Andreas Fickers Université de Maastricht (Pays-Bas) DEUX REGARDS SUR UNE MÊME TECHNOLOGIE : LA TÉLÉVISION AUX EXPOSITIONS INTERNATIONALES DE PARIS (1937) ET DE NEW YORK (1939) traduit de l'anglais par Léonard Laborie Lorsque la télévision est présentée aux expositions terrain de compétition symbolique entre les nations internationales de Paris en 1937 et de New York en occidentales, dans leur course à la modernité ; la télé­ 1939, cette « nouvelle technologie » a derrière elle cin­ vision entrait, elle, dans ce qui devenait une arène de quante ans de recherches et de développements confrontation des idéologies. techniques ! Le miracle de « voir par l'électricité » avait Après une comparaison structurelle de la configu­ été exposé à de multiples reprises déjà et certains ration et des ambitions des deux expositions internatio­ commençaient même à s'impatienter, mettant en doute nales de Paris et de New York, cet article développera le discours euphorique des pionniers. À Paris et à New une comparaison analytique des contextes politique, York ce n'était toutefois plus le « miracle technique » économique et culturel, qui façonnèrent les modalités que l'on présentait mais la promesse d'un nouveau de présentation des techniques de télévision. L'objet média de masse pour le monde moderne. est de comprendre la différence entre les discours de Les expositions internationales accordèrent tou­ promotion de ce nouveau médium, caractérisé soit jours beaucoup d'attention aux techniques de télé­ comme « éducatif » soit comme « divertissant ». La communication, icônes de la modernité. La nature de présentation de la télévision, souvent promue comme ces expositions tendit à changer autour de la Première « la nouvelle fenêtre électronique sur le monde », lors Guerre mondiale : le téléphone, la radiotélégraphie et de ces deux expositions universelles servira ainsi plus tard la radiodiffusion s'étaient exposées sur un d'étude de cas pour une histoire culturelle comparée HERMÈS 50, 2008 163 Andreas Fickers des techniques. La métaphore de la «fenêtre sur le la création et à la stabilisation du Volksgemeinschaft monde » utilisée à la fois pour qualifier les expositions allemand. internationales et la télévision permettra de proposer Alors que l'exposition parisienne reflétait un conti­ une interprétation plus large de la télévision et des expo­ nent au bord d'un nouveau conflit politique et idéolo­ sitions internationales comme artefacts culturels. gique, l'exposition de New York se détournait du passé pour se focaliser sur l'avenir. Les Etats-Unis avaient été frappés, comme toutes les grandes économies euro­ péennes, par une crise économique sans précédent, Paris et New York : entre « vieille cause de profondes tensions sociales et politiques. Europe » et « monde de demain » L'exposition de 1939 représentait une réponse opti­ miste à la Grande Dépression. Les Américains étaient si Quand l'exposition internationale de Paris ouvrait mal à l'aise avec leur présent et si inquiets envers leur ses portes le 25 mai 1937, après une phase de prépara­ futur que l'exposition devait, aux yeux de ses organisa­ tion assez turbulente, seulement cinq des 330 pavillons teurs, essayer d'offrir une « transcendance temporaire » et sites d'exposition prévus étaient terminés {Mémoires (Nye, 1992). L'ambition du comité d'organisation était de Walter Bruch) : parmi eux, les pavillons allemand et non pas de présenter un état de l'art dans différents soviétique. Caractérisées par un style néoclassique domaines de l'activité humaine, mais de concevoir monumental, les deux ailes du Palais de Chaillot incar­ Y American way oflife de demain, un mode de vie amé­ naient la confrontation des deux Weltanschauungen ricain dans lequel la technologie, fournie par l'industrie totalitaires, davantage que la possibilité d'un dialogue privée mais guidée par des idéaux sociaux et culturels, entre eux, comme les architectes en chef de l'exposition conduirait à une meilleure société, où triompheraient l'auraient pourtant voulu. conjointement le consumérisme et la démocratie Les deux pavillons allemand et soviétique por­ (Kretschmer, 1999, p. 205). taient le témoignage d'une « architecture parlante », Pour réaliser de tels objectifs, une nouvelle philo­ inspirée par l'ambition de combiner les formes néo­ sophie des expositions était requise. Sur le plan théo­ classiques avec l'esthétique fonctionnaliste de l'ère rique, l'exposition de New York a marqué un chan­ industrielle, en y ajoutant des messages politiques gement radical : jusqu'alors conçues principalement manifestes. Pour l'Allemagne nazie, l'exposition de comme des arènes pour la pratique de l'autoportrait et Paris représentait la première - et la dernière - occa­ la mise en valeur des produits nationaux, les expositions sion de représenter sur une scène internationale les internationales devenaient des plateformes pour une performances de la « nouvelle Allemagne » (Sigel, concurrence créative entre des idées et des concepts 2000, p. 137). Le pavillon allemand était la parfaite relatifs aux problèmes des sociétés actuelles et futures illustration de la maxime du Führer selon laquelle (Gilbert, 1994). Cette orientation vers une structuration l'architecture devait traduire une vision du monde thématique des expositions eut des conséquences sur la dans et par la pierre {steingewordene Weltanschauung). manière de présenter les nouvelles réalisations indus­ C'est dans cette logique d'une fonction disciplinaire trielles. Le mode d'exposition à New York s'appropria de l'architecture et du design qu'il faut situer la pro­ en réalité beaucoup de ce qui était proposé dans les motion de la télévision comme technologie œuvrant à grands parcs d'attractions, en particulier des maquettes, 164 HERMÈS 50, 2008 Deux regards sur une même technologie : la télévision aux expositions internationales de Paris et de New York des dioramas et des constructions féeriques. La combi­ Palais de la radio pour la France et le pavillon de naison de la miniaturisation et de l'utopie colorait l'ima­ l'Allemagne. ginaire des designers industriels qui étaient en charge de En dépit des déclarations satisfaites du ministre des l'installation de gigantesques dioramas, comme la City Postes et Télégraphes, Jean Lebas, à propos des trans­ of Light d'Edison, la House of Magic de General Electric missions télévisées françaises en haute définition ou encore le Futurama et la City of Tomorrow de Gene­ (455 lignes), ce service expérimental se fit surtout ral Motors, les plus impressionnants de tous (Nye, 1994, remarquer par les difficultés techniques et politiques p. 214). En simulant le monde de demain par le biais de rencontrées {idem, p. 74-77). Les syndicats décidèrent productions fantastiques, les grandes firmes améri­ de faire de l'exposition un terrain de confrontation avec caines invitaient les visiteurs à partager leur vision uto- les responsables du Front populaire (Chambelland et pique de l'avenir (Kuznick, 1994). Les 27 000 personnes Tartakowsky, 1999). Des arrêts de travail et des mouve­ qui visitèrent chaque jour le Futurama de General ments de grève entravèrent constamment la réalisation Motors quittèrent tous le confortable moving sound- des grands projets de construction, tandis qu'un sabo­ chair, fauteuil musical animé, qui les avait portés pen­ tage du câble coaxial à haute fréquence qui reliait dant les seize minutes de voyage dans le monde de 1960, l'antenne (au sommet de la tour Eiffel) et le studio des avec un badge accroché au manteau qui clamait « J'ai vu PTT (au Palais de la radio) faisait presque échouer les le futur ». efforts français en matière de télévision {Mémoires de Walter Bruch). La presse critiqua en outre le choix du matériel Thomson, qui s'appuyait en fait sur les techno­ logies de la firme britannique EMI (Amoudry, 1997, La télévision aux expositions p. 177 et suiv.). La télévision était devenue un enjeu internationales : national (Kubler et Lemieux, 1990, p. 75). Tout ceci éducation de masse n'empêcha pas les PTT de présenter le nouveau système de communication comme un parfait moyen de pro­ ou divertissement de masse ? mouvoir la culture et l'éducation des ruraux. Sous En France, le phénomène de la vision à distance l'autorité d'un « homme de lettre » qui avait une grande occupait une place prépondérante, dans les publica­ expérience de la radio, Georges Delamare, les PTT pro­ tions scientifiques autant que dans les journaux et les duisirent un programme d'une heure en direct, magazines populaires. Depuis la fin du XIXe siècle, la composé de danse, de musique, d'entretiens et de « télé-vision » était bien ancrée dans l'imaginaire des théâtre (Méadel, 1994, p. 146-148). Avec deux semaines Français grâce aux romans d'anticipation à succès de retard par rapport au pavillon de l'Allemagne, des d'Albert Robida {Le Vingtième Siècle, 1883) et de Jules programmes télévisés français furent finalement trans­ Verne {La ]ournée d'un journaliste américain en 2890, mis quotidiennement, attirant «une foule énorme» 1891). Restait toutefois au public à attendre cinquante (Amoudry et Barthélémy, 1997, p. 177). ans pour qu'il puisse massivement expérimenter un Contrastant avec une démarche française assez regard concret sur la télévision, lors de l'exposition modeste, la mise en valeur de la « fenêtre sur le monde » internationale de 1937 (Kubler et Lemieux, 1990, en Allemagne avait déjà franchi le cap de l'inauguration p. 24). Deux pavillons en offraient la possibilité : le officielle à l'occasion de l'autre grand événement HERMÈS 50, 2008 165 Andreas Fickers médiatique de l'époque moderne, les Jeux olympiques. Après avoir passé plusieurs années comme assistant Comme Monika Elsner et Thomas Müller l'ont remar­ technique dans les laboratoires berlinois du Hongrois qué, l'inauguration précipitée d'un service régulier de Denis Milhâly, Bruch avait rejoint la compagnie télévision en Allemagne est liée à la volonté national- Telefunken au début des années 1930, pour être en socialiste de démontrer la supériorité de la technologie charge de la recherche et du développement dans ce allemande (Elsner et Müller, 1990). La logique politique domaine émergent.
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