel a peut- être hésité entre deux genres ; et sans doute a-t-il voulu être trop complet sur tout ce qui appartient à la vie politique, intellectuelle et journalistique de l'entre-deux-guerres tout en se montrant bien trop discret pour tout ce qui touchait à sa vie privée. Bien entendu, c'était son droit le plus strict ! Mais il m'est arrivé de le regretter. Et aussi de regretter qu'il ait passé plus rapi• dement encore sur certains points importants de sa biographie politique, comme s'il ne comprenait plus aujourd'hui ses choix d'alors. Mais ces hésitations elles-mêmes ont du prix. « Je ne me sens pas coupable et je ne le suis pas», dit M. Sartre avec superbe. M. de Jouvenel agit tout au contraire. Ne s'est-il pas constamment trompé ? Il en fait l'aveu avec une bonne foi assez rare. « Ecrire ce livre a été une sorte de descente aux enfers, pour y revivre ce que j'avais voulu oublier, pour y retrouver des amis malheureux. L'entreprenant, je ne soupçon• nais pas combien il me ferait souffrir. » Car il s'agit en effet d'une descente aux enfers d'une assez basse époque, où ont disparu corps et biens des amis comme Jean Luchaire ou Drieu. L'Eliacin comblé de dons, aimé des dieux (et des femmes) que fut Bertrand de Jouvenel s'en est mieux tiré. Tuberculeux, il a échappé à l'infamie de la collaboration. Mais il a laissé plus d'une plume de ses gracieuses ailes en ces années incertaines. Personne, en notre siècle, n'avait vu tant de fées se pencher sur son berceau. Personne, peut-être, n'a approché tant de démons et rêvé de les séduire — Mussolini et Hitler en tête —, nul ne vit s'écrouler tant de rêves. Mais Ariel est toujours là, juvénile, aérien, séduit par Mai 1968 ou par l'union de la gauche. Les fées sont faciles à dénombrer : pour père, un des hommes les plus intelligents du temps, Henry de Jouvenel, tout- puissant rédacteur en chef du Matin, un des chefs du parti radical, ministre, sénateur de la Corrèze, ambassadeur de France à Rome, et mari de la célèbre Colette ; pour oncle, Robert de Jouvenel, l'influent rédacteur en chef de l'Œuvre et l'auteur de (1) Bertrand de Jouvenel : Un voyageur dans le siècle, 1903-1945. Avec le concours de Jeannie Malige, un volume, 472 p. Editions Robert Laffont, 1" trimestre 1980. 664 LA REVUE LITTERAIRE la République des camarades (l'ouvrage est de 1914 ; il faudrait le rééditer, car personne ne le lit plus, mais le titre est resté célèbre) ; et pour mère, Sarah Claire Boas, dont le salon politique fut longtemps célèbre, petite souris grise que je voyais trotter, naguère encore, dans les couloirs du Quai d'Orsay et la salle à manger du Cercle interallié. Bertrand de Jouvenel m'a dit un jour qu'il était l'enfant de l'Affaire Dreyfus : le mariage d'Henry de Jouvenel avec cette jeune fille juive de bonne famille avait couronné la vigoureuse campagne du journaliste en faveur du condamné de l'Ile du Diable. Mais en amour Henry de Jouvenel était d'humeur chan• geante ; en changeant de dame, il changeait de maison : il y eut ainsi la rue Saint-Simon avec Sarah Claire Boas, puis la rue Cortambert avec Mme de Comminges, puis le boulevard Suchet avec Colette, tandis que Sarah Boas, restée seule, recevait le Tout-Paris et même le Tout-Europe dans son appartement du 284, boulevard Saint-Germain : Herriot et Briand, France et Bergson, Claudel et D'Annunzio, Bénès et Berthelot en étaient les familiers. Cette gloire n'en imposait pas à tous : le jeune Bertrand a quatre ans lorsqu'il entend une dame lui dire : « Mon petit, il ne faudra plus jouer avec ma famille parce que ta maman est divorcée. » L'enfant voit donc ces dames (et même sa grand-mère) quitter leurs maris et ces messieurs changer de partenaire, tandis qu'on l'abandonne aux gouvernantes anglaises. Le résultat aurait pu être détestable, mais Bertrand, grâce à cela, sera parfaite• ment bilingue et il entrera en première à quinze ans ; si l'on s'est beaucoup interrogé sur sa vocation, ou plutôt sur ses voca• tions successives (à vingt ans, il évoque un savoureux conseil de famille réuni à cette occasion), on n'a jamais vraiment douté que, quoi qu'il fît, il le ferait brillamment. Sans doute a-t-il regretté de n'être pas devenu physiologiste et biologiste, comme il y avait songé un moment ; ni mathématicien, bien qu'il ait fait, en ce domaine, des études brillantes : mais qu'a-t-il été en fait ? Car il n'a pas été vraiment un économiste, ce rival de Keynes qu'annonçait son premier livre fameux sur l'Economie dirigée. Ni tout à fait un politologue, bien que ses grands ouvrages soient devenus des classiques et que Du pouvoir soit encore la bible des étudiants de Sciences Po. Peut-on le tenir pour un agent de renseignements (recruté en 1939), bien que ce métier l'ait amené, sous prétexte de les surveiller, à fréquenter d'un peu trop près les milieux de la collaboration ? N'a-t-il été qu'un simple journa• liste, comme il nous le laisse trop modestement entendre ? Mais alors, quel journaliste, lui qui interviewa Hitler, Mussolini et LA REVUE LITTERAIRE 665 tant d'autres, dînait au Kremlin et à la Maison-Blanche, et que tout le personnel de la IIIe République tutoyait ! Et quel reporter, lui qui vécut à Séville les débuts du franquisme, à Saint-Denis ceux de Doriot, et, à Paris, les derniers rêves d'Otto Abetz... Tout cela revit dans son nouveau livre : adolescent, Jou- venel a vu naître la Tchécoslovaquie, puisqu'il a connu, avant tout le monde, Masaryk, Milan Stefanik et même Bénès, dont il fut un moment, au Hradschin, une sorte de secrétaire sans titre. A seize ans et demi, il avait vécu avec Colette des heures inou• bliables, au point de passer, aux yeux de tout Paris, pour le héros et l'inspirateur de Chéri, — ce qui était faux, puisque le livre était antérieur à la rencontre, mais ce qui n'est peut-être pas resté longtemps faux. A Genève, il a vu naître la Société des Nations et travaillé quelque temps auprès d'Albert Thomas, au Bureau international du travail. Tout jeune, il a mené campagne contre la ligne Maginot et pour la réconciliation avec l'Allemagne. Dans les années 1930, il a découvert l'Amérique et décrit la Crise du capitalisme américain avant qu'il fût devenu banal d'en parler. Il a été, je n'ose dire comme tout le monde, figurant à Hollywood, avant de redécouvrir l'Allemagne, de dîner à Potsdam avec le Kronprinz, et de comparer au Berlin décadent des boîtes interlopes et des foules au chômage le puis• sant mouvement de résurrection, mêlant toutes sortes d'élans vers la jeunesse, la nature, la force retrouvées, qui emportait, dès les années 1930, la nation allemande vers Hitler. En février 1936, il interviewe le chancelier du Reich (une heure et demie d'un entretien tout à fait détendu ; il s'agissait d'empêcher la signature du pacte franco-soviétique), de même qu'il s'entretiendra, quelques semaines plus tard, au Palais de Venise, avec un Mussolini brutal et cynique. Quoi encore ? Une absurde embardée chez Doriot qui le brouille avec la gauche ; quelques mois de guerre en 1939-1940, en Pologne, puis en France ; toute une activité de renseignements qui va finir par aboutir à Vichy et au Paris de 1940-1944 où règne maintenant l'ami Abetz.
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