HISTOIRE ET TERRITOIRES Les débuts d’un jeune officier des Eaux et Forêts : 1944, cantonnement de Bruyères (Vosges) Marcel Jacamon✝ NDLR : Les pages de Marcel Jacamon (1918-2007) qui sont ici présentées ont été adressées en 2008 à la Revue forestière française par M. Joanny Guillard, qui a obtenu des héritiers de Marcel Jacamon la totale liberté d’en faire bon usage. M. Guillard les a annotées et a procédé à quelques légères retouches. La rédaction a sollicité les réactions de M. Balanger (ex-directeur départemental des Vosges à l’Office national des forêts), qui a volontiers apporté ses commentaires. On les lira à la suite des pages de Marcel Jacamon. Enfin, la rédaction a jugé préférable de laisser non publiés les passages concernant la vie fami- liale de l’auteur. La ponctuation abondante n’a guère été retouchée. Présenter la situation d’un cantonnement de l’administration des Eaux et Forêts en 1944 et les problèmes d’installation au premier poste d’un inspecteur adjoint est certainement propre à inté- resser nos lecteurs. LA NOMINATION Le jeudi 29 juin 1944, en milieu d’après-midi, Jeannette (mon épouse) et moi — Michette [surnom de leur fille Marie-France] mise en pension à Fougerolles — débarquions à Bruyères (Vosges). Nommé inspecteur-adjoint par arrêté du 23 juin 1944, j’étais affecté au cantonnement des Eaux et Forêts de Bruyères, dépendant de l’inspection du même nom, de la conservation des Vosges (9e conservation). Pourquoi et comment Bruyères ? Fin mai, nous avons connu les postes auxquels l’Administration envisageait de nous affecter à la sortie imminente de l’École nationale des Eaux et Forêts. Ma promotion (116e ) comptait 32 élèves ingénieurs à notre entrée à Nancy en octobre 1942. Mais dès l’été 1943, ceux nés en 1919-20-21 avaient été, pour les mettre à l’abri du funeste STO (1), envoyés sur des chantiers forestiers dans les Landes, à l’exception de trois d’entre nous (2) nés en 1922, destinés à un départ en Allemagne. La promotion se trouvait ainsi réduite, pour sa 2e année (1943-44), à ceux qui avaient été mobi- lisés de 1939 à 1941, soit huit élèves, et parmi ces huit : un de retour de captivité déjà affecté, trois destinés au Maroc ou aux colonies, quatre « normaux » dont moi. (1) Service du travail obligatoire. (2) Allavoine, Noisette (seul à aller en Allemagne) et un troisième ; compter aussi H. Marchand et F. Collery partis via l’Espagne rejoindre la France combattante. Rev. For. Fr. LXIII - 6-2011 755 MARCEL JACAMON On nous proposait alors les cantonnements suivants : Toulouse, Chambéry, Villers-Cotterêts, Fontainebleau. Tenant compte de proximité familiale, et en dehors de l’ordre de classement, les trois premières destinations convenaient à mes trois camarades : Barrault, Grivaz, Terrier. Je me trouvai donc destiné à Fontainebleau : poste de choix, sans aucun doute et très prisé… Mais Michette n’avait que 11 mois et nous venions de savoir qu’une deuxième naissance était en route. On savait les restrictions sévères et la vie difficile dans la région parisienne, nos familles dans l’Est (Mézières et Fougerolles)… et nous ignorions encore que le débarquement en Normandie allait avoir lieu le 5-6 juin, avec quelles suites. Nous avions d’ailleurs un peu espéré une affectation à Nancy même où un poste de cantonnement était vacant et où nous étions bien logés. Du 1er au 10 mai, ma promotion avait fait son dernier travail sur le terrain : préparation de l’amé- nagement de la forêt domaniale de Saint-Maurice-et-Bussang, sur les pentes du ballon de Servance. À l’aller, Jeannette et Michette avaient été autorisées à prendre avec la promo le car de l’École forestière et Papone (3) était venu les quérir au passage à Épinal pour les amener à Fougerolles. Le 6, Jeannette m’avait rejoint à Saint-Maurice. Agréable petit séjour à l’hôtel et son bon ravitaillement. Le 10, retour à Nancy par le train, le car abandonné en panne à Épinal — longue attente pour changement de train en gare d’Épinal, qui allait être écrasée le lendemain par un premier bombardement de l’aviation anglaise. Et le 16, Jeannette partait retrouver Michette à Fougerolles. Le bombardement nous confirmant la prudence qu’elles y seraient en sûreté… deuxième bombardement d’Épinal le 24. […] Retour à Nancy le 29, laissant Jeannette à Fougerolles. Le 1er juin, je téléphone au conservateur d’Épinal : M. Béry (4). Il me situait : il avait été condis- ciple de mon oncle Marcel Antoine au collège de Remiremont ; à la distribution des prix de ce même collège, il m’avait remis le prix de mathématiques sur l’estrade où il avait place, alors inspecteur des Forêts toujours de ce même Remiremont. Accueil sympathique : oui, il y a trois cantonnements vacants dans les Vosges : Bruyères, Raon- l’Étape, Darney, et le conservateur serait heureux d’y voir nommer un ingénieur. Le 3 juin : le directeur de l’École, M. Oudin (5) adresse un rapport à la direction générale des Eaux et Forêts auquel il joint deux lettres : — de moi-même demandant Bruyères, — de mon camarade de promo : Jacques Buffé, acceptant de me remplacer à Fontaine- bleau : il était en effet destiné au cadre « colonial » et ne pouvait y rejoindre un poste dans l’état actuel du pays. Monsieur Oudin appuyait nettement cette solution (je viens de relire la copie que j’ai de son rapport). Le 5, je téléphone à nouveau à M. Béry qui appuie de son côté. Le 9 juin, cérémonie officielle de sortie de la 116e promotion : je suis nommé inspecteur adjoint à Bruyères. Le 10 (samedi), je téléphone à M. Béry. Il me recevra le 19… Le 10 au soir : banquet d’« adieux » de la promotion marquant traditionnellement la fin des études à Nancy et l’entrée dans la vie professionnelle. (3) Paul Jacamon : mon père. (4) Pierre Béry (1892-1975), 94e promotion. (5) Auguste Oudin (1886-1979), 85e promotion. 756 Rev. For. Fr. LXIII - 6-2011 Histoire et territoires On parle souvent des incompréhensions et des lenteurs de l’Administration — et il m’est arrivé d’en connaître — mais en cette occurrence, on peut souligner sa rapidité, M. Oudin et M. Béry, tous deux issus de l’X, entretenaient de fréquentes et amicales relations, leurs interventions conjointes auprès de la direction générale furent efficaces. Les choses furent alors menées rondement et avec les moyens de déplacement et de communi- cation très réduits de l’époque (pas de téléphone individuel, deux postes seulement pour toute l’École forestière). Le dimanche 11 juin, j’étais très gentiment invité à déjeuner chez Raymond et Colette Joly (6), rue de la Ravinelle. Joly venait d’être affecté à l’École comme professeur ; il avait été peu avant à Gérardmer et en voisin avait assuré l’intérim de l’inspection de Bruyères. Il me donna de précieux renseignements sur le personnel que j’allais rencontrer et sur les commerçants et artisans de Bruyères. À ce repas aussi, premier contact avec Jean Pourtet sous les ordres de qui je me trou- verai six ans plus tard en revenant à l’École comme assistant. Jeannette revenait à Nancy le 12 (ou le 13). […] Le 19, nous partions en prospection à Bruyères, nos précieux vélos aux bagages bien utiles arrivés sur place. À l’arrêt à Épinal : présentation au conservateur. Premier contact d’entrée en service. De Bruyères, nous avons pris contact avec le ménage de M. et Mme Roger Grandcolas, à Lépanges (7 km à vélo) ; par l’intermédiaire de ma cousine Thérèse B. nous avons fait connais- sance de Mme Grandcolas qui militait pour l’APF (Association des paralysés de France) (famille Grandcolas, industrie textile à Lépanges). Ils nous orientèrent sur une possibilité de logement et sur un transporteur-déménageur local (entreprise Otin). La location fut réalisée 15 rue Abel-Ferry. Nous quittions Bruyères le 22, l’essentiel assuré. Sommes-nous encore allés à Fougerolles les 25 et 26 avant de rejoindre Nancy ? Ce n’est pas impossible. Le 29 au matin, aidés par un ouvrier de l’École forestière et mes camarades Bartmann et Lefebure, nous faisions notre chargement — assez peu conséquent il est vrai — et notre déménagement prenait la route de Bruyères, assis tous deux dans la cabine du camion à côté du chauffeur. Au passage à Blainville-Damelevières, des fumées témoignaient encore d’un bombardement sur la gare de ce nœud ferroviaire qui avait eu lieu dans la nuit. L’ARRIVÉE : LE SITE Entre Magnières (Meurthe-et-Moselle) et Saint-Pierremont (Vosges), changeant de département, on pénètre dans mon « cantonnement » : la circonscription confiée à ma gestion d’inspecteur adjoint. Après Rambervillers, avec en premier plan la jolie hêtraie de la forêt domaniale de Sainte-Hélène, apparaît, barrant l’horizon au sud-est, la nappe des sapinières constituant la partie montagnarde de mon domaine… et à la sortie de Grandvillers, on y pénètre franchement. Le paysage change alors totalement. La route, qui vient de rejoindre celle venant d’Épinal, encadrée de près par des versants très boisés, remonte la petite vallée du Durbion qui n’est encore qu’un timide ruisseau ayant quitté une source incertaine. Après 4 km, le paysage s’ouvre et Bruyères apparaît, nettement plus haut (500 m) et dominée par la forte butte couronnée de grès de la colline de l’Avison (600 m) avec sa tour-observatoire qui la signale de loin. (6) Raymond Joly (1911-1989), 107e promotion. Rev. For. Fr. LXIII - 6-2011 757 MARCEL JACAMON FIGURE 1 LOCALISATION DE LA RÉGION DE BRUYÈRES Carte réalisée par Vincent Perez (AgroParisTech – Centre de Nancy) Sources des données : Union européenne – SoeS, Corine Land Cover 2006.
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages22 Page
-
File Size-