Une Amie Inconnue Guy De Maupassant

Une Amie Inconnue Guy De Maupassant

UNE AMIE INCONNUE DE GUY DE MAUPASSANT Après le succès retentissant des Soirées de Médan et surtout après l'éclatante réussite de la Maison Tellier, Guy de Maupassant, devinant sa réussite, avait quitté le petit appartement de la rue Clauzel, encore trop bohème à son gré, pour s'installer au numéro 83 de la rue Dulong, aux Batignolles. Dans ces vastes pièces, bien meublées, Maupassant peut enfin recevoir. Outre ses anciens camarades, qu'il voit alors, Catulle Mendès, Paul Bourget, Edouard Rod, Jules Lemaitre, des femmes charmantes qui sont un peu des femmes de lettres et qui l'aident parfois dans son travail. Il écrit Bel-Ami et s'inspire d'elles pour décrire le cortège de son héros. Elles lui sont toujours restées atta• chées comme dans le roman d'ailleurs, non sans une pointe de jalousie à l'égard des grandes mondaines qu'il connaîtra plus tard. Mais Maupassant ne pouvait pas se laisser asservir. La pièce principal, c'est le cabinet de travail : une grande table tient le milieu. C'est là que s'entassent des manuscrits. Sur les feuilles éparses luit la lame d'une dague du temps des guerres de religion. Parmi les objets d'art, on remarque une Vénus en marbre d'un charme comparable à celui de certaines œuvres de Rodin ; un Bouddha en bois doré et quelques paysages normands : deux grandes toiles de Le Poitevin : les Falaises d'Etretat et le Jardin de « La Guillette », maison de Guy de Maupassant à Etretat ; un paysage par Nozal : la Moisson, une petite toile hollandaise, fraîche et légère de coloris, LA BEVUE N» 15 4 482 LA REVUE et une Salomé dansant, impudique et tourbillonnante sous les voiles diaphanes. Un piano complète ce décor. Par le choix de ses sujets et par son style d'apparence impas• sible et cruel, mais riche de sortilèges, Guy de Maupassant intéresse au plus haut point la critique et passionne de plus en plus ses innom• brables lecteurs. Aujourd'hui encore, alors que tant d'écrivains sont démodés, on est surpris par la jeunesse de son œuvre, par le caractère permanent de ses récits, arrachés tout palpitants à la vie. L'explication de ce phénomène est facile: Guy de Maupassant a fait une œuvre d'art et rien n'est plus éternellement jeune que l'art. Son style tellement direct est d'une souplesse et d'une élégance hors de pair. Une telle variété, un tel mouvement en font un des plus grands et aussi un des plus originaux parmi les écrivains fran• çais de tous les temps. Lorsqu'on songe que cet écrivain n'a pas mis dix ans pour écrire plus de cinquante volumes, on reste stupéfait. Guy de Maupassant est avec Gœthe un exemple de fécondité incroyable. On trouve, comme chez le grand poète allemand, dans cette œuvre incomparable, du réalisme, de la sensualité avec de grands élans de poésie. C'est qu'un vent d'aventure avait soufflé dans sa famille, comparable au souffle d'air qui nous arrive d'un orage lointain. L'après-midi s'achève. Le jour d'octobre n'arrive plus qu'avec peine dans le cabinet de travail. Malgré cette pénombre et une lancinante douleur à l'œil droit qui ne le quitte pas depuis deux jours, le jeune romancier continue d'écrire — à tâtons — par amour de son travail. Le seul amour qui lui ait vraiment donné de grandes satisfactions. Il écrit, rature, reprend sa phrase pour la détruire encore. Parfois sa plume s'envole, mais une ligne plus loin, elle butte et s'arrête net. Puis, dans un nouvel élan, elle repart bientôt, bridée et stoppée par ce doute, cette conscience de l'écriture pure, de la gravure sans bavures que Guy de Maupassant tient de son maître, Gustave Flaubert. Guy de Maupassant n'aura jamais connu ces moments heureux, reposants où l'écrivain n'a plus qu'à laisser conduire sa plume par son démon intérieur. Au contraire, il peinait, corrigeait, retou• chait sans cesse, pour atteindre à cette perfection d'un style inimi• table et solide comme du marbre. UNE AMIE INCONNUE DE GUY DE H.iUi'ASSANT 483 Spurnoise, l'ombre s'est peu à peu insinuée dans la pièce. N'y voyant plus, Guy de Maupassant laisse glisser la plume de ses doigts. Contrairement à son habitude, il n'appelle pas tout de suite son valet de chambre, François Tassart, ce domestique belge si finaud entré depuis peu à son service. Un moment détendu, il s'abandonne à une singulière rêverie. Il fait un retour sur lui-même, une sorte d'examen de sa vie sentimentale. Non sans stupeur, il constate tout à coup qu'il n'a jamais aimé vraiment. Par orgueil d'abord et aussi pour ne pas avoir à souffrir par une femme, peu à peu, il a étouffé son cœur. Aussi loin qu'il remonte dans sa jeunesse, il ne se souvient d'aucun sentiment d'amour. Ses premiers vers, ceux que tout adoles• cent adresse à la femme, Guy de Maupassant, solitaire, sauvage, les a dédiés à la mer qui souffre et se plaint éternellement. Et s'il a fait taire son cœur, c'est que pareil à cet autre grand poète, Henri Heine, il a toujours douté du cœur des femmes (1). Dès lors l'amour ne devait être pour lui qu'une recherche de sensations irritantes, décevantes qui allaient finir par ruiner tout à fait sa santé et obscurcir son cerveau. Volontairement il ignora toujours les effusions du cœur, les élans, ces moments magnifiques où la vie disparaît pour faire place à la magie du rêve. « Pour moi, confiait-il un jour à son ami fraternel, Léon Fontaine, je n'ai jamais rêvé. » ' Privé de cet idéal, Guy s'abandonna à des aventures passagères qui expliquent, en partie, l'hypocondrie du romancier. Charcot n'a-t-il pas dit : « Les grands sensuels sont tristes » ? Sur le rire et sur la gaieté de Maupassant on a écrit bien des erreurs. Ecoutons Léon Fontaine, ce précieux témoin de la vie de son ami : « J'ai connu Guy bien jeune. Dès le début de nos relations, j'ai senti que le rire de Guy était un rire forcé. » Cela est aussi vrai pour la gaieté de son œuvre. Si, dans quelques-uns de ses contes, le rire d'un de ses person• nages sonne haut, dans combien d'autres histoires, ne trouve-t-on pas des traces de son incurable mélancolie 1 Et pourtant son pessimisme ironique ne détourne ni de la vie ni de l'action. Il prévient simple- (1) Le 13 mal 1889, Guy de Maupassant écrit à Léon Fontaine : « Mon attituflu dans la vie sentimentale a fini par avoir tout à fait raison de mon coeur. Effarouché par mon cynisme, il a fini par se taire. Il s'est retiré si loin au fond de moi-même que la plus belle promesse ne parviendra pas à l'apprivoiser. » 484 LA REVUE ment les hommes que, si beaux que soient leurs désirs, ils sont presque tous irréalisables. Ce soir-là, Maupassant, pourtant adulé, choyé, grand favori de la gloire et de la fortune, envahi par une sourde tristesse, pense à sa solitude, à cet affreux désert parmi les hommes. Il a de nom• breuses « amies » et pourtant il est seul. Il éprouve le besoin que tout homme connaît au moins une fois dans sa vie, de se confier à un être tendre, fragile, de se blottir contre son épaule. Toutefois Maupassant ne se laisse pas longtemps aller à cette fai• blesse. Il se trouve ridicule et se morigène vertement. Puis il sonne François et d'une voix tiégagée, claironnante, il lance : — Préparez mon habit ! Je dois sortir ce soir. Avant de partir, le romancier, satisfait de lui-même, se regarde longuement dans la glace ; pour la première fois, il s'analyse avec curiosité, presque avec complaisance. Il faut avouer qu'il a raison. Quel visage expressif, avec ses grands et beaux yeux couleur de topaze, que domine un front superbe d'où semble se dégager de la lumière ! Un vrai visage de conquérant et qui doit surtout plaire aux femmes. Et Guy possède encore, — chose rare, — cet esprit caustique, étincelant, cette conversation entraînante, pas• sionnante. Malgré une soirée prolongée, passée chez des amis, les Bonnières (1), où il avait rencontré son meilleur camarade, Louis Legrand, le lendemain, de très bonne heure, Maupassant se remit au travail. Il lui arrivait, parfois, de bénéficier de cette exaltation qu'il rapportait du contact de certaines gens et qui se prolongeait, favorisant singulièrement son travail de composition. Bel-Ami marchait à merveille. Minutieusement étudiés, les personnages avaient l'air d'aider leur peintre. Guy de Maupassant, non sans raison, escomptait déjà un gros succès avec ce nouveau roman, dont il était de jour en jour plus satisfait. On frappait à la porte. François entra portant le petit déjeuner et sur un plateau, un volumineux courrier. Voyant déjà un grand (1) Robert de Bonnières, journaliste, couleur, a écrit plusieurs romans. Bonnières était de plus un beau cavalier, de tournure militaire : il avait servi dans les lanciers pendant la guerre de 1870. Mme de Bonnières était, elle, une des beautés a, la mode qui brille dans la fleur de sa jeunesse. Ce couple, très sympathique, était très répandu dans le inonde. UNE AMIE INCONNUE DE GUY DE MAUPASSANT 485 nombre de feuillets fraîchement écrits par son maître, le valet de chambre, qui n'approuve pas ce surmenage, balance la tête en signe de reproche. Il sait que le romancier mène depuis quelque temps surtout une existence très fatigante et, comme on dit, brûle l'exis• tence par les deux bouts.

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