LINKÖPINGS UNIVERSITET Institutionen för språk och kultur Franska

JEAN DANIEL, L’EUROPE ET

NOUS-MÊMES

Pour une arène publique

européenne en Suède

Svensk titel: Jean Daniel, Europa och vi själva För en offentlig europeisk arena i Sverige.

Engelsk titel: Jean Daniel, Europe and Ourselves In favour of a Public European Arena in Sweden.

HT 2006 Författare: Eva Salevid Magisteruppsats 10 p Handledare: Olle Sandqvist

« L’existence de la mort nous oblige soit à renoncer volontairement à la vie, soit à transformer notre vie de manière à lui donner un sens que la mort ne peut lui ravir. » Je me sens en vraie communauté avec tous les hommes de ce siècle qui ont tenté de faire de cette réflexion de Tolstoï leur credo ou leur idéal. Qu’est-ce que la mort ne peut ravir ? Un sens ou une intensité ? Comment s’accommoder de notre redoutable désir d’être heureux ? (Jean Daniel, 1998 : 7)

Le journal était nouveau, formidable, les temps avaient changé et changèrent – c’était l’UE, les hooligans, Darwin qui était de retour, démocrates-chrétiens et démocrates-nouveaux au parlement et Carl Bildt au gouvernement, la critique du foyer du peuple, la guerre en Yougoslavie et une politique agricole perverse. (Per Andersson, 2000 : 288)

Si je pouvais le refaire, je commencerais par la culture. (Jean Monnet d’après Ylva Nilsson, 2005 : 47)

Notre Constitution ... est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre.

(Thucydide II, 37 cité dans le Projet de Traité établissant une constitution pour l’Europe, 2003 : 5)

1 MATIERES

1. Introduction ...... 3 2. Méthode ...... 8 2.1. Délimitations et hypothèses ...... 9 2.2. But et corpus ...... 12 2.3. Les éditorialistes ...... 14 2.3.1. Jean Daniel / Le Nouvel Observateur ...... 14 2.3.2. Susanna Popova / Moderna Tider ...... 18 3. Mythes français - et au-delà ? ...... 20 3.1. La langue française ...... 20 3.2. Le Nouvel Observateur...... 22 4. Résultats de l’enquête ...... 24 4.1. Thèmes des articles ...... 24 4.2. Les articles vs. les catégories de Balle ...... 26 5. Perspectives ...... 31 5.1. Nous – des citoyens de l’Europe ...... 31 5.2. L’Europe ...... 34 6. Conclusion ...... 38 7. Bibliographie...... 44 8. Annexe ...... 48 8.1. Annexe I. Analyses des éditoriaux français et suédois ...... 48 8.2. Annexe II. Éditoriaux français et suédois en original ...... 58

2 1. INTRODUCTION

Depuis douze ans déjà La Suède fait partie des pays membres de l’Union Européenne. Considérer alors la domination de l’anglais en Suède – récemment exprimée dans un article important de Dagens Nyheter1 sur le rôle du suédois dans la société suédoise aujourd’hui – nous paraît comme une recherche fructueuse dans le domaine de l’analyse de l'intertextualité entre des corpus anglophones et francophones, surtout en ce qui concerne ses répercussions nationales.

C'est la raison pour laquelle nous avons lu avec un intérêt particulier un petit livre, Les Médias, du médiologue français, Francis Balle, selon lequel il existe, en Europe, deux modèles de journalisme. L’auteur y décrit deux discours journalistiques distincts : « le modèle anglo-saxon » et « le modèle européen- méridional » en mettant en avant qu’ils décident de notre manière même de structurer l’information des médias (Balle, 2000 : 60). C’est dans le sillage de cette lecture que nous avons décidé de prendre ces deux modèles comme point de départ pour analyser, dans un corpus bilingue et une perspective d'analyse du discours, quelques éditoriaux tirés du magazine français Le Nouvel Observateur et du magazine suédois Moderna Tider. Le premier fut – et reste – notre tentacule préféré vers le monde depuis toujours, le second avait pendant une certaine période aussi une ouverture internationale qui attirait l’esprit intellectuel de bien des Suédois.

Comme la question ne saurait guère être traitée de façon exhaustive dans un mémoire comme celui-ci, l’envergure de la problématique nous a mis devant quelques problèmes méthodologiques, auxquels nous reviendrons au chapitre 2.

La problématique traitée dans ce mémoire est soulevée par Olle Josephson,

1 « PS de la part du Comité pour la langue. Il nous faut un suédois pour tous ! / PS från Språknämnden. Vi måste ha en svenska för alla ! », par Mats Thelander et Olle Josephson (Josephson - Thelander, 2006).

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linguiste et directeur du Comité national pour la langue suédoise, dans son article « Språket och makten / La langue et le pouvoir » (Josephson, 2003), publié dans le magazine suédois, Fronesis, qui consacre un numéro entier au thème de l’Europe. Il y pose une question délicate :

Qui a le droit - sous-entendu - de formuler les problèmes que le dialogue public doit traiter ? Il ne s’agit pas de dicter, ni de propager certaines idées ; il s’agit de faire ressortir une ligne de pensée comme naturelle2.

(ibid : 102)3

Question d’autant plus intéressante (et dont on se rend compte de la complexité) en constatant que, selon une brochure publié par le Bureau des publications de l´UE, en 2004, « Många språk, en familj. Språken i Europeiska unionen / De nombreuses langues, une seule famille. Les langues dans l’Union européenne », il existe dorénavant 20 langues officielles de l’Union.4 Qui, dans cette vaste arène dit quoi ? Suivi par qui, en suivant une ligne de pensée naturelle ?

Selon Josephson, il est probable que la Suède sera de plus en plus intégrée dans l’UE, ce qui ne sera « évidemment pas sans problèmes » (Josephson, 2003 : 104). Nous nous trouvons dans une situation où, non seulement les fonctionnaires et les politiciens mais aussi les entrepreneurs et les chercheurs suédois élargissent en permanence la frontière linguistique de l’anglais. Bien que Josephson n’entre pas ici dans une discussion politique à ce sujet, il expose le problème social d’une tendance bien connue : l’anglais sert de langue de

2 Toutes les citations tirées des textes suédois de ce mémoire ont été traduites en français par nous. 3 Nous avons rencontré Olle Josephson lors d’un colloque à Stockholm les 18-21 octobre, 2001: « Discours sur la société. Perspectives linguistiques et sociopolitiques » (en suédois et anglais). Josephson a présidé le séminaire « Les discours politiques », auquel nous avons assisté, gardant un intérêt pour ses perspectives linguistiques et politiques depuis notre mémoire « Jérusalem de Selma Lagerlöf en langue française - quelques problèmes et perspectives évoqués par une traduction » (1999). 4 Une enquête de Eurobarometern, cité dans la même publication, donne les chiffres suivants concernant les langues considérées par les citoyens de l’UE eux-mêmes comme les plus utiles, à part leur langue d’origine : l’anglais – 75 %, français – 40 %, allemand – 23 %, espagnol – 18 %. (ibid, 2004 :15). Le Conseil de l’Europe, la première des institutions européennes, née en 1947, n’accepte que deux langues officielles, l’anglais et le français. 4

pouvoir politique et économique en Suède. À une époque où la classe supérieure suédoise, à travers le système de l’UE devient plus que jamais anglicisée, le directeur du Comité prévient que :

[...] les textes juridiques jouissent d’une haute estime et la sécurité juridique ainsi que la conception démocratique de la langue seront affaiblies si nous nous habituons à ce qu’ils (= notamment le Traité de Maastricht , notre commentaire) sont peu pénétrables par le grand public. La belle langue sera alors réservée aux experts.

(ibid, 101)

Suite à ces données Josephson avance qu’il existerait un vrai danger d’une hégémonie discursive de l’anglais en Suède (ibid, 104).

Vu que ceux qui ont donc le droit sous-entendu de formuler les problèmes dont la démocratie suédoise doit traiter sont ainsi investis de plus en plus de responsabilité, une question s’impose : Qui règle dans notre pays fort anglicisé, par exemple le problème de l’hégémonie discursive du monde anglophone vis-à- vis de la francophonie5 ? Quel y est par exemple le rôle, parmi d’autres, des intellectuels ?

Il y a plus de trente ans, l’ intellectuel et écrivain Lars Gustafsson – jusque à une date récente citoyen américain – formula le terme suédois « problemformuleringsprivilegiet » / le « le privilège de formulation des problèmes à traiter » (ibid, 102). Ainsi, ce terme – variante du terme hégémonie discursive - se réfère dans le débat national depuis longtemps, aux problèmes possibles à traiter et dans les débats et les discours officiels suédois.

Et aujourd’hui ? Qu’en est-il des intellectuels, notamment des intellectuels

5 Ce terme couvre à la fois l’ensemble constitué par les populations francophones en , en Belgique, au Canada, en Louisiane, en Suisse, en Afrique, à Madagascar, aux Antilles, au Proche-Orient, etc, et un mouvement en faveur de la langue française. Il est né, autour de 1880, et s’est répandu vers 1960 (Le Petit Robert, 1993).

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jouissant de l’accès à l’arène médiatique chez nous ?

Le politologue et ancien rédacteur en chef de Dagens Nyheter, Hans Bergström, installé lui aussi aux États-Unis après 22 ans de pratique journalistique suédoise, nous fournit d’une analyse précieuse concernant les intellectuels du corps journalistique suédois. Dans Den undflyende sanningen il demande :

Quel est le rôle du journalisme dans une société telle la société suédoise ? Les média aiment bien se décrire comme une force libre et critique. Avec un parti qui domine l’État au centre du pouvoir cela impliquerait normalement qu’une partie essentielle du journalisme en Suède surveille d’un œil critique ce pouvoir, du fait qu’il occupe une place si dominante et unique pour une démocratie, y compris pour ses institutions, ses alliances d’intérêt, ses structures sociétales. Or il n’en est rien. Il s’agit d’un pouvoir qui s’adapte, et non pas d’un contre-pouvoir.

( Bergström, 2004 : 83).

La plupart des journalistes suédois appartiennent, ajoute-t-il, à une classe moyenne qui, à l’inverse de la situation française, n’est pas largement propriétaire de médias en Suède, voire indépendante. Leurs perspectives seraient plus qu’ailleurs, celles d’une gauche formée par les idées du « foyer du peuple ». Ils seraient naturellement plus inclinés vers la critique générale de la société que vers des buts plus limités et comme, dit-il, plus constructifs comme le renseignement du peuple... Il existerait également :

une certaine paresse intellectuelle, avec pour résultat de préférer l’organisation d’un duel entre deux partenaires plutôt que d’analyser les statistiques, au risque d’avoir à conclure que les deux se sont trompés. La croyance exagérée portée au fait concret, aussi, mène certains des journalistes jusqu’à la naïveté.

(ibid, 88)

Faut-il alors constater que le nombre limité des teneurs de 6

« problemformuleringsprivilegiet » suédois n’est qu’une question d’appartenance sociale ? Mais non. Le mot « intellectuel », comme le montre l’historien Sven-Eric Liedman dans un essai « Les intellectuels en Suède et en France », est d’origine française et s’est répandu « ensuite à travers l’Europe, suite à un événement bouleversant, concret : l’affaire Dreyfus, entre 1894 et 1906 » (Lidman, 2003 : 270). Ce furent certains grands écrivains, tels Émile Zola et Anatole France, des compositeurs et des artistes, des journalistes et des hommes politiques, tels Jean Jaurès ou Georges Clemenceau6, qui à travers leurs fonctions premières eurent aussi un rôle intellectuel et parfois politique dans la société (ibid). Ainsi, ce mot serait-il peut-être lié, de façon générale, à un certain sens de la responsabilité publique ?

Ici, nous allons entre autres soutenir qu’aujourd’hui ce rôle d’intellectuel français traditionnel est très bien illustré par l’éditorialiste Jean Daniel. Il dirige depuis à peu près cinquante ans l’hebdomadaire consacré des intellectuels français : Le Nouvel Observateur. Nous avons choisi comme notre sujet principal d’examiner ses éditoriaux et le modèle rédactionnel qu’ils représentent dans l’espoir de pouvoir approfondir aussi la discussion sur le rôle des intellectuels en Suède. L’équivalent suédois du Nouvel Observateur en ce qui concerne son attrait pour les intellectuels de notre pays était Moderna Tider ; c’est au moins ce que nous allons proposer ici. Hélas ce magazine est désormais éteint. Nous utiliserons cependant un certain nombre de ses éditoriaux et le modèle rédactionnel qu’il représente afin de mieux ancrer l’étude, dont le centre d’intérêt reste Le Nouvel Observateur et Jean Daniel.

À notre avis il existe, pour reprendre le mot de Josephson, un vrai danger d’une hégémonie discursive de l’anglais en Suède. Le fait que les intellectuels se limitent presque toujours à l’anglais, risque d’avoir des effets de plus en plus néfastes pour un petit pays. C’est ainsi que nous espérons apporter du grain au vieux débat du « privilège de formulation des problèmes à traiter » en Suède.

6 Jean Jaurès, (1859-1914) socialiste, docteur en philosophie et critique littéraire, Georges Clemenceau (1841-1929) journaliste et homme politique français surnommé « le Tigre ». 7

2. MÉTHODE

Nous venons de constater que l’article d’Olle Josephson mettait en garde contre les effets sociaux négatifs qui risquent de se mettre en place si « l’hégémonie discursive» (Josephson, 2003 : 104) de l’anglais, se poursuit seulement parmi les élites comme si de rien n’était.

Aussi, en janvier 2001 déjà des chercheurs en politique sous la direction d’Olof Petersson, avaient-ils lancé un appel à « DN-Debatt » : Il est temps de créer enfin en Suède « une arène publique européenne » ! (Petersson, 2001) Ils ne discutent pas : si une telle arène naît, quel rôle y envisager pour l’anglais et le français7 ? Comme la Suède fait partie des « petits » pays d’une Union de 27, avec tout ce que cela implique au niveau concurrentiel et démocratique, n’est-il pas probable que l’intérêt des deux grands modèles politico-culturels représentés par l’anglais et le français devienne d’urgence aussi pour nous ?

Pour éclaircir ces questions, nous présentons ici le tableau de Francis Balle concernant les deux modèles du journalisme :

Le modèle européen-méridional Le modèle anglo-saxon

Principes « Les faits sont les faits » L’objectivité impossible

Dogmes L’objectivité : distinguer les faits de L’honnêteté du journaliste : avouer sa leur commentaire subjectivité Principal représentant Le reporter Le chroniqueur

Discipline Autonome, émancipé A gardé des attaches avec la littérature et la politique Relation avec les « sources » Indispensables, prudentes Moins fréquentes, mais plus confiantes Organisation Travail collectif Travail individuel Vertus cardinales Neutralité, discipline partagée, Perspicacité, courage, individualisme solidarité avec les pairs  (d’après Balle, 2000, p 60).

7 Les chercheurs qui font partie du Conseil pour la démocratie en Suède écrivent par contre : « Il faut attaquer les barrières linguistiques entre les médias de masse des divers pays de manière à permettre un débat européen plus vital et une réflexion plus riche sur les événements et les conditions de vie à travers l’Europe. » (Petersson, 2001). 8

2.1. Délimitations et hypothèses

Bien qu’on puisse penser que, dans un certain sens, le premier de ces deux modèles, l’anglo-saxon (ici MAS) n’est pas « européen » au même titre que l’autre (ici MEM), nous trouvons que pour l’étude que nous allons faire, ils sont également valables.

Ainsi, dans ce chapitre nous examinerons la question de savoir dans quelle mesure les éditoriaux français et suédois correspondent à l’un ou à l’autre des deux modèles de Balle. Dans ce but nous nous sommes servies de certaines questions (voir ci-dessous) basées sur l’article « Språket och makten » de Josephson ( 2002 : 102-103) à une exception près : au lieu de formuler une question qui concernerait les jugements de valeur exprimés dans les textes, nous avons préféré nous focaliser sur les arènes, où sont prononcés ces jugements. Le mot « arène »8 nous semble lié justement à ce type de jugements de valeur dont il va être question ici : énoncés, plus ou moins explicites, des institutions et/ou du grand public à l’échelle nationale, et parfois internationale. Ces types d’énoncés sont émis, pour parler avec Josephson, non pas comme des consignes, ni comme la propagation d’idées spécifiques, mais pour « faire ressortir une ligne de pensée comme naturelle » (ibid). A noter : ces énoncés, de politique souvent, ne se sont dégagés qu’après une lecture approfondie du corpus. Comme ils sont souvent difficiles à résumer sous forme de tableau le lecteur les retrouve insérés sous la rubrique introductive de l’analyse de chaque éditorial : « Résumé et acteurs », chap. 8.1. Annexes I.

Afin de nous rapprocher des catégories de Balle dans le cas des éditoriaux français (ici NO) et suédois, (ici MT), nous allons commencer par la recherche des réponses à trois questions fondamentales de type d’analyse du discours utilisées par Josephson (2003 : 102-103). Notre recherche concernera donc d’abord les trois questions suivantes :

8 « Arène » : Le mot vient selon Le Petit Robert de l’aire sablée d’un amphithéâtre où les gladiateurs combattaient. Il s’utilise maintenant au sens figuré : l’arène politique. 9

 Quelles arènes sont présentées dans les textes ?  Quels sont les acteurs (qui agit contre qui) dans les textes ?  Qui est le nous des textes ?

Les réponses à ces trois questions se trouvent dans les analyses des éditoriaux, que le lecteur trouvera dans l’Annexe I (chapitre 8.1).

Nous avons pourtant jugé nécessaire au fur et à mesure que notre travail a progressé, d’élargir la problématique afin de mieux l’ouvrir à la perspective des deux modèles de Balle, ceci à l’aide des deux questions suivantes :

 Quelle est la place de l’Europe dans les textes ?  Quelle y est la place des citoyens de l’UE ?

Les réponses globales à toutes ces interrogations ont résulté en quelques thèmes qui s’appliquent à tous les éditoriaux et que le lecteur trouvera au chapitre 4.1.

La raison de ces deux questions supplémentaires est que notre problématique touche évidemment « le pouvoir du discours » (ibid : 98) au niveau national, et en Europe. Est-ce que la fixation suédoise présumée sur un seul des deux modèles s’avère de plus en plus problématique dans « l’UE 27 » ? C’est ce que nous voulons mettre en perspective avec ces questions.

Un professeur de sciences politiques de l’Université de Stockholm, Peter Strandbrink, a écrit en 1997 un manuel destiné aux étudiants, EU-retoriken. Teman i den svenska debatten om EU-medlemskap / La Rhétorique de l’UE. Quelques thèmes du débat suédois sur l’entrée dans l’UE. Il y fait une analyse du « champ discursif » en distinguant dans la rhétorique de l’UE une « répartition hiérarchique et sectorielle » (Strandbrink, 1997 : 10) :

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La répartition horizontale implique qu’il y a une distribution avec des type d’argumentation différentes quant à leurs niveaux de généralité, d’abstraction ou de position hiérarchique. Certaines figures tiennent difficilement debout toutes seules, car elles dépendent des représentations plus générales et d’un niveau d’abstraction supérieur, politique ou conceptuel. Le fait que la qualité de la nourriture, le chômage, l’égalité des sexes [...] soient radicalement transformés par l’entrée dans l’UE, n’a aucun sens, si on ne se réfère pas aux idées fondamentales quant à la place, la valeur et le rôle de ces phénomènes dans un contexte élargi [...] idéologique et discursif (ibid).

Ainsi, Strandbrink trouve des idées et des arguments également valables mais appartenant à deux niveaux différents dans le débat suédois lors de l’entrée du pays dans l’UE, les premiers « particuliers, dépendants et pratiques », les seconds « généraux, théoriques et supérieurs » (ibid : 11). Il distingue de surcroît un niveau épistémologique, qui :

décide sur ce qui est possible à dire dans le cadre de ce qui est convenu comme raisonnable. Parce que la culture démocratique moderne suppose l’ordre rationnel comme possible en principe, et parce que c’est la raison qui gère en réalité les délibérations des citoyens et d’autres acteurs, alors ce hyper niveau épistémologique, quoique très élevé, devient décisif pour juger sur ce qui est légitime [...]. Le savoir, dès lors, est un outil puissant. Qui le possède n’a besoin de nul autre (ibid : 11).

Strandbrink défend la thèse selon laquelle un « débat de principes » est toujours important, du fait que les principes « développés dans l’arène (c’est nous qui soulignons) de la haute politique » (ibid) ont toujours leurs correspondants « dans les milieux politiques plus bas » (ibid), valables pour la plupart des gens : « le parcours à faire de la salle du Parlement à la politique des rues et des places publiques n’est guère aussi long, qu’on ne le prétend souvent » (ibid).

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Il nous a semblé que les thèses de Strandbrink illustrent parfaitement les idées de Josephson, qui, sans le dire explicitement, s’intéresse justement à ce niveau épistémologique dans son article de Fronesis. Ce niveau est donc aussi très important pour nous parce que, entre autres, il nous aide à rester à la fois « ni trop théorique, ni trop concret » (ibid) et, surtout, à nous rapprocher du tableau de Balle aussi sous cet angle.

Avec toutes ces délimitations, voici donc nos hypothèses :

Notre première hypothèse est que les deux modèles journalistiques correspondent bien à une réalité ressentie par beaucoup de citoyens, en Suède et en Europe.

Deuxièmement, nous supposons qu’un modèle anglo-saxon domine en effet dans les articles analysés de Moderna Tider (voir nos analyses, chap. 8.1 et notre corpus, chap. 8.2), ainsi qu’un modèle européen-méridional domine dans les articles du Nouvel Observateur.

À ces deux hypothèses principales nous ajouterons, en suivant Strandbrink, deux hypothèses secondaires : que les deux modèles proposés se distribuent en effet sur deux niveaux différents, dont le premier est plutôt « particulier », « dépendant » et « pratique » et le second plutôt « général », « théorique » et « supérieur » et que le tableau de Balle relève dans son organisation intérieure même, entièrement d’un niveau épistémologique bien connu dans la rhétorique de l’UE. Nous craignons que ce niveau soit trop peu présent dans le débat public sur l’Europe, en Suède.

2.2. But et corpus À travers quelques éditoriaux français et suédois, nous essayerons de dégager quelques composants de la dynamique politico-culturelle de l’arène publique européenne aujourd’hui en nous appuyant sur les catégories de Balle (voir le tableau ci-dessus, p 8). Qu’en est-il enfin du vieux

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« problemformuleringsprivilegiet » dans ce domaine aujourd’hui, en Suède et l’Europe ?

Nous présenterons d’abord les articles français que nous avons restreints à quatre, car ils sont à la fois plus longs et plus complexes, tous de l’automne 2004 : NO 1 : « Le message de l’islam français », NO 2 : « L’Europe, encore elle... », NO 3 : « Une stupéfiante liberté », NO 4 : « Le destin des illusions ».

Ensuite, nous présenterons les cinq articles suédois de MT de la dernière année de son existence, cinq articles qui répondent aux questions fondamentales ci- dessus et que - de même qu’avec les articles français - nous avons jugé représentatifs de ces magazines. Ils vont de février à novembre 2002, où le journal cesse de paraître. Nous les avons titrés9 : MT 1 : « Tigre suédois », MT 2 : « Non-école », MT 3 : « Le courage massacré », MT 4 : « Gueule de bois des rédactions », MT 5 : « La démocratie vaut plus que la politique ».

9 Sauf dans les tableaux de présentations, où ils gardent leurs titres originaux. 13

2.3 Les éditorialistes

2.3.1 Jean Daniel / Le Nouvel Observateur En France il existe, selon Josephson, « une bourgeoisie de formation puissante, établie depuis des siècles, et dotée d’une influence décisive sur la formation, la culture et les médias » (Josephson, 2003 : 100). On dirait une description formulée d’après le modèle vivant de Jean Daniel. Nous sommes en effet devant un de ces intellectuels français qui ont eu – et ceci pendant des décennies - le privilège de formuler les problèmes à traiter, dans son pays d’abor - et souvent dans le monde. Pour vérifier si les mots de Josephson sont valables, consultons d’abord une interview faite par le chercheur Louis Pinto. Déjà en 1984 Daniel y affirmait :

Pourquoi refuser d’être ce que nous étions : des bourgeois ? Pourquoi ne pas regarder en face le rôle qui nous était imparti : celui de faire évoluer la bourgeoisie et les élites (ibid, 229) ?

Ainsi, à la différence de l’appartenance sociale des journalistes suédois observée par Bergström, nous aurions ici affaire à quelqu’un qui est très bien dans sa peau en tant que journaliste intellectuel – et bourgeois... Mais est-ce si sûr ? À en croire un observateur de la même époque, l’historien anglais Theodore Zeldin, la référence à la seule notion de classe est un leurre :

Chez lui, l’autorité de l’écriture dissimule le doute. Et c’est parce que les profanes ne discernent pas les incertitudes qui se dissimulent derrière les convictions, sous une prose vigoureuse et brillante, qu’il leur arrive d’être intimidés par les intellectuels français, clé de voûte de l’opiniâtreté. Mais il serait faux de croire qu’ils constituent une classe à part. ( Zeldin, 1983 : 371)

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Fouillons un peu les mythes qui se cachent derrière le phénomène Jean Daniel (voir aussi chapitre 3) !

Le publiciste Jean (Bensaïd) Daniel est né à Blida, en Algérie, d’une nombreuse famille juive, d’un père ouvrier et de citoyenneté française. Celui qui aujourd’hui même (novembre 2006) livre chaque semaine ponctuellement son éditorial, souvent long, pour L’Obs, est avant tout le produit d’un monde complexe. Auteur de nombreux essais politiques, témoignages, essais autobiographiques et romans, il fait sa carrière dans le journalisme comme rédacteur en chef de L’Express, 1955 – 1963 (Encyclopædia universalis France S.A., 2000). Puis, quittant ce journal, trop influencé par le newsmagazine américain selon lui, il devient selon Le Petit Robert des noms propres (2002) celui qui a largement « contribué à » faire du NO « le magazine de la gauche intellectuelle ». Et pourtant, Josephson n’a pas tort : c’est en effet un monde, « les amis de Jean Daniel » (Alia, 2003 : 9), qui au cours des décennies ont contribué à cette réputation et avec le temps à cette « marque déposée » - journalistes, écrivains, universitaires (surtout des sciences humaines) - et sympathisants – à travers le monde...10

Pour réussir à associer tant d’univers : l’intellectuel, le monde politique et journalistique, et la culture, il a fallu quelques valeurs intellectuelles communes et stables, auxquelles nous allons revenir au cours de ce mémoire. Mais en politique ses grandes causes auront été : la gauche intellectuelle, le problème de l’Algérie, le problème israélien, la dérive communautaire, l’Europe pour ne mentionner que les plus importantes.

10 Plus que Jean-Paul Sartre, fait partie des « amis » de cœur de Daniel. Voir Zeldin : « Bien que Sartre le fascine, il n’a jamais partagé ni compris la haine qu’il éprouvait pour son milieu et sa famille. Lui-même fils d’ouvrier, il dit ne pas ressentir de culpabilité pour être devenu bourgeois. Il rêve d’un pays sans classes, sans races, sans frontières ni hiérarchie ; ce qui signifie également une société où les intellectuels ne formerait ni ghetto ni chapelles idéologiques » (Zeldin, 1983 : 369).

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C’est ce qui ressort, entre autres, si l’on consulte un livre-témoignage récent, Jean Daniel l’observateur du siècle, publié à l’occasion de l’entrée des manuscrits de Daniel à la Bibliothèque nationale de France. Dans ce livre l’islamologue Mohammed Arkoun, le décrit comme un homme surtout « fidèle à l’Algérie ‘du pluralisme ethnoculturel ‘», de son enfance, « avant que ne se mette en place l’implacable système des anathèmes réciproques » (Arkoun, 2003 : 10). Il poursuit :

Mes connivences intellectuelles, culturelles, politiques telles que je les ressens chaque fois que je lis ou écoute Jean Daniel sont si profondes que nous n’avons jamais eu à les expliciter. Je reçois intuitivement les solidarités historiques qui dictent ses positions, son écriture didactique, ses analyses marquées par la volonté de faire prévaloir la fonction de médiateur intellectuel et culturel sur celle de militant pour un parti, un camp, une communauté, une nation. Le médiateur sait qu’il faut écouter [...] pour mieux comprendre [...] la communication entre des protagonistes dont notre origine algérienne commune nous a permis de mesurer à quel point les conditions de la communication interculturelle a toujours fait défaut entre le monde dit arabe et islamique et les différents protagonistes confondus à tort dans le mot sac ‘Occident’ [...] (ibid, 130).

L’historienne Mona Ozouf discerne pour sa part en lui « un écrivain qui sait reconnaître sa source et nommer son refuge. Mais d’un autre côté, Jean Daniel est un adorateur de l’universel » (Ozouf, 2003 : 99, c’est nous qui soulignons). À partir de son interprétation de l’histoire personnelle de Daniel, basée sur « la famille, la littérature, l’école » (ibid, 100) elle devine chez lui un procédé de réflexion, voire une méthode, qui selon nous est en effet répandue - quoique parfois, et à certains endroits, bizarrement passée sous silence :

Est-ce pousser trop loin le paradoxe que de suggérer que ce qui est premier chez lui, c’est l’universel ? (c’est encore nous qui soulignons) C’est seulement dans un second temps qu’il découvre que les individus 16

sont aussi des hommes concrets adossés à une histoire et que nul ne peut vivre selon des normes abstraites (ibid).

Pourtant, ce portrait n’est pas complet sans la caractérisation faite de Daniel aussi par l’ancien ministre des affaires étrangères au gouvernement socialiste, Hubert Védrine, car elle montre les relations souvent « confiantes », notées par Balle dans son tableau, entre les mondes journalistiques et politiques (voir p 8 ci-dessus, MEM) :

Jean Daniel est vraiment le journaliste [...]. Mais, en même temps, il symbolise aujourd’hui quelque chose qui est absolument l’inverse de ce qu’est devenu le système médiatique [...] Il y a dans sa façon d’approcher les choses, les êtres et les idées une luminosité intellectuelle, une authenticité qui le place [...] aux antipodes de ce qu’est aujourd’hui le système médiatique : la concurrence pour les parts de marchés, l’obligation de faire de l’audimat avec tout ce que cela entraîne [...]. (Védrine, 2003 : 160-161)

L’écrivain et le membre de l’Académie française, François Nourissier, donne comme tant d’autres amis, ses hommages aux qualités humaines et morales de l’éditorialiste :

Il me semble l’avoir toujours trouvé là où l’honnêteté et le réalisme voulaient qu’il fût : ni ‘les mains sales’ ni la tête dans les nuages. Sur terre, et propre : il n’y a pas foule (ibid, 57).

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2.3.2 Susanna Popova / Moderna Tider

Nous allons maintenant passer au journal suédois Moderna Tider et à son éditorialiste Susanna Popova, aujourd’hui chroniqueuse de Svenska Dagbladet. Le magazine Moderna Tider est né en 1990 quand l’industriel et le financier du groupe MTG (Modern Times Group), Jan Stenbeck s’associe à Göran Rosenberg pour produire une revue de débats et surtout un «alibi intellectuel» (Per Andersson, 2000 : 299) pour des exploits financiers dans d’autres domaines. Le journal dont le titre fut conçu « un peu d’après le magazine français Les Temps Modernes dont Sartre était à la rédaction, un peu d’après le film de Chaplin » (ibid, 288) a eu pendant sa brève existence deux rédacteurs en chef principaux : Göran Rosenberg et Susanna Popova, la dernière de 1999 à 2002. Peter Olsson a assumé cette fonction de mai jusqu’en octobre 2002.

Le professionnalisme de Susanna Popova (née en 1956), journaliste et écrivain, est bien connu en Suède. Elle est l’auteur de deux livres récents sur le féminisme en Suède. Elle s’interroge sur ce qu’elle appelle « la Suède silencieuse », en 2006. Comme Daniel, il s’agit d’un journaliste engagé et perspicace : en avril 2005, par exemple, elle est « modératrice », dans un séminaire chez Timbro / Stiftelsen Fritt Näringsliv sous le titre : « Femmes Désespérées – la face cachée de la surface parfaite suédoise », où elle explore avec d’autres intellectuels et débatteurs (telles Ursula Berge, alors directrice du « think tank » Agora, Lotta Gröning, débatteur en chef de Aftonbladet et le professeur de l’École supérieure de commerce d’alors, aujourd’hui professeur éminent de L’institut des Recherches Commerciales, Magnus Henrekson) la situation des mères « angoissées » au quotidien par une vie familiale et professionnelle trop laborieuse (Timbro, 2005, Internet).

Dans une interview faite avec elle par Håkan Lindqvist dans le journal syndical des journalistes : Journalisten / Le Journaliste, janvier 2005, elle dit souhaiter

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voir plus de journalistes s’ouvrir au public en tant que groupe « professionnel » – des professionnels qu’il convient, selon elle, de mieux scruter. Mais elle souhaite aussi voir, selon l’intervieweur, un peu plus de compréhension de la part « des gens ordinaires » vis-à-vis des médias (Lindqvist, 2005 : 29).

Le 21 juillet 2005 l’expert en médias suédois, Leif Furhammar, donne une image concrète d’elle dans Dagens Nyheter, à propos du programme télévisé « Media 8 », (également du groupe MTG), qu’elle anime depuis l’automne 2004, qui: réussit relativement bien à faire un journalisme de substance [...]. C’est en partie lié à une morale puritaine salutaire : on ne se soucie même pas de savoir si on plaît. L’intérêt des informations doit suffire. Susanna Popova anime l’émission avec détermination, voire obstination, ce qui n’exclut pas une objectivité admirable face aux adversaires idéologiques. Elle invite des experts qui savent argumenter, tels le chercheur en médiologie, Karl-Erik Gustafsson, ou le commentateur permanent Jesper Strömbäck. Elle a assez de marges pour offrir aux invités du temps, et d’autorité pour les convaincre de bien l’utiliser. (Furhammar, 2005)

À propos du design du programme Furhammar offre cette image concrète – et drôle : Un paysage étrange a été créé au studio, composé d’îles désertes en acier brillant. Sur la côte ouest de la plus grande d’entre elles : une Popova isolée. De l’autre côté de cette île : des invités du programme, d’une manière ou d’une autre en relation spatiale avec elle. Puis, on y trouve une île encore plus à l’ouest, où sont exilés des invités spéciaux. Régulièrement Popova se retourne vers eux, établissant de la sorte une communication à travers le détroit apparemment insurmontable (ibid).

Après avoir ainsi esquissé quelques traits des deux journalistes dont les articles sont au centre de ce mémoire, revenons maintenant à Jean Daniel et son contexte « européen-méridional », à travers quelques mythes français répandus.

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3. MYTHES FRANÇAIS - E T A U - DELÀ ?

3.1. La langue française Il est difficile de faire le portrait du journal Le Nouvel Observateur ou de son rédacteur en chef, Jean Daniel, sans aborder aussi le « problème » de la langue française. En quoi consiste ce problème ?

La langue française se place depuis très longtemps dans une case à part avec son universalisme, comme on l’appelle communément, un mot que nous venons de rencontrer (chap.2.3.1). Pour beaucoup, et non pas le moins en Suède, ceci équivaut simplement à des prétentions à l’universalisme à la française. Il s’agit d’une appellation qui est donc sujette aux controverses - tandis que les mythes persistent... Tout en restant dans notre contexte restreint : de quoi s’agit-il plus précisément ?

« L’universalisme » est un mot abstrait qui s’est développé dans un pays, la France, qui vante « l’humanisme abstrait », selon le professeur de linguistique et le poète, Henri Meschonnic (Meschonnic, 1997 : 208). Il est essentiellement originaire de « La Révolution française, mythe fondateur de la République française » à en croire le sociologue Pierre Bourdieu, dans un article « Deux impérialismes de l’universel » (Bourdieu, 1992 : 150). Il s’agit d’une ligne de pensée selon laquelle « la nature humaine serait au fond partout et toujours identique » (Meschonnic, 1997 : 208). Pour combler la complexité selon Bourdieu il existerait aussi, outre-Atlantique, un universalisme (et un humanisme) semblable, fondé, lui, sur « le monopole des Droits de l’Homme, le monopole de l’Humanité » (Bourdieu, 1992 :150).

Une des raisons multiples pour lesquelles le terme « universel » est souvent contesté, tient à ce qu’il est associé aux termes du type « génie », « clarté » ou

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« politique » de la langue française – donc aux valeurs, toutes à priori libres à l’interprétation.11

Ainsi, l’universalisme de la langue française s’inscrirait-il plutôt dans un mythe de la clarté de la langue française. Un champ de prédilection pour la défense de ce mythe serait, selon Meschonnic, la francophonie :

Francophonie, le mot n’est pas gai non plus. Il paraît usé par trop de prudences tactiques et de déconvenues. Avant d’être vieux, il date. Personne n’a jamais parlé d’une quelconque anglophonie, parce que la totalité des peuples anglophones est trop vaste et trop diversifiée [...] Anglophonie, non, english-speaking world, oui. La différence, et l’enjeu, apparaissent bien comme la diversité (Meschonnic, 1997 : 209).

Le problème de la langue française, pour certains, serait-il lié aux valeurs offertes par la francophonie et le « english-speaking world », respectivement ? Des valeurs qui, de chaque côté, ont tendance à se voir naturellement en « hégémonie discursive – on ne peut pas poser les questions autrement » (Josephson, 2003 : 104) ?

Nous constatons que le journalisme de Jean Daniel est empreint par ce genre d‘universalisme lié à un mythe de clarté langagière ainsi qu’à une différence réelle par rapport au monde anglo-saxon. Par la suite nous allons voir dans quelle mesure cet universalisme a tendance à mener vers le modèle européen- méridional (MEM), présenté à la page 8 ci-dessus. Nous avons vu aussi que les articles de Susanna Popova dans Moderna Tider montrent une affinité vis-à-vis des valeurs du « english-speaking world » que les articles dans notre corpus vont

11 Voir la thèse d’un linguiste du Collège de France, Claude Hagège, pour lequel la politique de la langue française serait constitutif de l’histoire du pays. Il : « évoque avec éloquence, en quoi l’histoire de la langue française, depuis ses origines jusqu’à nos jours serait celle d’un combat pour la langue : c’est qu’elle est ‘en France une affaire politique autant qu’une affaire de culture’. » (Hagège, 1996 : 69) Et le poids, encore aujourd’hui, de l’Académie française et de la Loi Toubon, limitant les mots anglais permis dans les médias, le confirme » (Salevid, 1999 : 30).

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encore confirmer en les liant ainsi au modèle anglo-saxon. Mais tout d’abord : fouillons, un peu, l’univers du Nouvel Observateur et son journalisme !

3.2. Le Nouvel Observateur Un autre mythe établi concerne la France comme pays de modernité et – selon une opinion suédoise dominante - de tradition. Le Nouvel Observateur est justement une arène où tous ces mythes - sur la langue française, la modernité, la tradition, etc – se retrouvent chaque semaine.

Le journal a ceci en commun avec Moderna Tider, qu’il s’agit de deux journaux nés dans les mouvements du temps comme périodiques d’opinion « modernes ». Pourtant, quand sort, en 50 000 exemplaires, le premier numéro du NO le 19 novembre 1964, avec Claude Perdriel comme financier et Jean Daniel comme fondateur-directeur, il se base déjà sur une longue tradition : d’abord L’Observateur politique, économique et littéraire, fondé en 1950 (20 000 exemplaires) par des journalistes proches du parti communiste, puis, France Observateur, communiste, pour aboutir à la longue aventure du « Nouvel Obs : ‘vaisseau amiral’ » comme le titre avec respect une page sur Internet (ESJ 2005). NO s’impose dès le départ, car « Il sait choisir l’événement qui risque de passer inaperçu, mais qui fera demain la ‘une’ des autres journaux » (Pinto, 1984 : 25). Avec le temps la maquette devient moins austère que chez les prédécesseurs, la mise en pages plus élégante, mais surtout c’est le style « Nouvel Obs » qui naît et qui va résulter en un des magazines les plus appréciés en France - et dans le monde. Aussi NO a t-il su, souvent, imposer les problèmes à traiter aux autres médias :

La politique des appareils de parti ennuyait profondément, mais une autre politique surgissait qui embrassait l’éducation, les mœurs, la religion, la décentralisation, l’affirmation des ethnies, l’environnement, l’aménagement du territoire. ( ibid, 3 )

Ainsi, le journal, née dans l’opposition de gauche, aura avec le temps un profil plutôt libre. Jean Daniel a toujours affiché son indépendance. Comme si la

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tradition du journal fondateur y obligeait, il y a eu des moments de franc manque de sympathie pour Le Nouvel Observateur de la part des pouvoirs publics, comme de la part du lectorat12.

Les ventes en ont parfois souffert, mais contre toute attente le propriétaire ne vend pas mais décide, au contraire, en 1984 d’augmenter le capital du journal de sorte à devenir majoritaire. Il est vrai que le concept est alors un peu modifié et qu’on s’approche à nouveau des newsmagazines. Après 1988 NO s’est encore ouvert aux nouveaux sujets comme les sciences, la médecine, l’urbanisme (ibid, 2005, Internet). Mais cette sensibilité apparente vis-à-vis des tendances actuelles n’a jamais résulté en une adaptation facile.

Que deviendra NO demain ? Le 26 novembre 2004 Le Monde caractérise le journal sous cette rubrique : « Le Nouvel Observateur [sic], en bonne forme mais vigilant, fête ses 40 ans ». Un peu plus tard, le 4 avril 2005, Le Figaro titre : « En vue d’une fusion avec Challenges, Le Nouvel Obs lorgne Le Nouvel Economiste. » Comme le groupe Claude Perdriel CA édite aujourd’hui également Challenges ( devenu aujourd’hui hebdomadaire ) et Science et Avenir, de nouvelles métamorphoses sont à attendre.

Humainement parlant, le départ de son directeur depuis toujours, Jean Daniel (86 ans), est proche. Mais son directorat exceptionnellement long dans un journal qui s’est toujours situé au milieu des « temps modernes » confirme que nous sommes dans un pays où « tradition » et « modernité » ne sont pas ennemis.

12 « Un exemple : en 1954, alors que le problème algérien prend de l’ampleur, le magazine [...] lance des mises en garde. Un éditorial [...] de Claude Bourdet, l’un des fondateurs du magazine, conduit à la première saisie du journal ; il sera saisi seize fois pendant la guerre, et cinquante-trois fois sur le territoire algérien », selon « Caractère, Le site des professionnels de l’imprimé » (Internet, 2005). 23

4. RÉSULTATS DE L´ENQUÊTE 4.1. Thèmes des articles Il est temps de présenter maintenant les résultats de l’étude des éditoriaux étudiés. Afin de pouvoir résumer plus facilement leurs thèmes, nous le ferons sous forme de deux tableaux, dont le premier concerne NO et le deuxième MT. Ils s’organisent en fonction des trois questions de l’analyse du discours trouvées dans Josephson et deux questions complémentaires (voir section 2.1) :

JOURNAL ARÈNE ACTEURS NOUS EUROPE LES CITOYENS NO 1 Une série Preneurs d’otages, « la Oui, en Oui: les Américains ; « cette MESSAGE de pays du organisations République partie du (...) jeune Musulmane » monde ; la terroristes ; peuple monde France français ; bafouée » l’opinion ; Français musulmans ; institutions ; Daniel=NO hommes politiques ; intellectuels NO 2 Le monde ; Hautes Daniel=NO ; Oui Oui : des Français votant L’EUROPE l’Europe personnalités de la Européens ; pour/contre la constitution classe politique Américains ; européenne ; française, Irakiens, 13 « un civil » Européens Irakiens NO 3 Parnasse Daniel, Sagan, Les « amis » Oui, en Il s’agit plutôt des 14 STUPÉ-FIANTE des d’autres de NO représentant individus amoureux de la collaborat journalistes et une idée de liberté eurs de écrivains (Mauriac, liberté de la l’Express Gide, Houellebecq) civilisation et NO ; européenne parnasse de la littérature française ; là où se joue la liberté

 (Suite à la page suivante)

13 Voir p 51 en Annexe I : « Je crois que l’Europe, et en premier lieu la France, l’Allemagne et maintenant l’Espagne, devrait tout faire pour réveiller en Irak un troisième front, qui serait celui, modeste, non encore de la réconciliation et la paix, mais simplement d’une trêve [...] pour proposer aux Etats-Unis un compromis constructif. » 14 Page 52 : « Nous, je veux dire les responsables, savions ce qu’elle allait écrire deux ans plus tard, et toujours dans nos colonnes. » 24

NO 4 Humanist Penseurs de la Daniel – Oui Il s’agit d’ « hommes » et de DESTIN es du société judéo- homme de publics avertis ; « le peuple Code chrétienne de la médias et espagnol » ; « cette réunion d’Hamm Renaissance observateur ; de peuples libres » ourabi jusqu’aujourd’hui ; l’« homme aux lauréats ; universel » chartes Européens; des droits Espagnols ; « la de barbarie » ; « le l’homme terrorisme »

 Tableau des quatre éditoriaux étudiés dans Le Nouvel Observateur, l’automne 2004 En résumé, nous voyons que l’arène de NO est vaste. Si les valeurs françaises y sont au centre, on prend soin d’inclure la France dans le monde en se référant généralement aux tranches des populations larges et spécifiques. Les acteurs sont ainsi bien plus nombreux et variés, mais aussi parfois plus individualisés. Une rhétorique de politesse a tendance à dominer sur des antagonismes cachés. L’Europe, l’UE et les Européens sont souvent présents de multiples manières.

Ensuite, pour MT, voici le tableau :

JOURNAL ARÈNE ACTEURS NOUS EUROPE CITOYENS MT 1 État - là où se Fonctionnaires de Citoyens Oui, en Oui : les Suédois EN SVENSK construit en l’État suédois suédois partie du Suède à avertis – monde l’adresse de ou dupés15 l’étranger, l’image du pays MT 2 École suédoise La Suède officielle Aucune Non Non : sauf ceux engagés dans OSKOLAN publique vs. engagée par l’école: personne l’enseignement populaire les écoles bureaucrates, officiellem libres professionnels ; ent débatteurs désignée ; public averti MT 3 Département Chefs politiques et Public Non Oui: Popova adresse des MASSAKERN de la culture, départementaux, averti au protestataires éclairés associations sein membres des culturelles, surtout des rédactions des directions grandes média générales organisa- tions16

15 Voir analyse, p 49 en Annexe I : « Så urholkas nu allt snabbare det förtroende […] Fast vi märkte aldrig det./ Ainsi diminue de plus en plus la confiance [...] Pourtant, nous ne nous en sommes pas rendu compte. »

16 Page 50 : « Sverige är litet och det är mycket underhandskontakter. / La Suède est petite, il y a pas mal de contacts confidentiels.»

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MT 4 Cours Juristes suédois et de MT, Oui, Non: perspective néolibérale REDAKTIONELL nationales et Bruxelles ; rédaction rédacteurs représenta éclairée de l’UE de MT en chef de nt une Bonniers et opinion de de DN l’UE MT 5 Toute la Suède Absentéistes; « bons Un public Non Oui: perspective populiste DEMOKRATI avant les citoyens », mécontent élections populistes ; la classe politique

 Tableau des cinq articles étudiés dans Moderna Tider, l’automne 2002.

Résumons ce tableau : Dans MT l’arène principale est un contexte officiel suédois – départements, écoles, électeurs in spe, etc. Les acteurs sont généralement de grandes organisations publiques ou privées, plus rarement des individus. Ces groupes, un peu anonymes, et plus ou moins instruits ou avertis, agissent souvent les uns contre les autres. L’UE et les citoyens de l’UE peuvent y figurer, mais c’est plutôt rare. Une perspective néolibérale et libre- échangiste domine fréquemment.

4.2. Les articles vs. les catégories de Balle Nous avons vu que les catégories de Balle (p 8) concernent des aspects interculturels caractéristiques des deux modèles du journalisme, MAS et MEM. Or, comme nous avons restreint notre travail ici à deux journaux et – grosso modo – aux seuls éditorialistes, Jean Daniel et Susanna Popova, la validité de nos résultats reste bien sûr limitée. Il faut constater d’abord, que ces catégories mériteraient des études et des analyses beaucoup plus approfondies.

Ici donc, nous nous sommes restreints à cinq des catégories de Balle (les catégories « Principal représentant » et « Organisation » ont été écartées) comme point de départ pour essayer de dégager deux visions politico-culturelles de l’Europe. Nous pensons que tous ceux qui se servent au quotidien de l’un ou de l’autre des deux modèles du tableau de Balle, auront comme nous remarqué, que chacune de ses catégories a tendance à sous-entendre des « cultures » différentes mais aussi des représentations de soi qui varient.

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Constatons d’abord que les éditorialistes suédois et français donnent aux termes comme « honnêteté », « autonome », « émancipé », « discipline », « solidarité », « courage » ou « individualisme », des sens très différents, du fait qu’ils utilisent l’un, et non pas l’autre, des deux modèles. Il est clair qu’en ce qui concerne des « idées fondamentales quant à la place, la valeur et le rôle de ces phénomènes dans un contexte élargi [...] idéologique et discursif » (Strandbrink, 1997 : 10), les propos de Strandbrink, sont en effet valables et très importants pour comprendre les grandes barrières interculturelles qui existent dans le domaine des valeurs journalistiques. Ainsi, la question de savoir lesquels de tous ces termes sont déterminants et lesquels subordonnés, est-elle pour le moins délicate !

Voici cependant la synthèse de notre analyse d’après cinq des catégories de Balle, dans NO et MT : (À remarquer : toutes les citations de notre analyse se trouvent dans l’Annexe I).

Principes NO Pour Daniel, le terme, « professionnalisme », ne semble avoir aucun sens ; il procède en intellectuel classique selon les définitions de Liedman données dans l’introduction. Écrire, dans ces textes comme ailleurs dans sa production, c’est vouloir convaincre de ses idées – qui sont très souvent politiques : « Je mettrais en tête ce que Lionel Jospin ne met qu’à la fin de son argumentation. Il affirme que voter pour l’Europe » (NO2, Annexe I : 51). MT Bien que journaliste « professionnelle » et engagée, Popova ne se permet jamais d’être explicitement subjective. L’idée que la subjectivité puisse entrer en quelque sorte dans « l’honnêteté » du journaliste ne fait pas partie de l’idée qu’elle se fait du professionnalisme du métier. La logique du MEM selon laquelle « l’objectivité est impossible », est donc renversée dans le MAS, où seule « l’objectivité » paraît possible. Jamais un « nous », encore moins un « je » n’est bien articulé dans ces textes (l’éditorial de Peter Olsson inclus). Popova se 27

permet au grand maximum un soupir, pour la forme : « Oh là, là, c’est difficile, les principes » (MT4, Annexe I : 57).

Dogmes NO La rhétorique de « l’honnêteté du journaliste » a pour Daniel son sens dans une volonté expresse d’ « avouer sa subjectivité » - une subjectivité qu’il pousse parfois loin. C’est elle qui lui fait définir, jusqu’où vont ses sympathies personnelles, comme à propos de Dominique de Villepin17 : « Mais je l’attendais aussi sur les Etats-Unis, et c’est le seul moment où je le soupçonne de n’avoir pas dit ce qu’il pensait » (NO2, Annexe I : 51). Contrairement à Popova, Daniel présente au début de l’article généralement un certain nombre de faits : comme si c’est sur cette base solide seulement que la subjectivité lui est permise : « Avec le ton de l’arbitre et une hauteur qui le situe au-dessus de la mêlée, Lionel Jospin a pris position en faveur d’une réponse positive au référendum sur la Constitution européenne » (ibid, 50). MT Si « distinguer les faits de leurs commentaire » est relativement peu important ici, pour les raisons du genre de l’éditorial, il est quand même évident que pour Popova « les faits » illustrent souvent une ou deux notions générales, lancées souvent au début de ses articles : «La transparence suédoise est un concept » (MT1, Annexe I : 53).

Discipline NO Les articles français montrent bien que l’aspect culturel et littéraire est censé jouer un vrai rôle d’« acteur », comme ici, en ce qui concerne l’article sur Françoise Sagan, « Une stupéfiante liberté » (N03, Annexe I : 51). Ce rôle confié au journaliste éminent qui a « gardé des attaches avec la littérature et la politique » empreignent aussi les éditoriaux NO2, et surtout NO4.

17 Élu Premier ministre français après le référendum sur la Constitution en mai 2005. 28

MT L’ensemble des articles suédois montrent que « la discipline » du journaliste exige qu’il soit « autonome » et « émancipé ». Cela semble faire partie de l’idée du professionnalisme même. Or, c’est dans ce cas au lecteur de faire preuve de vigilance et de se demander : Quels sont ici les sous-entendus ? Les dépendances ? Il est clair que les journalistes de MT sont en faveur des idées de libre-échange du propriétaire du journal, et que c’est bien de cette manière qu’ils gardent leurs « attaches avec [...] la politique » sans que cela soit expressément dit : « Pour Moderna Tider, par contre, il y a à souligner que celui qui veut voir à tout prix une opposition entre idéologie et rentabilité, se fait des problèmes pour rien » (MT4, Annexe I : 58) .

Relation avec les « sources » NO Ici, les relations aux « sources » nommées sont à la fois plus « fréquentes » et plus « confiantes ». Comme la critique portée à certaines personnalités nommées est parfois très sévère, on devine que c’est une démarche risquée. Une culture de politesse ouverte pour cacher des tirs croisés profonds, semble alors nécessaire : « Notre émotion est à la mesure de l’estime que nous avons toujours eue pour Laurent Fabius : nous croyons qu’il s’est trompé et nous en sommes affligés. » (NO2 Annexe I: 51). MT Les références aux « sources » sont certes « prudentes ». Les noms propres sont souvent moins importants que les noms collectifs : « Le prisonnier au Phare », « un certain nombre d’experts comptables » (MT1 : Annexe I : 55).

Vertus cardinales NO Si Popova est souvent perspicace en raison de son « professionnalisme », Daniel l’est davantage : « la perspicacité, le courage, l’individualisme » sont présents la plupart du temps dans ses éditoriaux. Outre pour les raisons invoquées, il y a chez Daniel un souci d’instruire le lecteur d’une réalité toujours complexe, qu’il 29

pense connaître ou avoir découverte. Il y a en cela un certain élitisme bien sûr : de la haute position où il se trouve en tant que directeur du journal, et comme « professeur de sagesse » (Nourissier, 2003 : 53) Daniel ne se soucie guère de ses « pairs » (sauf quand il s’agit de se placer lui-même parmi les « humanistes » dans le discours-éditorial de NO4). Par contre, sa « discipline partagée » (caractéristique du MAS) avec « les amis » de l’Obs est bien senti. Concernant Françoise Sagan : « Elle était avec nous à ‘l’Express’ de JJSS18 et de Françoise19. Elle nous rejoint tout naturellement. Bernard Frank et Florence Malraux l’y conduisent. » (NO3, Annexe I : 52). MT Sans doute les idées de « neutralité » et de « discipline partagée » sont-elles des idéaux pour Popova en « professionnel » ; pourtant, la « solidarité avec les pairs » ne saute pas exactement aux yeux dans ses textes. Mais pour le propriétaire : certainement (MT4, ibid). Ce manque de solidarité va parfois jusqu’à une certaine froideur, quand elle ne se permet - dans l’article concernant le drame de l’école suédoise - aucune effusion personnelle, ni même pour les écoles libres : objectif politique pourtant chéri par les défenseurs du libre-échange. (MT2, ibid). En ce qui concerne les « vertus » d’Olsson : nous n’avons trouvé ni « neutralité » ni « discipline », ni « solidarité » évidentes dans son article.

Ce résumé des résultats de l’enquête nous amène – avant de conclure – à réviser la discussion dans l’introduction sur les rôles des journalistes en tant qu’intellectuels en France et en Suède. Nous nous approchons ainsi de leur rôle dans le développement du discours démocratique au sein des discours nationaux. Autrement dit, quel est le rapport des intellectuels, avec nous - les citoyens de l’Europe ? C’est surtout cette question que nous allons poser dans le chapitre suivant.

18 JJSS = Jean-Jacques Servan-Schreiber : Journaliste et homme politique français ( 1924). Fondateur de L’Express (1953), selon Le Petit Robert des Noms propres. 19 Françoise = Françoise Giroud : Journaliste et femme politique française (Genève 1916). Elle participa (...) à la création de l’hebdomadaire Elle et fonda en 1953, avec JJSS, L’Express dont elle devint directrice de la rédaction puis de la publication (1971-74), selon Le Petit Robert des Noms propres. 30

5. PERSPECTIVES 5.1. Nous – des citoyens de l’Europe

Eh bien, ce n’est pas la première fois que nous perdons un pari, une illusion et quelques amis. Ce n’est pas la première fois que nous défendons de toutes nos forces et vraiment une cause à laquelle nous croyons. Si nous méritons la confiance de nos lecteurs c’est en raison non pas de notre infaillibilité mais de notre liberté.

(Daniel, NO, les 2-8 juin, 2005)

Cette exclamation au lendemain du référendum des Français sur la Constitution européenne, le 29 mai 2005, résonne du sentiment de l’intellectuel français engagé relaté par Sven-Eric Liedman au début de ce mémoire ! Toute la rédaction a été engagée dans une cause, avec des partisans du oui et des partisans du non - avant que le « non » l’emporte. Déjà au centre de la couverture les 31 mars - 6 avril 2005 l’Obs avait titré : « Constitution européenne. A ceux qui sont tentés par le non.... Pourquoi nous dirons Oui ». À l’intérieur du numéro l’éditorial de Daniel titrait : « Lettre à un ami partisan du non », où dans le même registre, nous lisons :

[...] les dés sont jetés. Quoi que l’on pense, nous avons tous, parmi nos amis et notre famille, des adversaires prompts à se transformer en ennemis. Une nouvelle affaire Dreyfus nous est tombée sur le dos. (C’est nous qui soulignons) (Daniel, NO, les 31-mars – 6 avril 2005)

Nous le voyons : non seulement Jean Daniel se glisse ici lui-même dans le rôle d’intellectuels célèbres du passé ; il s’adresse directement à ses lecteurs en tant que Français et Européens. Ainsi, il les englobe dans un vaste « nous citoyen ».

Ainsi comme nous l’avons vu, une certaine tradition intellectuelle française semble bien vivante, et avec elle une certaine critique et une certaine rhétorique.

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Nous le voyons aussi dans ces lignes d’un autre intellectuel français, beaucoup plus jeune, le philosophe Michel Onfray :

Depuis l'effondrement du mur de Berlin, le capitalisme dans sa version libérale et américaine triomphe sans partage sur l'ensemble de la planète. De l'éparpillement de l'ancien bloc soviétique aux guerres nationales balkaniques en passant par les opérations de police coloniale décidées par les États-Unis, la mondialisation s'effectue sous le signe de l'ordre marchand et boursier initié à Wall-Street. Dans les trois premiers quarts du XXe siècle, les intellectuels ont beaucoup servi l’ultrabolschevisme soviétique – ou sa forme inversée le fascisme militaire. Presque d’une manière compensatoire, dans la culpabilité et le renversement de valeurs, la génération des intellectuels de l’après-Sartre s’est globalement mise au service de l’idéal libéral planétaire. (Onfray, 2002 : 17-18)

Des mots - de grands mots - ; de l’audace... Les intellectuels français font en effet souvent preuve de « courage », et de « perspicacité » ainsi que d’« individualisme », selon le modèle européen-méridional, que nous avons rencontré chez Balle.

En comparaison, les « intellectuels des académies » (Liedman, 2003 : 266) en Suède semblent toujours avoir eu une situation bien plus surveillée. À part « le savoir scientifique», d’autres qualités ont été demandées, telles « l’utilité pour la société » ou « la responsabilité du fonctionnaire de l’État » (ibid). Ainsi « les intellectuels » en Suède (ibid, 269) ne seraient pas présents de la même manière dans un milieu ou dans une société qui encouragent moins les « intellectuels » au sens original, que les « spécialistes ». Car : « Un spécialiste qui se limite strictement à sa spécialité, n’est pas ce qu’on appellerait un intellectuel » (ibid, 271).

De même, bien que Susanna Popova soit une journaliste professionnelle, engagée et responsable, comme nous l’avons vu, son espace de manœuvre, 32

comme celui des deux autres rédacteurs en chef, au temps de Moderna Tider de Jan Stenbeck, semble avoir été, somme toute, restreint. En effet, nous nous demandons si elle et Peter Olsson, les derniers mois avant l’arrêt de la publication de cette revue, n’ont pas plutôt été leurrés par leur « professionnalisme » neutre. Des recherches suédoises semblent affirmer cette hypothèse. Par exemple, le chercheur en sciences politiques et en la démocratie des médias, Lars Nord, résume ainsi la situation médiatique actuelle en Suède :

La question est de savoir s’il est même possible de parler d’un journalisme politique aujourd’hui, étant donné la dissolution des genres et des formats médiatiques. Peut-être le journalisme pur ne se retrouve-t- il, aujourd’hui, que dans la forme d’une sorte de communication entre élites, journalistes politiques et acteurs politiques ainsi qu’entre un petit nombre de citoyens politiquement intéressés (Nord, 2005 : 247-274)20.

Ainsi, Moderna tider fut un journal, qui pendant un bout de temps, a orienté des Suédois curieux et intellectuels, sur la culture et la politique en Suède en rapport à un monde en « globalisation21 », à l’aide de quelques journalistes zélés. Or, le

20 Voir aussi son tableau, ici en traduction, des mêmes pages : Le développement du journalisme politique en Suède – une typologie, p 268

Période Perspective Norme But Genres journalistique Presse des partis Avec les partis Présentation Mobiliser Résumé (1900-1970) pour le peuple Chronique du Parlement Éditorial

Professionnalisation Contre les Confrontation Révéler Actualités (1970-1990) partis pour le Questionnement peuple Débat

Gérance par le marché Contre les partis Sensation Vendre Colonne (1990-) avec le peuple « Bavardages au sofa » Analyse de l’actualité

21 Le terme en français est « mondialisation » et un autre grand débat est de savoir si vraiment les deux sont identiques. 33

propriétaire et le capital partis vers d’autres horizons : tous – journalistes, lecteurs, intellectuels, citoyens - n’ont eu qu’à s’arrêter sur-le-champ.

A dire que la liberté économique d’un petit pays se paye parfois au niveau de la culture.

5.2. L’Europe

En 2002 le journal suédois Tempus constate dans un article, non-signé, extrait de The Economist : Les langues ne sont pas que des moyens de communication qui facilitent le contact entre nations, elles sont également porteurs de culture et d’identité.

[---] Ainsi non seulement le triomphe de l’anglais se fait au détriment des autres langues, mais il isole aussi les anglophones des littératures, de l’histoire et des idées des autres peuples. Autrement dit : c’est un triomphe des plus ambigus.

(Tempus, 2002 : 24-26)

Et comme l’a montré plus récemment Hans Agné de L’Institut des études étrangères, Stockholm, il est vrai aussi que la situation politique en Europe est actuellement sujette aux interprétations les plus diverses – une situation, pourrions-nous ajouter, qui concernent également ses langues. En démocratie certains « supposent [...] que chaque nation décide sur son développement politique » (Agné, 2005 : 40) , tandis que d’autres (comme cet auteur) défendent l’idée d’une « Europe citoyenne » selon laquelle il importe que « le plus grand nombre possible de gens soit en mesure de s’autogérer autant que possible » (ibid). Ainsi, c’est l’avenir d’une Europe plus « solidaire », qui se discute pendant ce qu’on a nommé « la pause de réflexion » après le « non » des Français et des Hollandais au référendum sur une Constitution pour l’Europe.

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Cette Europe n’est-elle pas la même dont un Jean Daniel nous a parlé avec tant d’éloquence22 ? Mais alors, on devrait pouvoir s’informer beaucoup plus fréquemment sur cette Europe-là dans une « arène publique européenne » en Suède, comme l’avaient souhaité Petersson et Tarschys dans Dagens Nyheter (Petersson et Tarschys, 2001).

Voilà la raison pour laquelle la proposition du gouvernement, « Une meilleure langue », présentée par le ministre de la culture d’alors, Leif Pagrotsky, dans un article de Peter Sandberg dans Dagens Nyheter le 30 septembre 2005, nous semble importante et c’est pourquoi nous terminerons ces réflexions à ce sujet. La proposition est d’ailleurs reçue avec enthousiasme par Olle Josephson. Les vœux faits dans son article dans Fronesis, et ailleurs, seront finalement exaucés : « Maintenant la Suède formule pour la première fois une politique langagière », explique-t-il à Dagens Nyheter (ibid). Et il ne s’agit pas que du suédois et de l’anglais : l’article précise qu’il faudra aussi « mettre plus d’accent sur d’autres langues importantes » (ibid). Or, si nous regardons de près le texte de la proposition, reproduit en partie dans l’article, il y est écrit:

La recherche est internationale et la langue des recherches est l’anglais. La Suède en tant que nation mise sur la recherche et je souhaite qu’un plus grand nombre de thèses, aussi dans les sciences humaines et les sciences politiques soient écrites en anglais pour être consultables internationalement (« Une meilleure langue », citée par Dagens Nyheter, ibid).

Pas un mot sur les autres langues de l’UE, y inclus le français, deuxième langue des institutions européennes. Ainsi la nouvelle « politique langagière » de l’État, en ne conseillant l’usage d’autres langues que l’anglais comme langues étrangères, ne fait que commencer l’analyse du plus grand problème qui

22 Voir p ex NO 4 de notre deuxième tableau, p 26 : « cette réunion de peuples libres » ou NO 4, Annexe I, p 53-54. 35

concerne le mot long et inconfortable de Lars Gustafsson : « problemformuleringsprivilegiet » (voir intro).23

Or, nous espérons qu’au moins notre étude aura montré qu’il y a urgence à faire comprendre et diffuser aux décideurs que l’apprentissage d’une bonne culture internationale passe aujourd’hui par des études interculturelles approfondies. Les Suédois comme les autres peuples de l’Europe devraient pouvoir écrire leurs thèses aussi dans d’autres langues que l’anglais, par exemple en français. Car c’est à travers la langue, source d’identité pour les individus comme pour les nations, que nous sommes en mesure de comprendre les formes politico- culturelles qui y sont liées et de nouer de nouveaux contacts, ce qui importe dans une petite communauté linguistique comme la nôtre. Sans aucun doute le caractère complémentaire de l’anglais et le français montré dans ce mémoire, pourrait-il être bien plus étudié, analysé, discuté...

Entre autres choses, de telles études interculturelles à une plus grande échelle, pourraient jeter plus de lumière aussi sur les différentes traditions des médias de masse en Europe, et dans le monde, et surtout sur les différences entre les modèles anglo-saxon et méridional. De cette façon, deux modèles médiatiques possibles pourraient se mettre en place au plus grand profit des citoyens à l’échelle du continent. En Suède, comme l’a montré Hans Bergström aussi dans notre introduction, ceux-ci ont besoin de mieux s’instruire sur les lois et le fonctionnement des autres médias de notre continent.

Résumons. Si nous parlons, comme dans l’introduction de ce mémoire d’une élite de la société suédoise – fonctionnaires et politiciens, entrepreneurs et chercheurs – qui élargissent en permanence la frontière linguistique de l’anglais - ou bien, si nous parlons, au fil de ce chapitre, des rôles respectifs des intellectuels en France ou en Suède, nous pouvons à présent constater : le

23 Voir pourtant note 1 dans l’introduction de ce mémoire : cette exigence d’autres langues que l’anglais, commencerait-elle avec la maîtrise du suédois ? 36

pouvoir discursif des intellectuels d’un pays sur son développement politico- culturel et social ne doit pas être négligé.

Après cette constatation, revenons maintenant dans la conclusion une dernière fois aux deux modèles de Balle.

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6. CONCLUSION Dans ce mémoire nous avons présenté un tableau qui concerne les deux modèles journalistiques proposés par Francis Balle : un modèle anglo-saxon et un modèle européen-méridional. Nous avons analysé sa pertinence par rapport à neuf éditoriaux français et suédois.

L’analyse est faite d’abord à travers trois questions de type analyse du discours (concernant l’arène, les acteurs et le « nous » des textes) et deux questions relatives à l’Union Européenne (concernant l’Europe et les citoyens de l’UE).

Nous avons présenté quatre hypothèses. Pouvons-nous à présent confirmer :

1) que les deux modèles de Balle correspondent en effet à une réalité ressentie par beaucoup de citoyens, en Suède et en Europe ?

Nous avons constaté que de fait, un modèle de type anglo-saxon se dessine à travers les éditoriaux de Susanna Popova, ainsi qu’un modèle de type européen- méridional chez Jean Daniel. Il est clair pourtant, que leur réalité ne peut être sentie que dans la mesure où les lecteurs de ces journaux et/ou les citoyens de ces pays sont bien conscients de l’existence de plusieurs discours journalistiques parallèles, parmi lesquels se trouve le leur. Si nous considérons l’UE 27 et ses vingt langues officielles actuelles, ainsi que l’importance donnée à l’anglais et au français par les institutions européennes mais aussi par les populations de l’UE (voir intro. note 4) nous pouvons conclure que cette « réalité » devient de plus en plus plausible.

2) qu’un modèle anglo-saxon domine dans les articles de Moderna Tider, ainsi qu’un modèle européen-méridional dans les articles du Nouvel Observateur ?

Ici l‘analyse mène également à une réponse affirmative, notamment par le biais de l’idée du professionnalisme et de l’objectivité neutre chez Popova et l’individualisme et la pratique du courage individuel chez Daniel. Le seul écart par rapport au tableau de Balle est que la solidarité « avec les pairs » (ouverte) nous semble dans ce corpus limité plus valable pour NO que pour MT (voir 38

chap. 4.2). Une deuxième conclusion qui se présente naturellement à la suite de la première est que l’anglophilie prononcée d’un magazine important de langue suédoise et qui s’adresse aux intellectuels - en plus, un magazine qui n’a pas survécu dans la concurrence – mérite une analyse approfondie.

3) que les deux modèles proposés se distribuent à deux niveaux différents, dont le premier est plutôt « particulier », « dépendant » et « pratique » et le second plutôt « général », « théorique » et « supérieur » (voir chap. 2.2)?

Nous avons constaté (chap. 4.1) que l’arène des éditoriaux suédois se caractérise par un contexte officiel suédois – départements, écoles, électeurs in spe et que les « acteurs sont généralement de grandes organisations publiques ou privées, plus rarement des individus ». De même, les arènes français se caractérisent par le fait que l’État français y est souvent présent mais moins par ses institutions qu’à travers des couches spécifiques de la population aux intérêts très divers. Le nombre d’acteurs et de problèmes traités par NO est ainsi bien plus grand et diversifié, et les individus y sont plus fréquemment nommés que dans les éditoriaux suédois.

Afin de pouvoir vérifier/démentir la troisième hypothèse, nous avons appliqué cinq des catégories de Balle (celles concernant les principes, les dogmes, la discipline, les relations avec les sources et les vertus cardinales, chap. 2.1, p. 8) à ces observations. Ainsi, nous avons effectivement trouvé que deux niveaux « sectoriels » (voir chap. 4.2) s’ouvrent dans ce corpus: par exemple dans le magazine suédois dominent les principes de professionnalisme et d’objectivité apparente, ce qui présuppose en effet une autonomie chez le journaliste sans que celle-ci ne soit toujours mise à l’épreuve, car la dépendance du journaliste vis-à- vis du propriétaire paraît évidente. À l’inverse, dans le journal français c’est plutôt le dogme de l’honnêteté du journaliste qui domine, ce qui sous-entend généralement que le journaliste étale un grand nombre de faits devant son lecteur avant de présenter sur cette base ses propres opinions. Dans le cas du Nouvel Observateur ce dogme d’honnêteté repose évidemment sur un grand

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fond de liberté au niveau du journaliste individuel (Jean Daniel est directeur du journal « depuis toujours ») aussi bien qu’au niveau financier de ce journal.

Ainsi nous pouvons donc constater que les catégories de Balle nous aident considérablement à déterminer certaines caractéristiques journalistiques présentes dans le corpus. Si nous ajoutons à cela que les arènes et les acteurs des deux journaux s’avèrent nettement différents aussi, nous pouvons affirmer qu’une étude plus approfondie pourrait sans aucun doute montrer qu’ils se répartissent, hiérarchiquement et de façon sectorielle (ibid), de façon à dégager de très intéressantes dépendances et niveaux de généralité/ supériorité chez les deux modèles – à en croire les arènes trouvées, notamment du côté du monde économique, culturel et érudit de chacun des deux pays.

Cette hypothèse pourrait éventuellement aussi prêter à l’idée d’une domination facile de l’un de ces modèles sur l’autre, ce qui n’est évidemment pas soutenu par les deux modèles eux-mêmes. Constatons seulement qu’une distribution entre deux niveaux rhétoriques existe en effet dans ce corpus.

4) que le tableau de Balle dans son organisation intérieure même, avec les deux modèles et les sept catégories, relève entièrement d’un niveau épistémologique, connu et bien présent dans la rhétorique de l’UE (Strandbrink, 1997 : 11) ?

Ce qui saute aux yeux à travers les deux modèles journalistiques étudiés dans une comparaison entre Moderna Tider et Le Nouvel Observateur est vraiment l’intérêt de la quatrième hypothèse. Ce niveau, défini dans la section 2.1 comme celui qui, dans une société qui se veut démocratique et rationnelle, « décide sur ce qui est possible à dire dans le cadre de ce qui est convenu comme raisonnable », ressort en effet à travers ce mémoire, et surtout à travers les hypothèses 1-3, comme une évidence.

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À partir de ce « hyper niveau » discursif qui inclut le concret et particulier et le théorique et général dans la même approche, nous pouvons enfin constater que l’existence de deux modèles de journalisme nettement différents se confirme amplement dans Moderna Tider et Le Nouvel Observateur.

Dans l’introduction nous avons déjà effleuré le fait que les textes juridiques de l’UE jouissent d’une grande estime (Josephson, 2003 : 101). Mais ce n’est qu’en mettant deux systèmes de (se) penser et de penser la société, côte à côte, deux systèmes qui relèvent de ce qu’on appelle parfois le quatrième pouvoir : les médias - que nous réalisons pleinement pourquoi. Comme dans le cas de l’UE, non seulement un, mais deux discours hégémoniques, distincts, sont présents, nous voyons à quel point leur caractère public et transparent est en effet dans l’intérêt des citoyens.

Nous espérons ainsi avoir atteint notre but, à savoir de dégager quelques composants importants pour un pays comme la Suède dans la dynamique langagière et politico-culturelle de l’arène publique européenne d’aujourd’hui (chap. 2.2).

Aujourd’hui, nous sommes tous familiers avec l’expression langue de bois de Bruxelles... Ce qui ressort d’une vue d’ensemble comme nous avons essayé de le donner à travers cette étude est une vérité banale : que cette expression ne se rapporte en réalité qu’à nos vieilles langues nationales, élaborées à travers des siècles et profondément liées aux identités et aux sensibilités de chacun. Parmi celles-ci l’anglais et le français, dans le système de l’UE, jouent un rôle plus dominant que les autres. C’est encore une raison pour laquelle, il nous semble de plus en plus contestable que, en matière de langues étrangères, uniquement l’anglais et non pas aussi d’autres grandes langues de l’Europe sont régulièrement présents dans le débat public en Suède.

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Ce mémoire aura montré qu’il existe une complémentarité profonde entre les deux modèles, qui est de nature à animer un débat public important. Par exemple le rôle donné au temps et son importance pour l’épanouissement de la culture dans une société, nous avons pu le suivre à travers le modèle européen- méridional présenté ici – ce que l’équipe de Göran Rosenberg et de Susanna Popova ( et combien de rédacteurs de petits journaux suédois désormais éteints avec elle ?) – ont dû découvrir quand il était trop tard... On est même en droit de se demander : est-ce que la typologie de Lars Nord (chap.5.1. p 33) dans cette perspective, n’a pas au fond montré que le corpus présenté ici sous le nom de deux corpus d’éditoriaux distincts (ce qui correspond bien sûr à leur dénomination explicite) ne représente en réalité pas deux types de journalisme entièrement différents, dont le premier (celui de Jean Daniel) correspond avec ses exigences de qualité et de connaissances à un type qui a disparu en Suède dans les années 1970, tandis que le second (celui de Susanna Popova et Peter Olsson) correspond à une société de professionnalisation, de gérance par le marché et de confrontation qui a, avec le temps, chassé le genre de l’éditorial politique classique en Suède ?

Mais, si cela est vrai, qui en est responsable ? Le poids énorme des intellectuels, dans tous les pays, et non pas uniquement ici au sens original français, mais au sens des élites ou de l’intelligentsia dans un très grand nombre de professions se dessine ici, non sans brutalité. Tout comme la présence - ou manque de présence - des citoyens.

Le choix des valeurs au niveau national comme au niveau des citoyens, d’un seul pays ou d’une confédération telle que l’Union Européenne, n’est pas aussi arbitraire, ni aussi libre que nous le croyons souvent. Ces choix sont toujours pleins de conséquences pour des tranches larges et diversifiées des populations. Il importe dès lors, que tous les citoyens, qui ne veulent pas être à la merci d’une langue de bois « de l’UE », floue, aient effectivement à leur

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disposition plusieurs grilles d’interprétation de manière à pouvoir toujours être informés le mieux possible.

Pour notre part nous assumons non sans fierté les valeurs du professeur honoraire Sven-Eric Liedman, « intellectuel des académies » suédois. En mots hauts et clairs, celui-ci finit son essai par ces mots :

« L’objectif ne doit pas être la création d’une petite élite d’intellectuels – ceux-là avaient eu leur place dans l’université des élites, non pas dans l’université des masses - mais de favoriser une attitude intellectuelle, qui encourage autant la critique perspicace, la culture générale, la solidarité et le courage, comme alternative attrayante à la brillance des médias de masse. » (Liedman, 2003 : 285)

C’est bien ce que nombre d’Européens pensent en ce moment, et que certains arrivent à exprimer. Suivez mon regard.

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7. BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages étudiés

MODERNA TIDER (2002): les éditoriaux de Susanna Popova : février, mars, avril, juillet-août ; l’éditorial de Peter Olsson : septembre LE NOUVEL OBSERVATEUR (2004) : les éditoriaux de Jean Daniel : 2-8 septembre, 23-29 septembre, 30 septembre-6 octobre, 28 octobre-3 novembre LE NOUVEL OBSERVATEUR (2005) : 31 mars-6 avril, 2-8 juin

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8. ANNEXE

8.1 Annexe I

Analyses des éditoriaux français et suédois

(français)

NO 1, 2-8 sept 2004, Le message de l’islam français

Résumé et acteurs

Cet éditorial est écrit à un moment, septembre 2004, où « les deux journalistes français », « nos confrères », n’ont pas encore été libérés par les preneurs d’otages en Irak. C’est un climat où le terrorisme divise les pays. Daniel commence par discuter qui des pays du monde ont été favorables / défavorables à la guerre d’Irak. La France, l’Italie, l’Espagne, le Japon, les Philippines ont tous été victimes des otages. A part eux, on distingue une palette d’acteurs : « terroristes », « preneurs d’otages » et « organisations politiques derrière ». A l’intérieur de la France : « seule nation où un chantage exercé par les terroristes n’ait pas suscité de divisions », il y a « le peuple » et « l’opinion » qui ont réagi et qui se sont ralliés derrière le gouvernement français et « la République bafouée ». Le clou de l’éditorial c’est qu’au milieu de ces deux acteurs Jean Daniel place un troisième : les « Français musulmans ». C’est comme faisant partie du peuple français que ces derniers se sont ralliés, suite aux événements des otages, aux « institutions incarnées par le Conseil français du Culte musulman », etc.

Il y a pourtant aussi d’autres, dont le rôle dans cette affaire n’aura pas été éclairé : Yasser Arafat, Tariq Ramadan ( universitaire accusé de fondamentalisme caché par certains) et d’autres personnes d’un type si essentiel dans l’univers du Nouvel Observateur : les « intellectuels » - qu’ils soient musulmans ou non : « les journaux acquis à Bush, à Blair, à Berlusconi » qui ont en effet établi des « erreurs d’analyse » dans le débat sur les otages, erreurs qui entraîneraient à reconnaître que « la France est bel et bien prise pour cible comme les autres ». En exprimant cette opinion, ils désavouent « le monde entier, y compris un Américain sur deux ». Telle est, selon l’analyse de Jean Daniel, l’envergure de la constatation mondiale de l’échec de « la diplomatie et les armées de George Bush ».

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Le nous du texte

En ciblant tous ces contestataires, l’auteur se projette à partir des faits sur une arène internationale des idées et des interprétations. Il y a le nous explicite qui commente la volonté de Jacques Chirac de positionner la France dans la guerre d’Irak : « Dans la mesure où cela peut contribuer à la libération de nos confrères, nous n’y trouvons rien à redire » (C’est nous qui soulignons) . Sur cette arène Daniel inclut dans un nous implicite tous ceux qui veulent ou savent, comme lui, adhérer à quelques principes communs de base. Par exemple, ceux « qui ont condamné avec solennité et précision le principe même de la prise d’otages ». L’adhérence à ce genre de principes, et ici l’adhérence des Français musulmans à ces principes équivaut pour ce nous latent à une acceptation de la loi républicaine française. Bien que ce ne soit parfois qu’en attendant la meilleure occasion pour la changer.

NO 2, 23- 29 sept 2004, L’Europe, encore elle...

Résumé et acteurs

Il s’agit d’un grand débat déclenché au numéro précédent par l’ancien ministre du camp socialiste, Laurent Fabius. En prenant position pour le « non » dans le référendum, à ce moment- là à venir, sur la Constitution européenne, l’ancien ministre aurait, selon Daniel, volontairement et de façon manipulatrice mit la France dans « l’électrochoc » et causé qu’une grave polémique commence. Fabius n’aurait, pas seulement, à la file provoqué les socialistes français mais tous les socialistes européens. Avec la publication ailleurs dans NO 2, aussi d’un texte important d’un autre acteur et adhérent du oui, l’ancien premier ministre, Lionel Jospin, NO ouvre le débat « Avec le ton de l’arbitre et une hauteur qui le situe au-dessus de la mêlée, Lionel Jospin a pris position en faveur d’une réponse positive [---] ». L’éditorial est donc consacré à une question où le lecteur est invité à prendre partie. Jean Daniel avoue d’abord n’être pas entièrement en accord avec Lionel Jospin, quoiqu’il soit « très convaincant lorsqu’il développe l’idée que l‘électrochoc’ serait la fin de ce qui existe et non le commencement d’autre chose. » Il a le souci de ne vouloir laisser aucune partie selon lui vitale du paysage politique qui se présente au fond de ce référendum à venir, dans l’ombre. Ainsi François Mitterand et Hubert Védrine sont mentionnés tout comme Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers du camp droite.

Daniel montre son engagement entre autres en se servant de paragraphes numérotés, pour mieux établir ses arguments ; en faveur de l’Europe, il présente, sous le point 2, une troisième grande personnalité, Dominique de Villepin, « ce grand baladin du monde occidental a gardé les rêves volontaristes que le Quai-d’Orsay lui avait inspirés ». Dans un nouveau livre, Le Requin et la Mouette, présenté longuement, celui-ci chanterait l’hymne européen sur toutes les notes. Jean Daniel, loin de cacher sa grande admiration, s’en sert afin de mieux exposer ses propres 49

convictions à travers cet acteur : « Il y a dans cette œuvre de la culture à foison, une ambition malrucienne de faire intervenir les grandes ombres, un art complaisant de la synthèse et une foi désarmante dans la volonté humaine de retrouver la mystique de progrès ». Puis, Daniel montre que la sympathie de Villepin, alors même qu’elle s’exprime sous forme poétique, a souvent un but politique : « Mais je l’attendais aussi sur les États-Unis, et c’est le seul moment où je le soupçonne de n’avoir pas dit ce qu’il pensait en affirmant qu’il croyait indispensable et possible un partenariat d’une Europe inspirée par la France avec les États-Unis... ».

Le nous du texte

Ainsi Daniel utilise un grand nombre de personnes comme autant d’arguments pour avertir contre un effet « Fabius », qu’il prévoit. Nous et Je reviennent fréquemment : « Je mettrais en tête ce que Lionel Jospin ne met qu’à la fin de son argumentation ». En terminant l’exposé du problème, il conclut sur un ton extrêmement poli mais qui signale la guerre : « Notre émotion est à la mesure de l’estime que nous avons toujours eue pour Laurent Fabius : nous croyons qu’il s’est trompé et nous en sommes affligés. » L’emploi de ce nous-là sera repris et amplifié à propos de Dominique de Villepin, « notre poète diplomate ». Ainsi, l’éditorial poursuit-il jusqu’à la guerre des États-Unis en Irak, pour renouer enfin avec l’Europe : « Je crois que l’Europe, en premier lieu la France, l’Allemagne et maintenant l’Espagne, devrait tout faire pour réveiller en Irak un troisième front, qui serait celui, modeste, non encore de la réconciliation et la paix, mais simplement d’une trêve [...] pour proposer aux Etats-Unis un compromis constructif. » Il rappelle les positions divergentes de la France et des États-Unis dans certaines affaires du monde : « Ce sont ces [...] réalités qu’il faut regarder en face quand on est irakien, mais aussi quand on est européen. »

NO 3, 30 sept - 6 oct 2004, Une stupéfiante liberté

Résumé et acteurs

Dans cet éditorial écrit après le décès de l’écrivain célèbre, Françoise Sagan, nous sommes encore une fois devant une de ces mini-biographies que Jean Daniel écrit souvent. Sagan avait, avant de mourir, été jugée dans une affaire de fraude, ce qui avait bien sûr divisé l’opinion. Pour commencer Daniel donne un long exemple de son écriture, celle qui portait « l’éclatante évidence du style. Mais c’est surtout la liberté écrasante que cette évidence implique. C’est elle qui en impose le plus. C’est l’honnêteté d’un jeune être allègrement amoral, après qu’André Gide, que Sagan avait lu, s’était voulu héroïquement ‘immoraliste’. » Pour la décrire, il remonte 40 ans et décrit ainsi, en passant, d’autres auteurs et journalistes. Ils ont tous, comme Sagan, fait une partie plus ou moins longue de leur parcours professionnel au Nouvel Observateur. C’est 50

donc « ce talent à l’état pur et cette liberté à l’état premier » qui se trouveraient derrière le fait qu’elle a dû payer, à la fin de sa vie, « bien trop cher » sa faiblesse, reconnue, pour l’argent, la vie mondaine et un « trop de frivolité cynique. » A part les préférences morales de l’éditeur, cet éditorial nous montre aussi le rôle tout à fait primordial donné à la culture, véritable acteur dans les affaires de ce monde – et de l’éditorial. Autrement dit, tous les écrivains qui défilent ainsi – Françoise Giroud, , « JJSS », Mauriac, Gide, Colette ou encore Michel Houellebecq, Patrick Modiano - sont ici, si on veut, autant d‘acteurs : ils sont eux aussi des références naturelles pour Jean Daniel et « les amis » du Nouvel Obs. Ici Sagan fait partie de cet univers avec autant d’aise que n’importe quel homme politique le fait en d’autres moments, pour exprimer des valeurs essentielles du rédacteur ou du journal. Car dans cet univers les valeurs sont toujours présentes, ainsi par exemple la volonté de se distinguer à travers Sagan, d’une gauche qui « était alors volontiers puritaine ». A propos d’une invitation, dans le passé, à la fameuse tribune « Bouillon de culture » de Bernard Pivot, où Daniel avait été co-invité et « son compagnon » il lui fait sa révérence posthume : « Elle a été tout à fait audible en prononçant cette phrase admirable : ‘Il y a parfois, dans l’absence de frivolité, ou en tout cas de légèreté, comme une sorte d’impolitesse, ne trouvez-vous pas ?’ Et aussitôt après, chacun a tout fait pour paraître frivole, léger et poli. »

Le nous du texte

Le nous du texte se confond ici avec des femmes et des hommes de culture que l’éditorialiste a toujours favorisés : l’écrivain de style qu’était Sagan et qu’il est lui-même. Mais il se confond aussi avec une ligne stylistique et intellectuelle du NO et de tous ses collaborateurs au cours des 40 ans passés : « Elle était avec nous à ‘ l’Express’ de JJSS et de Françoise. Elle nous rejoint tout naturellement. Bernard Frank et Florence Malraux l’y conduisent », « Nous, je veux dire les responsables, savions ce qu’elle allait écrire deux ans plus tard, et toujours dans nos colonnes ». Ainsi, sans que Daniel s’adresse à un lecteur particulier – c’est plutôt rare – le lecteur peut se sentir invité à s’identifier à travers ces personnalités avec le groupe puissant des « amis » du Nouvel Obs. Le petit mot important est évidemment ce petit nous, un nous qui rassure et qui est toujours présent avec ses préférences et petites - ou grandes - faiblesses.

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NO 4, 28 OCT – 3 NOV 2004, Le destin des illusions

Résumé et acteurs

En présentant ce texte comme l’éditorial de la semaine, NO fait encore preuve de sa liberté et/ou l’activisme volontaire de son rédacteur en chef et directeur. Car il s’agit en effet d’un discours que Jean Daniel tint lors de sa réception, en Espagne en octobre, d’un Prix Prince-des-Asturies, à savoir le Prix de la Communication et des Humanités. De quoi s’agit-il ? L’éditorialiste s’adresse aux Espagnols, notamment « le prince Felipe, en présence de la reine d’Espagne » en les avertissant de « l’idéologie [...] triomphante, notamment dans son incarnation islamiste ». Le style de Daniel ressort de ce raisonnement typique :

à toutes les époques, que ce soit au pluriel ou au singulier, le mot ‘humanité’ a évoqué l’étude d’une science universelle. ‘Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger’, disait Térence. La recherche de cet homme universel a été la préoccupation de tous les grands penseurs et de tous les grands créateurs. Elle est ce qui domine encore aujourd’hui en chacun d’entre nous.

Ensuite, il passe en revue toute une lignée de « grands hommes » (et « hommes », au masculin, toujours) - « hommes de la Renaissance », Térence, Descartes, Unamuno, Hammourabi, Jésus, Kant. Ils sont ici les acteurs du texte. Il arrive ainsi à présenter d’une manière on ne peut plus prestigieux son propre parcours humaniste avec le but de distinguer quelques attitudes essentielles à reconnaître pour lui dans cette période d’actes terroristes intensifiés. Pour s’expliquer, il part d’« un constat » et d’une « discipline ». Constatation à propos du nom du Prix: « Le rapprochement de ces deux mots révèle une intention qui ne m’a pas échappé. Trop souvent, les hommes tentent de communiquer sans la moindre humanité. Trop souvent aussi, le respect pour les humanités ne conduit pas à communiquer. » Lui, en tant que « homme des média » a voulu « vivre l’historie » mais aussi en tant qu’« observateur [...] la penser ». Après avoir longuement oscillé ainsi à la hauteur des grands, l’éditorialiste atterrit enfin sur cette recommandation ou discipline relativement simple, tirée de Camus :

qu’il ne fallait pas ajouter au malheur des hommes en leur mentant, et qu’il fallait appeler les choses par leur nom. J’ai appris à me méfier de toutes les pensées, de tous les écrits, de tous les actes qui n’ont pas pour objectif ou pour résultat de prévenir l’antagonisme entre les valeurs universelles et la singularité des civilisations.

Ainsi nous y sommes encore, dans ces Asturies où personne n’a oublié que l’Espagne vient d’enterrer 200 victimes en mars à Madrid, et en même temps nous nous trouvons dans ce 52

discours-éditorial, dans ce même débat familier concernant « l’universel », que nous avons déjà rencontré.

Le nous du texte

En s’adressant à ce public averti et international, avec ce genre d’arguments il est clair que l’éditorialiste se situe lui-même dans un nous humaniste, quelque part dans la lignée d’autres humanistes pour avertir, en personne, contre ce qui constitue selon lui, le mal du temps. C’est aussi ici que son engagement pour l’Europe trouve le contexte naturel ; elle s’insère, elle aussi parmi ces nous nobles : « Aujourd’hui, la vie, en Europe est une valeur, que nous défendons. Dans cette réunion de peuples libres dont le désir de vivre ensemble est l’honneur de l’humanité, ce devrait être une cause sacrée. » Devrait - mais l’est-il ? A nous, ainsi adressés, directement ou indirectement, en tant que sujets pensants ou penseurs, de juger si nous acceptons comme vrai ou fausse l’intonation plus humble à la fin du discours : « Enfin, [il faut] savoir qu’aucune nation ne peut prétendre incarner à elle seule le bien, la vertu et l’universel. Laissons à Dieu cette prétention. »

(suédois)

MT 1, février 2002, Tigre suédois / En svensk tiger

Résumé et acteurs Ce texte commence par une abstraction, une synthèse : « La transparence suédoise est un concept. Comme le sexe ou l’égalité entre les sexes, la transparence suédoise est avant tout censée convenir à l’exportation ». L’article traite ensuite du problème classique d’« oppression par les autorités. » Susanna Popova raconte en peu de mots, mais efficacement, une histoire connue des années 70 suédoises où un agent de l’État fut isolé pour avoir osé signaler que l’État avait en effet commis une erreur en manquant de signaler un haut-fond sur une carte marine. L’État « s’est rendu compte qu’il n’avait pas d’excuse. Alors, pour le punir, cet agent fut transféré au phare. Si simple, si cruel. Si moyenâgeux, en quelque sorte, par la force de l’action, et pourtant...inconfortable. » Le symbole de ce problème est « le chef de carrière » des départements. Ainsi, le titre se réfère-t-il à la fois aux chefs « qui se désintéressent aux problèmes et au changement » et à l’idée que cette « transparence suédoise » soit « un tigre » à l’étranger

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pour vendre le pays. Le problème est le suivant : la transparence, « à la maison » est devenue inconfortable : « Les signaux de l’État sont douteux en ce qui concerne une transparence qu’il s’agit de protéger, tandis que celui qui la protège vraiment, aura la vie difficile ».

Popova décrit avec style la plupart des acteurs de façon volontairement simple : « le Prisonnier du phare », « chefs des administrations qui veulent la paix », « un certain nombre d’experts- comptables internes », « un ex-ministre social-démocrate », « le gouvernement », « les administrations », « le cabinet ministériel du gouvernement », « l’État ».

Le nous du texte

Ainsi, dans ce texte qui laisse entendre que la plupart des choses sont connues du lecteur, le nous liant les événements est important. Nous trouvons entendu par ce mot : « Dans notre arrière- cour » : nous = le peuple, laissant entendre pauvreté physique, ou morale ; « Jusque-là l’image de soi suédoise suppose que nous vivons dans une société ou il est possible de faire confiance à l’agent » : nous = les citoyens avertis, en concorde les uns avec les autres pour une société ouverte et juste ; « se creuse ainsi (...) la confiance qui nous a fait avec orgueil exporter vérité et transparence » : nous = quelqu’un d’orgueilleux ; « s’avertit-il que l’exportation des valeurs suédoises dont nous nous croyions capables, a été de l’importation : nous = le citoyen dupé. La fin de l’éditorial est assez cruel : « (Ainsi se diminue la [...] la confiance) « Pourtant, nous ne nous sommes pas rendu compte ».

MT 2, mars 2002, « Non-école » / Oskolan

Résumé et acteurs

Comme dans MT 1 l’éditorial commence par synthétiser un problème social reconnu de tous, plutôt que de le fonder dans des événements concrets. Le titre sous-entend avec un néologisme qu’il s’agit de « l’inculture » d’une école suédoise ayant « perdu sa boussole ». Un enseignement « flou » est fourni par les communes mais aussi par « certaines écoles libres » qui se félicitent « d’avoir fini avec les profs, au profit des mentors ou des coach ». C’est une véritable lutte sociale que le journaliste peint ici entre deux groupes qui semblent également importants, et qui ne s’entendent pas. Le premier groupe « voit pousser devant les yeux l’école démocratique », tandis que le second voit toute une série de transformations successives comme autant de « dangers pour la démocratie. » Ainsi, les acteurs consistent en « des élèves formés dans une culture de critique », mais aussi en toutes les personnes qu’on appelle, au gré des réformes, « mentors » ou « personnes de ressource » mais également en « certaines couches » comme

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« beaucoup de pédagogues », « certains bureaucrates » ou « certains débatteurs ». Se distinguent contre ce groupe tous les autres : « pas mal de professeurs, beaucoup de parents et certains bureaucrates d’école ». La façon dont l’éditorialiste les met les uns contre les autres, en dit long sur les visions qui divisent depuis belle lurette les Suédois sur l’école. Au fond, l’analyse aboutit, selon elle, à une erreur de chronologie : « avant que les élèves aient une base de connaissances, commencer par critiquer le système n’a a pas beaucoup de sens. » C’est cela qui se trouve derrière « ce qu’il faut appeler par son nom - l’inculture ». Et il faut aujourd’hui opposer cette inculture à ce dont on se souvient encore, qui « méritait bien d’être nommée éducation populaire ».

Le nous du texte

Ce n’est pas le moins intéressant de ce texte qui juge la réalité de la majorité des Suédois, qu’aucun nous n’est prononcé. Tout au plus on devine derrière des formules comme : « Suffisamment nombreux sont ceux qui se rappellent encore... » les contours de deux groupes de nous qui se partagent l’opinion, une moitié qui a pu façonner l’école au cours des décennies qu’elle a détenu le pouvoir, et une autre moitié qui n’a pas été capable d’influencer cet état des choses. Est-ce le ton froid et précis du chronique qui nous fait tout de même, penser à un nous présent, voire bien vivant... ? Comme si quelqu’un s’insurgeait en silence...

MT 3, avril 2002 Le courage massacré / Massakern på kuraget

Résumé et acteurs

Cet éditorial, encore, part d’une seule idée : « le courage civique est un mot difficile ». Voilà le mot suédois qui ressemble le plus à la notion de société civile d’autres sociétés (cf « opposition civique » ). Popova se soucie dans son éditorial de ceux « qui en connaissent le sens. » Ils trouvent décisif que « les agents de la fonction publique agissent de façon intègre ». Avec la nouvelle ministre de la culture, alors Marita Ulvskog, cette intégrité supposée et exigée, est devenue sujet de compromis : « La Suède est petite, il y a pas mal de contacts confidentiels ». Elle aurait sa propre « philosophie privée pour nommer les chefs ». En gros : « Elle voit comme sa mission de favoriser les groupes d’intérêt qui, selon elle, sont mal représentés – ici les membres des syndicats ». L’éditorialiste lance un proteste citoyen : « Seul remède : le proteste ouvert, le débat ouvert et l’élucidation par les médias. C’est-à-dire : la pratique du courage civil par les administrations. »

Qui agit ? Encore une fois les divers acteurs sont énumérés de façon générale : « certains », « beaucoup », « un grand nombre de gens. » Des « fonctionnaires » stressés, essayant de ne heurter personne s’opposent aux « chefs des administrations formés par les hommes politiques, 55

auxquels ils doivent obéir ». Et c’est ceux-ci qui auraient agi selon la volonté du ministre Marita Ulvskog en nommant des membres syndiqués dans les directions générales des associations des acteurs culturels, comme l’Association pour les artistes suédois, par exemple.

Le nous du texte

Le nous évoqué se réfère de façon générale, concernant « le courage » à ce « grand nombre de gens qui en connaissent le sens. Et s’y intéressent ». Mais elle exemplifie avec les personnes à l’intérieur des organisations, agents de l’État et fonctionnaires politiques ou culturels, plutôt qu’avec des individus : « Dans Moderna Tider nous avons rendu compte du prisonnier du phare, la situation de l’Agence maritime ou chez des chefs de la révision interne des autorités, qui pensent mieux de faire part de leur critique de façon anonyme », etc. Au dernier paragraphe elle donne le conseil général de « la protestation ouverte, la discussion ouverte et l’élucidation par les médias ». Elle constate pour finir : « Dans la durée, le prix à payer pour ne pas lutter est beaucoup, vraiment beaucoup plus élevé ».

MT 4, juillet-août 2002, Gueule de bois des rédactions / Redaktionell baksmälla

Résumé et acteurs

Dans son dernier éditorial pour MT, en juillet-août, Susanna Popova revient encore à un thème déjà discuté par elle : les pubs pour l’alcool. Popova avait affirmé que MT avait publié des pubs, suite au jugement du Tribunal de Stockholm qui venait d’acquitter le journal Gourmet à ce sujet. Le KO, l’ombudsman des consommateurs suédois, prépare une poursuite devant la Cour du marché suédois, car : « Il n’a pas été possible de mettre un terme aux publicités pour l’alcool de Moderna Tider en attendant un verdict final. » On dirait une victoire pour le journal et sa rédactrice en chef! Or le ton est plutôt maussade et ne quitte aucunement sa prudence habituelle : « KO ne semble pas avoir compris le sens du verdict du Tribunal de Stockholm. Pourtant celui-ci s’est « renseigné auprès de la Cour de justice des CE sur les publicités concernant alcool », qui a déclaré qu’une défense générale suédoise est contraire au libre-échange. L’observation, d’ailleurs, est pertinente : Si l’affaire est poursuivie devant la Cour du marché, c’est comme si la Cour de justice des CE et le Tribunal de Stockholm n’avaient prononcé aucun jugement : « La question de savoir si une telle action convient à une administration mériterait en soi un débat ». Le thème de son dernier éditorial de Moderna Tider, dont il ne reste que trois numéros de sa brève existence, est donc intimement lié au principes du gouvernement suédois et

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communautaires : « Oh là, là, c’est difficile, les principes ». A part ces cours, il y a aussi d’autres acteurs comme d’autres rédacteurs en chef ayant pris des positions diverses et essentiellement évasives vis-à-vis de cette pomme de discorde importante au sein de la société que sont les pubs. Diverses mais étrangement semblables... Il paraît que la journaliste est tombée sur une affaire particulièrement brûlante pour le courage civique, thème chéri comme nous l’avons vu : « Un rédacteur en chef de chez Bonniers » est cité pour avoir dit qu’il publie des pubs pour l’alcool uniquement pour provoquer et il a déjà promis de ne jamais le refaire. Un deuxième rédacteur en chef (Hans Bergström) dans Dagens Nyheter aura aussi sa dose de critique (quoi qu’il ait lutté pour l’entrée de la Suède dans l’UE) : « Maintenant l’atmosphère est telle, que certains des amis activistes de l’Europe, deviendront peut-être ceux qui, la prochaine fois, réclameront l’exception. »

Le nous du texte

En directrice de la publication elle tranche avec autorité, sur la ligne de conduite du journal : « Pour Moderna Tider, par contre, il y a à souligner que celui qui veut voir à tout prix une opposition entre idéologie et rentabilité, se fait des problèmes pour rien. »

MT 5, sept 2002, La démocratie vaut plus que la politique / Demokrati är mer än politik

Résumé et acteurs

D’un ton nettement moins subtil que celui de ses prédécesseurs, Peter Olsson, le dernier éditorialiste de Moderna Tider, discute les absentéistes. C’est la veille des élections suédoises parlementaires et municipales de 2002 et il désigne trois catégories d’absentéistes, donc acteurs, dont il faudra se méfier : « Les cyniques amoureux d’eux-mêmes, les beaux parleurs radicaux et les politiquement bons à rien ». Malheureusement, tous ces groupes sont souvent « trop peu présents » au suffrage universel. Olsson désigne ensuite, comme s’il s’agissait d’une évidence, toute « la classe politique », qui serait prête à exploiter « ce fait statistique » en en appelant à « la honte » de ceux qui ne votent pas : « La honte de risquer de se retrouver parmi ces connards « qui s’en foutent », qui ne s’y connaissent pas et qui restent au fauteuil devant la télé, tandis que les démocrates de Suède mettent leurs pattes sur le pays ». De cette manière il délaisse, en effet, le problème des absentéistes pour fustiger désormais la « classe politique ». Le lecteur aura compris que c’est sa manière à lui de faire ses éditoriaux. En empilant ainsi exemples et accusations généraux - « Les politiques, eux, filent des discussions. Ils préfèrent des électeurs lâches » - il s’acquitte de toute responsabilité personnelle. 57

Le nous du texte

Peter Olsson, à l’inverse de Susanna Popova, choisit le populisme et fuit la complexité. Une fois seulement, il fait appel à un nous responsable et agissant, et cela plutôt hypocritement après avoir constaté qu’il existe des droits et des obligations pour tous : « Suite aux obligations du droit de vote, le bon choix est, peut-être, de s’abstenir. S’il n’est pas possible de faire un choix réfléchi, mieux vaut rester à la maison ». Le reste du texte est plutôt obscur avec ses références, par exemple, au terme « classe », qui invite à des divergences d’opinion. A l’inverse de ses propres mots dans la tirade introductive – Peter Olsson finit par flirter lui-même avec la tendance absentéiste : « Dans une société peuplée par les bons citoyens, voter est un moyen parmi d’autres pour récréer les valeurs démocratiques. Il est au moins aussi important d’apprendre à ses enfants à jouer au foot, à arroser les fleurs de grand’mère, à intervenir dans une bagarre en ville ». Cette argumentation élève les citoyens désintéressés par la politique au rang des penseurs – « une abstention réfléchie » - tout en les traitant de victimes de « la classe politique. » Cet éditorial se désintéresse à la politique, infiniment complexe, et confirme que, arrivé à ce stade, la qualité intellectuelle de Moderna Tider est laissée pour compte.

8.2. Annexe II Éditoriaux français et suédois en original

(N.B. Nous avons gardé la typographie des originaux dans la mesure du possible.

( français)

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L’éditorial de Jean Daniel Le message de l’islam français

I On a cru mardi, et jusqu’au dernier institutions légales ont désormais une moment, à la libération des deux légitimité. Enfin et surtout, les journalistes français retenus en otages en représentants des musulmans de France Irak. On s’est dit que s’ils étaient libérés, ne se sont référés ni à la position de la ce serait une victoire des arabo- France dans la guerre d’Irak ni à la musulmans sur eux-mêmes; une preuve qualité des journalistes pris en otages éclatante de l’audience de la France dans pour exiger la libération de ces derniers. cette région du monde ; un succès Ils ont condamné avec solennité et indéniable, enfin, de l’unité française et précision le principe même de la prise de la responsabilité des musulmans de d’otages. France. C’est un fait que la France est la seule nation où un chantage exercé par III Jacques Chirac a très bien pu les terroristes n’ait pas suscité de évoquer les positions de la France dans divisions. Mais notre mérite est relatif. Il la guerre d’Irak pour inviter le monde faut rappeler que toutes les autres arabe et islamique à faire pression sur nations qui ont été dans ce cas (l’Italie, les preneurs d’otages et les organisations l’Espagne, le Japon, les Philippines) politiques qui sont derrière. Dans la avaient envoyé des contingents dans la mesure où cela peut contribuer à la coalition alliée de la guerre d’Irak. On libération de nos confrères, nous n’y pouvait donc, à tort où à raison, trouvons rien à redire. Mais Yasser reprocher au gouvernement de ces pays Arafat, lui, a commis une gaffe, bien d’être à l’origine des menaces exercées dans sa manière, en réclamant la sur les peuples. En France, du fait des libération des deux journalistes parce positions affirmées par Jacques Chirac et qu’ils étaient des « amis de l’Irak et de Dominique de Villepin, c’est un la Palestine ». Autrement dit, eussent- reproche que l’opinion ne pouvait pas ils été des reporters hostiles ou neutres, faire. Lorsque les raisons du chantage on eût compris qu’ils en paient le prix. invoquées ne concernent que Tariq Ramadan, quant à lui, considère l’indication du port du voile, il est « toutes les prises d’otages » quelles difficile de penser que par exemple la qu’elles soient comme hiérarchie catholique – qui s’était « inacceptables ». Elles compromettent opposée à cette interdiction – allait se évidemment sa stratégie d’ « entrisme » , retourner contre la République bafouée. mais la règle républicaine n’en est pas moins respectée. Soulignons par ailleurs II En revanche, le sursaut républicain que ce ne sont pas les intellectuels mais des Français musulmans a, lui, un mérite M. Dalil Boubakeur, recteur de la plus net et une signification plus claire. Mosquée de Paris, qui a trouvé les mots D’abord, il manifeste dans l’épreuve que les plus clairs et les mieux inspirés pour l’intégration des musulmans dans la condamner les preneurs d’otages. République française est plus profonde qu’on ne le pensait. Les Français IV Il y a deux erreurs d’analyse à éviter musulmans ont gagné ici avec éclat leur parce que l’une et l’autre sont lourdes brevet de républicanisme, c’est-à-dire, deconséquences. La première aussi, de laïcité. Ensuite, les institutions consisterait à souligner, comme le font incarnées par le Conseil français du les journaux acquis à Bush, à Blair et à Culte musulman, qui ont été très Berlusconi, que les Français, qui étaient discutées du fait du radicalisme de si fiers d’être à l’abri des représailles des certains de leurs représentants, ces terroristes en raison de leur désaveu de l’intervention en Irak, sont aujourd’hui ridiculisées : la France est bel et bien

prise pour cible comme les autres. Et il musulmans. Dans ces sociétés de suffit d’une loi sur le voile ou d’un l’antioccidentalisme fanatique, le fait manquement aux dispositions de la loi que la France ait pu trouver un intérêt coranique pour qu’aussitôt les islamistes provisoire à s’opposer aux États-Unis est se rappellent qu’elle n’est rien d’autre à la fois très intéressant et très que l’héritière de l’Occident colonial et insuffisant. C’est bien avant la guerre des croisés. d’Irak que par exemple l’on commençait à rêver, dans les cercles de l’intégrisme D’abord cela est faux : les Français sont islamiste, à une Reconquista à l’envers bien encore l’objet d’une considération pour reprendre pied en Andalousie. particulière en Irak. Dans le cas contraire, fallait-il pour autant précipiter, VI Autrement dit, si par bonheur – et comme l’a fait George Bush, une guerre quel bonheur ! – les preneurs d’otages se de civilisation ? Rien, absolument rien décidaient à libérer nos confrères, on dans la situation actuelle ne permet de pourrait trouver à cette tragique aventure discuter le bien-fondé de la position certains effets nettement positifs. Les française sur l’intervention militaire musulmans de France ont clairement unilatérale et « préemptive » en Irak. adressé au monde le message définissant C’est tout le contraire. Le monde entier, leur conception d’un islam français. Et y compris un Américain sur deux, maintenant, pour ce qui est de l’affaire déplore aujourd’hui le désastre auquel la du port du voile et des difficultés qu’elle diplomatie et les armées de George Bush pose en cette rentrée scolaire, on ont abouti sur tous les plans. comprend bien qu’il serait désormais aberrant que quelqu’un pût se montrer V Mais la seconde erreur dont il faut se moins légaliste que ceux des Français garder serait de penser que l’Irak, boîte musulmans qui, bien qu’opposés à la loi, de Pandore ouverte par les Américains s’y soumettent par civisme républicain. et d’où se sont évadés tous les démons, a Toute disposition visant en ce moment à seul sécrété le terrorisme, l’islamisme modifier cette loi ou simplement à radical et les prises d’otages. Cette l’assouplir constituerait un désaveu de erreur conduirait à sous-estimer les ceux qui ont le courage de prendre parti problèmes que l’avenir nous réserve. en sa faveur en dépit de leur conviction L’intervention américaine n’a fait intime. Ce serait rien de moins qu’une qu’aggraver le chaos dans ce qui prime aux preneurs d’otages. Plus tard, existerait déjà. En Afghanistan, sur les bien plus tard, on pourra se demander décombres de la retraite des forces comment approfondir les échanges avec soviétiques, au Pakistan et en Algérie tous ceux que cette loi heurte, y compris comme en Tchétchénie et en Indonésie, dans leur civisme. C’est ce que mérite l’islamisme en tant qu’idéologie s’est en tout cas cette admirable jeune répandu pour aboutir, quand il a été musulmane, qui offrait d’aller prendre la stratégiquement organisé aux attentat du place des otages pour ne pas laisser, dit- 11 septembre 2001 à New York. Sans elle, son voile souillé par leur sang. doute pourrait-on dire que, du fait des J.D. avatars de l’expérience iranienne, l’islamisme était en déclin comme (1) Voir p. 30. organisation politique et comme instrument de pouvoir. Mais il était en 2-8 SEPTEMBRE 2004•21 pleine et contagieuse effervescence dans toutes les organisations que Gilles Kepel recense (1), et qui vont de petites et multiples « armées islamiques » jusqu’aux exégètes dissidents de la loi coranique chez les oulémas et les Frères

L’éditorial de Jean Daniel L’Europe, encore elle.... 1 Avec le ton de l’arbitre et une hauteur qui le situe au- On peut dire, certes, que l’ouverture d’un débat a été dessus de la mêlée, Lionel Jospin a pris position en utile, puisqu’elle a suscité des clarifications comme faveur d’une réponse positive au référendum sur la celle de Lionel Jospin et qu’elle peut conduire à un Constitution européenne. Pour lui, le bon sens mais sursaut de ceux qui se seraient ralliés à Fabius. Mais aussi l’expérience du passé et l’anticipation de l’avenir si un tel sursaut n’a pas lieu, on aura vérifié que exigent que l’on vote oui et que l’on déclare le non Laurent Fabius a tout fait pour provoquer la irresponsable sur tous les plans. dramatisation qu’il prétendait éviter. Personne n’a voulu se soustraire à un débat. Personne n’a souhaité Lionel Jospin avait souhaité publier un texte dans nos que le leader du Parti socialiste fût victime d’un colonnes bien avant que Laurent Fabius ne se soit lynchage médiatique. Mais il ne suffit pas d’être exprimé et sans même avoir le pressentiment de la indécemment critiqué pour anoblir sa cause. Surtout façon dont ce dernier le ferait. Nous pouvons donc ici lorsque l’image du martyr contribue à la popularité témoigner que l’ancien Premier ministre ne s’est inséré recherchée. Notre émotion est à la mesure de l’estime dans aucune stratégie politicienne. Jusqu’au moment que nous avons toujours eue pour Laurent Fabius : où il a élaboré son texte, le climat politique était serein, nous croyons qu’il s’est trompé et nous en sommes y compris au Parti socialiste. affligés. Mais il est évident, cela dit, que le texte que nous publions tient compte de la polémique ouverte par 2 Personne ne pensera à accuser Dominique de Laurent Fabius. Je mettrais en tête ce que Lionel Jospin Villepin de rallier les eurosceptiques ni même les ne met qu’à la fin de son argumentation. Il affirme que euroréalistes. Au ministère de la place Beauvau, ce voter pour l’Europe n’est pas voter pour Chirac : si le grand baladin du monde occidental a gardé les rêves non l’emportait, ce n’est pas le gouvernement de volontaristes que le Quai-d’Orsay lui avait inspirés. Chirac qui serait mis en échec, ce serait la Commission L’Europe a une mission qu’elle doit, qu’elle peut, de Bruxelles. D’autre part, il soutient que rien ne qu’elle va réaliser sur les ruines et les décombres d’un justifie le fait de rendre probable, grâce à une crise, le monde en voie de disparition. « Dans ses cendres », vote seulement possible d’une majorité des Français elle va découvrir « une aube pure » (Adonis). Elle est contre la Constitution. au service de l’homme.

Pour le reste, le plaidoyer de Lionel Jospin invoque la Dominique de Villepin, dans « le Requin et la caution de François Mitterand et les initiatives de son Mouette » (1), ne recule devant rien : « Nous avons gouvernement. Il est pédagogique en soulignant la entre les mains des leviers capables de déplacer les différence entre les notions de « traité » et de blocs les plus lourds et de briser les murailles de « constitution ». Il cite Hubert Védrine qui, dans son certitudes. (...) Oui, une nouvelle fraternité est élan « euroréaliste », définit le traité comme un simple possible ! » Notre poète diplomate est passé de « règlement intérieur nécessaire de l’union élargie ». l’exaltation de la grandeur par la France à une Le traité ne mettrait aucunement en cause la célébration de l’universalité grâce à la Révolution souveraineté de chaque pays contractant. D’autre part, française. « Je crois à l’éternité de l’homme né un soir un traité peut toujours être l’objet de révision. de 1789 ». Ni Michelet ni Jaurès ne sont allés jusque- là. Lionel Jospin a bien compris que le danger ne venait ni de l’extrême-droite, ni de l’extrême-gauche, ni des Tout le livre a des élans et des rythmes de cantate, de souverainistes. Il vient de ceux qui pensent que magnificat et d’action de grâces. Toutes les étapes du l’Europe a besoin d’un électrochoc et que l’on est plus parcours de l’humanité sont présentées ici comme étant européen que les autres en ouvrant un débat, même s’il autant de convulsions positives vers un avenir où le sème la division, voire la confusion. Lionel Jospin est loup et l’agneau, et de manière plus poétique « le très convaincant lorsqu’il développe l’idée que requin et la mouette », trouveront leur commerce l’ « électrochoc » serait la fin de ce qui existe et non le agréable. Il y a dans cette œuvre de la culture à foison, commencement d’autre chose. Après avoir provoqué une ambition malrucienne de faire intervenir les une crise, la France isolée et arrogante ne pourrait vivre grandes ombres, un art complaisant de la synthèse et que dans le ressentiment. une foi désarmante dans la volonté humaine de retrouver la mystique du progrès.

De plus, comme le ministre voit jusque dans les construction, peut-on répéter simplement que nous ténèbres les aurores des premiers matins du monde, avons eu bien raison et que les Américains paient cher nous ne manquons pas avec lui, si j’ose dire, tous les leur erreur, mais que c’était leur erreur ? Peut-on jours, de raisons d’espérer. Il n’y a pas d’ironie dans seulement se féliciter que nos otages ne soient pas ces lignes. Simplement, on est confondu par cette américains ? Acceptons-nous la résignation à l’horreur aptitude à faire de l’espérance une catégorie de l’esprit sous le prétexte qu’elle confirme le bien-fondé de nos politique et de la candeur une vertu diplomatique. Je positions ? Je crois que l’Europe, en premier lieu la l’attendais sur l’Irak. Je n’ai pas été déçu. L’auteur France, l’Allemagne et maintenant l’Espagne, devrait persiste et signe, en gros comme nous, d’ailleurs. Mais tout faire pour réveiller en Irak un troisième front, qui je l’attendais aussi sur les États-Unis, et c’est le seul serait celui, modeste, non encore de la réconciliation et moment où je le soupçonne de n’avoir pas dit ce qu’il de la paix, mais simplement d’une trêve et d’une fin pensait en affirmant qu’il croyait indispensable et des violences, pour proposer aux États-Unis un possible un partenariat d’une Europe inspirée par la compromis constructif. Ni les attentats suicides, ni les France avec les États-unis... prises d’otages, ni les égorgements ne servent la cause de la résistance irakienne prisonnière des terroristes. Dans l’état actuel du monde, ils ne servent pas non plus 3 Avec Dominique de Villepin, nous estimons que, à précipiter le départ des troupes américaines d’Irak. pour l’essentiel au moins, l’opposition de la France à Ce sont ces deux réalités qu’il faut regarder en face l’intervention en Irak a été justifiée. Mais le ministre se quand on est irakien, mais aussi quand on est européen. garde bien de nous dire, avec précision et imagination, J.D. ce qu’il conviendrait de faire aujourd’hui. Lorsque « Le Requin et la Mouette », Plon. nous apprenons, comme nous venons de le faire, qu’un nouvel otage américain a été égorgé, que c’était au surplus un civil, employé dans une entreprise de 23-29 SEPTEMBRE 2004●19

L’éditorial de Jean Daniel Une stupéfiante liberté

« J ’ai toujours trouvé que la télévision était une chose Qu’est-ce qui se passe, en effet, pour qu’un auteur détestable. Détestable d’ailleurs moins par la quasi aussi catholique que François Mauriac s’émerveille dès complète inanité de ses programmes que par l’usage les premières lignes de « Bonjour tristesse » en immodéré et fanatique qu’en font ses possesseurs. J’ai évoquant le « charme » du « petit monstre » ? C’est, vu des gens intelligents béer devant des âneries, j’ai vu bien sûr, l’éclatante évidence du style. Mais c’est des gens bien élevés répondre la tête détourné à leurs surtout la liberté écrasante que cette évidence implique. invités, j’ai vu des télé-paries où des gourmets se C’est elle qui en impose le plus. C’est l´honnêteté d’un passaient, en grognant, de vieux sandwichs, les yeux jeune être allègrement amoral, après qu’André Gide, fixés sur cette tache blanche ; bref, j’ai vu bafouer que Sagan avait lu, s’était voulu héroïquement devant ce petit autel en Plexiglas l’intelligence, « immoraliste ». C’est la fraîcheur insolente de cet l’éducation et le sens. Néanmoins, tous les mardi, amoralisme tranquille qui suscite chez un Mauriac, mercredi, jeudi, à sept heures tapant, revenant mais aussi chez tant d’autres, une stupéfaction éblouie. essoufflés d’un cauchemar de voitures, de rues On dira que Mauriac contenait dans son univers bien embouteillées et de rendez-vous abrégés, nous sommes des monstres. Mais il prend toutes les précautions du au moins trois à attendre, frémissants, la joyeuse monde avant de défaire ce qui sera son « nœud de musique de M. Pierre Sabbagh. « L’Homme du XXe vipères ». Sagan ignore ce que peut signifier le mot siècle » a obtenu de nous ce qu’aucun homme vivant prudence. Elle le paiera cher à la fin de sa vie. Bien sans doute ne pourrait obtenir : une ponctualité trop cher. Mais enfin, je ne vois que Colette en son quotidienne. » temps et Houllebecq de nos jours pour susciter une Qui écrit cela ? Françoise Sagan. Où ? Dans le premier telle surprise esthétique. numéro du « Nouvel Observateur », c’est-à-dire il y a On aimait que Françoise ait lu « les Nourritures exactement quarante ans, à un mois près. Avant terrestres » à 8 ans, « l’Homme révolté » à 14, et Maurice Clavel et bien avant Françoise Giroud, elle qu’elle ait considéré « les Palmiers sauvages » de inaugure chez nous une chronique de télévision. Sagan Faulkner comme l’un des plus beaux romans du a 28 ans. Elle est riche et célèbre depuis qu’elle en a monde. On admirait qu’interrogée sur Coco Chanel 18. Elle était avec nous à « l’Express » de JJSS et de elle fasse entendre une fausse note au milieu des Françoise. Elle nous rejoint tout naturellement. Bernard concerts d’éloges en déclarant : « Cette dame, qui Frank et Florence Malraux l’y conduisent. d’ailleurs me voulait du bien, était décidément trop Oserai-je rappeler, cela n’enchante pas tout le monde. antisémite pour mon goût. » J’ai été son compagnon, Il y a dans son l’univers trop d’argent, trop de chez Bernard Pivot, la dernière fois qu’elle fut l’invitée mondanités, trop de frivolité cynique. La gauche était de « Bouillon de culture ». Elle a bredouillé un peu alors volontiers puritaine. Nous, je veux dire les moins qu’on s’y attendait. Elle a même été plus claire responsables, savions ce qu’elle allait écrire deux ans que Patrick Modiano. Et elle a été tout à fait audible en plus tard, et toujours dans nos colonnes : « Si vous prononçant cette phrase admirable : « Il y a parfois, parlez de la femme qui claque des centaines de dans l’absence de frivolité, ou en tout cas de légèreté, millions, qui écrase les vielles dames avec une Jaguar, comme une sorte d’impolitesse, ne trouvez-vous qui éprouve un plaisir cynique à choquer et qui passe pas ? » Et aussitôt après, chacun a tout fait pour sa vie entière dans les boîtes de nuit, non, ce paraître frivole, léger, et poli. J.D. personnage n’existe pas. » Mais surtout elle incarnait à nos yeux le talent à l’état pur et la liberté à l’état [---] premier. 30 SEPTEMBRE – 6 OCTOBRE 2004● 23

Le destin des illusions ● par Jean Daniel

Le 22 octobre 2004, Jean Daniel était l’un des douze lauréats du prix Prince-des Asturies.* Cette récompense est remise chaque année à Oviedo, capitale des Asturies, par le prince Felipe, en présence de la reine d’Espagne. Très prestigieux dans le monde hispanique, ce prix donne lieu à une fête populaire et à une cérémonie solennelle. Voici le discours que Jean Daniel a prononcé à cette occasion.

Le prix Prince-des-Asturies dont je suis la fin des nationalismes et de la lutte des aujourd’hui et grâce à vous le lauréat classes. C’en était fini des idéologies concerne « la communication et les fonctionnant comme des religions. Il Humanités ». Le rapprochement de ces nous a fallu, hélas, bien vite déchanter, deux mots révèle une intention qui ne et nous avons assisté au processus m’a pas échappé. Trop souvent, les exactement inverse. Nous savons hommes tentent de communiquer sans la maintenant que lorsque les empires moindre humanité. Trop souvent aussi, reculent, ce sont les ethnies qui le respect pour les humanités ne conduit avancent. nous savons aussi que pas à communiquer. Dans ma jeunesse, certaines libérations peuvent aboutir à la on « faisait ses humanités » lorsqu’on servitude et nous savons enfin que les apprenait au lycée le grec et le latin. religions, à leur tour, peuvent C’était l’hommage éclatant qu’une fonctionner comme des idéologies. société judéo-chrétienne rendait à la Ce début barbare du XXIe siècle est richesse de l’Antiquité gréco-latine. donc, par une ruse sadique de l’Histoire, C’était un lien maintenu avec les plus le produit de grands événements grands hommes de la Renaissance, qui, émancipateurs : en particulier la fin du d’ailleurs, ajoutaient à leur connaissance totalitarisme soviétique. La barbarie est du grec et du latin celle de l’arabe et de revenue sous la forme inattendue d’une l’hébreu. idéologie nouvelle. On a cru que Reste que, à toutes les époques, que ce l’idéologie était morte. Or elle est soit au pluriel ou au singulier, le mot triomphante, notamment dans son « humanité » a évoqué l’étude d’une incarnation islamiste, cette sombre science universelle. « Je suis un homme dérive d’une grande religion. et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait Térence. La recherche J’ai exercé deux fonctions de cet homme universel a été la parallèlement. L’une d’homme de préoccupation de tous les grands média, qui consiste à vivre l’Histoire, et penseurs et de tous les grands créateurs. l’autre d’observateur, qui consiste à la Elle est ce qui domine encore penser. Ces deux activités se sont aujourd’hui en chacun d’entre nous. nourries l’une l’autre constamment, et Après la chute du mur de Berlin, elles m’ont conduit à un constat et à une l’humanité a cru retrouver avec la liberté discipline. une communion intellectuelle et une Le constat, c’est que la condition communauté de destin. La grande idée humaine se déploie dans un mouvement d’alors, qui est restée la même de balancier qu’il convient à tout prix de aujourd’hui, était de concilier respecter dans un va-et-vient entre l’universalité des valeurs avec la l’errance et l’enracinement, l’intensité et diversité des cultures. Nous avons cru à la durée, l’affirmation de la différence et une terre-patrie pour citoyens du monde la nostalgie du semblable, et, à la fin des dans un village planétaire. Ce devait être fins, entre le désir de mourir pour la

liberté et la peur d’y vivre dans la est une autre tradition pour le grand solitude. Entre la raison selon Descartes philosophe que j’ai déjà cité : celle du et la vie selon Unamuno. La mesure, « sentiment tragique de la vie », qui concept que nous avons hérité des précède de la furieuse volonté de vivre Grecs, consiste à respecter les contraires par désir d’immortalité. Rarement on a et à empêcher qu’ils s’antagonisent. fait de manière si approfondie l’éloge et Voilà pour le constat. la célébration de ce qui favorise, Pour la discipline, j’ai compris avec développe et protège l’élan vital. Et pour Camus qu’il ne fallait pas ajouter au Unamuno, bien sûr, Don Quichotte en malheur des hommes en leur mentant, et est le symbole. qu’il fallait appeler les choses par leur Aujourd’hui, la vie, en Europe, est une nom. J’ai appris à me méfier de toutes valeur que nous défendons. Dans cette les pensées, de tous les écrits, de tous réunion de peuples libres dont le désir de les actes qui n’ont pas pour objectif ou vivre ensemble est l’honneur de pour résultat de prévenir l’antagonisme l’humanité, ce devrait être une cause entre les valeurs universelles et la sacrée. Or c’est cette cause qui soudain singularité des civilisations. est à nouveau menacée, tantôt par la Je me suis mis à redouter tous ceux qui corrosion perverse du doute, tantôt, plus privilégient le général aux dépens du encore, par les forces de la mort. particulier, ou le différent au détriment L’Espagne a douloureusement appris ce du semblable, tous ceux qui croient qu’il convient de faire, mais aussi de ne trouver l’universalité dans leurs valeurs pas faire, pour lutter contre le terrorisme. particulières ou qui méprisent la culture Ne pas adopter les valeurs de l’ennemi des autres par fascination pour que l’on va abattre. Ne pas imiter ses l’universel. Tous ceux-là me paraissent moyens sous le prétexte que les fins sont aujourd’hui ne pas contribuer à ce différentes, parce que ce sont les moyens patrimoine de l’humanité qui va du qui déterminent les fins. Enfin, savoir Code d’Hammourabi, de la table des qu’aucune nation ne peut prétendre Dix Commandements et du Sermon sur incarner à elle seule le bien, la vertu et la Montagne jusqu’aux maximes de l’universel. Laissons à Dieu cette Kant, aux grandes révolutions et aux prétention. chartes des droits de l’homme. J.D. Maintenant, je ne veux pas oublier que je suis, en Espagne, sur une terre (*) – Prix Prince-des-Asturies des d’épreuves. Quand on parle autour de Lettres : . moi de ce mal nouveau que l’on appelle -Prix de la Recherche scientifique et le terrorisme et qui succède aux maux technique : Judah Folkman, Tony absolus du nazisme et du bolchevisme, Hunter, Joan Massagué, Bert alors j’écoute d’abord ceux qui, comme Vogelstein, Robert A. Weinberg. le peuple espagnol, savent de quoi ils -Prix des Sciences sociales : Paul parlent et ont quelque chose à dire. Ils Krugman. savent que si, au début, on peut entrevoir -Prix de la Communication et des les raisons pour lesquelles des frères Humanités : Jean Daniel. s’entre-tuent, dès que le sang coule, il a -Prix de la Coopération internationale : partout la même couleur et est partout le programme Erasmus de l’Union insupportable. On oublie alors pourquoi Européenne. on tue et pourquoi on meurt. La -Prix des Arts : Paco de Lucía. violence, désormais, ne se nourrit plus -Prix de la Concorde : le Chemin de que d’elle-même. Hier elle accouchait Saint-Jacques-de-Compostelle. de l’Histoire. Aujourd’hui , elle dévore -Prix des Sports : Hicham el-Guerrouj ses enfants. Il y a sans doute dans la tradition 28 OCTOBRE-3NOVEMBRE2004●21 espagnole le désir d’entretenir une certaine familiarité avec la mort. Mais il

(suédois) LEDAREN

En svensk tiger

SVENSK ÖPPENHET föregångsland vad och regeringsformens är ett begrepp. Liksom gäller öppenhet, och skrivning att det sex och jämställdhet dess förutsättning, avgörande vid anses den svenska ämbetskurage. chefstillsättning i statlig öppenheten lämpa sig tjänst ska vara särskilt väl för export. På senare år har en av ”skicklighet och Och i exportivern är det öppenhetens fiender kompetens” är förpassat lätt att bli hemmablind. vuxit sig allt starkare. till festtalsnivå Hotet på departementen alltmedan tystnaden På vår egen bakgård har heter karriärchefen. Det breder ut sig. vi Fången på fyren, är myndighetschefer också det ett känt som vill ha lugn och ro, Offentligt anställda i begrepp. Fången var en som är ointresserade av Sverige har inte bara en statstjänsteman som problem och förändring god tradition i ryggen. påpekade att den och som inte gärna vill De har också ett starkt svenska staten handlat bli avslöjade med att grundlagsfäst stöd för fel. Då rörde det ett inte veta bäst. yttrandefrihet. Det grund som den svenska stärks av staten underlåtit att Sådana som ett antal meddelarfriheten. En märka ut på sjökortet. internrevisorer i oktober ämbetsman inte bara Eftersom fången, då förra året i en rapport förväntas visa kurage. ännu bara en blivande till Riksrevisionsverket Lagen ger stöd för fånge, hade rätt i sin kallade maktorienterade denna förväntan. Och kritik fick staten svårt människor. PR-maskineriet säljer att försvara sig. Den Illustrationen till Sverige på export med upptäckte att den inte fenomenet var samma vara. kunde försvara sig. internrevisorernas Som straff för detta uttalade önskan att i sin Än så länge är den placerades skrivelse vara anonyma, svenska självbilden att ämbetsmannen på eftersom de inte visste vi lever i ett samhälle fyren. Så enkelt och så vilken deras nästa där det går att lita på grymt. Så medeltida generaldirektör skulle tjänstemannen, där handlingskraftigt men bli. demokratin skyddar ändå… på något sätt öppenheten och där obekvämt. Varför så oroliga? Jo staten står på det godas därför att, med en före sida. Men när allt fler Det är öppenheten som detta socialdemokratisk utnyttjar det förtroendet skaver, eller rättare – ministers ord: för egen politisk bilden av öppenheten ”Regeringen håller på vinning urholkas som besvärar. att förvandla kapitalet. Ju fler fångar Bomullen heter tystnad. ämbetsverken till som sätts på fyrar och Med den ska renodlade stabsorgan ju fler statliga föreställningen skyddas för regeringskansliet.” tjänstemän som bara om Sverige som ett Politiker utser politiker talar under anonymitet,

desto tydligare blir det dåliga förebilder i etik svenska värden vi att någonting har hänt. och moral. Och om ett trodde att vi var kapabla beteende hos dem som till var en import – av Staten sänder ut dubbla får spridningseffekter ”osvensk” slutenhet och signaler om den nedåt i organisationen. godtyckligt öppenhet som ska Har statsvetaren Bo överhetsförtryck. värnas – den som Rothstein rätt om hur verkligen värnar tillit skapas, nämligen Fast vi märkte aldrig öppenheten lever uppifrån och genom det. farligt. Fortsätter den pålitliga institutioner utvecklingen har vi bara och okorrumperade Susanna Popova sett början på den era tjänstemän, så urholkas nu i allt snabbare takt där förtroendet för det MODERNA TIDER det förtroende som gjort offentliga inte längre är FEBRUARI 2002 en realitet. att vi så övermodigt sänt sanning och

De oroade öppenhet på export. internrevisorerna talade Inom kort kan det visa om karriärcheferna som sig att den export av

LEDAREN

Oskolan

SVENSKA ELEVER I vissa delar av en ständigt ökande har i årtionden tränats samhället hälsas denna andel elever som att tänka kritiskt. Trots utveckling med glädje. lämnar grundskolan att detta varit en Många pedagoger som utan fullständiga betyg. målsättning som under de senaste Med ett tidigare egentligen inte decennierna ansvarat språkbruk är de ifrågasatts på något för den pedagogiska underkända. I dagens allvarligare sätt, finns i utbildningen av lärare, skola kallas de ”ännu den svenska skolan en vissa skolbyråkrater och icke godkända”. paradox som med tiden somliga debattörer blir allt mer outhärdlig. anser att de inför sina Hur är det möjligt att Den svenska skolan ger ögon ser den lära sig kritiskt inte eleverna möjlighet demokratiska skolan tänkande utan att man att utöva kritiskt växa fram. Andra, som har tillräckliga tänkande. en hel del lärare och kunskaper? Det är många föräldrar samt förstås inte möjligt. De senaste åren har vissa skolpolitiker, ser Kunskap är ett ordet lärare alltmer tvärtom hotet mot systematiserat vetande kommit att ersättas av demokratin växa fram. på olika områden och handledare i direktiv bara den som lagt och anvisningar. Elevens roll i skolan är grunden i ett ämne kan Eleverna ska själva grundad i en gå vidare. Bara den som bestämma hur de (vill) föreställning om att det lärt sig, och förstått, använda sin tid och de viktiga är att känna lust spelreglerna kan på ett delas in i projektstyrda för det man gör. Att meningsfullt sätt bidra grupper som handleds ställa krav motverkar till att de ändras. Det av en resursperson, som elevens lustkänslor – innebär att innan elever är ett annat nytt namn bort går föreställningen har en kunskapsgrund för lärare. Rektor heter om det riktiga i att ställa blir det föga skolledare och kan vara krav. Hur kan detta meningsfullt att börja en person med kortare fungera i en demokrati? kritisera systemet. utbildning än Skolan talar om vikten Dagens svenska skola lärarekollegiet och med av att överföra värden är full av unga som lärt mindre pedagogisk som jämlikhet och sig klyschor och visar erfarenhet. Borta är det jämställdhet – men på en kritisk attityd utan som kallades många håll finns att för den skull katederundervisning, uppenbara problem egentligen kunna vara borta är läroböcker som med att upprätthålla kritiska. De kan ofta ersätts av lösblad. lugn och ordning, så att utanverket, där under är Förhör och läxor anses inte till exempel det kaos. Men som nödvändigt ont och mobbning medför att tillräckligt många betygen sätts så sent somliga elever elever, lärare och som möjligt under behandlas som mindre föräldrar har ändå grundskolans gång. värda än andra. Skolan upptäckt att många av Inne är lärarlösa betonar social fostran – de idéer som länge nog lektioner och och kunskapen sätts på varit styrande i svensk elevstyrning. undantag vilket innebär utbildning saknar

verklighetsförankring. och lotsar. meningslöst. Viktigt att hålla i Nyspråklighet har ersatt Tillräckligt många minnet är också att det adekvata beskrivningar. minns ännu den skola inte bara är de Och felaktiga kartor har som gjorde skäl för kommunala skolorna lett, särskilt de svaga namnet folkbildning. som levererar flum, eleverna, långt ut i en vissa friskolor terräng som måste Susanna Popova producerar minst lika kallas vid sitt rätta mycket luftpastej och namn – obildning. MODERNA TIDER stoltserar gärna med att de avskaffat lärarna till Att byta namn på MARS 2002 förmån för mentorer företeelser är

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Massakern på kuraget

CIVILKURAGE ÄR tjänstemännen för ökad Så litet? Vore det så ETT svårt ord. En del demokrati. litet skulle har aldrig lärt sig, kulturministern inte ha många skiter i det. Men Må vara hur det vill kunnat tappa bort så finns det en hel del med den saken. Klart lagboken, utan att människor som vet vad står bland annat genom någon hittat den åt det betyder. Och som otaliga rapporter inifrån henne och läst högt för bryr sig om betydelsen. myndigheter under henne. Den där biten senare tid, att om ”bäst lämpad” För dem är det tjänstemän pressas hårt alltså. avgörande att de som och pressar sig hårt, för arbetar i den offentliga att inte stöta sig med Ulvskog säger också, förvaltningen uppträder politiskt uppfödda om av departementet med integritet. De anser verkschefer som de ska utsedda att de som har betalt för lyda under. I Moderna styrelseledamöter: ”De att företräda Tider har vi berättat om fackliga ledarna är medborgarna ska fången på fyren, läget väldigt dåligt företräda just dem, och på Sjöfartsverket och representerade i hälften inte de politiker som för chefer inom av styrelserna. Det är en tillfället, eller i längden, internrevisionen i brist. De representerar innehar makten. Det myndigheterna som vill grupper som inte är betyder därmed också framföra sin kritik av tillgodosedda i att offentliga poster slöseri med skattemedel kulturlivet. Vi vill se till endast ska innehas av anonymt – därför att de att kultur inte är en dem som besitter inte vet vem som blir främmande ”skicklighet och deras nästa, politiskt angelägenhet för LO- kompetens”. Detta är tillsatta, chef. medlemmarna.” inget exempel på marknadstjafs. Det står Politiseringen av Här har hela i grundlagen. ämbetsverken har andemeningen i pågått i drygt tio år. Ett grundlagen fullständigt Men tanken på departement som, av fallit ur ministerns självständiga och tradition inte gjort sig tankevärld. Hon tolkar ansvarstagande känt för politiska sitt uppdrag som att hon tjänstemän har ihärdiga chefstillsättningar är ska tillgodose behov fiender, som gärna kulturdepartementet. hos, av henne, utvalda anklagar kuragesidan Nu är det dock andra intressegrupper – i det föra att vara något så takter under här fallet populistiskt som kulturminister Marita underrepresenterade presumtiva Ulvskog. I detta fackmedlemmar. skattesänkare. Mindre nummer beskriver militanta motståndare kulturministern med Naturligtvis räcker det till tanken på civilt egna ord sin privata långt med ministerns motstånd mot politisk utnämningsfilosofi – egna ord om hur styrning medger det exempelvis: ”Sverige är fögderiet ska skötas. hedervärda i att litet och det är mycket Men verksamma inom företräda medborgaren. underhandskontakter.” kulturlivet har reagerat Men kallar långt innan ministern politiseringen av

fällt sina bevingade ord. alldeles rätt. Ett mer genomlysning. Det vill Svenska oförblommerat förakt säga – tillämpning av konstnärsförbundet till för medborgarnas rätt det ämbetskurage som exempel har öppet till opartiska tjänstemän lagen avser att rädda. protesterat mot att som tillvaratar deras Priset för att ta strid är styrelseledamöter intressen än många gånger högt. numera bara ska väljas kulturministerns står Men på sikt är priset för bland knappt att finna. att inte strida mycket, fackföreningsanslutna. bra mycket, högre. Det enda motmedlet är Kulturcheferna och öppen protest, öppen Susanna Popova tjänstemännen och diskussion och andra nära sörjande har massmedial MODERNA TIDER

APRIL 2002

LEDAREN

Redaktionell baksmälla

KONSUMENTOMBUDS Den bedömning verkligt dagen-efter- MANNEN fick inte rätt Stockholms tingsrätt trötta medverkande i Marknadsdomstolen. sedan gjorde var att ett sprit, för att kunna Det gick inte att stoppa förbud inte skulle stå i rekommendera den som alkoholannonser i proportion till målet att är mest verkningsfull. Moderna Tider i väntan skydda folkhälsan. Mot bakfylla. Måttfull på slutgiltig dom. Därför sade tingsrätten sådan då, får man nej till förbud mot förmoda. Marknadsdomstolen har alkoholannonsering. med detta vägrat att En annan form av panikreagera Men KO ger sig inte. baksmälla verkar interimistiskt vilket Nu ska frågan resas i dessutom ha drabbat betydligt kyler ner Marknadsdomstolen. Som sagde chefredaktör som debatten om det om EG-domstolen och var en av de drivande juridiska läget för Stockholms tingsrätt bakom Sveriges alkoholannonsering i aldrig hade fällt ett anslutning till EU, en Sverige. Den nuvarande avgörande. Om detta är kampanj som i sin och senaste ett rimligt förlängning starkt rättstillämpningen både myndighetsagerande är ifrågasatte dem som i Stockholms tingsrätt värt en egen diskussion. förespråkade undantag. och i Situationen i övrigt har Marknadsdomstolen å andra sidan fått När sedan detta EU inte säger nämligen att det somliga tidningar att i alla delar ser ut som inte finns ett förbud om framstå som verkligt vissa ja-förespråkare alkoholannonsering i rådlösa. En önskar så överges Sverige. Detta behöver chefredaktör i Bonniers plötsligt tanken på det man inte gilla – men säger sig publicera fullödiga sådant är läget tills alkoholannonser bara medlemskapet. Nu Marknadsdomstolen för att provocera och ligger det nära till meddelar annat. har redan lovat att hands att tolka läget aldrig göra om det. En som att somliga av de Konsumentombuds annan chefredaktör, aktivistiska mannen däremot Hans Bergström, på Europavännerna själva verkar inte ha förstått Dagens Nyheter, säger blir nästa gäng att kräva innebörden i sig absolut inte vilja undantag. Stockholms tingsrätts publicera annonser för dom. Det som faktiskt alkohol och anser En tredje publikation skett är att tingsrätten dessutom att hans ser också sin chans till har inhämtat besked i tidning driver en påverkan, men av frågan om ansvarig linje i fråga annan art. I den alkoholannonsering hos om obetalda förespråkar EG-domstolen. Och den alkoholskriverier på chefredaktören att KO 8 mars 2001 uttalade redaktionell plats. Trots visst borde få finnas EG-domstolen att ett det publicerar han i en kvar, en sorts försvar av generellt svenskt förbud av sin tidnings bilagor den klassiska typ som utgör ett hinder för den ett drinktest. I detta innebär att ”Med fria rörligheten. dricker förment eller sådana vänner behöver

man inga fiender”. Vad tingsrätts friande dom i Det går att både tjäna tidningen i själva verket Gourmet-målet på pengar och göra det vill åt är en reglering av allvar tolkades det av en man anser är rätt. Och alkoholreklamen som del kollegor i branschen än viktigare i det ”ger utrymme för som att vi antingen panikmoraliska klimat seriösa annonsörer att testade gränser, som med jämna gå fram med måttfull publicerade av mellanrum uppstår – varumärkesannonsering ideologiska skäl eller det är inte fel att göra i media som köps eller bara var ute efter det. Det kan till och prenumereras av ekonomisk vinning. med vara så enkelt att människor som är den som gör det får rätt. genuint intresserade av För Moderna Tider är ämnesområdet”. Det det i stället viktigt att Susanna Popova vill säga tidningar som peka på att den som den egna. absolut vill se en MODERNA TIDER motsättning mellan JULI-AUGUSTI 2002 Håhåjaja. Det är svårt ideologi och lönsamhet med principer. När gör det onödigt svårt för Moderna Tider valde sig. att ta Stockholms

LEDAREN

Demokrati är mer än politik

MAN SKA SE UPP med tre typer av åtminstone ett litet delansvar om den röstskolkare: politik vi stödjer med vår valsedel genomförs i praktiken. Den som röstar a) De som med självkåt blick och och sen skyller allt på politikerna om saliven smygande i mungipan stolt saker och ting går åt skogen är en fegis. deklarerar hur mycket de skiiiter i valet och alla politiker. Av rösträttens skyldigheter följer också att det kan vara rätt att inte rösta. Finns b) Revolutionära samhällsingenjörer av inte förutsättningarna för att göra ett olika kulörer som inte röstar eftersom medvetet val är det lika bra att stanna man inte kan bygga om samhället ”från hemma. grunden” och ”omkullkasta den rådande ordningen” med varsin papperslapp i Och visst finns det gott om hinder i näven. vägen för den ansvarsfulla väljaren: Partiernas kramkalas i mitten. Det c) De som tror att Lars Leijonborg är ständiga minoritetsregerandet med djurskötare på Cirkus Scott och att stödpartier hit och dit som gör att ingen Rosenbad är Tomas Ledins senaste egentligen vet vem som har bestämt och singel. vem som kommer att bestämma. Det halvdana personvalssystemet med alldeles för höga procentspärrar. Tyvärr är alla kategorierna – självbelåtna cyniker, radikala frasmakare och politiska plattfötter – Från de diskussionerna smiter den rejält överrepresenterade bland dem som politiska klassen. De föredrar fega tidigare år struntat i den där söndagen i väljare. september. Men som Stig-Björn Ljunggren, Fredrik Ett statistiskt faktum som den politiska Persson och Johan Hadelius visar i sina klassen självklart inte är sen att artiklar, partipolitikens förutsättningar är exploatera. De senaste årens påkostade långt ifrån det enda som kan motivera kampanjer för att få fler att rösta har alla röstskolk. I ett samhälle befolkat av använt skammen som piska. Skammen goda medborgare är röstandet ett sätt över att vara en av dårarna som inte bryr bland många andra att återskapa sig, inte kan nåt och som gärna sitter i demokratiska värden. Minst lika viktigt tv-fåtöljen och ser på när är att man lär sina barn att spela fotboll, Sverigedemokraterna tar över landet. vattna farmors blommor eller stoppa ett bråk på stan. Röstandet är inte ett mål i Men det är den politiska klassen som har sig, utan bara ett medel som måste skäl att skämmas. Rösträtten är värd ett värderas mot andra medborgerliga handlingar. bättre öde än att bli en happening vart fjärde år. Just därför kan också genomtänkt Röstandet är en rättighet och hänger röstskolk vara en aktiv medborgerlig handling. Det motverkar att därför ihop med vissa skyldigheter. Till valhandlingen blir en tom gest. Det exempel att vi väljare måste göra ett berättar, om än med ett något svårtytt någorlunda genomtänkt val och att vi språk, att det bland väljarna finns därmed också är beredda att ta

missnöje, idéer och engagemang som inte hittar hem bland valsedlarna. Om inte väljarna tillåts uttrycka den hemlösheten genom att inte rösta, är risken att den i stället exploateras av puckopartier till höger och vänster.

Men, som sagt, i grunden handlar det goda röstskolkandet om att demokrati är mycket mer än partipolitik.

Till exempel spelar Malmö FF:s herrar allsvensk match mot IFK Göteborg på Malmö stadion söndagen den 15 november. Där är utgången, till skillnad från i valet, oviss.

Peter Olsson

MODERNA TIDER SEPTEMBER 2002

Ill : livre cité par Th Zeldin, et collage fait par l’auteur, à partir d’article cité par L Furhammar et séminaire annoncé sur Internet