Musique à Terezín | La vie musicale à Theresienstadt Élise Petit, musicologue « Tout droit de reproduction interdit sans autorisation » La création musicale dans le système concentrationnaire, ainsi que le rôle avant tout tortionnaire de la musique dans les camps, ont fait depuis plusieurs années l’objet de communications et contributions de notre part ainsi que d’un ouvrage synthétique et complet du compositeur Bruno Giner, Survivre et mourir en musique dans les camps nazis. Bien que partie intégrante du système concentrationnaire nazi, Theresienstadt mérite, spécialement dans le domaine musicologique, une attention particulière - et à ce titre a fait l’objet de très nombreuses recherches - qui découle de son statut complexe et ambigu. Sa dénomination pose d’emblée problème : « camp de transit » ou « ghetto » pour ses initiateurs, « ghetto », « camp d’internement » ou « camp de concentration » selon les historiens et les détenus : si ces différentes appellations sont actuellement utilisées indifféremment, c’est que toutes recouvrent en partie la réalité de ce que fut Theresienstadt, notamment son évolution dans la mise en oeuvre de la « Solution finale » génocidaire. Dépeinte par le docteur Maurice Rossel, représentant du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), comme « une ville-forteresse à la Vauban1 » lors de sa visite en juin 1944, Terezín (« La ville de Thérèse »), à une soixantaine de kilomètres de Prague, est une ancienne citadelle fondée en 1780 par l’empereur d’Autriche Joseph II en l’honneur de sa mère. Sa disposition géométrique en étoile autour d’une place centrale et ses nombreuses casernes pouvant accueillir un nombre important de personnes favorisent sa transformation par les nazis ; le 10 octobre 1941, la fonction principale de « camp de rassemblement et de transit » (vorübergehendes Sammellager) pour les Juifs de Bohême- Moravie lui est assignée. La population locale est évacuée. Le premier convoi de détenus arrive de Berlin le 2 juin 1942, suivi par d’autres provenant des territoires occupés par l’armée allemande. Au total y seront détenus quelque 43 000 Juifs d’Allemagne, 74 000 de Bohême- Moravie, 15 000 d’Autriche, 4 900 des Pays-Bas, 1 500 de Slovaquie, 1 000 de Hongrie et 460 du Danemark. La population de cette ville habitée originellement par près de 6 000 Tchèques atteindra le chiffre record de 58 491 détenus en septembre 1942. Les conditions de vie sont déplorables, entraînant un taux de mortalité très important. Comme dans les autres camps de concentration, la main d’oeuvre exploitée contribue à l’effort de guerre. À Theresienstadt, l’activité principale, mise en place dès juin 1942, est la transformation du mica pour son utilisation dans l’industrie de l’aviation. Le 20 janvier 1942 a lieu dans la banlieue de Berlin et sous la direction de Reinhard Heydrich la « Conférence de Wannsee » qui officialise la « Solution finale », c’est-à-dire la mise en oeuvre du génocide juif. À cette occasion, il est décidé que Theresienstadt aura principalement deux fonctions : celle de « camp de transit » pour les Juifs du Protectorat de Bohême-Moravie, et celle de « ghetto pour personnes âgées » (Ältersghetto) destiné à certains Juifs renommés ou Prominenten : artistes, savants, décorés ou mutilés de la Première Guerre mondiale, veuves d’officiers, hommes politiques. Avec l’avancée du conflit et suite aux pressions de la communauté internationale, Theresienstadt devient pour quelques heures un « camp de propagande » afin de masquer les déportations vers l’Est et de rassurer l’opinion. Une visite du Comité International de la Croix- Rouge (CICR) est organisée le 23 juin 1944 et minutieusement préparée : façades repeintes, kiosque à musique rénové, détenus bien portant choisis comme figurants... À l’issue de la visite, le délégué Maurice Rossel écrit un compte- rendu des plus élogieux. Suite à cette première entreprise de mystification, un film de propagande est réalisé, sous la contrainte, par le détenu Kurt Gerron, rendu célèbre par son rôle de directeur du 1 Maurice Rossel in Documents du Comité International de la Croix-Rouge concernant le ghetto de Theresienstadt, Genève, 1990, n.p., paragraphe « Arrivée au Ghetto ». cabaret dans L’Ange bleu aux côtés de Marlene Dietrich. La défaite annoncée de l’Allemagne sonne l’évacuation du camp ; la majeure partie de la population, artistes compris, est déportée vers Birkenau en octobre 1944. La plupart périront dans les chambres à gaz dès leur arrivée. Les chiffres ne doivent donc pas faire oublier aujourd’hui que malgré le succès de l’entreprise propagandiste, Theresienstadt a été avant tout, en tant que « camp de transit », l’antichambre d’Auschwitz-Birkenau : sur les 155 000 personnes qui y ont transité, près de 87 000 seront déportées vers le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau principalement, et on dénombrera seulement 3 800 survivants2. Trois caractéristiques font de Terezín un cas particulier du système concentrationnaire. Tout d’abord la constitution de la population : uniquement des Juifs3 dans l’acception nazie du terme - c’est-à-dire ayant au moins un aïeul ou un parent juif - principalement allemands et tchèques. Le camp est placé sous la responsabilité d’une « Administration autonome juive », ce qui explique la qualification de « ghetto » par les autorités. Malgré l’autonomie de façade qui lui est accordée, la supervision du camp et de son administration est en réalité confiée au Commandant SS4 dont les membres de l’Administration sont en définitive des intermédiaires totalement asservis. Deuxième caractéristique : la présence d’enfants. À Theresienstadt, les Prominenten ont été déportés avec leur famille entière. Dispensés de travail, la plupart d’entre eux seront groupés dans des « foyers d’enfants » (Kinderheime) et pris en charge par des éducateurs qui rendront leur quotidien moins insupportable grâce à des initiatives culturelles et pédagogiques. Environ 11 000 enfants et jeunes de moins de 18 ans y ont été internés, dont moins de 10% a survécu. La troisième particularité du camp est la présence, parmi les Prominenten, de personnalités de l’intelligentsia juive pragoise et allemande, dont des interprètes et compositeurs renommés, ce qui lui vaut aujourd’hui encore le surnom abusif et trompeur de « camp des musiciens ». Cette présence significative d’artistes (bien qu’ils n’aient représenté que quelques centaines de détenus sur les dizaines de milliers internés à Theresienstadt) illustre la finalité propagandiste du camp. Logés dans des habitations réservées à leur famille, les Prominenten souffrent moins de la surpopulation à Theresienstadt ; ils perçoivent des portions alimentaires plus importantes ; des tickets leurs sont fournis pour se rendre au « café » ainsi qu’aux concerts ; la correspondance postale avec l’extérieur est moins réduite. Ils sont également dispensés de travail, et surtout, ils jouissent du privilège vital : l’exemption de la liste des transports vers l’Est, principalement Auschwitz-Birkenau, du moins provisoirement5 . Les artistes qui font partie de ces Prominenten grâce à leurs fonctions au sein de l’« Administration des Loisirs » pourront se consacrer, intensivement pour certains, à la pratique instrumentale ou à la composition. Pourcentage infime de la population du camp mais personnalités 2 Chiffres de Vojtěch Blodig, « The Genocide of the Czech Jews in World War ii and the Terezín Ghetto », in Anne Dutlinger (dir.), Art, music and education as strategies for survival, Theresienstadt 1941-1945, New York, Herodias, 2001, p. 152. 3 Cet article porte sur le camp de Theresienstadt et ne prend pas en compte la « Petite Forteresse », prison gérée par la Gestapo située près de l’entrée du camp, ou furent incarcérés et torturés nombre de prisonniers politiques non juifs. 4 Le Lieutenant SS Obersturmführer Siegfried Seidl est le premier commandant du camp, du 24 novembre 1941 au 3 juillet 1943. Il est remplacé jusqu’en février 1944 par son homologue Anton Burger, qui supervise les travaux de rénovation du camp en préparation de la visite du CICR. Karl Rahm, dernier commandant de Theresienstadt, fuit avec ses officiers devant l’avancée des troupes soviétiques, le 5 mai 1945. Seidl et Rahm sont exécutés après la défaite allemande pour crime contre l’humanité. Condamné par contumace, Burger meurt sous une fausse identité en 1991. 5 Parmi la population non-privilégiée, on estime les survivants a 14% pour ceux ayant échappé à la déportation vers l’Est, et a 4% pour les autres. Chiffres donnés par Ruth Bondy, « Prominent auf Widerruf », Theresienstädter Studien und Dokumente, 1995, p. 139. relativement célèbres, nombre d’entre eux seront présents lors des visites du CICR et apparaîtront sur le film de propagande. Au-delà de l’apparente liberté d’expression donnée aux détenus à travers les activités artistiques et culturelles à Theresienstadt, c’est toute une démarche de propagande pronazie qui se met progressivement en place, les artistes juifs permettant, contre leur gré, d’accréditer les affirmations sur la qualité de vie dans les camps. Pour cette raison, les activités culturelles, clandestines durant les premières semaines, y sont rapidement encouragées par la Kommandantur SS. En février 1942, une « Administration des Loisirs » (Freizeitgestaltung) est mise en place, sous la direction du rabbin Erich Weiner. S’ensuit la création officielle du premier orchestre de chambre, dirigé par le pianiste et compositeur Carlo Sigmund Taube, élève de Busoni à Vienne. Les ensembles et les styles se multiplient : des duos, trios ou quatuors, un quintette de jazz et un big band, un orchestre de musique légère, un orchestre à cordes, un ensemble de musique ancienne, des troupes de cabaret, un choeur d’enfants… En septembre 1942, Weiner recense dans son journal publié les événements organisés par la Freizeitgestaltung : « Durant la dernière semaine du mois [mai 1942], le travail de l’Administration des Loisirs a souffert d’une interruption qui a duré jusqu’au 28 juin. Malgré cela, nous avons organisé 16 soirées de camaraderie avec 2 900 spectateurs, et 36 conférences avec 2 460 auditeurs.
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