CHRONIQUES Paule Constant

La Lune et le Soleil es histoires d'amour sont les contes de fées des grandes personnes. Les sentiments dé­ mesurés entre les êtres qui s'attirent irrésisti­ blement et se repoussent nécessairement, la cruauté du destin liée à l'extrême suavité des épanchements amoureux libèrent en nous cette purgation des passions qui allège nos âmes et attendrit nos cœurs. En écrivant l'histoire de Diego et Diego et Frida (1) peintres mexicains et amants de deJ.M.G. légende, Le Clézio atteste pour notre plus grand Le Clézio plaisir que l'amour ne connaît pas de lois, que la passion se nourrit de folie, qu'elle dévore pour mieux détruire et qu'à son point ultime, dans les cœurs calcinés et les corps meurtris, dans l'amour que fouette la haine et la violence, elle peut ressusciter pour des êtres exceptionnels dans le jet très pur de la création absolue. « L'un et l'autre sont des peintres, non des intellectuels. Leur pensée est au bout de leurs mains, dans leurs regards. Ils ne manientpas des concepts, ni des symboles, ils les vivent dans leurs corps, comme une danse, un acte sexuel. Puis ils lesprojettent sur leurs toiles. )) Lui, c'est , le peintre muraliste à la conquête d'un espace populaire qui sort la pein­ ture des musées pour l'exposer aux yeux du peuple, au centre des villes, amener ce peuple à participer à la glorieuse conquête de l'avenir et le faire communierdans les gloires éblouissantes du passé amérindien. Ce géant est à la mesure de sa création totale, universelle, humaine et mythique. Il se situe à la pointe de la modernité mais exalte le passé national. Dans une exubérance colorée, il inscrit sur les murs l'histoire de la libération des hommes, l'univers préhispanique, la résistance

180 REVUE DESDEUXMONDES FEVRIER 1994 BIOGRAPHIES indigène, l'abolition des frontières, la commu­ nauté socialiste. Iconoclaste, libertin, anarchiste, il installe la tête de Lénine dans une fresque commandée pourle Radio CityHall par Rockefel­ ler et fourre la tête de Rockefeller dans un panneau du Palais des beaux-arts, dans une scène de night-club avec les prostituées et les germes des maladies vénériennes. Elle,c'est Frida Kalho, la moitié de l'âge de Diego, la moitié de sa taille,frappée dès l'enfance par une Rescapée somme de douleurs qui passe ce que peut sup­ et artiste porter un être humain : la polio qui la mutile, exceptionnelle... enfant - (( Frida, jambe de bois l » -, le terrible accident de bus qui la broie et l'empale jeune fille - (( C'est comme cela que j'ai perdu ma virginité... )). Elle devrait être morte, elle reste vivante, avec assez de souffrance dans son corps défaillant pour se rappeler à vie qu'elle n'est qu'une rescapée, assez de volonté dans l'âme pour devenir cette artiste exceptionnelle qui in­ terroge dans l'extraordinaire face-à-face de l'auto­ portrait, le miroir, le double, l'amie, sa nature, son cœur, ses aspirations, et dont le pinceau qui orne son beau et grave visage d'épines, de clous, de flèches et de couteaux expulse de son corps toute la douleur qui le brise. Au prix d'une telle initia­ tion, la conquête du géant, de l'ogre, du séduc­ teur, du cannibale, n'est rien pour (( unefille de la race cosmique de Vasconcelos, le mélange étrange de la gaieté insouciante des Indiens et de la douleur métisse avec, en plus, cette inquié­ tude et cette sensualitéjuives qui lui viennent de son père », Il a suffiqu'elle le désire d'une volonté absolue comme la vie, comme l'art. Le loup est aux pieds du petit Chaperon rouge à compter les cailloux du Petit Poucet. Si des lecteurs se sont pris à ce trouble schéma d'une histoire d'amour irrésistible, s'ils l'ont lue avec leurs cœurs, s'ils l'ont nourrie de leurs émotions, tant mieux. Mais on ne nous fera pas 1. lM.G. LeClézio, Stock, croire que tel était l'unique propos de Le Clézio 238p.

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dans le choix de cette double biographie où aucun des héros ne le cède, en intensité comme en intérêt, à l'autre. Il est d'autres chantres de l'amour que Le Clézio et s'il le devient presque malgré lui, prudent et pudique, secret et silen­ cieux - les êtres et les faits sont là -, c'est que cette histoire le renvoie à l'universel d'une ré­ flexion politique. L'époque où se déroule la rencontre de Diego et de Frida recoupe la Grande ... Frida est animée Histoire du Mexique, sa révolution populaire, la par la révolution première révolution sociale annonciatrice de tou­ universelle tes celles qui vont embraserl'univers. Surles murs de , Diego représente d'abord Frida en militante communiste (( distribuant des armes aux combattants révolutionnaires )). Mieux, la révolution du Mexique se trouve elle-même hap­ pée dans la conjonction historique du rêve améri­ cain - pourquoi, entre tous, Rockefeller ou Ford auraient-ils demandé justement à Diego de venir peindre aux Etats-Unis le triomphe de l'utopie américaine dans l'aboutissement de l'esprit du Mayflower? - et les commencements de la Révo­ lution russe - c'est chez Diego et Frida que Trostski trouve refuse à Coyoacàn. On comprend mieux à quel pointla France décadente, (( cefoutu Paris », n'exerce pas aux yeux de Frida la séduc­ tion artistique dont modèle et appât, elle s'est fait une gloire... EtFrida,louée par André Breton, peut repousser le modèle surréaliste, auquel s'appa­ rente pourtant sa peinture : ce ne sont que des modes, des groupes, des tendances. Lemobile de Frida est plus vaste, il atteint à la révolution universelle, et Diego rêve à (( l'unité panaméri­ caine qui reflète son idéal d'une abolition des frontières et d'une communauté interethnique sous la bannière du socialisme )). Ala réflexion, même la politique à la plus grande échelle, celle de l'humanisme communiste des années vingt, n'aurait ni tenu ni soudé ce couple. Il est d'autres amours artistico-politiques auxquels l'Histoire n'a pas pardonné et qui ont

182 BIOGRAPHIES rendu l'âme avec la Révolution. Le beau modèle d'Aragon et d'Elsa, qui a fondu comme neige au soleil, et leur belle légende si soigneusement orchestrée, qui a tourné à l'aigre. Ce qui a main­ tenu le couple de Diego et Frida au-dessus de la misère des corps, de la difficulté de s'aimer Il ensemble )), de s'unir en un mot, c'est qu'ils sont profondément, viscéralement mexicains, et à ce titre des mythes vivants. Voilà le sujet du livre, et Le Clézio, profond connaisseur de la mythologie mexicaine se trouve à son affaire à démêler dans le destin d'individus surdoués la permanence de mythes immémoriaux. Diego et Frida témoignent dans des genres très différents de la cosmologie mexicaine qui hante le modernisme. Leur pein­ ture ne raconte pas l'histoire de l'impossible union de l'éléphant et de la colombe, mais les épousailles quotidiennes et éternelles de la Lune et du Soleil. Frida, tendre victime, Il est véritablement la Tla­ zolteotl, la déesse de la terre, de l'amour charnel La Mère et de la mort. Elle est devenue la Coaatlicue, la universelle déesse à lajupede serpents queDiego a représen­ accouche tée dans la fresque de "Treasure Island" à San de l'enfant Diego Francisco... )). Frida, qui désespérément n'a jamais pu donner d'enfant à Diego, devient la Mère universelle qui accouche de l'enfant Diego. Avec une palette d'une infinie poésie qui invente les couleurs comme Rimbaud colorait ses voyelles : Il Vert, lumière tiède et bonne. Solferino. Sang séché des figues de Barbarie jaune. Folie, maladie, peur. Partie du soleil et de la joie. Bleu marine. Distance, la tendresse estparfois de ce bleu... )) Frida peint L'embrassement d'amour entre l'Uni­ vers,la terre, moi, Diego etM. Xoltotl du Mexique. Blanche et verte comme un enfant grenouille, les épaules rondes, le ventre énorme, doux et tendre, (( la forme de Diego est celle d'un monstre

183 CHRONIQUES séduisant, que l'aïeule, la Grande Occultrice, matière nécessaire et éternelle, la mère des hom­ mes et de tous les dieux qu'ils inventèrent dans leur délire, nés de la peur et de la faim, LA FEMME - et entre toutes MOI -, voudrait gar­ der pour toujours dans ses bras comme un enfant nouveau-né ».•

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