Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol. 12, No. 1 Improvisation et Parrêsia : Des pratiques politiques de soi Fabien Jean-Georges Granjon « Mieux vaut improviser que prévoir le pire. » « L’envers est dans le free. » Bernard Lubat « Nous n’avons fait qu’improviser. Partout. Dans notre rapport aux autres, au politique, au public, suivant ce que l’on avait envie de dire, en fonction des besoins du moment. » Laure Duthilleul « Donnez tout au moins la parole à la minorité de vous-mêmes. » « L’expression est pour moi la seule ressource. La rage froide de l’expression. » Francis Ponge, Le parti pris des choses « Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux . Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Rater mieux plus mal maintenant. » Samuel Beckett, Cap au pire Le présent article est né d’une rencontre avec Uzeste, étonnant village du Bazadais (Gironde, France) qui a vu naître le poly-instrumentiste Bernard Lubat. Après avoir participé, au mitan des années 1960, à l’orchestre de JeF Gilson, au Double-six, ou encore au Swingles Singers, ainsi qu’à de nombreuses autres formations de jazz, de variétés et de musiques classique et contemporaine, Lubat va fonder, en octobre 1976, dans le sillage de la création des collectiFs New Thing auto-gérés,1 la première Compagnie Lubat. Un peu par hasard, il décide, en août 1978, de venir jouer dans son village natal, en compagnie de Michel Portal et, finalement, de revenir s’y installer (Granjon). Uzeste prend alors le relais des expériences free parisiennes. Ce nouvel ancrage territorial invite Lubat à développer une autre forme de pratique artistique expérimentale, ancrée dans une histoire sociale et politique régionale. Le défi spontanéiste des premiers temps laisse alors la place à une gageure d’une autre nature : mettre en relation les propositions esthétiques du jazz, de la musique contemporaine et de l’improvisation libre, avec une culture locale, afin de réinventer un rapport sensible et politique à la ruralité communale. Lubat et Cie montent notamment un Festival, les hestejadas de las arts—« Grandes fêtes des arts » en gascon—, dont l’une des caractéristiques est de mêler des formes de mobilisation à la fois sociales, théoriques et esthétiques. Au-delà de ce rendez-vous estival, c’est évidemment toute l’année, depuis maintenant quarante ans, que se forgent, à Uzeste, des subjectivités en résistance qui tentent d’ouvrir des espaces d’autonomie. Depuis 2015, nous enquêtons donc pour tenter de rendre compte de ces mouvements de formation de sujets critiques dont l’originalité tient à la combinaison de politiques de la pensée, de l’action et du sensible au sein de laquelle l’art joue évidemment un rôle central. En tant qu’il est critique, l’art tente en efFet de lever le voile de la mise en acceptabilité d’un monde aux ordres qui ne dit pas toujours son nom. Il est en cela un « dérangement de l’ordre où nous étoufFons » (Bataille 25). Plus encore, il esquisse des lignes de fuite imaginaires, prend ses distances avec la « réalité » et fait œuvre de « vérité » en désajustant momentanément les correspondances entre des Façons d’être, de penser et d’agir et les nécessités présentes auxquelles elles correspondent. En d’autres termes, l’art véritable contribue à mettre en énigme le quotidien—à l’instar du travail des sciences sociales, mais depuis une perspective propre2—à changer les consciences, mais aussi à travailler les sensibilités et les imaginaires dans un sens qui vise à éloigner les sujets sociaux de leurs rapports aux mondes habituels : « négation déterminée de la société déterminée » (Adorno, Théorie esthétique 299). Cet éloignement peut épouser diFFérentes modalités, allant du mouvement brownien de l’intranquillité à l’élan de révolte, en passant par la randonnée divertissante ou encore la virée spectaculaire. Son eFFicience propre—un doute sur l’ordre du monde et une mise en marche—reste incertaine et, quand elle semble avoir eu quelque conséquence, elle n’est évidemment jamais la cause sans reste de l’impulsion libératoire. Cette recherche d’une eFFicace perturbatrice se trouve également au cœur de l’improvisation, art de l’éphémère et du pari dont le principe est d’expérimenter des intervalles (Badiou), c’est-à-dire de faire l’expérience de situations où s’ouvrent des possibles non prévus. L’improvisation exprime une poétique de la rupture (Mansour), ébauchant « non l’irréalisable, mais l’irréalisé » (Lachaud 26), où se maniFeste, se donne à voir, à sentir et à entendre, l’exercice d’une liberté plus ou moins audacieuse. « L’improvisation, afFirme Bernard Lubat, c’est prendre le maquis » ; manière de signiFier qu’il s’agit de résister en s’éloignant des espaces de consentement qui réiFient, ainsi qu’en travaillant son opacité, son équivocité. À Uzeste, l’improvisation est ainsi considérée comme un art « à vivre » qui, s’il n’est pas l’organisateur principal du changement, peut en être néanmoins, considère-t-on, l’un des ingrédients. En certains cas, il peut même s’avérer essentiel : là où, par exemple, les critiques sociale et théorique ont peu de chance de 1 Critical Studies in Improvisation / Études critiques en improvisation, Vol. 12, No. 1 pouvoir jouer un rôle premier dans l’armement et l’expression des révoltes, dans la mesure où les conditions de possibilité de leur existence et de leur ascendant peuvent ne pas être réunies (censure, dépolitisation, résignation, faible niveau d’alphabétisation, etc.). L’improvisation nécessite des individualités singulières–il s’agit de « sonner comme personne » (B. Lubat), i.e. aussi « en tant que personne »—mais le produit de leur rencontre est toujours une émergence pour partie inattendue en ce qu’elle dessine un commun qui ne se conFond pas avec la somme des singularités individuelles dont il est issu. L’improvisation dessine en cela des politiques qui font travailler ensemble les diFFérences individuelles dans une action conjointe mise en publicité. L’« identité » de chacun constitue alors la matière première à des actions communes qui la transcendent et font retour sur elle en la certiFiant nécessaire tout en démontrant qu’elle ne saurait constituer, seule, le principe de l’agir-ensemble qu’elle a contribué à faire émerger. « D’ici d’en bas » (B. Lubat), l’agir improvisé est donc aussi ce par quoi se forge un sujet politique, lequel ne saurait seulement se résumer à l’individualité idiosyncrasique (ou à l’identité atavique) qui se trouve pourtant à son fondement. L’improvisation se présente ainsi comme une « éduc’action » qui fait de l’agir-ensemble la clé essentielle de la subjectivation et de la construction politiques (Tassin). Nous y voyons également, et complémentairement, une forme de parrêsia, c’est-à- dire un travail éthique permettant d’aller à la découverte de soi et de reconnaître le rôle que l’autre joue dans le fait que le Je(u) advienne. Impro : Qu’es aquò ? L’improvisation telle que nous l’abordons, ici, peut être décrite en première approximation comme un acte immédiat de création musicale. Sa complexité et son ambiguïté tiennent à ce qu’elle est un processus : une partition intérieure (Siron) virtuelle actualisée par ce qui ressemble à une forme d’écriture automatique ou de libre association (le jeu) ; mais elle est aussi le résultat de ce processus, lequel se maniFeste par un assemblage de sons donné à l’écoute. L’improvisation se présente donc comme une sorte de composition instantanée (e.g. Jerrold Levinson in Canonne), immanente, parFois préméditée et préparée, mais dont une large part—tant dans ses aspects processuels qu’en termes de résultats–relève d’un ajustement pratique à la situation dans laquelle se trouve le musicien qui improvise : « En ceci, sa nature, comme celle de la musique en général, est Foncièrement éphémère ; sa réalité est celle de l’exécution. Il peut exister des documents relatiFs à cette exécution : partitions, enregistrements, chroniques, souvenirs, mais ils ne font que l’anticiper ou la rappeler » (Bailey 152). Celle-ci dépend de paramètres multiples par lesquels l’artiste se laisse afFecter et avec lesquels il doit composer : humeurs personnelles, jeu des partenaires, contexte, public, salle, sonorité, etc. Rester dans une qualité d’improvisation, c’est être toujours en changement. C’est ne pas arrêter ses idées, ne pas arrêter ses pratiques. On a tous une marmite dans laquelle on pense avoir des trucs qui peuvent servir, déjà travaillés, vécus dans le passé, mais Ô malheur, ils n’arrivent pas ça sur scène. Il y a un nouvel objet qui se fabrique devant soi, devant le spectateur et qui n’appartient à personne. L’improvisation, c’est Benedetto, c’est l’acteur-loup sur une des pistes de Scatrap [album de la Compagnie Lubat], l’acteur qui n’est pas le chien apprivoisé avec ses techniques de chien savant, mais qui échappe, qui s’échappe, qui part dans l’indicible. Être improvisateur, c’est accepter de devenir loup, c’est-à-dire la possibilité d’être sauvage, préFérer se bouFFer la patte que d’être pris au piège. (Jaime Chao, inFormaticien multi- instrumentiste de la Compagnie Lubat, avril 2016) Accomplissement pratique, l’improvisation peut respecter assez largement les normes de la construction musicale (mélodie, séquences harmoniques, rythme, mesure, tempo métronomique, justesse, etc.), s’inscrire dans un style ou un idiome particulier (swing, be-bop, etc.) et répondre à des cadres d’action préFormalisés et attendus–paraphrase, phrase-chorus, libre variation (Gerber, « Le Cohelmec » 168). A contrario, elle peut également s’en détacher largement pour aller vers des formes plus libres et « non-idiomatiques3 » (Bailey 13), tendues vers « l’attente de l’inattendu » (Quan Ninh 62).
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