Bulletin de la Sabix Société des amis de la Bibliothèque et de l'Histoire de l'École polytechnique

55 | 2014 Hervé Faye (1814-1902) ou l’art de la rupture

Guy Boistel, Stéphane Le Gars et Colette Le Lay (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sabix/1268 DOI : 10.4000/sabix.1268 ISSN : 2114-2130

Éditeur Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique (SABIX)

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2014 ISSN : 0989-30-59

Référence électronique Guy Boistel, Stéphane Le Gars et Colette Le Lay (dir.), Bulletin de la Sabix, 55 | 2014, « Hervé Faye (1814-1902) ou l’art de la rupture » [En ligne], mis en ligne le 11 juillet 2018, consulté le 30 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sabix/1268 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.1268

Ce document a été généré automatiquement le 30 octobre 2020.

© SABIX 1

SOMMAIRE

Préface Pierre Baüer

Introduction Hervé Faye (1814-1902) ou l’art de la rupture Stéphane Le Gars

Hervé Etienne Auguste Albans Faye : une biographie de jeunesse Jérôme De La Noë, Françoise le Guet-Tully et Francis Beaubois

Comment construire une théorie du Soleil : problèmes épistémologiques et méthodologie chez Hervé Faye Francis Beaubois

Hervé Faye, la géodésie et le bureau des longitudes Martina Schiavon

Hervé Faye, diffuSeur de l’astronomie Colette Le Lay

Lignes de Faye : la jonction télégraphique Greenwich – Bruxelles – , 1853-1854 David Aubin

Hervé Faye et l’Heure nationale Jacques Gapaillard

Des comètes aux tempêtes : le brassage disciplinaire d’Hervé Faye, entre ruptures et continuités Stéphane Le Gars

Hervé Faye et Ernest Mouchez, ou l’astronomie française entre science et politique à la fin du XIXe siècle Guy Boistel

Conclusion Colette Le Lay

Hervé Faye (1814-1902) Chronologie de sa vie et de son oeuvre Francis Beaubois, Guy Boistel, Stéphane Le Gars et Colette Le Lay

Annexes biographiques Jérôme De La Noë

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 2

Préface

Pierre Baüer

1 Éminent scientifique du XIXe siècle, Hervé Faye a reçu les plus hautes distinctions du monde académique et de la république. Il semble, toutefois, que son nom soit tombé dans l’oubli peu après sa mort à l’aube du XXe siècle. Son parcours, qui, selon le titre de la revue, est marqué par « l’art de la rupture », est pourtant emblématique de l’évolution de l’approche scientifique, notamment dans les sciences de l’Univers, au cours du siècle postrévolutionnaire. Cette dernière dimension rend d’autant plus louable, à l’approche du bicentenaire de la naissance d’Hervé Faye, l’initiative du Centre François Viète consistant à rassembler des experts reconnus en matière d’histoire des sciences afin de mettre en perspective la démarche d’Hervé Faye et son impact scientifique, institutionnel et sociétal.

2 L’ouvrage qui résulte de cette initiative fait apparaître les multiples dimensions de l’action d’Hervé Faye : pluridisciplinarité scientifique, transmission du savoir par l’enseignement et la diffusion des connaissances auprès du public, engagement politique. Ce large spectre d’activités, partagé avec ses illustres contemporains François Arago et Urbain Le Verrier, est d’une certaine manière une caractéristique des scientifiques de cette époque.

3 La pluridisciplinarité d’Hervé Faye, c’est non seulement l’abord de domaines très variés, de la découverte d’une comète à la géodésie et la météorologie en passant par la physique solaire et la cosmogonie, mais aussi l’approche observationnelle, métrologique et théorique, et enfin le développement scientifique au service de la société.

4 Transmettre le savoir est un souci constant d’Hervé Faye. Il s’en acquitte par les canaux académiques de l’École polytechnique ou de l’Université de Nancy mais également auprès du grand public en faisant renaître les notices scientifiques de l’Annuaire du Bureau des longitudes en digne successeur de François Arago qui s’en était chargé pendant de longues années.

5 Le scientifique du XIXe siècle est souvent proche, par nécessité, du politique. C’est ainsi qu’Hervé Faye obtient directement auprès de Mac Mahon l’installation du Bureau des longitudes dans les locaux de l’Institut de . De même il défend pendant plus de

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 3

trente ans l’idée d’unifier le temps de l’hexagone, ce qui aboutit à l’adoption d’une loi en la matière en 1891. Il est enfin un ministre éphémère de l’instruction publique, des cultes et des beaux-arts en 1877.

6 Le parcours d’Hervé Faye, apparemment marqué par de nombreuses ruptures, semble se stabiliser lorsque, à 48 ans, il devient membre du Bureau des longitudes. Il joue ensuite pendant près de quarante ans un rôle essentiel dans l’évolution du Bureau des longitudes dont il assure la présidence pendant plus de vingt ans. En effet, le Bureau des longitudes, après une période faste marquée par la mise en place du système métrique décimal et l’action de François Arago, s’est trouvé affaibli après avoir été séparé de l’Observatoire de Paris par Urbain Le Verrier, pourtant membre de ce même Bureau. Hervé Faye entre en quelque sorte en résonance avec les orientations fondamentales du Bureau des longitudes qui ont été fixées à cet organisme notamment dans le rapport de l’Abbé Grégoire fait à la Convention nationale dans sa séance du 7 messidor an III (25 juin 1795). Quelques extraits de ce discours soulignent ces orientations. Il y est tout d’abord indiqué que « le Bureau des longitudes, par ses travaux, ses observations et la correspondance avec les savants, tant nationaux qu’étrangers, rassemblera en un toutes les lumières propres à éclairer et à diriger la navigation extérieure ». Le rapprochement entre science fondamentale et évolution des concepts, économie et diplomatie est mentionné explicitement : « La découverte des satellites de Jupiter, en perfectionnant les cartes marines, a suffi pour produire une révolution dans l’esprit humain et dans les relations commerciales et diplomatiques ». Quant à l’éventail des disciplines nécessaires pour résoudre le problème des « longitudes », l’Abbé Grégoire fait état de ce que « l’Horlogerie, la Mécanique, la Géométrie, l’Astronomie se sont disputé la gloire de résoudre ce problème, toutes se sont assuré des droits à la gratitude des nations. Tandis que l’Astronomie perfectionnait ses méthodes pour mesurer les distances de la Lune au Soleil et aux étoiles, ce qui lui donne la différence des méridiens, l’Horlogerie exécutait les montres marines, dont l’idée n’était pas neuve, mais dont l’application l’était ». Le rapport fixe un dernier objectif : « Le Bureau des longitudes s’occupera également de la Météorologie, science peu avancée, et cependant les résultats de cette branche des connaissances humaines importent singulièrement à l’Agriculture.

7 On sait avec quel succès ils ont été appliqués par Duhamel à la Botanique, par Malouin à la Médecine, par Deluc à mesurer la hauteur des montagnes ».

8 On retrouve dans ces lignes directrices les éléments caractéristiques de la démarche d’Hervé Faye : un large éventail de disciplines, l’appropriation de nouvelles techniques, la mise en réseau des scientifiques, la recherche d’applications au bénéfice de la société. C’est ainsi qu’il s’approprie la photographie au profit de l’astronomie et le télégraphe au profit de la détermination des longitudes. Il joue également un rôle essentiel dans l’implantation, de concert avec l’Amiral Mouchez, d’un observatoire au parc Montsouris dédié à la formation des marins. Il est enfin très impliqué dans le développement de la géodésie au niveau national et international.

9 Henri Poincaré a dit d’Hervé Faye : « c’est un semeur d’idées ; c’est par là avant tout que sa mémoire vivra ». Il ne fait pas de doute que cet ouvrage très bien documenté permettra à la mémoire de se réveiller !

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 4

AUTEUR

PIERRE BAÜER Membre de l'académie de l'Air et de l'Espace, Président du Bureau des longitudes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 5

Introduction Hervé Faye (1814-1902) ou l’art de la rupture

Stéphane Le Gars

1 Cet ouvrage rassemble les interventions de la journée d’études consacrée à Hervé Faye (1814-1902), le 26 septembre 2012. Organisée par le Groupe d’Histoire de l’Astronomie du Centre François Viète (GHACFV), au Muséum d’Histoire Naturelle de Nantes, cette journée a réuni une dizaine d’historiens des sciences qui ont réfléchi aux multiples facettes du personnage de façon à le saisir dans sa globalité, et ainsi éclairer certains aspects de la science française du XIXe siècle, tant d’un point de vue scientifique qu’institutionnel.

2 Comme pour la précédente journée d’études biographique que le GHACFV a consacrée à Jérôme Lalande en septembre 20071, des questions méthodologiques se posent. À cette occasion, Jérôme Lamy avait pointé les problèmes de l’exercice biographique : entre l’illusion d’exhaustivité d’une vie dont « la chronologie, pourvu qu’elle soit foisonnante, s’impose comme principe explicatif supérieur »2, et la perte de l’individu « dans les ombres surplombantes d’une structure »3, le genre biographique a souvent entraîné de nombreuses critiques et réserves. En reprenant à son compte la position de Bourdieu vis-à-vis du danger que représenterait une trop forte emphase sur le sens a priori que l’on pourrait donner à une vie, Lamy expose « les effets désastreux d’un excès de sens donné à certains événements, certains épisodes d’une vie dans le but de produire un récit cohérent qui tiendrait moins du travail historique que du roman »4. Pour autant, le genre biographique peut continuer à jouer un rôle dans les méthodes de l’histoire des sciences et s’imposer comme un exercice utile, voire incontournable, à condition de prendre conscience de ces difficultés et de préciser les buts envisagés et les précautions méthodologiques préalables. En s’appuyant sur les travaux de Pierre Bourdieu, François Dosse et Yves Gingras entre autres, Lamy propose de porter une « attention soutenue aux parcours de l’individu étudié dans les différents champs, c’est-à-dire les espaces sociaux relativement autonomes dans lesquels les pratiques indexent les positions occupées »5. Lamy utilise alors les expressions de « trajectoire complexe », « multitude de réseaux », « variété des expériences socialisatrices », « diversité des champs sociaux traversés » pour circonscrire le genre biographique et en faire une méthode heuristique pour l’histoire des sciences.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 6

3 C’est une même attention à la complexité biographique qui apparaît dans la série d’articles, parus dans la revue Isis en 2006, et consacrés à l’écriture biographique. Pour Mary-Jo Nye, seule une vision fragmentée d’une vie est accessible, ce qui invite à se questionner sur la partie qu’il faut étudier de préférence, et donc du choix inévitable à faire6. Ainsi, il s’agit de savoir comment rendre l’unité du savant, comment reconstruire la vie d’un sujet, comment rendre la trame dramatique d’une existence : il convient alors de se questionner sur la clé narrative qu’il faut employer pour révéler cette unité, implicitement acceptée et non remise en question. Nye suggère de s’intéresser préférentiellement aux tournants qui marquent la vie du savant, aux rêves de découvertes, et aux moments appelés moments « eurêka ».7

4 Une autre question récurrente concerne les relations entre l’objectivité et la subjectivité. Pour Theodore Porter, la biographie doit amener à comprendre comment le tempérament par exemple romantique d’un savant se conjugue avec un effort pour objectiver le monde : surgit alors la question de savoir comment on passe de la personnalité à l’impersonnalité du savoir8. La question de l’individu et du collectif apparaît alors. Pour Mary Terral, la biographie s’intéresse à des particularités, des idiosyncrasies, mais elle doit être en même temps une contribution aux identités collectives, aux institutions, etc9. Mais qu’est-ce qu’une vie particulière peut raconter quand on recherche une image générale de la science ? Terral pense ainsi que l’on peut obtenir cette image générale par extension du particulier offert par la biographie. Porter, de son côté, affirme que l’étude individuelle donne accès à la dimension vitale de l’histoire de la raison dans le monde : il propose pour sa part une forme inclusive de l’étude biographique dans l’histoire.

5 Quelle considération avoir alors pour ce que l’on appelle de façon générique : le « contexte » ? Terral souhaite placer pour sa part le genre biographique dans sa matrice culturelle, de façon à capturer les différentes façons de penser la nature, les différents modes d’être dans le monde social. Porter propose de remplir les interstices qui ponctuent la vie scientifique, de capturer à nouveau les moyens par lesquels le savant trouve du sens dans le monde et comment il attache une valeur morale à son travail.

6 Finalement, quels buts doit se donner le genre biographique selon ces différents auteurs ? Porter pense que le biographique permet d’humaniser la science par l’étude de son côté tragique. Nye insiste sur la nécessité d’une biographie qui soit à la fois spécialisée et générale, de façon à capter une audience large, mais aussi un public spécialisé : pour elle, il convient de révéler le caractère changeant de la pratique scientifique et de décrire le caractère spécifique d’une science pratiquée par des individus. Marc-Antoine Kaeser, pour sa part, veut, à l’aide du biographique, expliquer les actes et la motivation du savant. Pour cela, il convient de plonger dans le vécu de l’acteur, d’intégrer ses perceptions individuelles, et d’articuler les différents aspects de son existence. Tous les savants ne présentent pas pour lui le même intérêt : il faut choisir un personnage qui puisse jouer le rôle d’œilleton, c’est à dire permette une vision panoramique de la société.

7 Hervé Faye est de toute évidence un savant capable de jouer ce rôle d’« œilleton », capable de nous permettre de saisir le contexte scientifique et institutionnel du XIXe siècle. De par la « multitude de réseaux » qu’il a convoqués, la « variété des expériences socialisatrices » qu’il a vécue, Faye nous offre la tentation de vouloir comprendre comment il a donné du « sens au monde » et attaché une « valeur morale » à son travail. La complexité de son parcours, qu’il nous faut approfondir, nous a conduit à

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 7

placer cette journée sous la problématique d’un certain « art de la rupture » que Faye nous semble avoir manifesté tout au long de sa carrière, depuis ses années de formation jusqu’à sa reconnaissance académique par ses pairs. Personnage incontournable de l’astronomie française, Faye a occupé des positions institutionnelles de premier plan au ministère de l’instruction publique, à l’Observatoire de Paris, à l’École polytechnique, à l’université de Nancy, au Bureau des longitudes, et à l’Académie des sciences, l’accession à ces positions montrant de toute évidence de multiples ruptures, de multiples « tournants » pour reprendre le terme employé par Nye.

8 Rupture dans sa formation tout d’abord, puisque, entré à polytechnique en 1832, il démissionne avant la fin du cursus lors des remous que connaît l’école sous la Monarchie de Juillet. Il y reviendra néanmoins à deux reprises pour y enseigner l’astronomie et la géodésie (de 1852 à 1854, puis de 1873 à 1893). Le parcours individuel de Faye permet alors ce passage du particulier au général en alimentant les nombreuses études historiques visant à comprendre l’évolution du rôle de l’École polytechnique au sein de la science française10.

9 Rupture avec l’Observatoire de Paris ensuite, où il entre en 1842, après bien des tribulations, mais qu’il décide de quitter en 1852 après un épisode conflictuel avec Arago. Recruté à nouveau en 1854 par Le Verrier, il ne restera dans la place que quelques mois avant de partir pour Nancy (exil choisi ou imposé ?) Lorsqu’à la mort de « l’homme au trident », le poste de directeur vacant semble lui revenir de droit, il se retire au profit d’Ernest Mouchez dont la légitimité n’a rien d’évident. Enfin, rupture dans la pratique scientifique puisque, après s’être illustré dans l’astronomie observationnelle, il s’en détourne pour devenir un pur théoricien avec sa constitution physique du Soleil, avant de s’adonner à la cosmogonie et la météorologie.

10 L’ambiguïté du personnage a conduit Robert Fox, dans la conférence inaugurale de cette journée, à avouer une certaine perplexité vis-à-vis du personnage, tant son parcours est fait de déviations, de ruptures intenses : pour Fox, Faye reste « mystérieux », « énigmatique », et pose des problèmes quand on souhaite le situer dans le paysage culturel français de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il apparaît en effet comme un personnage incontournable pour nous révéler certaines facettes de l’astronomie mathématique et observationnelle de cette époque et nous permettre de définir un peu mieux les contours de l’astronomie, cette discipline si riche en possibilités (de par la pluralité de ses activités : théorique, mathématique, observationnelle, vulgarisatrice).

11 De la même façon, Robert Fox reconnaissait dans son introduction, une difficulté à saisir les orientations de Faye : est-il conservateur ? Est-il un homme de pouvoir ? Pourquoi montre-t-il certaines difficultés d’adaptation, demeurant instable, alors qu’il accède à une authentique reconnaissance ? Faye présente une réelle capacité à naviguer dans les tempêtes de l’époque, invitant Françoise Leguet-Tully à proposer l’idée d’un « nomadisme », intellectuel tout autant qu’institutionnel. Ce nomadisme est apparu de façon évidente lorsque Martina Schiavon a montré l’implication particulière de Faye dans le domaine de la géologie : c’est ici la préférence de Faye, en tant que Recteur de l’Académie de Nancy, pour les ingénieurs au détriment des enseignants sortis de l’École Normale Supérieure qui retient l’attention. Dans ce domaine qui émerge, Faye est apparu comme un homme de transition, tout comme il l’a été en astronomie. Dans ces deux domaines, Faye montre son intérêt pour l’instrumentation dans le développement de nouveaux champs du savoir, une instrumentation combinée à un effort de construction disciplinaire, et montre ses talents de stratège politique

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 8

pour arriver à ses fins. David Aubin et Jacques Gapaillard ont également apporté des éclairages sur la place de l’instrumentation chez Faye en s’intéressant respectivement au travail de Faye en géodésie et son implication dans les débats concernant la construction d’une heure nationale à la fin du XIXe siècle.

12 D’un point de vue scientifique, Faye manifeste l’art de la rupture à un niveau épistémologique : l’élaboration de sa théorie solaire souligne à quel point Faye bouscule les critères de scientificité. Francis Beaubois montre comment Faye, à la recherche de l’unité et de théories globales, semble paradoxalement mettre fin aux théories pour commencer à construire des modèles nécessairement moins globalisants, comme le feront après lui les Eddington ou Jeans. Ainsi, il est apparu lors de cette journée qu’une multiplicité de regards s’impose pour saisir l’unité apparente du personnage. Comme l’a indiqué Stéphane Le Gars, le brassage disciplinaire de Faye ne peut se comprendre qu’en soulignant les fondations métaphysiques de sa méthode, qu’en mettant en perspective les soubassements religieux de sa pensée.

13 De cette façon, l’instabilité nécessaire relevée par Robert Fox, ou le nomadisme de Françoise LeguetTully, peuvent trouver un écho à la conclusion de Guy Boistel : pour ce dernier, c’est le Bureau des longitudes qui a apporté à Faye une forme de stabilité institutionnelle, voire scientifique. Mais quelles institutions, et comment Faye a-t-il trouvé cette stabilité ? Colette Le Lay a pour sa part, interrogé la place que la vulgarisation a prise dans la carrière de Faye, conduisant à nous interroger sur la possibilité d’une stabilité institutionnelle que lui aurait offert ce style littéraire.

NOTES

1. Guy Boistel, Jérôme Lamy, Colette Le Lay (dir.), 2010, Jérôme Lalande (1732-1807). Une trajectoire scientifique, Presses Universitaires de Rennes. 2. J. Lamy, 2010, « Jérôme Lalande, une biographie à plusieurs voix », in Jérôme Lalande (1732-1807). Une trajectoire scientifique., op.cit., p. 11. 3. Ibid., p. 12. 4. Ibid. 5. Ibid., p. 14. 6. Mary Jo Nye, 2006, « Scientific Biography : History of Science by Another Means ? », Isis, vol. 97, No. 2, pp. 322-329. 7. Pour Marc-Antoine Kaeser, il s’agit de mettre en évidence l’interpénétration des différents aspects de la vie et de la pensée du savant, aspects qui sont de toute façon impossibles à dissocier : on ne peut ainsi isoler a priori ces différents aspects. Voir : Kaeser Marc-Antoine, 2003, « La science vécue. Les potentialités de la biographie en histoire des sciences », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, n° 8, pp. 139 à 160. 8. Theodore Porter, 2006, « Is the Life of the Scientist a Scientific Unit ? », Isis, vol. 97, No. 2, pp. 314-321. 9. Mary Terral, 2006, « Biography as Cultural History of Science », Isis, vol. 97, No. 2, pp. 306-313. 10. Bruno Belhoste, Amy Dahan Dalmedico, Antoine Picon , (dir.), 1994, La Formation Polytechnicienne, 1794-1994, Paris, Dunod ; Terry Shinn, 1980, L’École polytechnique : 1794-1914, Paris,

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 9

Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques ; Robert Fox, George Weisz (dir.), 1908, The organization of science and technology in France 1808-1914, Cambridge, Cambride University Press ; « Regards sur l’École polytechnique », Bulletin de la SABIX, n° 42, 2008.

AUTEUR

STÉPHANE LE GARS Docteur en histoire des sciences et des techniques, professeur de sciences physiques, chercheur associé au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 10

Hervé Etienne Auguste Albans Faye : une biographie de jeunesse

Jérôme De La Noë, Françoise le Guet-Tully et Francis Beaubois

1 Dans sa notice nécrologique d’Hervé Faye, Henri Poincaré1 témoigne « ce que nous devons surtout voir en lui c’est un semeur d’idées ; c’est par là avant tout que sa mémoire vivra. », puis il ajoute « Pour ces idées, il a combattu jusqu’au dernier jour avec une ardeur que l’âge n’avait pas affaiblie […] C’est qu’il croyait en ses idées et qu’il les aimait […] ». Cet ouvrage présente les différentes facettes de la personnalité, les travaux scientifiques et les idées d’Hervé Faye, mais avant de les découvrir, dans ce chapitre nous nous proposons de découvrir l’homme qu’est Hervé Étienne Auguste Albans Faye, ses origines et la période de sa jeunesse qui fut loin d’être facile. Les éléments fournis pas la correspondance avec sa famille de 1822 à 1851 peuvent éclairer bien des aspects de sa personnalité, de ses comportements qui paraissent étonnants à première vue. De plus, ils permettent de rectifier un certain nombre d’erreurs publiées dans les différentes biographies et nécrologies le concernant.

Des origines paternelles en Cotentin

2 Hervé Faye naît le 1er octobre 1814 à Saint-Benoît du Sault, village médiéval perché sur une butte rocheuse, d’environ un millier d’habitants. Comme premier-né de ses parents, sa naissance a lieu dans la maison Dubrac de sa famille maternelle. Cependant la famille paternelle Faye est originaire du département de la Manche. L’arrière grand- père est marchand mercier et bourgeois de Cherbourg (Tableau 1). Le grand-père Étienne Antoine Faye (1725, Cherbourg – 1795-1801, Caen) également bourgeois de Cherbourg est avocat en Parlement, Procureur du Roi et surtout régisseur de la mense abbatiale de l’Abbaye aux hommes de Caen et des revenus des biens appartenant en Normandie aux chanoines de la Sainte Chapelle de Paris2.

3 En 1761, Étienne Faye est veuf d’une première épouse qui lui laisse une fille. En secondes noces, il épouse en 1 762 à Chouain, au sud de Bayeux, Françoise Folliot dont le père Julien Folliot est sieur de Pouligny et bourgeois de Bayeux. Le couple a six

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 11

enfants : trois filles et trois garçons dont l’aîné est Hervé Charles Antoine Faye (1763 La Haye du Puits – 1825 Argenton-sur-Creuse), puis Gabriel (1771-1857) et Pierre Louis (1775 - ). Avant la Révolution, la situation aisée d’Étienne Faye lui permet de financer les études de son fils aîné Hervé qui est reçu à l’École des Ponts et Chaussées de Paris en 1785. Peu après sa sortie de l’École en 1791, Hervé Faye est nommé ingénieur des Ponts et Chaussées à Mortagne-au-Perche, puis à Caen en 1795. Début 1798, il est invité par des collègues à participer à la campagne d’Égypte menée par le Général Bonaparte. Il embarque à Toulon en mai 1798, effectue de nombreux travaux d’adduction et de réservoirs d’eau, subit de multiples péripéties et rentre enfin en France en novembre 1801 après un séjour mouvementé raconté en détail par A. Surrault3. Il est très choqué par la mort brutale de son père quand celui-ci apprend la perte de la fortune familiale dilapidée par Pierre Louis, l’un de ses frères. Alors, Hervé Faye s’attache à se faire payer avec beaucoup de difficultés les travaux qu’il a réalisés en Égypte puis à obtenir un nouveau poste. Mais ses problèmes financiers ne vont pas cesser pour autant, et victime d’un escroc, un placement malheureux lui fait perdre les quelques économies qu’il a pu sauver de la succession de son père et de la rémunération de ses travaux en Égypte.

4 En septembre 18024, il est nommé ingénieur du projet de canal de l’Escaut à la Meuse avec résidence à Anvers, en 1805 à Maestricht pour effectuer le plan et le profil du canal du Nord, et pour son dernier poste en 1806 en tant qu’ingénieur ordinaire du département de l’Indre en résidence à Châteauroux, dans la région du Berry. En plus des charges de son poste d’ingénieur, Hervé Faye contribue à la rédaction et à l’édition du grand ouvrage voulu par le général Jean-Baptiste Kléber (1753-1800) Description de l’Égypte, qui sera totalement publié en 1830, soit cinq ans après son décès survenu à Argenton sur Creuse en 1825.

Une famille maternelle en Berry

5 Lors de son installation en Berry, Hervé Faye est âgé de 43 ans. Il est temps pour lui de fonder une famille et après deux échecs dans la bonne société berrichonne, il épouse en 1813 à Saint-Benoît du Sault, Jeanne Françoise Euphrasie Dubrac (1786 Saint-Benoît du Sault – 1850 Saint-Benoît du Sault), d’une famille d’avocats en Parlement, du sud de l’Indre mais n’ayant pas de dot. Le couple aura trois enfants, Hervé Étienne Auguste Albans (1814 Saint-Benoît du Sault – 1902 Paris), Frédéric Jean Isidore (1816 Le Blanc – 1817 Le Blanc) décédé en bas âge, et Marie Marguerite Antoinette Félicité (1821 Le Blanc) qui épousera en 1851 Jean Victor Duqueyroix, originaire de Limoges.

6 La famille Dubrac est installée à Saint-Benoît du Sault depuis le milieu du XVIe siècle, famille de hobereaux, sieurs du Plaix à Sacierges Saint-Martin depuis le début XVIIe. Guillaume Dubrac (1610-1662) y est procureur fiscal ; son fils Jean Dubrac (1642-1704) est avocat en Parlement, sénéchal de Saint-Benoît du Sault et sub-délégué de l’Intendant ainsi que son petit-fils Charles Dubrac (1673-1739) et son arrière-petitfils René-Louis Dubrac (1712-). Le fils de ce dernier, Philippe-Gabriel Dubrac (1752-1826), qui est également le grand-père maternel d’Hervé Faye fils, continue la tradition familiale jusqu’à la Révolution, subissant quelques déboires financiers, ce qui cause l’absence de dot lors du mariage de sa fille Euphrasie en 1813 (Tableau 2).

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 12

Figure 1. Vue générale de Saint-Benoît du Sault. © Jean-Michel Derei - Saint-Benoit du Sault.

Les années de jeunesse d’Hervé Faye

7 Lors de son installation dans l’Indre, Hervé Faye père est nommé en résidence à Châteauroux, puis dans la petite ville de Le Blanc où naissent ses deux derniers enfants jusqu’en 1821. Vers 1822, à la suite d’une nouvelle affectation, il s’installe à Argenton- sur-Creuse, à quelques trente kilomètres de son ancienne résidence. Il y décède le 3 octobre 1825, laissant à sa veuve ses deux enfants de 11 et 4 ans. Euphrasie FayeDubrac quitte alors Argenton-sur-Creuse pour se réfugier dans la maison familiale de Saint- Benoît du Sault avec sa fille Antoinette, Hervé Faye ayant déjà quitté le foyer pour faire ses études à Paris. En attendant la mise en place de la pension de l’État qui ne devait pas être très importante, elle obtient le 19 octobre suivant un secours de 400 F5 mais elle doit fournir des actes pour liquidation de la pension. Son père PhilippeGabriel Dubrac décède cinq mois après en février 1826.

8 On peut penser que le décès d’Hervé Faye père auréolé de sa participation à la campagne d’Égypte et de ses travaux, constitue une première rupture affective pour un garçon de 11 ans. Ce père s’est investi énormément dans la formation de son fils. Le 3 décembre 1822, à l’âge de 8 ans, il l’emmène à Paris pour le mettre pensionnaire en dernière année d’école primaire6 dans l’Institution Brissaud7. De Paris, Hervé Faye écrit à son épouse le 10 décembre « M. et Mme Brissaud m’ont assuré qu’ils veilleraient sur le petit Faye comme à leurs propres enfants8 ». Il y effectuera ses années de collège jusqu’en 1827. Les époux Brissaud envoient régulièrement des courriers pour tenir les parents au courant de la santé, de la disposition, de la conduite et des progrès de leur fils.

9 À Paris, le jeune Faye retrouve son oncle Auguste Albans Dubrac (1793 – 1874), le frère de sa mère, qui écrit en janvier 18239 : « Je n’ai pas encore pu porter les étrennes de mon neveu et filleul… Il est finalement d’une sensibilité extrême et son pauvre petit cœur est bien gonflé quand on lui parle de vous. Il travaille très bien et ses maîtres en sont enchantés. »

10 En novembre 1823, Hervé Faye écrit à son père10 : « M. Brissaud m’a dit qu’il t’avait écrit pour t’annoncer que j’allais au collège cette année… Je me plais bien à la pension… Mon oncle Troussel m’a fait déjà voir

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 13

beaucoup de choses. J’ai vu aussi ton frère et Alfred… Ton soumis et respectueux fils ».

11 Dans le réseau familial Faye, Hervé Faye père, puis Hervé fils, auront maille à partir avec ce beaufrère Philippe Troussel (1762-1830) époux divorcé en 1800 de Marie Françoise Pélagie Faye (1767-1842), employé aux vivres de la guerre, à qui Hervé Faye avait prêté de l’argent que sa veuve aura beaucoup de mal à récupérer par la suite. Le frère en question est probablement Pierre Louis Faye, qualifié d’homme de lettres demeurant à Paris rue de Grenelle Saint-Germain, désigné comme l’un des six membres du conseil de tutelle11 du 6 novembre 1825. Les autres sont Philippe Troussel déjà évoqué, et Alfred Troussel, docteur en médecine, son fils et cousin germain d’Hervé Faye, les trois autres étant des cousins éloignés d’Euphrasie Dubrac.

12 En 1824 déjà, alors que son fils n’a que 10 ans, Hervé Faye père rédige une double page de documentation sur l’École polytechnique12 à laquelle il destine son fils et pour le pousser dans cette direction, il prévoit de lui faire quitter l’Institution Brissaud. La décision est déjà prise car un brouillon de lettre13 écrite par Hervé Faye fils annonce aux Brissaud qu’il ne reviendra pas chez eux. Peu avant en août, Charles-Honoré Dubrac, frère de Mme Faye, lui adresse une documentation sur le collège de Civray, Vienne, où il s’est établi depuis son mariage. Une lettre de Brissaud à H. Faye père en date du 25 septembre regrette la décision qu’Hervé Faye quitte son institution pour le collège de Civray14. Finalement le décès du père annule ce projet et Hervé Faye continuera ses études chez Brissaud jusqu’en 1827. À partir de fin 1825, il échange une correspondance suivie avec sa mère qu’il ne revoit que très peu souvent. En janvier 1826 et de janvier à avril 1827, la sachant à Paris chez son frère Auguste Albans Dubrac, 60 rue de Richelieu, il la supplie de venir lui rendre visite sans beaucoup de succès.

L’adolescence

13 Alors que les lettres envoyées à sa mère en juin et juillet 1827 ne font que donner des nouvelles courantes, une lettre du 6 août à l’en-tête de la Mairie de Haguenau, signée de la main du maire, le général Charles Nicolas Thurot (1773–1825) confirme à Mme Faye que lui et sa femme sont prêts à accueillir Hervé, à cause des services rendus par sa belle-soeur. Cette lettre est suivie d‘une lettre de la Marquise de Beaucaire (Catherine de Bonal, 1756–1828) et d’une seconde d’un certain M. Testart qui a accompagné H. Faye de Paris à Strasbourg où il est accueilli quelques jours par le préfet du Bas-Rhin, Claude Florimond Esmangart (1769–1837). À partir du 14 septembre 1827, il est au collège de Haguenau, mais régulièrement accueilli par le couple Thurot les jeudis et dimanches pour le déjeuner. N’ayant pas d’enfant, ils le considèrent comme leur propre fils et donnent eux-mêmes de ses nouvelles à sa mère. Il profite de ce collège pour apprendre l’allemand et se perfectionner. Le 8 octobre 1828, il est à nouveau invité chez le préfet de Strasbourg pour un « dîner magnifique » donné en l’honneur de la Dauphine (Charlotte de France, dite « Madame Royale », Duchesse d’Angoulême (1778–1851), puis pour un séjour en août 1829.

14 À partir d’avril 1830, il demande à sa mère de lui envoyer des livres et du matériel de mathématiques, demande renouvelée en septembre. Il a commencé à préparer son entrée à l’École polytechnique avec des hauts et des bas et le 30 décembre, il écrit : « Je te parlais dans ma dernière lettre de mon peu d’espoir d’être reçu à Polytechnique, mais depuis j’ai repris courage et j’étudie beaucoup les mathématiques15 ». En avril 1831 : « Je travaille

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 14

beaucoup pour pouvoir aller à Paris l’année prochaine pour préparer le concours16 », et en mai : « Je ne pourrai pas rester ici l’année prochaine, il faut que j’aille à Paris »17. Le 10 juillet, le voici à Paris chez son oncle Auguste Albans et sa tante Adèle Dubrac.

15 Le 6 octobre 1831, il entre à l’Institution de M. Mayer, 269 rue Saint-Jacques, une année après Urbain Le Verrier18. L’institution est dirigée par le mathématicien Choquet dont Le Verrier épousera la fille, Lucile Marie Clotilde Choquet (1819–1877) en 1837. Le coût en est assez onéreux et à plusieurs reprises il rassure sa mère sur l’attitude et les sentiments de son oncle envers lui : « Ne t’inquiète pas, mon oncle m’a dit qu’il pourvoirait à tout19. » Mais il garde le moral : « J’espère toujours cette année réussir à Polytechnique. Je te recommande cependant d’essayer de te mettre dans la tête que j’y entrerai sûrement parce que s’il m’arrivait malheur, tu serais trop peinée20. »

16 Comme le premier semestre 1832 est perturbé par l’épidémie de choléra et en juin par les manifestations autour du convoi du général Lamarque, il rassure sa mère sur son état de santé et sur sa prudence, et en octobre : « Je fais des progrès très marqués en mathématiques et en dessin. J’ai subi plusieurs examens et on a toujours été très content de moi. J’ai l’espérance d’être reçu cette année à l’École21. », puis : « J’ai grand espoir d’être reçu si rien ne vient me contrarier dans mon bonheur22. »

À l’École polytechnique

17 Enfin en novembre 1832, il intègre l’École polytechnique à l’âge de 18 ans23. La fiche matricule n° 67 du 10 novembre précise quelques caractéristiques physiques du jeune Faye : cheveux et sourcils blonds, le front couvert, nez droit, les yeux bleus. De bouche moyenne, au menton à fossette, il a un visage ovale et mesure 1,70 m.

Figure 2. Fiche matricule d’Hervé Faye à l’École polytechnique.

© Collections École polytechnique – Palaiseau.

18 Dans ses courriers, il est heureux d’y être arrivé : « J’oubliais de t’annoncer un petit succès qui a fait bien plaisir à mon oncle. Tu sais que je suis entré le 67e à l’École : d’après le relevé des notes du 1er trimestre, je suis monté de 32 rangs, je suis maintenant le 35e24. »

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 15

19 L’année 1833 est cependant perturbée par la réclamation de M. Mayer pour non- paiement de la pension de l’année passée. Le 3 février, il rassure sa mère pour lui dire que Mayer s’est adressé à elle par erreur au lieu de s’adresser à A. A. Dubrac son oncle. Mais « […] quant à mon oncle c’est un vrai panier percé. Je vois par une fatale expérience que l’on ne peut compter sur ses promesses25. », et « Je t’ai caché aussi longtemps que j’ai pu que mon oncle avait employé à son usage particulier l’argent que j’avais apporté pour le trousseau. […] Heureusement que M. Brunet s’est trouvé là et qu’il s’en est chargé sans quoi je crois que j’aurais pu faire mon paquet […] mon oncle c’est un fou26 ». Auguste Albans Dubrac avait commencé sa carrière dans la Grande Armée en 1812 mais la perte de l’œil droit en octobre 1813 à la bataille de Leipzig, l’oblige à quitter l’armée avec une pension de 300 francs en juillet 181827. Il semble alors se lancer dans les affaires.

20 Toutefois H. Faye se consacre à ses études : « Il y a quinze jours que ce que l’on nomme le temps de pioche a commencé à l’École […] Je travaille maintenant avec l’espoir de passer dans la première division avec un assez bon rang28. » et « je ne puis aller chez toi cette année. Je reste à Paris pour travailler29. »

21 Il passe donc en première division en novembre 1833, classé 87e sur une liste de 167 élèves. Ce classement l’a-t-il déçu ? Ou bien les questions financières avec Mayer et l’École pas encore totalement résolues y menacent-elles sa présence ? Toujours est-il que : « Au moment où je devais redoubler d’effort, j’étais encore à douter si je resterais à l’École ; j’ai été deux fois sur le point de donner ma démission afin de prévenir mon renvoi… J’ai été longtemps dégoûté du travail. Je m’y remets un peu et j’espère qu’à la fin de l’année, j’aurai un assez bon rang pour sortir de l’École avec l’Epaulette de Sous-lieutenant du Génie30. »

22 Sa fiche matricule précise bien qu’il est « Déclaré admissible dans les services publics en 1834 » mais à la ligne suivante l’expression « Admis dans le service d’…….. en 1834 » reste sans précision du service. Une note manuscrite suit dans la marge inférieure : « M. Faye n’étant pas rentré à l’École le 13 avril 1834 au soir et n’ayant pas depuis donné de ses nouvelles, le Ministre de la guerre par décision du 19 du même mois a prononcé la radiation des contrôles, comme n’appartenant plus à l’École polytechnique. »

23 L’interruption brutale de son cursus semble assez incompréhensible alors qu’il est sur le point de sortir de l’École polytechnique avec un poste. La date du 13 avril est significative car elle correspond aux évènements politiques d’avril 1834. Déjà dans plusieurs lettres à sa mère en 1833, Hervé Faye signale des tensions à Paris, une perquisition à l’École pour arrêter six élèves suspectés de fabriquer des balles et des cartouches, puis début 1834 : « Il y a eu des troubles à Paris, mais j’étais resté à l’École et je n’ai couru aucun danger. D’ailleurs, quand je serais sorti, notre uniforme est une sauvegarde qu’on ne saurait violer. »31 Cependant cette sécurité ne l’a pas préservé lors des émeutes du 13 avril 1834 dans différents quartiers de Paris, en particulier les barricades au faubourg Saint-Jacques, qui seront suivies le lendemain 14 avril par la répression du général Thomas Robert Bugeaud (1784–1849) et le massacre de la rue Transnonain. Il a donc été arrêté le 13 puis incarcéré le 24 avril à la prison Sainte-Pélagie32 dans le 5e arrondissement de Paris. De la prison, il écrit à sa mère33 : « Tout ce que je puis faire […] c’est de faire rétablir mon nom sur les contrôles de l’École, et de donner ensuite ma démission. […] ce que je conclus moi c’est qu’on ne serait pas fâché de me voir rétabli à l’École pour pouvoir m’en expulser ensuite, à la

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 16

première occasion où je ferais une faute, pour commettre une injustice aussi flagrante que celle dont j’ai été victime. »

24 Le 18 juin, il confirme l’incertitude de sa sortie et estime qu’il ne sera pas libéré avant la fin des élections législatives du 21 juin « Je viens de déposer contre le chef de la police […] un arrêt de la Cour qui nous condamne, nous témoins qui avons été frappés et qui venons le dire comme faux témoins et calomniateurs. »34 Finalement, il ne sera remis en liberté que le 25 juillet 1834, en exécution d’une ordonnance de la Chambre du Conseil de la Cour de Paris. Il rejoint sa famille à Saint-Benoît du Sault pour l’été et rentre à Paris en octobre avec le projet de présenter le concours d’entrée à l’École des Mines mais subsiste toujours le problème financier.

L’École des Mines

25 Sans domicile depuis son départ de Polytechnique, il loge chez son cousin Armand Daubin35 et donne des cours particuliers : « Je donne une leçon tous les jours de la semaine sauf le dimanche ; un professeur de l’École qui s’intéresse plus que je ne saurais te le dire vient de me procurer une autre répétition. […] Je viens de passer mon examen pour l’École des Mines ; je suis sûr d’être reçu, j’y travaillerai bien. […] Tous mes amis préjugent favorablement de mon avenir36. »

26 Il passe le concours d’entrée à l’École des Mines début novembre où il est admis. Mais Mayer attaque en justice en réclamant 1 912,80 francs d’arriérés. Il fait intervenir M. Brunet pour faire régler cette affaire par son oncle qui semble résolue mi-décembre : « Cette affaire heureusement faite, passons à d’autres [celle du cousin Troussel]. Je déteste ces histoires d’argent, j’y suis étranger et je m’y fais toujours attraper. »37 Il partage alors sa vie entre les cours à l’École des Mines et des leçons. Début 1835, il traverse une période mystique demandant à sa mère de lui envoyer des ouvrages religieux de la bibliothèque familiale : « Tu ne pourrais guère t’imaginer ce qui m’occupe tant ; c’est la religion chrétienne […] Des circonstances imprévues dont je dois remercier Dieu m’ont mis à même de suivre les hommes les plus avancés et les plus éminents de l’époque. C’est à eux que je dois d’avoir entrepris les études qui m’ont conduit à la connaissance de Dieu et de sa volonté. »38 H. Faye est un catholique convaincu : en prison sa foi lui permet de supporter l’attente de sa libération et dans de nombreuses lettres après avoir embrassé sa mère, sa sœur et sa tante Clotilde, il adresse son souvenir aux « dames religieuses » du couvent de Saint-Benoît du Sault. Pourtant il est probable que son épouse soit de religion protestante luthérienne.

27 Il demande également à sa mère « […] et tout ce que tu pourras trouver sur l’astronomie. M. Brunet m’avait fait dire deux fois qu’il désirait me parler mais je reculais toujours le moment d’aller le visiter parce que j’étais embarrassé de lui apprendre que j’avais donné ma démission de l’École des Mines39. »

Première expérience professionnelle

28 Il continue cependant à vivre en donnant des leçons grâce aux élèves qui lui sont procurés par deux enseignants de l’École polytechnique avec qui il a gardé d’étroits contacts et qui le soutiennent. Félix Savary (1797–1841, X1815) est professeur d’astronomie et de géodésie à Polytechnique à partir de 1831 et membre de l’Académie des sciences en 183240. Le second est Jacques Babinet, (1794–1872, X1812)

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 17

mathématicien et surtout physicien, examinateur des élèves à partir de 1831 pour la géométrie descriptive, la physique et les sciences appliquées dont l’astronomie, membre de l’Académie des sciences en 184041. Savary lui propose « […] une place dans une compagnie pour le dessèchement des marais […] Dans deux mois d’ici, la chose sera décidée et j’ai quelques chances d’être choisi. […] Mais il faut que je m’exerce à lever des plans, aussi je désirerais que tu puisses m’envoyer plusieurs des instruments de mon père que je vais t’indiquer42. » Dans les lettres suivantes il ne peut qu’annoncer que son embauche est retardée et il doit attendre mai 1836 dans une lettre à l’en-tête de la Compagnie générale de Dessèchement : « Je t’annonce mon départ très prochain. Il aura lieu le 8 ou le 10 au plus tard de ce mois. Je vais à une dizaine de lieues de Bordeaux au Bassin d’Arcachon près de La Teste de Buch43 », ensuite « Mon travail consistera à faire du nivellement et à lever des plans dans les landes44. », et une fois arrivé : « […] nous nous sommes mis en campagne et depuis ce jour, je travaille dans les champs avec deux ouvriers à mon ordre depuis le matin jusqu’à l’heure de mon dîner […] Cazeau45 où je dois rester encore une quinzaine de jours est un misérable petit village d’une vingtaine de maisons qui sont répandues çà et là sur un terrain plus grand que Saint-Benoît46. »

29 Il s’agissait d’effectuer des travaux préalables à la mise en exploitation de 12 000 hectares de terres pour les rendre fertiles et y développer des cultures vivrières. Dans cette perspective, la Compagnie générale de Dessèchement fonde en 1837 la Compagnie agricole et industrielle d’Arcachon47 dont le Conseil d’agriculture était présidé par le Duc de Montmorency.

Figure 3. Carte des travaux d’assainissement de la région de Cazaux, projetés par la Compagnie générale de dessèchement au sein de la Compagnie agricole et industrielle d’Arcachon en 1837. Robert Aufan (http://toponymielateste.free.fr/III.les%20lieux-dits.htm).

30 Hervé Faye est alternativement sur le terrain et à Paris, mais il sait que la compagnie est en difficulté et en février 1838, non seulement elle ne peut lui rembourser ses frais de déplacement, mais il doit abandonner son traitement. Il continue à donner des cours à un Mexicain, M. Velasquez, pour disposer de quelques ressources et en mars il se fait remplacer pour un déplacement en Normandie afin d’assurer ses leçons. L’absence de

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 18

correspondance conservée entre mars et octobre 1838 ne permet pas de préciser s’il est remercié ou s’il quitte de lui-même la compagnie qui survivra jusqu’en 1846.

Seconde expérience professionnelle

31 Dans une lettre à sa sœur48 en septembre 1838 « Je pars demain pour Rotterdam et comme mon voyage longtemps différé vient d’être subitement décidé, j’ai à peine le temps de t’écrire. Je serai à Rotterdam le 20 ou le 21 de ce mois auprès de mon oncle qui m’attend avec impatience ». Les lettres suivantes permettent de comprendre que son oncle A. A. Dubrac lui a proposé de s’associer pour développer en Hollande un système de filtration des eaux de rivière pour les rendre propres à la consommation. Le système de filtration a été inventé par Louis Charles Henri de Fonvielle (1792–1855) qui a déposé un brevet d’« appareil mobile servant à la filtration des eaux49 ». H. de Fonvielle proposa son système à l’administration de la Ville de Paris qui souhaita l’avis de l’Académie des sciences. Une commission spéciale est désignée, formée de François Arago (1786–1853), Louis Joseph Gay-Lussac (1778–1850), François Magendie (1783– 1855) et Pierre Jean Robiquet (1780–1840). Le rapporteur F. Arago conclut « […] en nous tenant exclusivement à ce que nous avons suffisamment étudié, nous n’hésitons pas à dire qu’en montrant la possibilité de clarifier de grandes quantités d’eau avec de très petits appareils, M. Henri de Fonvielle a fait faire un pas important à l’art50 ».

Figure 4. Schéma de principe du système de filtration d’Henri de Fonvielle.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 19

Hervé Faye, 1839

32 En 1839, H. Faye développe l’argumentation de vente du système de filtration Fonvielle auprès des administrations et clients potentiels hollandais avec pièces justificatives et un schéma (Fig. 4) dans un ouvrage51 édité en Hollande qui constitue sa première publication scientifique.

33 Cependant les lettres à sa mère, écrites de Rotterdam en janvier 1839, de La Haye de mars 1839 à janvier 1840, puis de Bruxelles en novembre 1840 révèlent les difficultés rencontrées, les faux espoirs et finalement la cessation de cette activité qui n’aboutit que dans quelques cas, sans compter les dettes laissées à Paris pour lesquelles, il doit solliciter l’aide de sa mère car « […] mon oncle ne peut m’aider, je le sais : nos affaires ne sont pas terminées parce que toutes les affaires vont lentement en Hollande52 ».

Vers un recrutement à l’Observatoire de Paris

34 Hervé Faye s’est particulièrement intéressé à l’astronomie au cours de ses études à l’École polytechnique sous l’influence de deux membres du corps enseignant que furent Félix Savary53 à partir de 1828 et Jacques Babinet54 à partir de 1831. On a pu lire qu’en 1835, il demande à sa mère de lui envoyer les livres d’astronomie de la bibliothèque familiale. De plus, son camarade de promotion Ernest Laugier55 (1812–1872) est entré en 1834 à l’Observatoire de Paris comme élève astronome sous la direction de François Arago (1786–1853). En février 1841, il écrit à sa mère : « Je ne suis pas encore nommé à l’observatoire, mais j’ai l’espoir et presque la certitude que je ne serai pas refusé. J’ai vu à diverses reprises MM. Babinet, Savary, Arago qui m’ont reçu avec une bienveillance dont tu ne pourrais te faire une idée […] Un de mes anciens camarades qui est depuis 7 ans à l’observatoire [Laugier] et de plus beau-frère de M. Babinet m’a accompagné dans la visite que j’ai faite à M. Arago. […] M. Arago m’a parlé dans les termes les plus flatteurs ; il trouve seulement que je suis un peu âgé - sauf cet inconvénient-là - m’a-t-il dit, je n’aurais pas attendu que vous vinssiez me demander une place vacante, j’aurais été vous solliciter vousmême56. »

35 Cependant les choses traînent malgré les fréquentes visites de Faye à l’Observatoire. En décembre suivant, il comprend que son recrutement est lié à l’installation d’un cercle mural57 en cours de fabrication par Henri Gambey (1787– 1847) qu’il rencontre chez J. Babinet. En février 1842, il apprend qu’à cause du retard de Gambey, il ne pourra être nommé avant août. En juin, c’est l’absence de F. Arago qui part pour Perpignan observer l’éclipse totale de Soleil du 8 juillet58 qui risque de retarder encore la décision et en août « […] M. Babinet m’a dit que M. Gambey avait annoncé au Bureau des longitudes que son cercle mural serait bientôt achevé. […] Cruel malheur pour moi que M. Savary soit mort. Je crois que mon affaire n’aurait pas tant traîné59 ».

36 Un peu plus tard, il a un entretien avec Arago qui lui promet de le présenter formellement aux membres du Bureau des longitudes dès que Gambey viendra lui annoncer que la division du cercle mural est terminée, l’installation étant annoncée pour la fin du mois. « […] j’ai lieu de croire que l’on prendra bientôt une décision à mon égard. Je l’aurais achetée bien cher, au prix de vingt mois d’attente, près de deux années ! […] Enfin, si je réussis dans cette nouvelle carrière, je ne me rappellerai ces deux cruelles années que pour me confirmer dans la ferme résolution que j’ai de faire rapidement mon chemin60 ». Enfin il est

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 20

nommé le 5 octobre 1842 : « Voilà quinze jours que j’ai été nommé à l’Observatoire, et depuis ce temps j’ai travaillé avec une ardeur telle que je n’ai pu trouver le temps pour […] t’écrire. Tu peux comprendre jusqu’à quel point va mon ardeur pour le travail, je ne m’occupe que de mes étoiles, j’en rêve la nuit61. »

37 Par ces propres mots d’Hervé Faye dans les premières semaines de son poste d’élève astronome à l’Observatoire de Paris, à l’âge de 28 ans, on comprend qu’il saisit sa chance en s’attachant à développer au mieux sa carrière, réalisant qu’il pourra ainsi sortir de la période d’inquiétude pour son avenir et d’angoisse financière qu’il a vécue pendant près de dix ans. Il confirme que « Depuis que je suis à l’Observatoire, j’ai eu tant de travail à faire […] Je t’assure que je répare le temps perdu. Enfin voici une année qui commence plus heureusement que les autres62 ».

Astronome à l’Observatoire de Paris

38 De 1842 à 1854, Hervé Faye travaille intensément en participant aux travaux collectifs « d’observations méridiennes effectuées à l’instrument des passages et aux deux cercles muraux par 10 000 observations » en cinq ans, précisions données dans sa note de travaux astronomiques63, soumise pour sa candidature à l’Académie des sciences début 1847. Il y rappelle sa découverte de la comète Faye (4P/Faye) à courte période de 7 ans (la troisième connue à l’époque), le 22 novembre 1843 (Fig. 5), sa détermination de la période de la comète découverte par Francesco de Vico (1805–1848) le 22 août 1844, et l’attribution du prix d’astronomie fondé par Lalande. Pour 1845, il insiste sur l’intérêt de ses travaux de développement instrumental avec la lunette zénithale et le collimateur zénithal et sur ses études des mouvements propres des étoiles dont la mesure de la parallaxe d’une étoile de la grande Ourse. Cette note rend un hommage appuyé à F. Arago. Faye est donc élu à l’Académie des sciences avec 44 voix, 2 voix à Charles Eugène Delaunay (1816–1872) et un bulletin blanc64 le 18 janvier 1847 et il siège parmi ses confrères dès son installation le 25 janvier suivant.

Figure 5. Première publication en astronomie d’Hervé Faye : Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, 1843, Paris, Bachelier, t. 25, séance du 27 novembre 1843.

39 La période suivante est très chargée par la poursuite de ses travaux à l’Observatoire de Paris, les observations de nuit, ses cours d’astronomie et de mathématiques à la Faculté des Sciences de Paris en 1852 et 1853, la traduction de l’ouvrage Kosmos d’Alexander von Humboldt65, les visites des « candidats aux places vacantes que laissent [les membres

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 21

décédés de l’Académie des Sciences] et les constructeurs d’instruments de précision qui savent que je tiens pour douze ou quinze mille francs de commande entre les mains »66. À cela s’ajoutent des rapports à l’Institut, le compte rendu d’un ouvrage de Babinet67 dans les Nouvelles Annales de Mathématiques, un déplacement à Greenwich pour rencontrer Otto Struve (1819–1905) obligé de rentrer rapidement en Russie alors qu’il l’attendait à Paris pour discuter et arrêter définitivement le projet de l’observatoire de Lisbonne68. Ce projet naît d’une controverse entre Wilhelm Struve (1793–1864) et Faye sur la parallaxe de l’étoile 1830 Groombridge dite étoile d’Argelander. Faye suggère qu’Otto Struve (1819–1905, fils de Wilhelm) fasse des mesures à l’Observatoire de Poulkovo. La discussion se poursuivra jusqu’en 1851. À cela s’ajoutent encore des soucis financiers pour terminer de rembourser des emprunts antérieurs, ce qui l’oblige à donner encore des cours particuliers.

40 Au cours de cette période, les relations de Faye et Arago se sont distendues progressivement. En octobre 1849, George Airy (1801–1892) se plaint69 à Arago de la critique exprimée par Faye sur son « Reflex Zenith Telescope ». Il l’estime erronée et pense qu’Arago a donné son aval, comme secrétaire perpétuel de l’Académie et directeur de l’Observatoire. Entre temps Faye a corrigé son erreur le 1er octobre suivant, mais la publication n’en est pas encore parvenue à Airy. Arago lui répond par retour de courrier : « Savez-vous que vous n’êtes ni bienveillant, ni amical, ni poli avec moi. Comment, M. Faye commet une inconvenance et une immense bévue ! Et voilà que sans motif, sans même un prétexte, vous me déclarez solidaire de deux méfaits de mon indigne collègue ! Il y aurait là de quoi se fâcher tout rouge. Je n’en ferai rien cependant ; je me contenterai de vous dire que je n’ai connu la note de M. Faye que par sa lecture à l’Académie et que nos règlements me commandaient de l’insérer en entier dans le compte rendu. Je pouvais d’autant moins user dans cette circonstance d’un droit de censure officieuse que je n’ai pas échangé un seul mot avec M. Faye depuis près de deux ans, et que pour me faire pardonner d’avoir introduit à l’Académie et à l’Observatoire un personnage aussi vaniteusement improductif et aussi immoral, je suis occupé maintenant des moyens d’en débarrasser l’Observatoire sans scandale et sans trop nuire à ses créanciers70. »

41 Malgré cet incident, Airy et Faye poursuivent leurs échanges scientifiques et effectuent des visites familiales réciproques. Faye a également de longs échanges épistolaires avec le P. Angelo Secchi du Collegio Romano à l’occasion de la lecture de ses lettres à l’Académie, dont une dans laquelle il dit : « Le fait est que si je n’avais pas répliqué, il [Arago] aurait réussi à me mettre à dos, à irriter contre moi le Bureau des longitudes, M. Biot et M. Largeteau, MM les colonels Brousseaud et Coraboeuf et tous les ingénieurs géographes, le corps des officiers d’État-major, les susceptibilités de notre pays en fait de gloires nationales et celles de l’Angleterre71. » parallèlement à ses nombreux travaux scientifiques, Faye revient aussi à l’École polytechnique comme enseignant pour assurer les cours de géodésie et de topographie des années 18511852 qu’il continuera jusqu’en 1855-1856.

42 Au cours de cette période d’intense activité scientifique, il est très affecté par la mort de sa mère Euphrasie Faye-Dubrac le 31 décembre 1850 à Saint-Benoît du Sault : « C’est même toute cette activité qui me soutient, sans cela la perte que nous avons faite m’aurait affecté bien plus profondément72. » Il redouble de travail ce qui l’empêche d’aller assister au mariage de sa sœur Antoinette Faye avec Jean-Victor Duqueyroix le 30 mars.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 22

43 Il « travaille 14 à 15 heures par jour pour terminer l’affaire qui me retient, […] Les éditeurs du Cosmos tiennent à profiter du peu de tranquillité qui nous reste pour faire paraître le dernier volume du Cosmos73 ».

44 Dans la dernière lettre à sa sœur qui soit conservée, il évoque son célibat car il a répondu à une lettre reçue d’un ami Hendrick Daniel Andreas Corne (1815–1857) « comme il n’y a guère d’apparence que je cesse d’être garçon, je me ferai une famille de la vôtre74 ». Hendrick Corne, courtier à Leyde, devait aussi devenir son beau-frère car il avait épousé en secondes noces en 1849, Dorothea Jacoba Jungbluth, sœur de Christina Sophia Jungbluth (1812–1902) qu’Hervé Faye épouse le 23 novembre 1853 à La Haye, avec H. Corne comme témoin (Tableau 3). Les deux soeurs sont filles de Hermanus Christiaan Jungbluth Burer75 et de Maria Christina Neynhuis. Hervé Faye et son épouse n’auront qu’une fille Marie Euphrasie Clotilde Faye (1855–1922) qui épouse Charles Marie Lodoïs Alphand (1848 – 1905) fils de Jean Charles Adolphe Alphand (1817–1891, X1835) ingénieur des Ponts et Chaussées, appelé par le Baron Eugène Haussmann (1809–1891) pour créer parcs, jardins et avenues à Paris.

45 Des trois enfants du couple Alphand-Faye, seul Charles Hervé Alphand (1879–1942) aura quatre enfants, dont plusieurs diplomates, qui assureront la descendance d’Hervé Faye au XXe siècle. Après la mort de son mari, Marie Faye épouse en 1906 Paul Armand Decauville (1846–1922), ingénieur constructeur de matériel ferroviaire, maire d’Evry- Petit-Bourg et sénateur de Seine-et-Oise (1890–1900).

Figure 6. Portrait photographique d’Hervé Faye avant 1882 par Jean-Marie Bérot.

© Bibliothèque nationale de France, IFN- 8 450 161.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 23

Recteur de l’Université de Nancy

46 Après plusieurs années de maladie, François Arago décède le 2 octobre 1853. Sans attendre son décès, Urbain Le Verrier (1811-1877) a mis en place une stratégie pour s‘assurer de lui succéder76. Nommé directeur de l’Observatoire de Paris début février 1854, Le Verrier chasse de l’Observatoire tous les astronomes du « clan Arago » sauf les astronomes Antoine Yvon Villarceau (1813–1883) et Faye pour lesquels, le 8 février, il adresse une lettre de proposition de nomination au grade d’astronome adjoint au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Hippolyte Fortoul (1811 –1856) qui est suivie d’effet le 18 février au salaire de 4 000 F par an. Mais Faye connaissant bien le caractère de Le Verrier n’a certainement pas envie de poursuivre à l’Observatoire sous sa direction d’autant que les deux hommes se sont déjà opposés à plusieurs reprises. Aussi il écrit très diplomatiquement au ministre : « Chaque jour qui s’écoule depuis la publication des décrets de réorganisation de l’Observatoire vient me prouver que leur exécution ne rencontrera point de difficulté sérieuse. M. Le Verrier constitue peu à peu son administration et son personnel – le concours des hommes nécessaires, et même celui des anciens amis de M. Arago ne lui manquera pas – j’ai pu m’en assurer par moi-même. Au moment où quelques adversaires laissaient entrevoir les menaces d’une lutte prochaine, au moment où le vide se faisait autour de M. Le Verrier, j’ai promis et donné mon concours – mais, aujourd’hui, il m’est prouvé que je ne suis rien moins qu’indispensable et, dès lors, aucun scrupule ne m’empêche de prier votre Excellence de ne pas inscrire mon nom sur la liste des astronomes de l’Observatoire de Paris77. »

47 Hervé Faye est alors nommé Recteur de l’Académie de Nancy le 1er septembre 1854, chargé de créer et d’organiser la Faculté des Lettres et la Faculté des Sciences de Nancy, dont il est nommé professeur de mathématiques pures et appliquées. Il s’y installe avec son épouse : sa fille y naît en 1855. Il est élu membre de l’Académie Stanislas sitôt installé et fort apprécié au cours de sa mission jusqu’à mi-juillet 1857.

Figure 7. Signature d’Hervé Faye dans une lettre de 1889.

Archives nationales, LH/949/34.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 24

45 années de vie professionnelle

48 La période de quarante-cinq ans qui court de son retour à Paris en 1857 à son décès en 1902 est un peu mieux connue. De nombreuses publications concernent ses travaux scientifiques, ses enseignements et les fonctions exercés. Nous n’en donnons que les étapes administratives marquantes, ses travaux scientifiques faisant l’objet d’analyses détaillées dans les chapitres de cet ouvrage.

49 Du 17 juillet 1857 au 23 novembre 1877, il est inspecteur général de l’Instruction publique.

50 Du 1er avril 1862 à son décès, il est membre du Bureau des longitudes. Il assure la vice- présidence de l’Académie des sciences en 1871 et est président de cette assemblée pour 1872.

51 Des années 1873-1874 à 1892–1893 il professe les cours d’astronomie, de géodésie et de topographie à l’École polytechnique, faisant tous l’objet de publications78.

52 Du 24 novembre 1877 au 13 décembre 1877, il est ministre de l’Instruction publique du gouvernement de Gaëtan de Rochebouët (1813–1899), Patrice de Mac Mahon (1808– 1893) étant président de la République.

53 Du 14 décembre 1877 au 30 décembre 1887, il est Inspecteur général de l’Instruction publique, succédant à Urbain Le Verrier récemment décédé.

54 Hervé Faye a également été décoré successivement des différents échelons de la Légion d’Honneur : nommé Chevalier le 25 avril 1847, Officier le 29 décembre 1855, Commandeur le 7 août 1870, Grand Officier le 29 octobre 1889 et Grand-Croix le 27 janvier 1897, décoration qui lui est remise par le Président de la République Félix Faure (1841–1899). Pour la remise de la décoration de Grand officier, il sollicite le Grand Chancelier qu’elle lui soit remise par Charles Alphand, directeur général de la Ville de Paris, et beau-père de sa fille79.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 25

Figure 8. Portrait photographique d’Hervé Faye en 1883 par Eugène Pirou (1841-1909).

© Bibliothèque nationale de France, IFN- 8 450 393.

Conclusion

55 La correspondance privée d’Hervé Faye qui a été conservée de sa jeunesse en 1822 à l’âge adulte en 1851 permet de mieux cerner sa personnalité et de donner un éclairage sur certaines décisions et changements de sa vie professionnelle qui peuvent paraître difficilement compréhensibles. Il a reçu une éducation probablement considérée comme normale à l’époque, mais que l’on peut considérer comme rude selon les critères actuels, destinée à lui assurer une carrière brillante qui ne se profilera qu’à partir de l’âge de 30 ans. Jeune, il a certainement souffert de la séparation avec sa famille : « À notre âge au contraire, on sait que la vie n’est que l’accomplissement d’un devoir austère et on se félicite d’avoir été préparé par des maîtres habiles, dès l’enfance, même au prix d’un exil parfois douloureux80. » Il manifeste fréquemment une très grande sensibilité, mais il n’aime pas les conflits, et quand il y est confronté il est conduit à les contourner et à prendre des décisions inopinées. Il est fidèle dans ses relations avec les personnes de sa famille et celles qui l’ont aidé aux différentes étapes de sa vie comme avec ses collègues et ses confrères. Il est souvent conduit à prononcer des discours à leurs obsèques. Les discours prononcés lors de ses propres obsèques et les articles nécrologiques parus témoignent de l’estime que ses contemporains lui ont manifestée81.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 26

NOTES

1. Henri Poincaré, 1902, « La vie et les travaux de M. Faye », Bulletin de la Société astronomique de France, 1902, 16e année, pp. 496-501. 2. René Gandilhon, 1952, « Hervé-Charles-Antoine Faye, ingénieur des Ponts-et-Chaussées à l’expédition d’Égypte », Bulletin de l’Institut d’Égypte, Le Caire, t. XXXIII, pp. 378-390. 3. Annette Surrault, 2012, De la campagne d’Égypte au Berry ; Le général Henri-Gatien Bertrand et le savant Hervé Faye ; 17981844, Alyce Lyner éditions, Issoudun, 198 p. 4. Ibid. 5. Lettre du Conseiller d’État, directeur général des Ponts-et-Chaussées et des Mines à Madame veuve Faye, 19 octobre 1825, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 6. Lettre d’Hervé Faye père à son épouse, 3 décembre 1822, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 7. Ibid. L’institution est tenue par le couple Brissaud, sous l’en-tête de l’Université Royale. Elle est située impasse des Feuillantines, 3 faubourg Saint-Jacques à Paris. Les appréciations de fin de trimestre sont conservées jusqu’en 1825. 8. Lettre d’Hervé Faye père à son épouse, 10 décembre 1822, AN, Ibid. 9. Lettre d’Auguste Albans Dubrac à Hervé Faye père, 1er janvier 1823, AN, Ibid. 10. Lettre d’Hervé Faye fils à son père, 2 novembre 1823, AN, Ibid. 11. « Acte de nomination d’un subrogé tuteur aux mineurs Faye », 6 novembre 1825, AN, Ibid. 12. Hervé Faye père, « Note manuscrite concernant l’École polytechnique, Place de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris », 30 décembre 1824, AN, Ibid. 13. Hervé Faye fils, lettre aux époux Brissaud, 5 septembre 1825, AN, Ibid. 14. M. Brissaud, lettre à Hervé Faye père, 25 septembre 1825, AN, Ibid. 15. H. Faye, lettre à sa mère, 30 décembre 1830, AN, Ibid. 16. H. Faye, lettre à sa mère, 12 avril 1831, AN, Ibid. 17. H. Faye, lettre à sa mère, 2 mai 1831, AN, Ibid. 18. James Lequeux, 2009, Le Verrier, Savant magnifique et détesté, Paris, EDP Sciences, et l’Observatoire de Paris, 401 p., p. 2. 19. H. Faye, lettre à sa mère, 13 février 1832, AN, Ibid. 20. H. Faye, lettre à sa mère, 16 janvier 1832, AN, Ibid. 21. H. Faye, lettre à sa mère, 13 octobre 1832, AN, Ibid. 22. H. Faye, lettre à sa mère, 1er novembre 1832, AN, Ibid. 23. H. Faye, Archives de la Bibliothèque centrale de l’École polytechnique, Fiche matricule. 24. H. Faye, lettre à sa mère, 25 février 1833, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 25. H. Faye, lettre à sa mère, 2 mars 1833, AN, Ibid. 26. H. Faye, lettre à sa mère, 15 mai 1833, AN, Ibid. 27. Auguste Albans Dubrac, Archives du Service Historique de la Défense, Dossier 3Yf-9290. 28. H. Faye, lettre à sa mère, 22 août 1833, AN, Ibid. 29. H. Faye, lettre à sa mère, 26 septembre1833, AN, Ibid. 30. H. Faye, lettre à sa mère, 1er janvier 1834, AN, Ibid. 31. H. Faye, lettre à sa mère, 27 février1834, AN, Ibid. 32. Registre d’écrou de Sainte-Pélagie, Archives de Paris. « Le 24 avril 1834 sous le n° 1160, entrée de Faye Hervé Auguste Albans, célibataire, demeurant à l’École polytechnique, profession élève. Signalement âgé de 19 ans et demi, taille 1,74 m, bouche moyenne, cheveux blonds cendrés, sourcils idem, menton long à fossette, visage ovale, front haut et bombé, teint ordinaire, yeux bleus, marque particulière signe près du nez gauche. » 33. H. Faye, lettre à sa mère, 28 mai 1834, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 27

34. H. Faye, lettre à sa mère, 18 juin 1834, AN, Ibid. 35. Armand Daubin (1806– 1886) est le fils de Jean-Baptiste Daubin (1859) et de Marie Florence Dubrac (1782–1857), cousine germaine d’Euphrasie Faye-Dubrac. 36. H. Faye, lettre à sa mère, 16 octobre 1834, AN, Ibid. 37. H. Faye, lettre à sa mère, 12 décembre1834, AN, Ibid. 38. H. Faye, lettre à sa mère, 2 mars1835, AN, Ibid. 39. H. Faye, lettre à sa mère, ? avril 1835, AN, Ibid. 40. Albert-Auguste de Lapparent, Félix Savary (1797–1841), in École polytechnique, Livre du Centenaire 1794-1894, l’École et la Science, Paris, Gauthier-Villars et fils, tome I, 1895, pp. 242-244. 41. Albert de Rochas, Jacques Babinet (1794–1872), in École polytechnique, Livre du Centenaire 1794-1894, l’École et la science, Paris, Gauthier-Villars et fils, tome I, 1895, pp. 313-319. 42. H. Faye, lettre à sa mère, ? juillet 1835, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 43. H. Faye à sa mère, 3 mai 1836, AN, Ibid. 44. H. Faye à sa mère, 18 mai 1836, AN, Ibid. 45. Cazaux est un village de La Teste de Buch, déjà traversé par un canal réalisé en 1834 sur autorisation du Roi Louis-Philippe pour drainer et assainir cette région des landes girondines. 46. H. Faye, lettre à sa mère, 1er juin 1836, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 47. La France industrielle, manufacturière, agricole et commerciale, 1837, vol. 4, n° 2, pp. 12-13. 48. H. Faye, lettre à sa soeur, 16 septembre 1838, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 49. Louis Charles Henri de Fonvielle, « Appareil mobile servant à la filtration des eaux », INPI, Base des brevets du XIXe siècle, 1BA4805 du 8 octobre 1835, avec additions 1BA1BA4805(1) du 24 novembre 1835 et 1BA4805(2) du 27 septembre 1836. 50. François Arago, 1837, « Rapport de MM. Gay-Lussac, Magendie, Robiquet et Arago sur des appareils de filtrage présentés à l’Académie par M. Henri de Fonvielle », CRAS, t. 5, pp. 195-205. 51. H. Faye, 1839, Ancien élève de l’École polytechnique, Application en HOLLANDE d’un nouveau procédé de filtration, La Haye, Impr. J. Roering, 56 p. 52. H. Faye, lettre à sa mère, 20 mai 1839, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 53. Albert-Auguste de Lapparent, Félix Savary (1797–1841), in École polytechnique, Livre du Centenaire 1794–1894, l’École et la Science, Paris, Gauthier-Villars et fils, tome I, 1895, pp. 242-244. 54. Cf. note 35 55. Hervé Faye, Auguste Ernest Paul Laugier (1812–1872), in École polytechnique, Livre du Centenaire 1794–1894, l’École et la Science, Paris, Gauthier-Villars et fils, tome I, 1895, pp. 249-250. 56. H. Faye, lettre à sa mère, 25 février1841, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 57. Françoise Le Guet Tully et Jean Davoigneau, « L’inventaire et le patrimoine de l’astronomie : l’exemple des cercles méridiens et de leurs abris », In Situ, Revue des patrimoines, 2005, n° 6, http:// insitu.revues.org/9177. 58. François Arago, 1845, « L’éclipse du Soleil du 8 juillet 1842 », Annuaire du Bureau des longitudes pour l’an 1846, Paris, Bachelier, p. 270-477. 59. H. Faye, lettre à sa mère, 4 août 1842, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 60. H. Faye, lettre à sa tante Clotilde Dubrac, fin août 1842, AN, Ibid. 61. H. Faye, lettre à sa mère, 18 octobre 1842, AN, Ibid. 62. H. Faye, lettre à sa mère, 30 décembre 1842, AN, Ibid. 63. H. Faye, 1847, Note sur les travaux astronomiques de H. Faye, Ancien Élève de l’École polytechnique, Astronome attaché à l’Observatoire royal de Paris, Paris, Bachelier, 7 p., [Bibliothèque nationale de France, 4-LN27-7438]. 64. CRAS, 1847, t. 24, p. 57. 65. Alexander von Humboldt, 1846, Cosmos, essai d’une description physique du monde, traduit par H. Faye, vol. 1, Paris, Gide et J. Baudry, 580 p. 66. H. Faye, lettre à sa sœur Antoinette Faye, 29 juin 1850, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 28

67. Jacques Babinet, 1850, Éléments de géométrie descriptive, Paris, L. Hachette, 276 p. 68. H. Faye, lettre à sa sœur Antoinette Faye, 6 septembre 1850, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 69. George Airy, lettre à François Arago, 14 octobre 1849, Cambridge Archives – Greenwich Observatory Archives, 6/160. 70. François Arago, lettre à George Airy, 17 octobre 1849, Cambridge Archives – Greenwich Observatory Archives, 6/160. 71. H. Faye, lettre à Angelo Secchi, 17 février 1853, Archives de l’Université pontificale grégorienne de Rome. 72. H. Faye, lettre à sa sœur Antoinette Faye, 20 janvier 1851, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822-1851. 73. Alexander von Humboldt, 1856, Cosmos, essai d’une description physique du monde, traduit par H. Faye, vol. 3, Paris, Gide et J. Baudry, 764 p. H. Faye, lettre à sa sœur Antoinette Faye, 27 mars 1851, AN, 407/AP/9, Correspondance Faye 1822–1851. 74. H. Faye, lettre à sa sœur Antoinette Faye, 1er avril 1851, AN, Ibid. 75. Hermanus Christiaan Jungbluth Burer avait eu d’un premier mariage vers 1800 avec Jacoba Schneider (1781–1807) une fille Jacoba Dorothea (1801–1889) mariée en 1837 à Abraham des Amorie van der Hoeven (1798 – 1855). 76. James Lequeux, op. cit., pp. 74-84. Françoise Le Guet Tully, 2011, « L’astronomie institutionnelle en France avant les réformes des années 1870 : état des lieux et contexte politico- scientifique », in La (re)fondation des observatoires astronomiques sous la IIIe République. Histoire contextuelle et perspectives actuelles, éd. par Jérôme de La Noë et Caroline Soubiran, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, pp. 19-114. 77. Hervé Faye, lettre au ministre Hippolyte Fortoul, 11 février 1854, AN, F/17/2577, Pension Hervé Faye 78. Hervé Faye, Cours d’astronomie, de géodésie, de topographie, 1873 à 1893, Bibliothèque centrale de l’École polytechnique. 79. Hervé Faye, lettre au Grand Chancelier de la Légion d’Honneur, 13 décembre 1889, AN, LH/ 949/34. 80. Hervé Faye, 1869, Discours prononcé à la distribution solennelle des prix du lycée impérial Louis-le- Grand, Bibliothèque nationale de France, RP-5135. 81. Les auteurs adressent leurs vifs remerciements à M. Thierry Guilpin, conservateur des Archives privées, aux Archives nationales, aux ayant droits du fonds Hervé Faye, à M. Olivier Azzola, chargé des archives à la Bibliothèque centrale de l’École polytechnique, à M. Jean-Paul Stril (ancestramil.fr) pour les recherches menées au Service historique de la Défense, à Mme Martina Schiavon pour le dossier de pension de Mme Hervé Faye-Jungbluth, à MM. Jean Bausch et Baastian Willink pour les recherches menées aux Pays-Bas et l’ouvrage d’Hervé Faye, introuvable en France, à MM. Jean-Michel Derei et Robert Aufan pour les crédits photographiques.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 29

AUTEURS

JÉRÔME DE LA NOË Directeur de Recherche CNRS honoraire, ancien directeur de l’Observatoire Aquitain des Sciences de l’Univers, Laboratoire d’Astrophysique de Bordeaux.

FRANÇOISE LE GUET-TULLY Astronome honoraire de l’Observatoire de la Côte d’Azur, elle contribue aux travaux du Laboratoire d’Interférométrie Stellaire et Exoplanétaire (LISE) du Collège de France hébergé à l’OCA. Elle est membre de la Commission scientifique régionale des musées de France.

FRANCIS BEAUBOIS Professeur agrégé de sciences physiques, docteur à l’Université Pierre et Marie Curie, Institut de Mathématiques de Jussieu Paris Rive Gauche, sous la direction de David Aubin.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 30

Comment construire une théorie du Soleil : problèmes épistémologiques et méthodologie chez Hervé Faye

Francis Beaubois

1 En 1870, un journaliste écrit : « Chaque astronome a son astre de prédilection. M. Faye, par exemple, ne dissimule point l’intérêt qu’il porte au Soleil [...]1 ». À cette époque, l’astronome français Hervé Faye est en effet reconnu, en France et à l’étranger, comme un spécialiste de l’étude de notre astre. Si l’envie de s’attaquer à la physique solaire lui est venue un peu par hasard, sa dévotion pour le Soleil ne va plus le quitter pendant sa longue et prolifique carrière. C’est par le détour des éclipses totales du Soleil que Faye se penche en 1850 sur une énigme persistante à l’époque, les protubérances2. À partir de ce moment il va diriger son attention, conjointement avec d’autres scientifiques, sur le problème de la constitution physique du Soleil et engager une réflexion sur les problèmes méthodologiques que cette étude suscite.

2 Car Faye n’étudie pas le Soleil dans le cadre de l’astronomie de position, il est face à un nouvel objet épistémique, qui échappe à notre expérience directe et qui de ce fait demande de nouveaux outils pour l’aborder. Au carrefour de différentes disciplines, l’étude du Soleil invite à dépasser le clivage entre science d’observation et science de laboratoire. L’astronome français crée ainsi une véritable rupture, grâce à un esprit indépendant qui, par méthode, préfère se reposer sur les faits que de se référer aux figures tutélaires de sa discipline, critiquant ainsi Herschel, Arago ou Laplace. Ce travail de fond va finalement le mener en 1865 à une théorie rationnelle de la constitution physique du Soleil, moment singulier de son travail, qui n’en constitue pas pour autant l’aboutissement.

3 L’importance du rôle de cet astronome nous est apparue clairement au fil de l’analyse que nous poursuivons sur l’évolution des théories du Soleil au XIXe siècle. À ce titre, l’étude de l’évolution de la pensée et du travail de Faye sur la constitution physique du Soleil jette une lumière nouvelle sur les enjeux et les tensions qui se font jour dans l’émergence d’un nouveau champ disciplinaire, ici l’astrophysique3. L’édification particulière de cette discipline en France a déjà fait l’objet de plusieurs études,

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 31

notamment autour de l’un de ses plus importants protagonistes, l’astronome Jules Janssen – en faveur duquel Faye a joué un rôle majeur –, mais de nombreuses zones restent encore à défricher4. Nous souhaitons dans les pages suivantes contribuer à ce champ d’étude en exposant les problèmes méthodologiques et épistémologiques auxquels Faye a été confronté pour édifier sa théorie du Soleil.

Faire table rase du passé

4 Hervé Faye entre à l’Observatoire de Paris le 5 octobre 1842, comme élève-astronome, sous le patronage de François Arago. Ses premiers travaux consistent à observer le passage de certaines étoiles dans le viseur de sa lunette méridienne et aux cercles muraux afin d’améliorer les catalogues de position5. Au cours de ses nuits d’observations, il découvre l’année suivante une comète périodique, la quatrième après celle de Encke en 1819. Cette découverte lui vaut le prix Lalande, et, consécration suprême, elle lui ouvre les portes de l’Académie, lui octroyant une position fort convoitée par les scientifiques6. Mais le travail laborieux de l’observatoire ne lui convient manifestement pas, et la tension monte entre lui et Arago, tant et si bien qu’il démissionne de son poste le 31 mai 18527. Si ses travaux en astronomie de position lui ont pris tout son temps au début de sa carrière, il s’est ensuite également penché sur des problèmes d’ordre technique – sur la lunette et le collimateur zénithaux – et sur certains aspects de l’astronomie cométaire. Mais à partir de 1850, le Soleil va commencer à attirer son attention.

5 À l’occasion de l’éclipse totale du 8 juillet 1842, visible depuis le sud de la France, une observation inattendue avait capté la curiosité du monde des astronomes. Les témoins de l’éclipse rapportèrent avoir aperçu des protubérances rougeâtres sur le pourtour du Soleil pendant la totalité. La nature de ces « flammes » ou « nuages » a été vivement débattue et a fait l’objet de multiples interprétations, et continue d’être une énigme au moment où Faye s’intéresse à ces phénomènes. Arago, qui avait suivi l’événement à Perpignan en compagnie d’Ernest Laugier, avait proposé une explication qui complétait assez naturellement la théorie de William Herschel sur la constitution du Soleil8. Ces apparitions seraient, pour Arago, des nuages flottant dans une atmosphère extérieure, devenant par conséquent une troisième enveloppe, en sus des deux précédentes qu’Herschel avait imaginées pour expliquer l’apparence des taches solaires9. Faye voit dans cette théorie du Soleil ainsi constituée une construction disgracieuse et compliquée, « un empilement de conjectures […]. » Pour résoudre un tel problème, il faut réfréner selon lui cette habitude de forger une nouvelle hypothèse à chaque fois qu’un nouveau fait se présente. Les protubérances n’auraient donc pas de réalité en soi, mais seraient semblables à une illusion d’optique, ce qui lui permet de rattacher ces phénomènes à ceux bien connus des mirages terrestres. Il n’est nullement besoin selon lui d’invoquer un phénomène nouveau.

6 Dans une lettre au Père Secchi, directeur de l’observatoire pontifical de Rome, et lui aussi observateur assidu du Soleil, il écrit en 1852 : « Si on veut que ce soit des nuages solaires, il faut donc admettre qu’il y a une couche continue et permanente tout autour du Soleil, et tout près de la surface lumineuse, tandis que d’autres nuages beaucoup plus élevés se formeraient passagèrement au-dessus. Je tiens beaucoup à cette couche inférieure de nuages rosés continus et permanents : ce sera, si vous le voulez bien, une nouvelle enveloppe du Soleil, et en y joignant celle de M. Dawes, et toutes celles d’Herschel,

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 32

nous aurons autant d’enveloppes pour le Soleil que l’ancienne astronomie avait d’épicycles et d’excentriques pour les planètes. Sérieusement, il est grand temps d’attaquer ces questions d’une manière plus scientifique, et je vous félicite de tout mon cœur de nous avoir enfin montré la voie10. »

7 Il réitérera cette comparaison entre la théorie censée rendre compte de la nature du Soleil et la théorie précopernicienne du mouvement des astres, car il est pour lui grand temps d’engager les recherches dans une voie plus adaptée.

8 La référence aux expériences de Secchi mérite d’être soulignée. En effet, en 1852 il est l’un des premiers à braquer vers le Soleil un nouvel appareil issu de la recherche en laboratoire. Il s’agit de la thermopile, mise au point par le physicien italien Leopoldo Nobili et améliorée par son collègue Macedonio Melloni. Joseph Henry avait déjà utilisé cet instrument pour mesurer la différence de chaleur entre les taches solaires et la photosphère11, mais ce travail était resté sans suite. Faye voit justement dans les mesures de Secchi un modèle pour aborder le problème du Soleil. Il s’accommode parfaitement de cette approche où la frontière entre l’astronomie et la physique s’estompe, même si cette hybridation demeure encore ambiguë en terme de méthode à adopter, comme nous le verrons par la suite. Nous sommes ici à l’orée d’une période féconde pour l’étude du Soleil, et Faye va contribuer personnellement à initier et soutenir cette nouvelle science.

9 Si Faye rompt avec Arago à propos de la théorie du Soleil, il continuera pourtant à faire fructifier cette culture de la mesure héritée du directeur de l’Observatoire (Arago était « directeur des observations »). Ce dernier n’écrivait-il pas « […] ce qui ne repose sur aucune mesure, sur aucune expérience, ne mérite pas une autre qualification [que celle de conjecture]. » Seulement alors, souligne encore Arago, est-il possible de faire « […] sortir du domaine des simples hypothèses » la théorie sur la constitution de la photosphère solaire, et ainsi permettre d’y substituer des « faits positifs12 ». Faye l’a effectivement intégré, quitte ensuite à s’opposer à son maître vieillissant sur son propre terrain13.

10 Dans le cas des protubérances, on ne peut espérer découvrir leur nature exacte que grâce à des observations fiables, ce qui signifie pour Faye des observations qui permettent de remédier à la subjectivité des observateurs et au conflit des interprétations.

Le temps des éclipses : photographie et objectivité

11 Les éclipses ont été des événements majeurs dans la construction des connaissances sur la physique solaire, en particulier celle de 1860. À son approche, Faye déclare devant l’Académie des sciences que « […] notre siècle n’offrira, jusqu’à la fin, aucune éclipse qui puisse être comparée à celle de 186014 ». Elle est d’autant plus attendue qu’est venu s’ajouter à la panoplie de l’observateur un nouvel instrument à l’avenir prometteur : la photographie.

12 Notre astronome s’est fait l’un des plus ardents défenseurs de l’emploi de la photographie en astronomie, depuis qu’Arago en a divulgué le principe en 1839. Il repère immédiatement dans ce nouveau média un moyen pour arriver à circonvenir les effets psychologiques impliqués dans l’équation personnelle15. À l’approche de l’éclipse de 1851, il insiste ainsi sur les mesures que les astronomes peuvent effectuer avec l’aide de procédés photographiques, de manière à « supprimer l’œil infidèle de l’observateur16 ».

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 33

13 La photographie symbolise à ses yeux des vertus épistémiques fondamentales comme une objectivité17 sans faille, ou cette « merveilleuse propriété de tout enregistrer » qui lui confère une valeur rétrospective18. Mais elle n’est jugée avantageuse que si elle est assistée par des procédés de mesures les plus précises possibles, car il s’agit toujours de soumettre les théories « […] au contrôle de l’observation directe, et à substituer des mesures précises, des calculs rigoureux, aux spéculations pures ». Ces critères sont pour Faye la pierre de touche à laquelle toute théorie doit se confronter.

14 L’éclipse totale visible en Espagne le 18 juillet 1860 est l’occasion de tester un procédé qu’il a conçu et fait construire pour l’éclipse partielle visible à Paris deux ans auparavant, conjuguant photographie et télégraphie. L’heure à laquelle est prise la photographie est notée par un chronomètre et simultanément par un appareil télégraphique, fabriqués pour l’occasion. Ce système est à ce titre une incarnation de sa méthodologie, et montre également chez Faye un attrait indéniable pour les nouvelles techniques.

15 Son programme d’observation pour l’éclipse est assez simple, et consiste à « […] étudier exclusivement les protubérances lumineuses des éclipses, et les soumettre à des mesures assez précises pour décider enfin entre les hypothèses que ce mystérieux phénomène a suggérées ». Grâce au « micromètre de position enregistreur que M. Porro a bien voulu construire pour moi », ajoute Faye, « j’espère lever la difficulté et donner à la science quelques mesures décisives19 ». Il est donc prêt à investir ses appareils et ses efforts pour cet événement, dont il est assuré de conduire la mission en Espagne pour le compte de l’Observatoire20. Comme en rend compte la revue Cosmos, « il mettait la dernière main à ses appareils ; il s’apprêtait presque à partir, lorsque des explications inattendues sont venues lui apprendre d’abord qu’il ne pouvait pas compter sur le concours indispensable de l’Observatoire impérial, et l’amener bientôt à résigner entre les mains de M. le ministre de l’instruction publique l’autorisation et les pouvoirs qu’il en avait reçus. » On peut comprendre l’amertume qu’a dû ressentir Faye face à ce retournement de situation, et son programme de recherche patiemment mis au point s’est ainsi retrouvé tué dans l’œuf21.

16 Cet échec ne signe pas l’arrêt de sa contribution sur la constitution physique du Soleil, bien au contraire, mais l’écarte définitivement du champ de l’observation. Il va dès lors s’investir dans un travail purement théorique qui l’amènera à une théorie cohérente et rationnelle en 186522. Entre temps, la spectroscopie23 va faire son apparition dans le champ de la physique solaire, et pour Faye ce nouvel outil est au cœur des enjeux épistémologiques qui se jouent dans ce domaine émergent.

Légitimité des sciences de laboratoire appliquée au Soleil

17 Faye ne rejette pas a priori l’utilisation d’appareillage de laboratoire pour étudier le Soleil, comme nous l’avons vu vis-à-vis de Secchi, il souligne néanmoins qu’il faut soumettre l’objet étudié à une méthodologie qui dépend de sa nature. Ce point de vue est clairement exposé à propos de la théorie de la source d’énergie du Soleil que le physicien et physiologiste allemand Robert Mayer avait proposée dès 1843, reprise ensuite par William Thomson en 185424.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 34

18 Cette théorie suggère que la chaleur du Soleil soit développée par la chute incessante de météorites à sa surface, l’énergie cinétique étant alors convertie en énergie thermique. Elle est une conséquence directe des récents travaux sur ce que les physiciens ont appelé l’équivalent mécanique de la chaleur, travaux qui ont conduit à l’énoncé du principe de conservation de l’énergie (première loi de la thermodynamique).

19 L’astronome français écarte la théorie météoritique, non pour sa base expérimentale ni sur sa valeur intrinsèque, mais pour l’extrapolation inconsidérée qui en est faite dans le cadre de la physique solaire. Ainsi, souligne-t-il, « [O]n peut nier que la chaleur solaire soit due à une action mécanique, telle que la chute ou le frottement de matériaux cosmiques, sans nier pour cela que le choc ou le frottement soient des sources de chaleur »25. Si l’émergence et le développement de la thermodynamique a réellement permis une légitimation des lois de la « physique terrestre » appliquée aux astres, l’emploi de ces nouveaux outils conceptuels ne va pas sans réticence ni tension, selon la culture des acteurs qui s’en emparent.

20 De ce point de vue, l’utilisation de la spectroscopie fera l’objet d’une critique similaire, et Faye fera à Kirchhoff les mêmes reproches qu’il a faits à Thomson. À la suite de la publication de l’article Kirchhoff et Bunsen dans les Annales de Physique et de Chimie en 1861, il ne remet pas en cause l’expérience des deux savants en tant que telle, mais bien « […] les conséquences qu’on en tire relativement à la constitution du Soleil26 ». Pour lui celles- ci ne sont que « la traduction littérale d’une merveilleuse expérience de cabinet27 » mais rien de plus. Pour valider la théorie du physicien allemand, il faudrait qu’elle puisse se prêter à des observations directes. Faye insiste précisément sur ce point lorsqu’il critique l’expérience de Kirchhoff : « […] plus le mouvement qui entraîne la science vers ces régions nouvelles est puissant, plus il importe de ne pas oublier que ces théories ont encore à subir toutes sortes de vérifications : or c’est l’épreuve la plus directe que je viens conseiller28 ». Il faut, ajoute-t-il, « […] examiner si cette auréole présente ou non le renversement du spectre solaire, c’est-à-dire si les raies obscures de Fraunhofer seront remplacées dans ce spectre par des raies brillantes29 ».

21 La suspicion que lui inspire la théorie de Kirchhoff découle d’une séparation méthodologique entre les deux disciplines. Il en expose la justification dans ce passage où il écrit : « Les savants qui ne s’occupent pas habituellement d’astronomie s’étonneront peut- être de la lenteur avec laquelle se prépare la solution d’un pareil problème. Mais il faut considérer que les astronomes sont assujettis dans leurs études à des conditions toutes spéciales et d’une étroitesse extrême. Le physicien, tenant sous la main l’objet qu’il étudie, ne court pas grand risque de s’abandonner à son imagination et de s’aider largement de la ressource commode des hypothèses, car l’expérience, toujours à sa portée, est là pour rectifier à l’instant des aperçus vicieux, ou pour donner du corps à des intuitions heureuses. L’astronome, au contraire, réduit à spéculer sur des phénomènes fugitifs, complètement inaccessibles sauf pour un seul de ses sens, abordables à l’observation seule et nullement à l’expérience, doit s’estimer heureux d’avoir reconnu la direction où il faut marcher pour arriver à la découverte de la vérité. Il lui faut se défier de ses sens et surtout de la propension qui nous pousse si naturellement, en d’autres genres d’études, à traduire tout d’abord nos impressions en hypothèses. Ce qui distingue l’astronomie, à ce point de vue, jusque dans sa partie physique, c’est la netteté avec laquelle d’ordinaire elle reconnaît les limites posées à ses recherches par la nature des choses, la sobriété dans l’emploi des analogies, et la rigueur des conditions qu’elle impose aux très-rares hypothèses dont elle consent à se servir.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 35

C’est qu’en effet les sciences ne se distinguent pas moins par leurs méthodes que par leur objet, et il n’est pas toujours bon […] de transporter de l’une à l’autre les procédés d’investigation et les habitudes intellectuelles nées de l’emploi continu de tel ou tel genre de recherche30. »

22 Cet extrait manifeste la différence qui existe à l’époque entre les deux cultures, celle de l’astronome et celle du physicien. Or, l’étude de la constitution physique du Soleil fait converger ces deux cultures vers un même objet. À travers les termes qu’il emploie constamment – hypothèse, analogie, imagination, spéculation –, et qui émaillent son discours en maints endroits, il tente de résoudre cette tension par une position méthodologique et épistémologique clairement exposée – et qui révèle sa propre culture –, seule garante pour Faye d’une accession aux véritables explications des phénomènes et d’un dégagement de lois31. La démarcation entre science expérimentale et science d’observation devient perméable, mais leur fusion demeure encore ambiguë. La distance n’est pas ici le critère fondamental qui sépare les objets en deux classes distinctes qui nécessitent des méthodes différentes, c’est plutôt leur impossibilité à être manipulés, à être tenus « sous la main ». La météorologie entre dans cette définition, et Faye n’hésitera pas à adresser les plus vives critiques aux hypothèses de toutes sortes qui encombrent cette science et à l’état d’esprit qui y règne. La météorologie est suffisamment avancée à la fin du XIXe siècle, selon lui, pour prétendre accéder à une positivité digne de celle de l’astronomie, et donc à adopter la méthodologie qui lui est propre. L’astronomie physique doit elle aussi subir une telle mutation.

Conclusion

23 Lankford fait remarquer que « [O]nly after technical and theoretical developments in physics could the science of astrophysics be imagined32 ». Notre étude montre effectivement que le Soleil devient véritablement un objet de science dans la mesure où des outils conceptuels sont constitués, légitimant une extrapolation des lois de la physique aux astres. De ce point de vue, c’est la thermodynamique qui joue ce rôle. Mais la voie empruntée par exemple par Thomson n’est pas la seule, et Faye veut montrer par son travail que l’on peut obtenir des connaissances sur la constitution physique du Soleil en conservant une ligne méthodologique propre à sa culture : à la voie du physicien répond celle de l’astronome. Ses efforts aboutiront à son article de 1865 dans lequel il soutient que le Soleil est une sphère de gaz à haute température, brassée par de vastes mouvements convectifs, et délimitée par une zone où les vapeurs précipitent en particules solides portées à incandescence, véritable limite physique d’où proviennent la lumière et la chaleur33.

24 Si le nom de Faye sera presque oublié lorsque Eddington proposera son modèle de constitution des étoiles34, il n’en reste pas moins un acteur essentiel dans l’émergence de l’astrophysique.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 36

NOTES

1. A. Mangin, 1870, Revue Scientifique – Le Correspondant, 81, p. 775. 2. Sur le rôle des éclipses solaires, voir Alex Soojung-Kim Pang, 1993, « The social events of the season. Solar eclipse expeditions and victorian culture », Isis, 84, pp. 252-277 ; Alex Soojung-Kim Pang,1994, « Victorian observing practices, printing technology, and representations of the solar corona, (1) : the 1860s and 1870s », Journal for the History of Astronomy, 25, pp. 249-274, Aubin, D., 1999, « La métamorphose des éclipses de Soleil », La Recherche, 321, pp. 78-83. 3. L’astronomie de position était également appelé astronomie physique. Jusqu’au début du XIXe siècle, le terme renvoie à l’astronomie basée sur les lois de Newton. Le terme physique étant pris dans une acception différente de celle à laquelle nous faisons référence lorsque nous parlons de propriétés « physiques » du Soleil. Nous verrons justement que le sens attribué à « astronomie physique » va lentement glisser jusqu’à son sens moderne. Pour les ouvrages discutant de la naissance et de l’évolution de l’astrophysique, voir Meadows, A. J., 1970, Early solar physics, Pergamon Press ; Gingerich, O. (ed.), 1984, The General History of Astronomy, vol. 4, Astrophysics and twentieth century astronomy to 1950, part A, Cambridge University Press ; Hufbauer, Karl, 1991, Exploring the sun, solar science since Galileo, The Johns Hopkins University Press ; Tassoul J.-L. & Tassoul M., 2004, A Concise History of Solar and Stellar Physics, Princeton University Press ; Aubin D., Bigg C. & Sibum O.-H. (ed.), 2010, The heavens on earth. Observatories and astronomy in nineteenth-century science and culture, Duke University Press. 4. Stéphane Le Gars a déjà travaillé sur certains acteurs en France, notamment Janssen, Rayet et Cornu. Voir Le Gars, S., 2007, L’émergence de l’astronomie physique en France (1860-1914) : acteurs et pratiques, Thèse de doctorat, Université de Nantes ; Le Gars S. & Maison L., 2009, « Janssen, Rayet, Cornu : 3 parcours exemplaires dans la construction de l’astronomie physique en France », Revue d’Histoire des Sciences, Tome 59-1, pp. 51-81. 5. Il rappelle dans sa Note sur ses travaux astronomiques, qu’il a effectué plus de 10 000 observations de ce genre. Voir H. Faye, 1847, Note sur les travaux astronomiques de H. Faye, Bachelier, Paris. 6. Il entre à l’Académie à l’âge de 33 ans, le 25 janvier 1847, avec les lettres d’appui d’Arago et de Humboldt. 7. Arago signale dans une lettre à Airy datant du 17 octobre 1849 qu’il n’a pas adressé un mot à Faye depuis deux ans. Les relations entre les deux hommes ne sont donc pas très cordiales. Cambridge Archives - RGO 6/160. Faye indique à Secchi dans une lettre qu’il n’a plus mis les pieds à l’Observatoire depuis la fin 1851. Lettre du 31 octobre 1852, Archives de l’Université Grégorienne. 8. Pour un compte rendu détaillé de l’éclipse, voir Arago, F., 1842, « Sur l’éclipse totale de Soleil du 8 juillet 1842 ; sur les phénomènes qui devront plus particulièrement fixer l’attention des astronomes ; sur les questions de physique céleste dont la solution semble devoir être liée aux observations qui pourront être faites pendant les éclipses totales de Soleil », CRAS, t. 14, pp. 843-861 et Arago, F., 1845, « Notice scientifique : Sur l’éclipse totale de Soleil du 8 juillet 1842 », Annuaire du Bureau des longitudes pour l’année 1846, pp. 272-477. Ce mémoire est repris avec quelques modifications dans Arago, F., 1858, Œuvres Complètes, tome 7, pp. 136-290. 9. Sur la théorie de William Herschel, voir par exemple Hoskin, M., 1969, William Herschel and the construction of heavens, Oldbourne (une 2e édition mise à jour existe, publiée en 2012, Cambridge University Press). 10. Lettre de Faye à Secchi, 31 octobre 1852, Archives de l’Université Grégorienne.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 37

11. Secchi était aux États-Unis à cette période, ayant fui les violences contre les jésuites à Rome. Voir Mazzoti, Massimo, 2010, « The jesuit on the roof : observatory sciences, metaphysics, and nation building », in Aubin, Bigg&Sibum, 2010, op. cit., pp. 58-85. 12. François Arago, 1851, Notice scientifique : Sur les observations qui ont fait connaître la constitution physique du Soleil et de celles de diverses étoiles, Éditions Bachelier, Paris, p. 341. 13. François Arago décède à Paris le 2 octobre de la même année. Faye dit ainsi d’Arago qu’il « […] aurait un droit de propriété sur le Soleil » depuis la fameuse expérience où il a réussi à démontrer que la photosphère est gazeuse, ce dont personne ne doutait, et que son intensité lumineuse est la même au centre qu’aux bords, ce que personne n’admet. », lettre de Faye à Secchi, 17 février 1853, Archives de l’Université Grégorienne. 14. H. Faye, 1859, « Sur l’éclipse totale du 18 juillet prochain », CRAS, t. 48, p. 565. 15. Ce problème a été soulevé par l’astronome allemand Friedrich Bessel, et a trait aux fluctuations qui apparaissaient entre différents observateurs dans l’enregistrement du temps de transit des astres au méridien. Sur ce sujet, voir S. Schaffer, 1988, « Astronomers mark time », Science in Context, 2, n° 1, pp. 115-145 ; J. Canales, 2001, « Exit the Frog, Enter the Human : Astronomy, Physiology and Experimental Psychology in the Nineteenth Century », British Journal for the History of Science, 34, pp. 173-197 ; H. Schmidgen, 2003, « Time and noise : the stable surroundings of reaction experiments, 1860-1890 », Studies in History and Philosophy of Science Part C, 34, n° 2, pp. 237-275. Pour un exposé d’époque des recherches sur ce problème, voir Ch. Wolf, 1865, « Recherches sur l’équation personnelle », Annales Observatoire de Paris, t. 8, pp. 153-208. 16. H. Faye, 1849, « Sur les observations du Soleil », CRAS, t. 28, p. 242. 17. Cette notion d’objectivité dite « mécanique » est analysée dans Daston, L. J., & P. Galison, 2007, Objectivity, New York, Zone Books. 18. « Qui en font « […] des témoins irrécusables et complets, qu’on consultera avec fruit dans un siècle comme aujourd’hui. » H. Faye, 1862, « Rapport sur les dessins astronomiques et les épreuves photographiques de M. Warren de la Rue », CRAS, t. 54, p. 549. 19. H. Faye, 1859, Cosmos, 15, p. 530. 20. Annoncé par Le Verrier à l’Académie des sciences, à la séance du 13 février 1860. Voir CRAS, t. 50, p. 351. 21. Sa conversion viendra de la comparaison des épreuves de l’éclipse obtenues par Secchi et de la Rue, à plus de 500 kilomètres d’intervalle. La parfaite superposition des protubérances entre les deux lieux d’observations, corrigée de l’effet de parallaxe, prouvant de ce fait la réalité du phénomène. 22. H. Faye, 1865, « Sur la constitution physique du Soleil », CRAS, t. 60, pp. 89-96 ; 138-150. 23. Sur les liens entre spectroscopie et astrophysique, voir Donald H. Menzel, 1972, « The history of astronomical spectroscopy I : qualitative chemical analysis and radial velocities », in Berendzen, pp. 225-244 ; Ibid., 1972, « The history of astronomical spectroscopy II : quantitative chemical analysis and the structure of the solar atmosphere », Annals of the New York Academy of sciences, 198, 236 and sq. ; D. Aubin, 2003, « Orchestrating observatory, laboratory, and field : Jules Janssen, the spectroscope, and travel », Nuncius, pp. 143-162 ; B.J. Becker, 2001, « Visionary memories : William Huggins and the origins of astrophysics », J. Hist. Astron., 32, pp. 43-62 ; et I. Chinnici, 2008, « The ‘Società degli spettroscopisti italiani’ : birth and evolution », Annals of Science, 65/3, pp. 393-438. 24. Sur le problème de la source d’énergie du Soleil, voir Peggy Aldrich Kidwell, 1979, Solar radiation and heat from Kepler to Helmholtz, Ph.D., Yale University, chapitre 8 ; James, Frank A.J.L., 1982, « Thermodynamics and sources of solar heat », The British J. Hist. Sci., 15/2, 155-181 ; Merleau-Ponty, J., 1983, La science de l’Univers à l’âge du positivisme, Paris, J. Vrin, chapitre IV ; Smith Crosbie & Wise Norton, 1989, Energy and empire. A biographical study of Lord Kelvin, Cambridge University Press, chapitres 14 et 15.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 38

25. H. Faye, 1862, « Sur la lumière zodiacale et sur le rôle qu’elle joue dans la théorie dynamique de la chaleur solaire », CRAS, t. 55, pp. 564-568. Notons également que Faye rejette la théorie de Thomson car elle s’oppose, telle que l’a exposée le physicien irlandais Crosbie Smith, Norton Wise, à l’hypothèse de la nébuleuse primitive gazeuse de Laplace. Faye ne peut accepter une telle entorse à l’orthodoxie dominante en France en matière de cosmogonie, et il y voit même une explication au rejet de l’article originel de Mayer. 26. H. Faye, 1861, « Spectre de l’auréole des éclipses totales ; suggestion relative à l’observation de l’éclipse de Soleil du 31 décembre prochain », CRAS, t. 53, p. 682. Faye n’est pas le seul à adopter cette position. Voir B. J. Becker, 2001, « Visionary memories : William Huggins and the origins of astrophysics », op. cit. 27. H. Faye, 1861, « Spectre de l’auréole des éclipses totales ; suggestion relative à l’observation de l’éclipse de Soleil du 31 décembre prochain », CRAS, t. 53, p. 682. 28. Ibid. 29. Ibid. Le renversement des raies du spectre solaire lors d’une éclipse – dénommé « flash spectrum » – a été observé pour la première fois par l’astronome américain Charles Augustus Young, lors de l’éclipse totale de 1871. 30. H. Faye, 1861, « L’irradiation peut-elle réconcilier l’hypothèse des nuages solaires avec les faits observés pendant les éclipses totales ? », CRAS, t. 52, pp. 85-91. 31. Faye ne dédaigne pas expérimenter dans ce domaine, il s’est déjà investi dans des recherches expérimentales en relation avec sa théorie des comètes. Voir H. Faye, 1860, « Lettre de M. Faye à l’éditeur », Astr. Nachr., n° 1240, pp. 243-248. 32. John Lankford, 1997, American astronomy : community, careers, and power : 1859-1940, University of Chicago Press, p. 36. 33. H. Faye, 1865, op. cit. 34. Sir Arthur Eddington, 1926, The Internal Constitution of the Stars, Cambridge University Press.

AUTEUR

FRANCIS BEAUBOIS Professeur agrégé de sciences physiques, docteur à l’Université Pierre et Marie Curie, Institut de Mathématiques de Jussieu Paris Rive Gauche, sous la direction de David Aubin.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 39

Hervé Faye, la géodésie et le bureau des longitudes

Martina Schiavon

« M. Faye était capable de ces patients travaux de précision qui s’imposent à tous les astronomes et, sous ce rapport, il a fait ses preuves ; mais ce que nous devons surtout voir en lui c’est un semeur d’idées ; c’est par là avant tout que sa mémoire vivra » (Henri Poincaré, 1902)1

1 Découvreur d’une comète qui porte son nom, c’est surtout comme astronome qu’on se souvient du nom d’Hervé Faye. Néanmoins, son parcours reste complexe : d’abord élève-astronome à l’Observatoire de Paris, puis professeur à l’X, recteur à Nancy, inspecteur général de l’instruction publique… Faye pérégrine en de nombreuses institutions. Ce parcours anormal n’a pas échappé à Henri Poincaré. Dans sa commémoration à la Société astronomique, Poincaré n’hésite pas à qualifier Faye de « semeur d’idées » qui sont ainsi listées : les recherches sur la constitution du Soleil, l’explication de la formation des queues des comètes et des cyclones atmosphériques terrestres, ou encore les spéculations sur la cosmogonie et la géodésie.

2 Dans cet article, je me suis proposée de prendre une de « ces idées » comme fil conducteur dans la vie de Faye : en prenant comme entrée la géodésie, il serait possible de donner un certain sens aux déchirures constatées dans le parcours de Faye et à sa pérégrination en de nombreuses institutions. Mon propos n’est pas de « faire ordre » dans la vie de Faye avec la géodésie mais de mettre en évidence un travail individuel et des choix pratiques qui l’ont obligé à donner si souvent un nouveau tour à sa carrière. Bien qu’il existe d’autres fils conducteurs dans sa vie, je me propose de montrer que seul le Bureau des longitudes a pu correspondre pleinement à ses idées parce que l’institution permettait à ce moment de nouvelles perspectives de carrière non seulement dans le domaine de la géodésie mais dans d’autres domaines qui restent à étudier. Je suis ainsi d’accord avec Jean-Marie Feurtet quand, dans son étude du Bureau des longitudes, il affirme que Faye fut une « conscience torturée, [qui] incarne la déchirure de deux corps astronomiques français [l’observatoire de Paris et le Bureau des longitudes] et l’impossible conciliation entre un idéal scientifique et une mutation de son contrat social2 ». En fait, la carrière non linéaire de Faye prend du sens dans l’histoire complexe de ces deux institutions alors qu’en 1854 l’Observatoire et le Bureau des longitudes ont été séparés

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 40

après 65 ans de vie commune. Cette nouvelle autonomie, pour le Bureau des longitudes, a été acquise au prix de nombreuses difficultés. Considérée comme une institution « en crise » et « paralysée » de 1854 jusqu’à la fin des années 1860, c’est justement avec Faye qu’elle se revitalise surtout parce qu’il sut renouveler la collaboration du Bureau avec les grands organes technocratiques de l’astronomie appliquée : les Dépôts de la Marine et de la Guerre3.

La géodésie, discipline de l’astronomie

3 Entré à Polytechnique en 1832, Faye est rayé des listes de l’École en 1834 : il est accusé par ordre du ministre de la Guerre d’être un des plus notoires agitateurs de l’École pendant les émeutes de la même année. Sans doute, cet événement perturbe une carrière toute tracée. Faye travaille comme ingénieur en Gascogne, puis en Hollande, où il rencontre son épouse. Il reste néanmoins dans le réseau de Polytechnique : en 1843, Joseph Liouville lui fait traduire des travaux de Jacobi dans le Journal des mathématiques pures et appliquées ; Jacques Babinet, examinateur à l’École polytechnique et bibliothécaire au Bureau des longitudes (1841), et Félix Savary, professeur de Géodésie et Machines à l’X (1831) et membre adjoint du Bureau des longitudes (1824), jouent les intermédiaires avec François Arago pour placer Faye à l’Observatoire. En 1842, Faye est finalement admis à l’Observatoire comme élève-astronome. Faye entre à l’Académie des sciences en 18474.

4 Alors qu’il est élève-astronome à l’Observatoire, Faye s’intéresse à la fabrication d’instruments d’observation : en 1846, il imagine une lunette zénithale pour fixer à la fois l’heure et la latitude. L’instrument a des applications immédiates en géodésie et utilise un bain de mercure, une idée que Faye reprend du collimateur flottant imaginé par le capitaine Henry Kater5. Faye est donc au courant des innovations techniques d’Outre-Manche. De même, avec sa lunette zénithale, Faye propose des nouvelles mesures et notamment la détermination de la verticale dans le voisinage d’une montagne par deux opérations indépendantes, « dont l’une serait exécutée dans la direction du méridien, par la différence des latitudes apparentes, l’autre dans la direction perpendiculaire au méridien, par la différence des longitudes de deux stations situées à l’est et à l’ouest de la montagne6 ». Cette suggestion ressemble à une expérience réalisée en 1828 par (Sir) Georges Biddel Airy au voisinage des mines en Cornouailles pour mesurer la densité de la Terre avec un pendule : à cette occasion, avec William Whewell, Airy avait utilisé des instruments et des moyens du Board of Longitude7.

5 En 1862, en se référant directement à cette expérience d’Airy, au Bureau des longitudes Faye propose de réaliser une expérience identique sur le Puy de Dôme car « aucune opération de ce genre n’a encore été faite en France ». Cet exemple indique que l’astronomie pratique ou géodésie, est sans doute une discipline qui provient de l’observatoire et que ses acteurs sont ainsi dans un contexte d’échange international. Mais ces implications sont aussi la conséquence du fait que la géodésie, première étape de la cartographie, ne peut pas être confinée à un État. En effet, la connaissance d’un arc de méridien, base de tout travail géodésique à cette époque, sert non pas tant à dessiner la carte « locale » du territoire, qu’à établir une carte « globale », « politique » ou « militaire » d’un État ou encore obtenir l’exacte juxtaposition des feuilles cartographiques des différents États.

6 À l’Observatoire, Faye reste proche du républicanisme en politique mais, sur le terrain astronomique, il demeure longtemps sous l’aile protectrice d’Urbain Le Verrier. Il est

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 41

son suppléant du cours de Géodésie et Machines à l’École polytechnique. En complément du cours théorique de Le Verrier, Faye se tourne vers des aspects plus pratiques. Ses intérêts pour les applications, et notamment pour celle de l’électricité, auraient pu le rapprocher du Bureau des longitudes mais ce ne fut pas le cas à cause d’Arago. Celui-ci, au Bureau des longitudes, accuse Faye d’informer le père Angelo Secchi des projets de recherche conduits à l’Observatoire de Paris. Selon Arago, Faye cherche ainsi un prétexte pour quitter l’Observatoire, d’où il démissionne effectivement le 31 mars 1852. Faye est alors proche du cadre ministériel d’Hippolyte Fortoul qui soutient Le Verrier : ainsi, la même année, il remplace Michel Chasles dans la chaire de Géodésie et Machines à l’École polytechnique. En démissionnant de l’Observatoire, Faye a donc quitté une carrière d’astronome pour en embrasser une d’enseignant.

Figure 1 : Le général Joseph Liagre vient de publier Calcul des probabilités et théorie des erreurs (en figure, frontispice de l’édition de 1879).

7 En 1853, Faye rencontre à Paris le géodésien belge Joseph Liagre (figure 1), qui vient de publier le Calcul des probabilités et théories des erreurs, une traduction en langue française des principes de la géodésie de Carl Friedrich Gauss et Friedrich Wilhelm Bessel et qui comporte : usage des héliostats, usage des tours en maçonnerie pour l’établissement des signaux, utilisation des règles de Bessel pour mesurer les bases, de la réitération pour la mesure des angles et analyse des erreurs des « moindres carrés ». Dans sa préface, Liagre a critiqué la géodésie française et affirmé que le nouvel État de la Belgique doit entreprendre la triangulation de son territoire en choisissant des méthodes d’observation et d’analyse des données allemandes, en particulier il faut adopter la « méthode des moindres carrés ». Faye connaît cette méthode, puisqu’il l’enseigne à l’X sans la demander aux examens. C’est surtout sur les instruments que Faye est en concordance avec la critique de Liagre. Au sein de l’Académie des sciences, Faye désigne les instruments répétiteurs – et notamment le cercle de Borda – comme responsables des erreurs dans les mesures de latitude8.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 42

8 Il faut savoir que ces instruments sont alors employés sur le terrain par les ingénieurs- géographes du Dépôt de la Guerre : en 1817, ces officiers ont été chargés du dessin d’une nouvelle carte de France à l’échelle 1/80 000, appelée « Carte d’état-major », et qui est aussi destinée à l’usage des services publics9. Or, la publication des feuilles de cette carte se poursuit en 1853, et Lucien Antoine Blondel, le directeur du Dépôt de la Guerre, accueille avec crainte les idées de Faye. Que des erreurs existent sur la définition de la chaîne astronomique sur laquelle s’appuie la carte, on en est bien conscient au sein de l’Académie10, mais introduire des nouveaux instruments sur le terrain en ce moment pourrait avoir des effets néfastes sur la publication de la carte. Arago affirme que cela aurait pour conséquence de « déprécier les travaux de la carte de France11 », et il s’oppose davantage à Faye.

9 Après la mort d’Arago en octobre 1853, divers changements importants ont lieu au sein de l’Observatoire de Paris ainsi qu’au Bureau des longitudes. L’événement déclencheur est l’élection d’un nouveau « directeur des observations » : le Bureau propose Claude- Louis Mathieu, et Jean-Baptiste Biot, qui est proche de Le Verrier, s’y oppose. L’occasion est saisie par Le Verrier dont le propos est de remplacer la fonction de « directeur des observations » par un « directeur de l’observatoire » ayant les pleins pouvoirs nommé par le ministre. Dans le rapport rédigé par la commission chargée d’étudier la question, on lit en fait que bien que le directeur des observations soit soumis à la tutelle du Bureau, Arago a été « bien réellement le directeur permanent de l’Observatoire auquel il communiqua l’éclat de ses découvertes et de son nom12 ». De plus, Le Verrier souhaite que les astronomes soient nommés par le ministre parce que « le Directeur ne doit pas être le maître absolu de leur avenir13 ». Il va de soi que la nomination d’un directeur de l’Observatoire met en question l’existence propre du Bureau des longitudes. Le Verrier souhaite le supprimer, mais Biot désire que le Bureau devienne un organe suprême de l’astronomie en France et le maréchal Vaillant va lui assigner une nouvelle raison d’être : détaché de l’astronomie purement observationnelle, le Bureau pourrait complètement se consacrer à des missions d’utilité pratique, en navigation et en géodésie notamment. Le Bureau des longitudes est effectivement séparé de l’Observatoire en 1854. La même année, le ministre Hippolyte Fortoul nomme Faye astronome adjoint à l’Observatoire de Paris dirigé par Le Verrier.

10 Faye refuse et explique son choix dans ces termes : « Il y a deux ans, j’ai quitté l’Observatoire et je suis entré dans une autre carrière, celle de l’enseignement… aujourd’hui, plus que jamais, je me trouve heureux de marcher dans cette voie avec votre appui… je supplie… votre Excellence de considérer que ma carrière nouvelle est devenue l’unique fondement de mes ressources, la seule base de la position que je me suis fait à l’abri d’un gouvernement protecteur. Je désire que le sacrifice que je ferai en rentrant à l’Observatoire, pour un temps très limité, ne devienne pas une cause de ruine pour mes espérances, au moment même où un récent mariage me ( ?) fait comprendre plus que jamais les exigences de l’esprit de science et les bienfaits de la sécurité. En un mot, je désire rester ce que je suis, ne pas courir de chances nouvelles14 ».

11 Le 11 février 1854, il ajoute : « aujourd’hui, il m’est prouvé que je ne suis rien moins qu’indispensable [à l’Observatoire] et, dès lors, aucun scrupule ne m’empêche de prier votre excellence de ne pas inscrire mon nom sur la liste des astronomes de l’observatoire de Paris15 ».

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 43

12 Le 22 août 1854, Fortoul nomme Faye professeur de mathématiques pures et appliquées et Recteur de la toute nouvelle Académie de Nancy.

Le rectorat de la Faculté de Nancy

13 La période nancéienne de Faye n’est souvent que brièvement citée dans ses biographies. Il me semble néanmoins qu’il s’agit d’un moment clé dans sa vie, d’une période dans laquelle est mûrie en lui la conviction que la géodésie a un rôle important à jouer pour l’État et dans laquelle il a noué des contacts plus étroits avec le réseau polytechnicien.

14 À Nancy, Faye doit mettre en place les structures de la faculté des sciences et des lettres : il est très concerné par les sciences appliquées et, par exemple, officialise la fonction de professeur des travaux graphiques d’Alexandre Mélin à l’École des sciences appliquées annexée à la faculté de Nancy16.

15 Faye a réfléchi à l’importance des sciences appliquées, comme le témoigne son discours de réception à l’Académie Stanislas en 1854 : alors que l’astronomie ne figure pas parmi les disciplines de l’académie nancéienne, Faye y tient un discours fort : « Sur la différence de longitude entre Paris et Londres ». Il va expliquer pourquoi l’astronomie pratique est importante dans la vie de tous les jours : « C’est la part que cette science [l’astronomie] est appelée à prendre dans les affaires grandes ou petites de notre époque, c’est son rôle encore actif aujourd’hui, c’est son intervention continuelle, mais trop souvent inaperçue, dans le mouvement des idées et des faits. Ce mouvement général est facile à caractériser. Il tend à la fusion des peuples civilisés et à la conquête définitive de la terre. La science aussi, Messieurs, présente aujourd’hui les mêmes tendances vers l’unité ou plutôt vers la réunion des efforts en vue d’un but commun… On ne veut plus d’à peu près, plus d’erreurs surtout… La terre nous appartiendra, mais il faut d’abord que nous l’ayons mesurée en tous sens avec l’exactitude de l’arpenteur qui a toisé le champ. L’arpenteur du globe terrestre, Messieurs, c’est l’astronome17 ».

16 L’astronomie pratique, poursuit Faye, sert à l’État : un exemple en est sa contribution à la mesure du temps. Elle doit ainsi tout naturellement intéresser le citoyen nancéien alors que celui-ci se sert du réseau de chemin de fer pour ses affaires commerciales18. Faye vient d’achever une mesure de la différence de longitude Paris-Greenwich et on voit bien dans son discours sa volonté de faire comprendre que l’astronomie, bien entendu pratique, est essentielle pour l’État.

17 En 1855, Faye s’installe à Nancy – comme témoigne l’incendie de sa maison. Grâce aux notes d’inspection auxquelles sont alors soumis tous les établissements sous Fortoul, on constate que sa tâche n’est pas facile.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 44

Figure 2 : Hervé Faye

© Archives de l’Académie des Sciences, dossier Faye.

18 En 1856, sa situation est compromise : selon l’inspecteur, faute des moyens pour installer les nouveaux bâtiments de la faculté à Nancy, il envisage son transfert à Metz, siège de l’École d’application de l’artillerie : « il a reconnu que la faculté des sciences aurait beaucoup plus de chances de prospérer à Metz, siège de l’école d’application des armes savantes et centre d’une industrie assez active… il connaît bien mieux [l’École polytechnique] que l’École normale supérieure et… l’agrégation, les deux sources vitales du recrutement universitaire. Aussi, lorsqu’il a eu à chercher des suppléants pour des chaires vacantes, il s’adresse d’abord à des ingénieurs, à des officiers d’artillerie et du génie, enfin, à toutes les provenances de l’école polytechnique, et il a complétement oublié le corps enseignant »19.

19 On reconnait en ces mots la rivalité entre deux formations qui se font concurrence ; de plus, ce discours me semble important car il souligne comment Faye se sert de son réseau polytechnicien et comment il s’est rapproché des armes savantes.

20 Après cet épisode, Faye demande au ministre de revenir à Paris : « je resterai à mon poste tant qu’il vous plaira de m’y maintenir. Mais s’il m’est permis de faire valoir mes penchants et mes intérêts, je demanderai d’être honorablement rappelé à Paris. D’ailleurs ma tâche est terminée en tant qu’elle consistait à organiser… à Nancy les deux facultés et l’école des sciences appliquées20 ».

21 En 1857, le ministre nomme Faye inspecteur général de l’instruction publique à Paris.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 45

La géodésie, science autonome

22 1857 : c’est l’année au cours de laquelle Wilhelm Struve envisage de mesurer un arc de parallèle en passant par la France. C’est l’occasion, pour Faye, de relancer le débat à l’Académie des sciences qui a été sollicitée par le gouvernement pour un avis. Struve se propose en effet d’utiliser des méthodes et des instruments allemands et, en particulier, la méthode de la réitération dans les mesures angulaires. Aux confrères, Faye parle alors en termes de « crise » de la géodésie française, parce qu’alors que les mesures géodésiques se multiplient à l’étranger avec des nouvelles méthodes et des instruments de fabrication allemands, la France n’a pas encore corrigé son réseau. Il est clair que son discours vise à solliciter l’intervention de l’Académie et du gouvernement car, côté militaire, la géodésie est bien loin d’être dans une situation de « crise ». Par ailleurs, sans Arago, Faye peut affirmer que la révision est désormais nécessaire pour relever le « prestige scientifique » national, à savoir pour corriger le réseau français, qui ne peut pas être prolongé à l’étranger car il contient des erreurs reconnues.

23 Dans le discours de Faye, la géodésie a désormais acquis un statut de science autonome de l’astronomie : l’Académie des sciences, en tant que « corps constitué dans l’État » a le devoir de promouvoir les grandes entreprises de la « science pure » et, en particulier, de promouvoir la géodésie. Selon Faye, une opération géodésique est en fait le signe distinctif d’un « pays civilisé », car elle permet de diffuser une science française. De plus, les données de la géodésie servent un intérêt général, comme la réalisation des cartes, l’établissement de nouvelles voies de communication et de transport. Son discours ne semble pourtant avoir qu’un faible écho au sein de l’Académie.

24 En 1860, un autre événement joue un rôle important dans la carrière de Faye, ce qui l’oriente décidément vers le Bureau des longitudes. Le ministre a autorisé l’Observatoire impérial à envoyer une mission en Espagne pour observer l’éclipse totale de Soleil prévue le 18 juillet 1860. Faye est nommé par le gouvernement directeur scientifique de la mission et fait commander la construction de divers instruments, dont un télescope de 0,40 m d’ouverture et une lunette de 13 m de longueur pouvant se démonter en plusieurs pièces, des appareils photographiques munis d’un enregistreur électrique et d’autres instruments. Mais Le Verrier enlève à Faye le soutien de l’Observatoire en personnel, en matériel et en argent. Dans la lettre que Faye adresse à Napoléon III le 1er mai 1860 on lit : « Pendant deux mois il m’a été impossible d’obtenir quoi que ce fût de l’Observatoire impérial. Tantôt M. Le Verrier… n’avait point reçu d’autorisation pour faire les dépenses nécessaires, tantôt l’autorisation du Ministre n’était pas en règle selon lui. Bref… Je n’ai trouvé d’aide et d’appui que parmi des amis ou des Ingénieurs habiles qui ont bien voulu faire gratuitement en ma faveur ce que je sollicitai vainement du représentant officiel de la science astronomique… Le refus du concours du directeur d’un établissement impérial, alors que ce concours a été stipulé par des instructions officielles, serait, en tout état de cas, un fait extrêmement grave, mais un tel fait revêt un caractère d’insigne déloyauté lorsque le Directeur a lui-même provoqué la mission à laquelle ce concours devait l’appliquer, et lorsqu’il a manœuvré ensuite pour la faire honteusement échouer à la face de l’Europe entière… Lorsqu’un marin a perdu son vaisseau, il doit, d’après le code maritime, passer devant un Conseil de Guerre. Ce Conseil le renvoie absout s’il a fait son devoir ; il le condamne ou le dégrade s’il a failli. Croirai-je que l’honneur d’un homme de science et la responsabilité qu’il encourt en acceptant une mission officielle, en se chargeant de soutenir à l’étranger l’honneur scientifique de son

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 46

pays ne mérite pas aussi quelques égards ? Me laisserai-je sacrifier pour mes dires au caprice ou aux perfidies de M. Le Verrier ? Puis-je admettre qu’on me ferme la bouche à l’Académie impériale sous prétexte qu’il s’agit ici d’administration, alors que l’Administration est elle-même venue choisir parmi nous un homme de science pour lui dire : allez, l’État vous aidera, allez dans ce conseil ( ?) scientifique où tous les gouvernements s’honorent de se faire représenter, allez, Vous représentez la France !21 » .

25 Cet extrait permet de constater au moins deux choses : premièrement, Faye a désormais réalisé que ni à l’Académie des sciences, ni à l’Observatoire impérial, il ne pourra trouver des alliés. Deuxièmement, Faye reste encore une fois très concerné par les questions instrumentales et il manifeste ses liens directs avec le monde des « ingénieurs habiles ».

Figure 3 : L’opinion nationale, édition du 28 avril 1860.

On peut y lire au premier paragraphe : « Encore une rupture entre M. Le Verrier et un de ses collègues… . Faye ne conserve par sa mission en Espagne… » - (AN F 17 25 776).

26 Les rapports conflictuels avec Le Verrier de 1860, trouvent écho aussi dans la presse. Dans Cosmos, le 27 avril 1860, on rapporte que le président de l’Académie des sciences a demandé à Faye de se borner à n’exposer que ses plans de campagne scientifique aux confrères, sans parler des motifs du désaccord entre lui et Le Verrier. On apprend aussi que le ministre a ouvert un crédit à l’Observatoire de dix-mille francs, de plus que les huit-mille déjà mis à la disposition de Faye. Sur un tout autre ton, c’est un article du 28 avril 1860 dans L’opinion nationale qui accuse Le Verrier d’avoir « détruit » la mission (figure 3) : Faye, écrit l’auteur, aura « la gloire d’avoir compris le phénomène le plus remarquable du XIXe siècle et celle des résultats qu’on pouvait en tirer. Il aura le mérite d’avoir tout préparé, d’avoir conçu le plan d’exécution et de l’avoir exposé dans toute son étendue, au grand avantage de ceux qui feront les expériences à sa place, mais aussi

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 47

peut-être « au grand détriment de la science… car il nous semble qu’un plan copié est comme un diner réchauffé22 ».

27 Si le ministre de l’Instruction publique Gustave Rouland a confié la mission à l’Observatoire de Le Verrier, il a tout de même « imposé » Faye au Bureau des longitudes dès juin 1861. Il ne sera nommé membre titulaire astronome que le 9 mars 1862. C’est au sein du Bureau des longitudes que Faye va trouver des alliés pour la cause de la géodésie.

Faye au Bureau des longitudes : la géodésie sert à la science et à l’État

28 Membre assidu du Bureau des longitudes, Faye en fut aussi le président, sans interruption, de 1875 à 1893, puis dans les années 1896, 1900 et 1901. Ceci conforte l’idée qu’il a finalement trouvé sa place. En lisant les procès-verbaux du Bureau des longitudes de 1860 à 1902, on comprend aussi dans quelle mesure Faye a contribué, en même temps, à préciser la place et le rôle qui revient à cette institution sur la scène scientifique française et internationale.

29 Une fois admis au Bureau des longitudes, Faye se fait le rapporteur aux membres des discussions menées au sein de l’association géodésique internationale, et cela même avant même que la France en fasse partie. La naissance de la prestigieuse association remonte à 1863, quand le chef d’état-major du Service géodésique prussien, Johann Jakob Baeyer, propose à son gouvernement d’entamer un projet de coopération internationale dans le domaine de la géodésie. Baeyer demande de fédérer les études de géodésie de toute l’Europe et notamment de réaliser la jonction des triangulations géodésiques des États d’Allemagne et d’Italie. Cela aurait permis non seulement de donner aux États allemands un arc de méridien suffisamment étendu, comme celui réalisé en France, en Grande-Bretagne et en Russie, mais la coalition des États européens aurait fourni trois méridiens ainsi qu’une série de parallèles propres à préciser la figure mathématique de la Terre. Plus concrètement, un réseau de premier ordre aurait servi à la Prusse pour unifier les États fragmentés de la confédération allemande et également pour dessiner une carte d’Europe. Le projet, auquel s’associèrent plusieurs pays, donne lieu à la création d’un organisme international, la Mittel-Europäische Gradmessung - Confédération des États de l’Europe centrale - qui deviendra ensuite Association géodésique internationale. En 1863, l’inauguration de la confédération géodésique est présentée et commentée à l’Académie des sciences par Faye et Le Verrier23. Un débat s’instaure sur la possible entrée de la France dans la confédération. Bien que la réponse soit négative, cela montre bien les implications des études de géodésie au XIXe siècle. Le discours de Faye, en particulier, souligne qu’il a bien médité quels intérêts à la fois scientifiques, politiques et stratégiques apporte un projet géodésique et notamment celui de Baeyer : celui-ci cherche à unifier les méthodes en usage en géodésie dans différents pays. Aux savants allemands, Faye reconnaît des progrès plutôt théoriques que pratiques. Il leur attribue notamment l’introduction de la « méthode des moindres carrés » dans les calculs géodésiques et dans les simples mesures cadastrales. Son discours souligne une différence entre l’approche des Allemands et celle des Français : les premiers comptent sur l’emploi du calcul des probabilités pour résoudre des anomalies locales de mesures sur le terrain (et obtenir la précision dans les mesures), alors que les Français doivent se fonder plutôt

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 48

sur l’expérience directe. En effet, Faye, souhaite que le géodésien français établisse, avec les mesures d’angles, une étude géologique assez poussée du territoire où sont placées les stations : cela sert pour déterminer l’influence exercée par le relief du sol sur la verticale de l’observateur. L’étude des couches géologiques devrait expliquer les anomalies des observations. Faye pense que les Français doivent choisir de procéder à un nivellement précis du territoire, sans lequel il n’est pas possible de procéder à une triangulation « sensée » : « pour tirer quelque enseignement utile de l’étude des anomalies locales, il faut donc éliminer d’abord tout ce qui tombe sous nos yeux, sous l’empire de nos mesures et de nos calculs », affirme-t-il. Inversement, selon Faye, les Allemands donnent trop d’importance à la discussion d’une mesure et à sa justification : ils recherchent, selon lui, non pas tant l’exactitude que l’établissement du consensus. Faye relie ce point à la question de l’étalon métrique. Il se réfère ainsi à Bessel qui fut chargé par le gouvernement prussien de re-mesurer l’unité de longueur d’État. C’est donc sur la définition de l’unité de longueur que s’interroge Faye. Son discours est intéressant car il souligne une approche différente entre Allemands et Français dans la conception d’un instrument de précision. L’historienne Kathrine Olesko a en effet montré comment, pour Bessel, chaque instrument doit se caractériser par une constante instrumentale qui doit en définir la précision. Bessel recommande que, avant toute mesure, un instrument soit étalonné car, selon lui, tous les instruments sont imparfaits. Par la méthode des moindres carrés, Bessel s’attache à rechercher les écarts possibles avec les relations établies, il étudie les erreurs des vis micrométriques et celles du système de division, en assignant ainsi priorité aux erreurs et à l’analyse des données24. En définitive, Bessel ne croit pas réalisable la fabrication d’un étalon parfait, et privilègie ainsi l’établissement de règles pour sa reproductibilité : l’étalon n’est pas pour lui un « idéal mathématique, mais l’expression matérielle du protocole à travers lequel il peut être dupliqué ». Bessel ne pense pas non plus que le mètre soit une création naturelle parce que déduit d’une fraction de la longueur d’un arc de méridien. Faye constate ainsi que, vers la fin de 1860, les savants allemands ont objecté à l’introduction du système métrique dans leur pays, ce qui rend très suspect le projet de Baeyer, « l’élève » de Bessel. Faye parle de « tendance hostile au système métrique » et du dessein de Baeyer comme d’un habile plan stratégique pour unifier et pour imposer des méthodes de calculs et un système d’unités exclusivement allemands. Faye demande ainsi aux confrères beaucoup de prudence et notamment que soit garantie, pour chaque pays adhérant à la Mittel-Europäische Gradmessung, sa propre liberté d’action.

30 Quant à Le Verrier, il pense aussi que le moment est venu pour la France d’intervenir dans le contexte international : il affirme que l’Observatoire a déjà donné son concours au projet de Baeyer, et qu’il faut corriger, par des méthodes astronomiques, le méridien calculé par Delambre et Méchain. Cependant, à la différence de Faye, il minimise les tâches à accomplir et pense qu’il n’est pas nécessaire de tout refaire dans la correction de chaîne. Son discours vise sans doute à contredire Faye, et ces divisions au sein de l’Académie ont pour conséquence de retarder l’entrée de la France au sein de la confédération. Ce n’est qu’après 1870, alors que le capitaine François Perrier du Dépôt de la Guerre entame la correction de la méridienne de France et la prolonge jusqu’en Algérie, que la France siègera au sein de l’association géodésique internationale.

31 Il est intéressant de reprendre les spéculations énoncées plus haut par Faye sur la géologie. Selon lui, les montagnes ne seraient pas des simples parties de matière placées au sol, mais elles seraient constituées de couches internes qu’il faut étudier. Selon lui, ces couches sont fluides à l’intérieur et donc de moindre densité. Faye va plus

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 49

loin dans ses spéculations : il existerait des étroites relations entre la géodésie et la géologie, et cela pourrait se déduire depuis une inspection de la mappemonde : « du deuxième au vingtième degré de longitude, on rencontre l’Europe et l’Afrique dans leur plus grande étendue du nord au sud. Le méridien 100° coupe l’Asie parallèlement aux longues chaînes de montagnes et passe près de l’Australie. Encore 90°, et l’on tombe sur le méridien entièrement océanique du détroit de Behring. Enfin, le dernier quadrant passe entre les deux continents américains […] Il serait tout naturel de penser que les révolutions du Globe ou plutôt de l’écorce terrestre, opérées en général, d’après la géologie actuelle, par l’écrasement ou la rupture de certains fuseaux de la sphère qui offraient le moins de résistance aux forces géologiques, n’ont pas enlevé tout caractère de régularité géométrique à l’ellipsoïde de révolution primitif, et l’on entrevoit ainsi la possibilité d’éclairer l’une par l’autre ces études évidemment connexes de la Géodésie et de la Géologie générale, au moyen de documents plus complets et d’une analyse plus puissante25 ».

32 Selon Faye, dans un passé assez lointain, la figure géométrique de la Terre, l’ellipsoïde, et sa « figure réelle », qu’on appelle à ce moment le géoïde (aujourd’hui défini comme la surface équipotentielle du champ de gravité), étaient la même chose. Ensuite, au cours des ères, le géoïde se serait modifié, mais la mappemonde révèle encore une trace de cette ancienne relation. Faye sollicite ainsi d’entreprendre une étude plus soigneuse et interconnectée de la géologie locale et de la géodésie à travers des études des déviations de la verticale par le pendule. Ces études sont conduites depuis quelques temps en Allemagne : en 1828, Carl Friedrich Gauss avait établi une distinction entre la surface mathématique (ellipsoïde de référence) trouvée par les mesures d’arc géodésique et la surface physique (géoïde) trouvée avec des mesures pendulaires. En Grande Bretagne on travaille aussi sur les connexions entre la géodésie et la géologie, et diverses spéculations ont été émises sur la structure interne de la croûte terrestre : je rappelle les travaux du Révérend John Henri Pratt qui en 1855 s’attend à une déviation du fil à plomb à côté de l’Himalaya de 28’’ mais il n’en mesure que 4’’. Il émet ainsi l’hypothèse de différences de densité à l’intérieur de la croûte terrestre. Airy va encore plus loin et pense que la surface extérieure de la Terre repose en profondeur sur une mer de lave fluide plus dense tandis que les montagnes, moins denses, auraient des racines profondes comme un iceberg qui flotte sur l’eau et dont la partie plus importante est sous l’eau.

33 En revanche, les mesures d’un arc de méridien, et donc la géodésie géométrique, sont très anciennes en France, mais les observations pendulaires ne sont pas réalisées d’une manière systématique et, surtout, ne fournissent pas des valeurs crédibles pour déterminer la figure de la Terre et son aplatissement f défini comme f =(a-b)/a (a et b sont respectivement le demi-grand axe et le demi-petit axe de l’ellipsoïde). Pourtant, depuis 1743, Alexis-Claude Clairaut avait montré qu’il existe deux manières indépendantes pour trouver f. Cette valeur peut se calculer par une mesure d’un arc de méridien terrestre et, selon Clairaut, elle peut s’obtenir aussi des mesures pendulaires, ce qui deviendrait alors un précieux critère de comparaison. Cependant, le désaccord entre l’aplatissement tiré des mesures d’arc et des mesures de la pesanteur conduit les savants français à préférer les opérations de géodésie géométrique, d’autant plus que, avec cette manière de pratiquer la géodésie, on couvre une partie d’un arc de méridien terrestre par une chaîne de triangles qui serviront aussi pour dresser les cartes26.

34 En 1864, Faye demande aux géodésiens français de pratiquer une autre géodésie qu’on appellera plus tard dynamique, qui consiste à utiliser le pendule sur le terrain pour en déduire l’aplatissement. Vers la deuxième moitié du XIXe siècle, avec le pendule, il est

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 50

en effet possible d’estimer les « déviations de la verticale » avec une bonne précision. De plus, le pendule permet de détecter des anomalies dans l’intensité de la pesanteur. Il faut dire que, puisqu’il existe deux surfaces de la Terre, l’ellipsoïde et le géoïde, une déviation de la verticale correspond à un angle entre la verticale normale à la figure géométrique - l’ellipsoïde - tandis que la verticale expérimentale, trouvée avec le fil-à- plomb, est relative à la figure réelle de la Terre - le géoïde. Ainsi, si on met un fil-à- plomb presque au milieu d’un côté de la pyramide de Kheops, on peut mesurer une déviation de la verticale d’environ 0,7’’ à cause de l’attraction exercée par la pyramide. On estime ainsi qu’une montagne de 1 500 m de hauteur, et de la même densité que Kheops, exercerait une attraction dix fois plus grande, ce qu’on peut mesurer avec précision vers la deuxième moitié du XIXe siècle. Pour ce qui concerne les déviations dans l’intensité de la pesanteur, elles sont également mesurables à travers la relation g = C L, où g est l’intensité de la pesanteur, L est la longueur du pendule et C une constante – une fois fixée à 2 sec la période T d’oscillation du pendule.

35 Cette digression sur les mesures pendulaires est importante : la verticale sert notamment pour déterminer la latitude d’un lieu, donnée qui entre directement en jeu dans la mesure de la longueur d’un arc de méridien, ainsi qu’on peut le constater en figure 4 :

Figure 4 : La verticale sert pour définir la latitude d’un lieu et a ainsi une relation directe avec la longueur d’un arc de méridien.

36 En souhaitant une étude plus poussée du terrain et de la géologie en particulier, Faye demande une réfection complète de l’ancienne chaîne méridienne de Delambre et Méchain. En introduisant le pendule dans les mesures de terrain, Faye souhaite renouveler les instruments et les méthodes de la géodésie. Au début de sa carrière comme élève-astronome à l’Observatoire, Faye avait constaté, avec sa lunette zénithale, qu’il fallait un instrument spécifique pour chaque mesure géodésique. Il n’est pas contre la méthode des « moindres carrés » et la discussion des données, mais il souhaite que cela s’accompagne d’une étude géologique assez poussée du territoire où sont placées les stations d’observations afin de déterminer l’influence exercée par le relief du sol sur la verticale de l’observateur.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 51

Les officiers géodésiens, alliés de Faye

37 La géodésie est un terrain d’entente pour savants et officiers militaires. Parmi ces derniers, certains sont depuis longtemps attentifs à l’appel de Faye. Je donnerai l’exemple du colonel Jean-Pierre Peytier qui, lors des opérations géodésiques pour réaliser la carte de l’île Morée a réalisé le nivellement du territoire. Cet officier connaît Bessel à travers la traduction de Liagre et considère que Louis Puissant, ingénieur- géographe et prestigieux membre de l’Académie des sciences, est responsable d’avoir bloqué en France l’introduction des nouvelles méthodes allemandes (Bulletin de la société de géographie, 1833). En 1854, Peytier a fait une description très détaillée de la lunette de Faye dans le Mémorial du Dépôt de la Guerre, ce qui en a provoqué la commande au fabricant Ignazio Porro. Un autre exemple qui montre comment Faye est connu dans le monde militaire concerne le capitaine François Perrier, qui a participé en 1861 à la jonction entre les réseaux de triangulation français et anglais. À cette occasion, Perrier a constaté que l’outillage scientifique français était inférieur à celui de ses voisins. Revenu à Paris, il a commandé aux frères Brünner un instrument pour la mesure azimutale des angles, le cercle réitératif (figure 5), qu’il a aussi expérimenté lors de son affectation en Algérie, nouvelle colonie française dont il devait dresser la cartographie. En Algérie, il s’aperçoit qu’il serait possible de joindre France et Algérie sans passer par le détroit de Gibraltar. Ayant été un élève de Faye à l’X, c’est à celui-ci que le capitaine s’adresse lorsqu’il revient à Paris. Faye non seulement souscrit au projet de l’officier, mais lui demande, avec la jonction France-Algérie, de corriger la chaîne méridienne de Delambre et Méchain. La mesure de la nouvelle Méridienne de France débute en 1870 et se poursuit jusqu’en 1895. Les triangulations du territoire s’appuient sur la mesure d’un arc de méridien réalisée à l’aide du mètre étalon et des instruments réitératifs (azimutal et vertical) construits pas les frères Brünner. Vingt-cinq ans sont nécessaires, d’une part parce que les travaux sont interrompus par la guerre franco-prussienne de 1870 et, d’autre part, parce que toute une série d’opérations va se greffer sur les mesures géodésiques : ce ne sont pas tant les mesures pendulaires que Faye souhaitait mais le nivellement du territoire, une vaste opération qui conduira à la création, en 1885, du Service de nivellement27.

Figure 5 : cercle azimutal réitératif des frères Brünner.

© Galerie des instruments de l’Institut National de l’information graphique et forestière.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 52

Figure 5 : le général François Perrier (1833-1888).

© Archives de l’Académie des sciences.

38 Les nouveaux alliés de Faye lui ont permis non seulement de réaliser un projet qui l’occupe depuis au moins 1853, à savoir la correction des erreurs contenues dans la chaîne de triangulation française, mais également de faire entrer honorablement la France au sein de la Mittel-Europäische Gradmessung.

Le Bureau des longitudes, une institution transformée

39 En 1854, le Bureau des longitudes s’était assuré le rôle « du perfectionnement des diverses branches de la science astronomique et de leurs applications à la géographie, à la navigation et à la physique du globe, ce qui comprend : les améliorations à introduire dans la construction des instruments astronomiques et dans les méthodes d’observation, soit à terre, soit à la mer ; l’indication et la préparation des missions jugées par le Bureau utiles au progrès des connaissances actuelles sur la figure de la Terre, la physique du globe ou l’astronomie ; l’avancement des théories de la mécanique céleste et de leurs applications ; la réduction et la publication des observations astronomiques importantes ». Cependant, ce n’est qu’en 1864, avec le concours de Faye, qu’il sut s’assurer de la collaboration de nouveaux alliés : « Un concert parfait et permanent [doit s’établir] entre le Bureau des longitudes et le Dépôt de la Guerre. Au Dépôt appartient la base même de nos projets, c’est-à-dire le réseau géodésique. Seulement lui peut procéder, en pleine connaissance de cause, au contrôle de la triangulation, préciser les choix des stations astronomiques, ou fournir les indications nécessaires pour y rattacher les chaînes principales, et si, en vertu de ses attributions légales et de la composition de son personnel, le Bureau des longitudes lui offre, dans la réunion permanente de ses géomètres, de ses astronomes et de ses artistes, un puissant secours, le Dépôt de la Guerre nous donnerait en revanche, par la collaboration de quelques jeunes et savants officiers, l’unique moyen qui se présente de mener à bonne fin l’œuvre projetée, sans détourner d’autres établissements publics de leurs travaux ordinaires, et sans charger de dépenses considérables le budget d’État28 ».

40 François Perrier est admis au Bureau des longitudes en 1873 et devient membre de l’Académie des sciences en 1880. Cela bénéficie aussi à sa carrière militaire : en 1887, le

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 53

général Perrier parvient à transformer le Dépôt de la Guerre en un Service géographique de l’armée qui est organisé en trois sections (cartographie, topographie et géodésie) au-dessous desquelles il y a la géodésie, première étape de la fabrication d’une carte. Avec Perrier, Faye fréquente assidûment l’association géodésique internationale, de laquelle il devient un membre prestigieux et dont il sera président de 1893 jusqu’à sa mort.

41 Grâce à Faye, le Bureau des longitudes a également trouvé un lieu où se réunir : Depuis la fin de l'année 1874, les séances hebdomadaires ont lieu quai de Conti, au palais de l’Institut29. Le Bureau des longitudes est progressivement devenu un carrefour pour science, armée, industrie et État. Il constitue ainsi un lieu d’administration de la science française, qui promeut, encourage, développe les sciences appliquées, réalise l’expertise de nouvelles techniques et les diffuse.

42 Dès 1893, Faye et d’autres membres du Bureau des longitudes souhaitent provoquer une nouvelle mesure géodésique en Amérique du Sud pour reconstituer l’arc réalisé au XVIIIe siècle par Charles Marie de La Condamine, Pierre Bouguer et Louis Godin. Cela permettrait d’utiliser de nouvelles méthodes et des instruments plus précis. Mais les membres du Bureau des longitudes pensent qu’il est aussi urgent d’achever l’observatoire de Quito « en sorte que la France le prenne en charge » et d’établir une station astronomique sur les îles Galápagos. Faye souhaite que la mission soit confiée aux officiers du Service géographique de l’armée alors que d’autres membres du Bureau, et en particulier l’ingénieur hydrographe Anatole Bouquet de la Grye, pensent que les opérations pourraient être partagées avec les ingénieurs de l’école des Ponts et Chaussées. Le débat porte aussi sur les mesures qu’on devra réaliser en Equateur car divers membres du Bureau, et Faye tout particulièrement, sollicitent d’utiliser le pendule tout au long de la chaîne de triangulation géodésique. Le moment est particulièrement bien choisi car, depuis 1898, le lieutenant du Coast and Geodetic Survey des États-Unis a demandé à l’association géodésique internationale que son pays soit chargé, seul, de la révision de l’arc de méridien en Amérique du Sud. Faye et le général Léon Bassot - l’élève de Perrier et directeur du Service géographique de l’armée - qui représentent la France à l’association, revendiquent la « priorité morale » de la France en Équateur, à cause de la mission des académiciens au XVIIIe siècle. Ce prétexte est d’une certaine importance au sein de la prestigieuse assemblée et la France gagnera la bataille.

43 Sollicité par l’association géodésique internationale, le gouvernement français va financer la mission en Amérique du Sud. En 1901, Faye, Bassot et Henri Poincaré, ce dernier élu au Bureau des longitudes en novembre 1892, parviennent à faire engager la France dans une nouvelle mesure d’un arc de méridien terrestre30. Bien que Faye ne voie pas l’aboutissement de la mission, il a sans doute trouvé, dans ses nouveaux alliés au sein du Bureau des longitudes, les continuateurs du projet géodésique.

Conclusion

44 Avec Faye, la géodésie a progressivement acquis un statut de science autonome de l’astronomie. Faye attribue aux moins trois rôles à la géodésie : tout d’abord, un rôle instrumental qui consiste dans le test et l’innovation des instruments de précision, ce qui est un bienfait économique pour la société. Deuxième rôle, politique, car la géodésie constitue le lien naturel entre science, pouvoir et guerre dans l’établissement de l’État

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 54

Occidental au XIXe siècle. Il suffit de penser, pour cela, qu’elle constitue la première étape de la cartographie et le terrain idéal de collaboration entre savants, officiers militaires et fabricants d’instruments de précision. Troisième rôle, scientifique, car la géodésie concerne, à cette époque, toute une variété de disciplines parmi lesquelles la géologie et les sciences géophysiques (séismologie et électricité terrestre).

45 Pour mesurer les détails de la contribution de Faye et d’autres membres du Bureau des longitudes dans le domaine de la géodésie, il faudrait pourtant mieux étudier les procès-verbaux des séances dans la période 1861-1902, et considérer davantage les échanges entre Faye et les autres membres du Bureau, en particulier les officiers militaires. Un indice que ces échanges sont importants est le décret de 1890 concernant le Bureau des longitudes, dans lequel il est précisé que les progrès dans les domaines de la géodésie et des « perfectionnements qui en sont la conséquence au point de vue technique » rendent nécessaire de « rattacher plus étroitement au Bureau des longitudes des services chargés, dans différents départements ministériels, d’utiliser ces progrès ». Ainsi, les trois représentants du Service géographique de l’armée, du Service hydrographique de la Marine et du Service de nivellement du Ministère des Travaux publics, deviennent par décrets membres adjoints au Bureau des longitudes31. C’est peut-être là la meilleure leçon tirée de la correction de l’arc de méridien réalisée par le capitaine François Perrier.

46 Si Faye fut, pour reprendre les mots de Poincaré, un « semeur d’idées », il me semble néanmoins qu’il demeure un acteur du passage entre une ancienne manière de pratiquer la géodésie – la géodésie géométrique –, et une manière plus neuve et déjà pratiquée à l’étranger, la géodésie dynamique. Là où Poincaré demandait déjà que des mesures d’intensité de la pesanteur fussent réalisées partout sur le globe terrestre, Faye demeure ancré sur des spéculations. C’est Poincaré qui donnera à la géodésie des fondements théoriques lui permettant de franchir le cap vers la géodésie dynamique.

NOTES

1. Henri Poincaré, 1902, « La vie et les travaux de M. Faye », Bulletin de la société astronomique de France, 16, pp. 496-501. 2. Jean-Marie Feurtet, 2005, Le Bureau des longitudes. De Lalande à Le Verrier (1789-1854), thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, École des Chartes, p. 454. 3. Les conclusions de cet article sont partielles et ne considèrent pas, par exemple, les contributions d’autres acteurs du Bureau des longitudes tels que Charles-Eugène Delaunay, Ernest Laugier ou Yvon-Villarceau. Une étude plus fine des procès-verbaux du Bureau des longitudes est actuellement en cours (voir la pré-opération LongiNumEt, http://www.msh- lorraine.fr/index. php ?id =669, consulté en septembre 2013). 4. Pour plus de details, voir : « Hervé Étienne Auguste Albans Faye : une biographie de jeunesse » dans ce volume. 5. Henry Kater, 1825, « The Description of a Floating Collimator », Philosophical Transactions, 13 janvier 1825, p. 147.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 55

6. Hervé Faye, 1846, « Mémoire sur le collimateur zénithal et sur la lunette zénithale proposés par M. Faye », CRAS, t. 23, p. 872-873. 7. Martina Schiavon, 2012, « The English Board of Longitude (1714-1828) ou comment le gouvernement anglais a promu les sciences », Archives internationales d’histoire des sciences, vol. 62, n. 168, pp. 177-224. 8. Hervé Faye, 1853, « Sur la détermination géodésique des latitudes », CRAS, t. 36, p. 276. 9. Les travaux sont commandités par une commission ministérielle présidée par Pierre Simon Laplace et composée de 14 membres du département de l’Intérieur (dont Laplace et Jean-Baptiste Joseph Delambre), du département de la Guerre (dont l’académicien Louis Puissant), du département de la Marine et des Finances. 10. Louis Puissant, 1836, « Nouvelle détermination de la distance méridienne de Montjouy à Formentera dévoilant l’inexactitude de celle dont il est fait mention dans la base du système métrique décimale », CRAS, t. 2, pp. 428-433. 11. Réponse d’Arago à la communication de Faye (Faye, « Sur la détermination géodésique des latitudes », CRAS, 1853, t. 36, n. 7, p. 276). 12. La commission est composée par le maréchal Jean-Baptiste Philibert Vaillant, Biot, Jean- Baptiste Dumas, l’amiral Charles Baudin, J. Binet, Le Verrier et Charles Fortoul (« Réorganisation de l’observatoire de Paris et du Bureau des longitudes », 20 janvier 1854, dans Lois, décrets, ordonnances, arrêtés et décisions concernant le Bureau des longitudes, Paris : imprimerie nationale, 1909). 13. AN F 17 13569, Dossier « Réorganisation de l’observatoire », séance du 2 novembre 1853, cité dans J.-M. Feurtet, 2005, op. cit., p. 479. 14. AN F 17 25 776, Faye à Fortoul, 10 février 1854. 15. AN F 17 25 776, Faye à Fortoul, 11 février 1854. 16. Cet architecte de formation modeste, qui enseigne dessin et constructions à l’École supérieure de Nancy et les mathématiques dans les cours du soir pour les ouvriers, donnait auparavant ses cours à titre gratuit avant que Faye n’en officialise la fonction (projet Dictionnaire prosopographique de la Faculté des sciences de Nancy, http://wiki.univ-lorraine.fr/ahp/ doku.php?id=demonstration_dictionnaire:accueil, consulté en septembre 2013). 17. Mémoires de l’Académie de Stanislas, 1855, Nancy : Grimblot et veuve Raybois (consulté en ligne sur Gallica en août 2013). 18. Sur cette question voir l’article de Jacques Gapaillard dans ce numéro. 19. AN F 17 25 776, Note d’inspection, 14 juin 1857. 20. AN F 17 25 776, Faye au ministre, 23 mai 1857. 21. AN F 17 25 776, 1 mai 1860. 22. AN F 17 25 776, 28 avril 1860. 23. Hervé Faye, « Rapport verbal sur le protocole de la conférence géodésique tenue à Berlin en avril 1862 », CRAS, 1863, t. 56, pp. 28-34 ; Urbain Le Verrier, « Quelques remarques de nature à compléter le rapport de M. Faye », CRAS, 1863, t. 55, pp. 34-37. 24. Kathryn M. Olesko, « The Meaning of Precision : the exact sensibility in early nineteenth- century Germany », in M. Norton Wise, The Values of Precision, Princeton, Princeton University Press, 1995, pp. 103-134. 25. Hervé Faye rapporteur, 1864, « Sur l’état actuel de la Géodésie et sur les travaux à entreprendre par le Bureau des longitudes, de concert avec le Dépôt de la Guerre, pour compléter la partie astronomique du réseau français », Connaissance des temps pour 1864, Paris, Observatoire de Paris, p. 1-20. 26. Sur cette question : Martina Schiavon, Itinéraires de la précision, Presses universitaires de Nancy, sortie prévue en 2014. 27. Martina Schiavon, 2010, « Geodesy and Map-Making in France and Algeria : between Army Officers and Observatory Scientists », The Heavens on Earth. Observatories and Astronomy in

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 56

Nineteenth Century, D. Aubin, C. Bigg, H. O. Sibum (dir.), Duke University Press, chapitre 7, pp. 199-224. 28. H. Faye (rapporteur), 1864, « Sur l’état actuel de la Géodésie … », op. cit. 29. Nicole Capitaine, Le Bureau des longitudes – Activités et missions issues de son histoire, conférence donnée à l’Académie de Marine, 23 novembre 2011. Voir aussi l’article de Guy Boistel dans ce volume. L’inauguration des nouveaux locaux du Bureau des longitudes est rapportée au Journal officiel de la république française, n° 271, dimanche 3 octobre 1875, p. 8474-8475. 30. Martina Schiavon, 2006, « Les officiers géodésiens du Service géographique de l’armée et la mesure de l’arc de méridien de Quito (1901-1906) », Histoire & Mesure, XXI-2, pp. 55-94. 31. Décret du 14 mars 1890, Lois, décrets, ordonnances, arrêtés et décisions concernant le Bureau des longitudes, Paris : imprimerie nationale, 1909.

AUTEUR

MARTINA SCHIAVON Physicienne, docteure en histoire et civilisations de l’École des hautes études en sciences sociales. Maître de conférences à l’Université de Lorraine (ESPÉ de Lorraine) et chercheure en histoire des sciences et des techniques au Laboratoire d’histoire des sciences et de philosophie-Archives Henri Poincaré de Nancy.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 57

Hervé Faye, diffuSeur de l’astronomie

Colette Le Lay

1 L’intérêt d’Hervé Faye pour la diffusion de l’astronomie est une constante de sa longue carrière. Il a revêtu de nombreuses formes que nous nous proposons d’étudier ici de façon chronologique. Nous tenterons d’apporter un éclairage sur ses motivations, sur les liens qu’il crée dans le monde de la vulgarisation scientifique qui vit son âge d’or, sur ses thèmes de prédilection ainsi que sur les caractéristiques de sa plume. Au fil de notre parcours, nous retrouverons plusieurs personnages fondamentaux de l’astronomie du XIXe siècle avec lesquels Faye a entretenu des rapports amicaux ou conflictuels : Humboldt, Arago, Moigno, Flammarion, Newcomb. Nous retournerons également sur les lieux qu’il a hantés : Ministère de l’Instruction publique, Bureau des longitudes, Académie des sciences, Société astronomique de France. Cet exposé se veut un état des lieux avant une ouverture de chantier : celui de l’exploration des archives non exploitées1 et des correspondances dont nous espérons un éclairage nouveau sur la personnalité de Faye comme sur l’histoire de la diffusion de l’astronomie au XIXe siècle.

Le traducteur du Cosmos de Humboldt

2 En 1846, un an après l’édition originale allemande, le premier tome de Cosmos de Humboldt est traduit en français par Hervé Faye pour les éditeurs Gide et Baudry. Le deuxième tome sera traduit par Charles Galusky2 l’année suivante. Les deux hommes se partageront la traduction du troisième tome en 1851. La traduction a été jugée suffisamment fiable pour la réédition récente de l’éditeur Utz en 2000. Tel n’est pas le sentiment de Jacques Merleau-Ponty qui écrit : « La traduction, très libre et parfois franchement inexacte, n’est utilisable sans précaution que pour une lecture globale et cursive3 ». Mais soulignons, à la décharge de Faye, que le respect de l’original n’est pas une réelle contrainte pour les traducteurs de l’époque, le concept de propriété intellectuelle n’ayant émergé que tardivement.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 58

3 En 1845-46, Hervé Faye est un astronome suffisamment reconnu pour qu’on lui confie la traduction de Cosmos. Entré à l’Observatoire quelques années auparavant, il s’est illustré par la découverte de sa comète et va bientôt devenir académicien. La maison Gide et Baudry, dont l’essentiel de l’activité se concentre sur les années 1850-60, est spécialisée dans les ouvrages scientifiques et la littérature de voyage. Postérieurement, elle éditera les Œuvres complètes de François Arago4. C’est ce dernier qui présente Faye à son grand ami Humboldt à une époque où les relations Faye – Arago semblent au beau fixe. En effet, dans une lettre du 28 juin 1845, Humboldt annonce à Arago l’envoi d’un ouvrage qui vient de paraître en Allemagne et ajoute « M. Faye voudra bien t’en faire extrait5. » Mais le climat s’envenime très vite, d’une part entre Gide et Faye, pour des motifs que nous ignorons, d’autre part entre Arago et Faye, pour des raisons indépendantes de la traduction et qui sont évoquées par ailleurs dans le présent volume. Humboldt mentionne qu’il n’a, pour sa part, « jamais eu à [se] plaindre de lui6 ». Faye a accepté sans sourciller que la traduction du second volume soit confiée à Galusky et il a proposé de contribuer au troisième volume. D’où une position délicate pour Humboldt qui a souscrit à ce compromis le contraignant à poursuivre une relation avec Faye à un moment (1851) où le conflit avec Arago est devenu ouvert, conflit qui n’empêche pas Faye de professer une admiration totale pour le maître. Il sera l’auteur de l’hommage à Arago publié par l’École polytechnique lors du centenaire de 1897.

Un membre omniprésent dans la hiérarchie de l’Instruction publique

4 En 1852, la rupture est consommée avec l’Observatoire et le Bureau des longitudes. La carrière d’Hervé Faye s’oriente alors vers l’Instruction publique. Il sera successivement Recteur de l’Académie de Nancy de 1854 à 1857, Inspecteur général de 1857 à 1877 puis Ministre pendant trois semaines en 18777. 1852 est une année cruciale pour l’enseignement secondaire français puisque le Ministre Hippolyte Fortoul décide d’instaurer la bifurcation, c’est-à-dire de substituer à l’unique cursus des humanités deux cursus séparés l’un scientifique et l’autre littéraire. Trois décennies de jeu de balancier suivront avec retour au statu quo ante, puis politique des petits pas, avant une pérennisation de l’idée sous la Troisième République8. Mais un effet palpable de la réforme est la standardisation des manuels scolaires dès 1852. Contrairement à ce qui se produisait auparavant, ils sont désormais rédigés par des enseignants et conformes aux programmes officiels. Faye participe à différentes commissions, notamment celle qui examine les livres destinés à l’enseignement. Il apporte sa pierre à l’édifice commun en rédigeant des Leçons de cosmographie qu’il destine aux lycéens candidats au baccalauréat-es-sciences ainsi qu’à l’entrée à Polytechnique ou Saint-Cyr. La préface de la seconde édition9 se termine par un paragraphe qui pourrait tenir lieu de manifeste pour tous les écrits de diffusion de Faye : « aider et surtout développer l’enseignement oral sans chercher à le remplacer ; saisir toutes les occasions de mettre en relief les relations étroites qui unissent la théorie aux applications, la science à la littérature et à l’histoire ; intéresser d’avance les élèves aux développements ultérieurs qu’ils auront à puiser dans des cours plus élevés ; éviter surtout de leur présenter des opinions ou des hypothèses gratuites comme autant de vérités acquises, car l’astronomie elle-même a son roman qui plait à certaines imaginations, mais que doit repousser la sévérité de l’enseignement public. »

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 59

5 Si nous entrons dans le détail de l’analyse, repérons tout d’abord l’intérêt pour les sciences appliquées. Lors de ses courtes fonctions rectorales à Nancy, Faye impulse une dynamique en ce sens et crée un département « sciences de l’ingénieur » à la faculté. L’union de « la science à la littérature et à l’histoire » ne surprend pas chez le traducteur de Cosmos qui n’a pu manquer d’être grandement influencé par Humboldt, influence également perceptible dans ses champs de recherche (météorologie, cosmologie). La dernière phrase affirme avec force la rigueur à laquelle Faye est attaché. Il semble y tracer une frontière entre l’enseignement et le « roman de la science » qui connaîtra son âge d’or dans les décennies suivantes. Maintenir l’exigence scientifique ne fut sans doute pas une mince affaire dans ses liens avec Camille Flammarion qui se revendique comme son disciple. Nous y reviendrons.

6 Les nombreux témoignages sur les qualités d’enseignant de Faye établissent un parallèle avec Arago. Ainsi de Maurice Loewy dans son discours aux funérailles : « Avec Faye disparaît le dernier des disciples de l’école d’Arago […] Faye est celui auquel il a été donné de reproduire le plus complètement les qualités éminentes, la brillante éloquence et l’esprit de synthèse qui distinguaient à un si haut degré le chef de l’école. »

Faye et la vulgarisation

7 Les relations avec l’abbé Moigno (1804-1884), fondateur de la revue Cosmos (1852) qui deviendra Les Mondes à partir de 1863, s’étendent sur plusieurs décennies et ne semblent pas connaître d’orages. Les deux hommes sont convaincus de l’importance des nouvelles techniques, dont la photographie. La Société française de photographie que Moigno contribue à fonder en 1854 est un lieu de sociabilité savante que les deux hommes partagent. Dès 1858, Faye signe des articles sur l’usage de la photographie en astronomie dans le Bulletin de la société. Le 28 mai 1860, il établit un rapport « Sur l’état de la photographie astronomique en France » pour l’Académie des sciences10. Tous deux militent également avec Janssen pour l’ouverture d’une branche astronomie physique dotée d’un observatoire dédié11. Les archives de l’Académie des sciences possèdent plusieurs lettres manuscrites de Faye à Moigno dont l’une, malheureusement non datée, expose les convictions de Faye à ce sujet. Tous les numéros des deux revues Cosmos et Les Mondes que nous avons consultés citent abondamment, et avec beaucoup de déférence, les interventions de Faye à l’Académie des sciences. En particulier, il est évident que Faye sert de relais à Moigno dans la prestigieuse institution, y présentant avec chaleur les revues et les ouvrages de l’abbé qui occupe une position centrale dans le champ de la vulgarisation de l’astronomie entre 1850 et 1860.

8 Des contributions de Faye sont également disponibles dans la Revue des cours scientifiques de la France et de l’Étranger qui voit le jour en 1863 sur un rythme hebdomadaire. Il s’agit souvent de transcriptions de conférences données dans le cadre des Soirées scientifiques de la Sorbonne et l’on y retrouve ses sujets favoris : le Soleil (1864-1868), les comètes (1870), les étoiles filantes (1869). Rappelons que les Soirées scientifiques de la Sorbonne sont initiées en 1864 par le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy qui entend offrir une réponse institutionnelle à l’essor des conférences privées, notamment celles du boulevard des Capucines12. Il invite tous les universitaires à donner des cours publics et les autorise à faire usage des locaux et du matériel de l’université.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 60

9 Le libéral Victor Duruy a maille à partir avec l’autocratique Le Verrier pendant toute la durée de son ministère (1863-1869). Dans ce combat permanent dont il relate quelques épisodes dans ses Notes et souvenirs13, il peut compter sur le soutien de Faye, membre du Conseil impérial de l’Instruction publique à partir de 1864.

10 En dépit de ses relations devenues conflictuelles avec « l’homme au trident », Faye est membre de l’Association scientifique de France14 créée par Le Verrier et Jean-Baptiste Dumas en 1864 et figure à ce titre dans le Bulletin hebdomadaire de l’Association.

L’Annuaire du Bureau des longitudes

11 Sous l’ère Arago, l’Annuaire du Bureau des longitudes et plus précisément ses notices scientifiques étaient devenues des incontournables de la vulgarisation de l’astronomie. Tant et si bien que le tirage de l’Annuaire sert d’unité de mesure à Louis Figuier lorsqu’il lance l’Année scientifique et industrielle. Il relate cet échange avec Hachette : « Pourquoi me dites-vous dix mille exemplaires, plutôt que trois mille ? - Parce que, répondis-je, l’Annuaire du bureau des longitudes qui paraît, chaque année, avec une notice scientifique rédigée par M. Arago, à l’usage des gens du monde, se tire à dix mille exemplaires. D’où j’en conclus qu’il y a en France ou à l’étranger, dix mille acheteurs, pour une œuvre de science utile, pour une œuvre de science vulgarisée15. »

12 Après la mort d’Arago et la prise de pouvoir de Le Verrier, l’Annuaire réduit à un simple recueil de tables végète et perd une partie de son lectorat régulier qui réclame le retour des notices. Il faut attendre 1865 pour que Charles Delaunay prenne la plume pour une « notice sur la vitesse de la lumière ». Mais on connaît la mort dramatique de Delaunay lors d’un naufrage à Cherbourg en 1872. Faye se résout alors à prendre le relais et propose en 1873 la première partie d’une « notice sur la constitution physique du Soleil » dont la seconde partie sera proposée l’année suivante. Son intérêt naissant pour la météorologie transparaît dans les notices ultérieures.

Année Titre Pages

1873 Sur la constitution physique du Soleil (1) 443-533

1874 Sur la constitution physique du Soleil (2) 407-490

1875 Défense de la loi des tempêtes 407-516

1877 Sur les orages et sur la formation de la grêle 483-602

1878 Sur la météorologie cosmique 607-688

1880 Deux ascensions au Puy de Dôme à dix ans d’intervalle 638-670

1881 Comparaison de la Lune et de la Terre au point de vue géologique 667-734

1882 Aperçu historique sur le développement de l’Astronomie 703-728

1883 Sur la figure des comètes 717-778

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 61

1884 Sur les grands fléaux de la nature 741-846

1885 Sur la formation de l’Univers et du monde solaire 757-804

1886 Sur les treize tornados des 29 et 30 mai 1879, aux États-Unis 747-834

Sur les quatre sessions de l’Association géodésique internationale à Paris, Berlin, 1889 631-670 Nice et Salzbourg

13 Les notices de l’Annuaire disposent d’un important vivier de fidèles mais elles servent également de source à plus d’un vulgarisateur. Ainsi Amédée Guillemin (1826-1893) ne cache pas qu’il y a puisé l’essentiel de son chapitre sur la théorie du Soleil pour la superbe cinquième édition du Ciel (1877). Des passages entiers sont cités, avec les guillemets correspondants. Une brève lettre de recommandation, signée par Faye en 1852 et figurant dans son dossier biographique aux Archives de l’Académie des sciences, présente « M. Guillemin, un de mes amis, [qui] désire rentrer comme professeur ou répétiteur au lycée Louis Legrand ». Il est très vraisemblable qu’il s’agisse d’Amédée Guillemin qui a débuté sa carrière comme enseignant de mathématiques à Paris de 1850 à 1860. Les deux hommes ont également le même éditeur Hachette. Mais Guillemin, dont la plume est toujours modeste et discrète, ne se prévaut pas, dans ses livres, de l’amitié de l’astronome.

Faye et Flammarion

14 Au contraire du vulgarisateur le plus célèbre de la période, Camille Flammarion (1842-1925), dont le premier opus est publié en 1862. Autodidacte, peu attiré par les mathématiques en cette période de mécanique céleste triomphante, il est en quête de légitimité scientifique et multiplie les communications à l’Académie des sciences. Ses biographes16 en répertorient soixante-six entre 1867 et 1901. Les premières sont présentées par Delaunay puis Sainte-Claire Deville assure brièvement la relève. Mais à partir de 1873 et jusqu’en 1899, toutes les communications sont présentées par Hervé Faye. Les deux hommes font partie du réseau informel des opposants à Le Verrier et c’est vraisemblablement ce qui les a rapprochés. Voilà ce que Flammarion écrit dans ses Mémoires : « Voilà des faits que M. Le Verrier ne peut nier, […] pas plus que d’avoir voulu fouler aux pieds ses plus éminents collègues, Faye, Desains, Babinet, Puiseux, Liais, Chacornac, etc., pour ne pas en nommer d’autres17. »

15 Mettre la science des astres à la portée du grand public est un objectif commun mais il n’empêche pas Faye de prendre ses distances vis-à-vis de la « doctrine de la pluralité des mondes » que Flammarion développe à longueur de colonnes depuis ses débuts.

16 Lorsqu’il crée la Société astronomique de France, Camille Flammarion en devient naturellement président en 1887. Mais, soucieux d’entretenir des liens avec le monde de l’astronomie professionnelle, pour légitimer sa propre institution, Flammarion demande à Hervé Faye de lui succéder dès 1889. Celui-ci ouvre ainsi une lignée d’astronomes réputés à la présidence de la SAF.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 62

Faye outre-Atlantique

17 L’astronome américain Simon Newcomb (1835-1909) a un début de carrière très similaire à celui de Flammarion : autodidacte lui aussi, il débute également comme calculateur pour le Nautical Almanac. Le parallèle s’arrête là car Newcomb entreprend un cursus universitaire à Harvard dont il sort diplômé en 1858. Désireux de consulter les recueils d’observations de l’Observatoire de Paris afin de perfectionner les tables, il y vient en 1870 et se trouve pris dans le tourbillon de la guerre franco-prussienne, du siège et de la Commune18. Il est reçu par Delaunay et a sans doute rencontré Faye bien qu’il n’en fasse pas mention dans son autobiographie19. Lorsque Simon Newcomb publie sa Popular astronomy en 1878, il demande à quatre de ses éminents confrères, Secchi, Young, Langley et Faye, un bref résumé de leur théorie solaire. La contribution de Faye, traduite en anglais par Newcomb, est datée de février 1877. En dépit de quelques réticences concernant les taches, Newcomb conclut : “The theory of Faye appears to me, on the whole, the most reasonable of all that have yet been proposed”20.

18 L’inventaire établi dans les lignes qui précèdent montre l’omniprésence de Faye dans le champ de la diffusion de l’astronomie, tant sur le terrain de l’enseignement que sur celui de la vulgarisation. Grâce à son réseau institutionnel et informel, il a multiplié les canaux pour publier ses textes, y compris outre-Atlantique comme le montre le dernier exemple. Il nous reste à dire un mot de sa plume. Le journaliste qui fustigeait sa tentative électorale de 1877 reconnaît : « il est écrivain, et écrivain de bonne race. Son style est élégant, gracieux, original, coloré. »21 Quant à Flammarion, il use de la comparaison : « Lisez les Éloges académiques du secrétaire perpétuel Joseph Bertrand : quelle froide sécheresse dans ce langage professoral ! Il y a, je me hâte de le remarquer, de bien charmantes exceptions. Faye en était une22. »

19 Hervé Faye est aujourd’hui totalement tombé dans l’oubli et seuls les historiens de l’astronomie perçoivent son importance. Pourtant un indice de sa popularité nous est fourni par Françoise Launay. Elle nous rappelle qu’il figure dans le premier album photo des « cinq cents célébrités contemporaines » édité par Félix Potin en 1904, un des dix-sept savants, ingénieurs et explorateurs bénéficiant de cette reconnaissance publique23. Nous ne doutons pas que son important apport dans le domaine de la diffusion de l’astronomie ait contribué à cette renommée, même si elle fut éphémère.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 63

Figure 1 : Anonyme Faye vers 1900 épreuve argentique contrecollée sur carton H. 0.074 ; L. 0.042 musée d’Orsay, Paris, France

© droits réservés - photo musée d’Orsay/rmn

NOTES

1. Le Groupe d’histoire de l’astronomie du Centre François Viète est engagé, aux côtés de Martina Schiavon (Université de Nancy) dans un projet d’exploitation des archives du Bureau des longitudes. 2. Nous savons peu de choses du philologue Galusky. Humboldt défend sa cause auprès d’Arago, devenu membre du gouvernement provisoire, dans une lettre du 15 mars 1848. Il semble que Galusky, aux convictions conservatrices, ait eu des ennuis avec le nouveau pouvoir. 3. Jacques Merleau-Ponty, 1983, La science de l’univers à l’âge du positivisme, Paris, Vrin, p. 343. 4. Dès 1852, Gide et Baudry font usage de la photographie pour illustrer leurs ouvrages, notamment le récit de voyage de Maxime du Camp Égypte, Nubie, Palestine et Syrie. François Arago, promoteur du daguerréotype à la tribune de l’Académie des sciences en 1839, ne pouvait manquer d’être séduit par l’introduction de la nouvelle technique dans le monde de l’édition. 5. Ernest Hamy, 1907, Correspondance d’Alexandre de Humboldt avec François Arago : (1809-1853), Paris, Guilmoto, p. 266. 6. Op. cit., lettre du 26 juin 1852. 7. L’incursion très brève dans le monde de la politique demeure un mystère qu’il conviendra d’éclaircir. Selon un article publié par le journal La France le 17 octobre 1877 : « La candidature de

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 64

M. Faye dans le 16e arrondissement – insinuait-on – était le résultat – nous allions dire d’un marché – mettons : le résultat d’une convention entre lui et le ministre de l’instruction publique, à propos de la succession de M. Le Verrier à l’Observatoire ». Voir l’article de Guy Boistel dans ce même volume. 8. Voir Colette Le Lay, De l’astronomie à la cosmographie – Enseigner la science des astres (1802-1852), Actes du colloque Rédiscol, Caen, 2010, à paraître, ainsi que les nombreux ouvrages consacrés à l’histoire de l’enseignement des sciences au 19e siècle. Pour un retour aux sources, voir Bruno Belhoste, 1995, Les Sciences dans l’enseignement secondaire français, textes officiels (1789-1914), INRP et Economica, Paris. 9. Hervé Faye, 1854, Leçons de cosmographie, Paris, Hachette (1852 pour la 1re édition). 10. Sur le rôle décisif de Faye pour la photographie astronomique, voir Quentin Bajac, 2000, « 1840-1875 : les faux départs de la photographie astronomique », in Dans le champ des étoiles, catalogue de l’exposition du musée d’Orsay, pp. 11-21. 11. Voir Stéphane Le Gars, 2007, L’émergence de l’astronomie physique en France (1860-1914 : acteurs et pratiques), thèse de doctorat de l’université de Nantes. 12. Robert Fox, 1989, « Les conférences mondaines sous le Second Empire », Romantisme, vol. 19, n° 65, pp. 49-57. 13. Victor Duruy, 1901, Notes et souvenirs (1811-1894), tome second, Paris, Hachette, pp. 242-246. 14. Après la mort de Le Verrier, l’Association scientifique de France fusionnera avec l’Association française pour l’avancement des sciences créée en 1872, dont l’histoire a été retracée dans Hélène Gispert (dir.), 2002, Par la science, pour la patrie - L’Association française pour l’avancement des Sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante, Presses universitaires de Rennes, Collection Carnot. 15. Louis Figuier, L’année scientifique et industrielle, tables décennales (1856-1865), Paris, Hachette, p. 5. 16. Philippe de la Cotardière et Patrick Fuentes, 1994, Camille Flammarion, Paris, Flammarion, p. 359-361. Sur Flammarion, lire également : Bernadette Bensaude-Vincent, 1989, « Camille Flammarion : Prestige de la science populaire », Romantisme, vol. 19, n° 65, pp. 93-104. 17. Camille Flammarion, 1911, Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome, Paris, Flammarion, p. 515. 18. À ce propos, lire le jubilatoire texte de la mathématicienne et oulipienne Michèle Audin intitulé « Mai Quai Conti » où Newcomb, Delaunay, Faye jouent des rôles de premier plan. 19. Simon Newcomb, 1903, The reminiscences of an astronomer, Boston, Houghton, Miffin and Co. 20. Simon Newcomb, 1880, Popular astronomy, New York, Harper, p. 284. 21. La France, 17 octobre 1877. L’article figure dans le dossier biographique aux Archives de l’Académie des sciences. 22. Camille Flammarion, 1911, Mémoires biographiques et philosophiques d’un astronome, Paris, Flammarion, p. 283. 23. Françoise Launay, 2008, Un globe-trotter de la physique céleste L’astronome Jules Janssen, Observatoire de Paris-Vuibert, p. 17.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 65

AUTEUR

COLETTE LE LAY Docteure en histoire des sciences et des techniques, professeure agrégée de mathématiques, chercheure associée au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 66

Lignes de Faye : la jonction télégraphique Greenwich – Bruxelles – Paris, 1853-1854

David Aubin

La Conquête définitive de la Terre

« Ce que je voudrais établir, ce n’est assurément pas l’importance de l’astronomie, nul ne la conteste : c’est la part que cette science est appelée à prendre […] dans le mouvement [qui] tend à la fusion des peuples civilisés et à la conquête définitive de la terre1 ».

1 Dans l’œuvre d’Hervé Faye, le discours qu’il prononce lors de sa réception à l’Académie Stanislas de Nancy, le 31 mai 1855, a une place singulière. Si ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il s’adresse à un auditoire non spécialisé, l’astronome y présente un plaidoyer pour l’utilité de l’astronomie qui tranche avec la densité de ses autres écrits. Son sujet n’est pas sans intérêt pour comprendre la façon dont il conçoit l’utilité de la science, au début du règne de Napoléon III, marqué par la rapide industrialisation de la France. L’astronomie a dans l’esprit de l’auteur une très haute visée, puisqu’il s’agit de régler la vie des hommes à l’heure industrielle.

2 Ce soir-là, Faye évoque la détermination de la différence de longitudes entre Paris et Greenwich auquel il a participé un an plus tôt. Dès le mois de mars 1854, Faye est à Greenwich et participe auprès de George Biddell Airy aux délicates opérations de mesure, en même temps que le directeur de l’Observatoire de Paris, Urbain Le Verrier, et Edwin Dunkin, assistant d’Airy, qui sont à l’autre bout du fil télégraphique. En juin, on répète l’opération, cette fois chacun chez soi. Puis Faye est nommé recteur de l’académie de Nancy, le 22 août 1854, mais rechigne à quitter physiquement l’Observatoire, ce qu’il ne fera qu’à la toute fin de l’année. La détermination de la différence des longitudes entre Paris et Greenwich est donc l’une des toutes dernières opérations auxquelles il participe avant de s’éloigner des pratiques d’observation.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 67

3 Dans son discours, Faye s’appuie sur cet exemple pour illustrer les bénéfices que la société industrielle tire de l’astronomie. C’est une belle utopie technoscientifique qu’il promet à son public captivé par tant de merveilles et de rhétorique. Délaissant les « détails techniques qui nous ont garanti un degré d’exactitude tout nouveau dans l’histoire des sciences », il cherche à en faire comprendre l’esprit et le but. C’est un pas vers la jonction entre les réseaux géodésiques nationaux, ce qui le mène à exprimer le souhait que l’heure légale soit unifiée en France2.

4 Dans cet article, je suivrai la route non empruntée par Faye ce jour-là. Au lieu de parler des opérations géodésiques du XIXe siècle 3, examinons les détails techniques qu’il choisit de taire dans son discours. En y prêtant attention, nous serons à même de mieux comprendre la fascination de l’instrument qui s’exerce sur Faye et qu’il cherche à faire partager aux Nancéiens. L’utopie technologique qu’il esquisse se reflète dans son épistémologie. Faye, c’est bien connu, rêve d’abolir l’observateur. Dans cet article, je cherche à montrer que l’absence d’observateur n’est qu’un leurre. Alors que les techniciens comme les infrastructures sociales de réseautage sont rendus invisibles, les équations personnelles doivent être prises en compte sans que la manière de le faire avec précision soit claire.

5 L’historien des sciences privilégie souvent les études de cas où les sources exploitables sont abondantes. C’est notamment pour cette raison que les études de controverses ont eu tant de succès, non pas que la pratique scientifique soit caractérisée par le conflit, mais plutôt parce que ces situations donnent l’occasion aux acteurs étudiés d’exprimer le plus clairement et explicitement possible certains aspects de leur savoir tacite et des hypothèses qui fondent leur jugement. Les mesures de différences de longitudes basées sur l’utilisation du télégraphe nous placent dans une telle situation : c’est un moyen privilégié de pénétrer dans la pratique scientifique des observatoires au milieu du siècle et revenir sur la place ambiguë qu’y occupe l’observateur.

L’arpenteur du globe terrestre

« La terre nous appartiendra, suivant la promesse sacrée ; un jour elle sera à nous, […] mais il faut d’abord que nous l’ayons mesurée en tous sens avec l’exactitude de l’arpenteur qui a toisé le champ. L’arpenteur du globe terrestre, Messieurs, c’est l’astronome4 ».

6 Le 6 décembre 1852, les dernières barricades érigées suite au coup d’État sont tombées et Paris s’éveille sous contrôle militaire. A l’Académie des sciences, Faye commente « le projet grandiose » annoncé par le ministre de l’Intérieur d’étendre le réseau télégraphique5. Outre son application à la météorologie, la télégraphie ouvre des perspectives en géodésie. Depuis quelques années, Faye a attiré l’attention sur les travaux des Américains Alexander D. Bache et Sears C. Walker qui ont utilisé le télégraphe pour déterminer certaines différences de longitudes sur la côte Est américaine. En fait, cette idée aurait été suggérée d’abord par François Arago lors de la visite de Samuel Morse à Paris en 1838 et la première détermination télégraphique de longitudes avait été faite par Charles Wilkes de la marine états-unienne, à peine quinze jours après l’installation, par Morse, de la ligne entre Washington et Baltimore en juin 18446. En France, la situation est différente, explique Faye, car ce pays possède la triangulation géodésique la plus étendue. L’astronome exprime d’ailleurs depuis plusieurs années l’intérêt qu’il pourrait y avoir, pour des raisons d’ordre géologique, de déterminer précisément la direction de la verticale en différents points du pays, ce qu’il

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 68

envisage de faire non à l’aide des cercles répétiteurs utilisés dans les opérations géodésiques depuis la fin du XVIIIe siècle, mais d’une lunette zénithale. L’établissement d’un large réseau télégraphique permettrait de déterminer précisément les coordonnées des 86 chefs-lieux de département, la latitude étant mesurée à l’aide d’une lunette zénithale et la longitude à l’aide du télégraphe7.

7 Le couplage entre le télégraphe et l’appareil photographique lui offre de grands espoirs : « Ici, l’artifice consiste à supprimer l’observateur ; ailleurs il suffit de réduire son intervention au point où l’expérience nous enseigne qu’elle devient irréprochable8 ». Faye est un partisan modèle de l’« objectivité mécanique9 ». Dans sa thèse de doctorat, Francis Beaubois examine la manière dont Faye imagine dès 1849 que les procédés photographiques inventés par Daguerre permettront d’éliminer l’« équation personnelle » des astronomes10. Faye considère que la technique peut résoudre ce problème qui empêche la détermination du temps absolu : « On sait, depuis le commencement de ce siècle, que cette détermination est complètement illusoire […] et cela tient à une imperfection inhérente à la nature intime, à l’individualité même des observateurs11 ». Il rêve avec la technologie d’éliminer l’observateur peu fiable. Il imagine un système de prise de vue daguerréotypique qui préfigure la chronophotographie et le révolver photographique de Jules Janssen : « En couvrant la plaque ou l’objectif à l’aide d’un écran mobile qu’on puisse faire jouer subitement par une détente, au signal donné par les battements de la pendule, on obtiendra instantanément sur la plaque une image du soleil avec celle des fils du réticule, et on pourra mesurer, puis transformer en temps, la quantité dont le bord aura dépassé le milieu du fil12 ».

8 Dans le climat délétère qui suit le coup d’État, Arago polémique avec Faye, qui avait démissionné de l’Observatoire en juin 1852, à cause d’un conflit qui l’opposait au directeur. En janvier 1853, le directeur du Dépôt de la Guerre Lucien-Antoine Blondel ayant annoncé à l’Académie qu’il mettrait des officiers à disposition du programme de détermination télégraphique des longitudes suggéré par Faye, Arago tance l’astronome d’avoir eu la témérité de s’occuper de cette question : « Puisque le mot d’initiative vient d’être prononcé par le préopinant, je regarde comme un devoir de donner à l’Académie quelques explications relativement aux projets qui ont été formés ou déjà réalisés, de faire concourir les télégraphes électriques à la détermination des positions relatives de divers lieux. Cette idée était si naturelle, qu’elle est née presque aussitôt après l’installation des premiers télégraphes, et qu’on ne saurait dire où elle prit naissance. Je puis seulement assurer que le Bureau des longitudes s’en occupa dès les origines avec persévérance, et qu’en outre, il avisa aux moyens d’établir une communication directe entre l’observatoire de Paris et celui de Greenwich, dès qu’il fut question de l’établissement du câble sous-marin entre Douvres et Calais13 »

9 Une ligne télégraphique entre l’Angleterre et la France n’est en fait ouverte que depuis deux mois. Mais Arago attribue le retard dans l’exécution de cette expérience aux difficultés qu’a eues Airy à établir une liaison directe entre son observatoire et Douvres. De fait, la connexion entre l’Observatoire et l’Administration centrale des Télégraphes, rue de Grenelle, pose aussi problème. Planifiée dès 1850, pour l’envoi de signaux horaires dans les ports14 et la détermination télégraphique de la différence de longitudes entre Paris et Greenwich, les choses traînent en longueur. La polémique entre Faye et Arago se poursuit à l’Académie des sciences pendant plusieurs mois. Arago souligne l’importance de l’équation personnelle dans l’analyse des causes d’erreur et il rappelle les expériences faites à l’Observatoire en 1843 qui concluaient

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 69

que l’utilisation d’un chronomètre à détente permettait d’éliminer en grande partie l’influence des erreurs personnelles sur l’observation astronomique15.

La vague électrique

« Bien que la vague électrique, lancée dans les fils aériens, marche assez vite pour faire quatre ou cinq fois le tour de terre, rien ne garantit que cette vitesse se conserve inaltérée dans le trajet sous-marin16 ».

10 La télégraphie fait partie de ces techniques développées au XIXe siècle pour lesquels les savants de l’observatoire ont joué un rôle de premier plan. François Moigno dédicace son ouvrage à Arago, quand il s’aperçoit « que les deux faits qui dominent et vivifient cette branche […] de la physique appliquée » ont été découverts par Arago17. Il s’agit de l’aimantation que produit le passage du courant électrique dans les métaux ferreux et l’influence qu’exerce un disque en mouvement sur l’aimant. De plus, Arago agit comme expert technique à l’interface entre savants, inventeurs et puissance publique. En septembre 1838, il permet à Morse de présenter son système à l’Académie18. Ami de Wheatstone, qu’il fait élire comme correspondant, Arago encourage la mise en service de lignes françaises suivant son système. Quand le gouvernement demande à la Chambre des députés de voter un nouveau crédit pour l’essai de télégraphie nocturne (basée sur le système optique de Chappe), Arago qui est député s’oppose vivement à l’avis de son collègue physicien Charles Pouillet : « Nous sommes à la veille de voir disparaître non-seulement les télégraphes de nuit, mais encore les télégraphes de jour actuels. Tout cela sera remplacé par la télégraphie électrique19 ».

11 Au-delà du rôle particulier joué par Arago, les savants qui gravitent autour de l’observatoire sont appelés à intervenir dans les débats qui sous-tendent l’installation des lignes télégraphiques. Suite à l’intervention d’Arago, l’administration des télégraphes dirigée par Alphonse Foy invite le constructeur d’instruments Louis Breguet à faire partie d’une commission chargée d’étudier la question. Ce dernier est à Rouen, le 11 juin 1845, quand s’établit la première communication avec Paris20. À partir de 1844, Breguet est aussi membre du Bureau des longitudes et, en cette qualité, sera appelé à intervenir souvent dans les débats liés à l’usage du télégraphe pour la géodésie.

12 Avec le développement des réseaux, l’État sera appelé à investir dans de nouvelles lignes ; on se posera la question de savoir à quelles conditions l’usage de ces lignes sera permis aux particuliers. Remarquons qu’ici encore les savants de l’observatoire seront sollicités. Alors qu’en France Le Verrier produit, entre janvier 1850 et juillet 1851, cinq longs rapports en tant que député à l’Assemblé nationale, Quetelet préside la commission belge des télégraphes établie le 31 décembre 184921. Ce sont ces mêmes savants qui saisissent immédiatement l’intérêt scientifique du télégraphe. Le Verrier admet, dans le rapport sur l’organisation de l’Observatoire impérial en 1854, que l’usage de la télégraphie électrique n’était pas naturelle puisque cela « a été la source d’embarras qu’il a fallu accepter et surmonter moi-même, pour mener à bonne fin les premières applications de l’électricité22 ». Il propose alors un programme ambitieux d’études météorologiques basé sur le télégraphe23 et souligne le succès des opérations géodésiques réalisées entre Paris, Greenwich et Bruxelles à l’aide du télégraphe dans lesquelles Faye a été très actif.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 70

13 Le succès est relatif, pourtant, et Le Verrier lui-même est entré bien tardivement dans cette histoire. En ce qui concerne les opérations de liaisons télégraphiques entre Greenwich, Paris et Bruxelles, il faut d’abord établir la chronologie. La connexion des différents observatoires nationaux au réseau télégraphique suit des dynamiques propres à chacune des situations. De nombreuses péripéties perturbent l’établissement d’une ligne sous la Manche et des connexions ininterrompues entre les différents observatoires. Les archives du Bureau des longitudes et de l’observatoire de Greenwich, de même que les papiers d’Adolphe Quetelet, directeur de l’observatoire de Bruxelles, permettent de préciser l’enchaînement des faits24.

14 Au Bureau des longitudes, Arago ne semble pas avoir mentionné la connexion télégraphique de l’Observatoire avant le 16 janvier 1850. Deux commissions télégraphiques sont mises en place le 5 mars 1851 avec respectivement pour objectif d’étudier la question de distribution de l’heure et de la détermination de la différence de longitudes avec Greenwich. Même si l’idée est plus ancienne, ce n’est qu’à l’automne 1851 et après bien des péripéties que la ligne entre la France et l’Angleterre semble sur le point d’être ouverte25. A l’Observatoire, les choses s’accélèrent. Le 22 septembre, Arago annonce à l’Académie qu’il envisage de profiter de ce mode de communication pour déterminer la différence de longitudes avec Greenwich26. Une copie d’une lettre du physicien au représentant parisien de la Submarine Telegraph Company datée du 23 septembre 1851 témoigne de l’enthousiasme général : « M. Arago received with alacrity your letter, and communicated its content immediately to the Academy of Sciences, engaging himself in honor to unite the Observatory with the Calais Electric Telegraph : — he thanks Professor Airy sincerely for his prompt concurrence, and felicitates you on your success. The Abbé Moigno saw him this morning ; he was full of ardour and joy ; he said that, if M. Breguet was not in London, the wires should be placed this very day to the Observatory : he will write tomorrow to the minister of Interior to press upon him the immediate execution of the work. […] It has been decided […] that a solemn correspondence between Professor Airy and Professor Arago shall be transmitted to posterity in remembrance of the admirable union of the two Observatories27 ».

15 Le 25 septembre, débutent les opérations de pose d’un énorme câble d’un poids de 180 tonnes et qui a coûté 300 000 francs. Malheureusement, le fil est trop court ! On l’abandonne sur une bouée à un kilomètre de la côte française et on fabrique à la hâte un nouveau tronçon. On retrouvera heureusement la bouée et le 13 novembre la ligne Douvres-Calais est inaugurée. Pendant ce temps, on s’active dans les deux observatoires. À deux reprises, l’administrateur en chef des télégraphes, l’ingénieur Foy, participe en compagnie des opérateurs du télégraphe aux réunions du Bureau des longitudes. Mais suite à la coupure du câble le ministère de l’Intérieur rechigne à prendre à sa charge la connexion entre l’Observatoire et le réseau télégraphique qui passe par la barrière d’Enfer (place Denfert-Rochereau). Le 26 octobre 1851, Ernest Laugier annonce à Airy que les fils ont été tirés et lui demande sa coopération pour entamer les opérations28.

16 L’astronome royal anglais avait commencé à s’intéresser activement à la question du télégraphe au mois de mai 1849. Il suggère à la compagnie ferroviaire qui construit une ligne qui passe par Greenwich (la North Western Railways) de l’utiliser pour diffuser le temps, mais cette dernière se montre peu enthousiaste. Au cours de l’exposition universelle de 1851 à Londres, Airy entame une correspondance avec les télégraphistes comme Wheatstone et Charles V. Walker où il est question de synchroniser les horloges

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 71

de la capitale à l’aide d’un signal électrique émis par l’observatoire. Le 8 octobre 1851, Wheatstone écrit à Airy, pour chercher à assurer sa priorité : « I rejoice in the probable accomplishment, under your auspices, of uniting all the Astronomical Observatories of Europe by means of an electric circuit. […] The first idea of this application [determination of longitude differences], which I communicated to you and several other Astronomers, was published as communicated by me in […] 1840 ; […] all the material means of its accomplishment, the sympathetic clocks for showing the same time in different parts of the circuit, and the Electro-Magnetic Chronoscope for indicating the smallest [difference] of time therein […] were previously invented by me29 ».

17 En novembre 1851, Airy bien qu’il se soit maintenant assuré de la coopération de deux sociétés privées (Electric Telegraph Company et South Eastern Railways) n’a toujours pas obtenu les fonds lui permettant de relier son observatoire au réseau télégraphique. En écrivant à son ministre de tutelle, le 26 novembre, il expose son projet de réguler les horloges du parlement au moyen d’un signal électrique émis par l’observatoire, mais il se saisit de l’initiative française pour faire passer une requête urgente pour £ 350 : « Had the use of the communication been confined to the first mentioned local purposes, I should have been content to wait for the Annual Estimates. But the steps taken by the French Authorities have put the matter in a totally different state ; and I think that it now concerns our honours deeply to answer to M. Arago that the forms of our official proceedings prevented us from taking any step before April next30 ».

18 Bien que la connexion de l’observatoire de Greenwich au réseau télégraphique ait été pensée dans l’urgence d’établir une communication transmanche, Airy s’occupe d’abord de la distribution du temps pour actionner la « time-ball » de l’Electric Telegraph Company pour leur bureau londonien et la synchronisation des horloges de la London Bridge Station31. Pendant la mise en place de ces connexions, Airy procède à des essais dans le but d’établir un protocole d’expérience. Les 17 et 18 mai 1853, la différence de longitudes est mesurée entre Greenwich et l’observatoire de Cambridge. Le protocole implique trois personnes à chaque bout du fil. Un astronome, appelé « signal-giver », ferme le circuit électrique au moment où une étoile passe devant le collimateur du cercle méridien, tandis que dans une autre pièce un autre technicien (« signalobserver ») observe les signaux reçus. La troisième personne annonce par un signal convenu à l’avance (une succession de signaux rapides) que l’observation des transits commence ou s’arrête.

19 En décrivant ces opérations, Airy note une autre précaution importante : l’échange des observateurs. Alors que le premier soir, l’assistant Dunkin se charge des observations télescopiques à Greenwich tandis que M. Todd s’occupe de celles de Cambridge, ils changent de place le lendemain. Airy place une grande confiance dans son résultat (la moyenne se situe à 22’’936), alors que le transport de chronomètres en 1829 avait donné une différence de 23’’54 : « This is probably one of the most accurate determination of difference of longitude hitherto made32 ».

De vastes associations qui englobent la terre

« Voyez comme elle [la science] marche, non plus comme autrefois par des travaux isolés, sur un théâtre restreint, avec les faibles ressources de quelques hommes d’élite dispersés ça et là, au hasard du génie […], mais par de vastes associations qui englobent la terre entière33 ».

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 72

20 Bientôt, l’association entre Paris et Greenwich va faire place à un troisième partenaire, l’observatoire de Bruxelles, dirigé par Adolphe Quetelet. Dès le 1er février 1852, Laugier avait écrit à Airy : « nous sommes fort avancés. Les appareils électriques sont installés près de nos cabinets d’observation, et nous pourrons, sous peu de jours, communiquer avec l’administration des lignes télégraphiques34 ». Mais Laugier avait certainement été trop vite en besogne. Non seulement Airy n’était pas prêt — son observatoire n’étant finalement relié au réseau qu’en juin 1852 —, la connexion directe par une ligne électrique non interrompue entre Paris et Londres, et, de là, Greenwich ne sera pas établie avant le 2 novembre 185235. Le 27 avril 1853, Arago indique que si les arrangements pour établir une communication directe entre Greenwich et Paris sont enfin terminés, il subsiste encore des difficultés quant à la transmission en une seule fois du courant à travers le câble sous-marin.

21 Pourquoi Airy se tourne-t-il alors vers Bruxelles ? Peut-être l’ouverture d’une deuxième ligne sousmarine, entre Douvres et Ostende, en mai 1853, joue-t-elle un rôle dans cette décision. Dans le récit qu’il livre des événements, Airy reste vague : « Pendant l’été et l’automne de 1853, des négociations furent entamées à ce sujet avec le bureau des longitudes. Elles furent interrompues par la maladie de M. Arago et par d’autres causes. Je me considérai alors comme libre de commencer par la longitude de Bruxelles36 ».

22 Les archives de l’observatoire de Greenwich ne conservent aucune trace d’une tentative d’Airy de reprendre contact avec Paris avant le 3 octobre 1853, annonçant à Laugier qu’il est « anxious to proceed37 ». Mais le 21 octobre 1853, ce dernier répond à Airy : « nous venons de perdre notre illustre maître ». Arago est mort le 2 octobre 1853, laissant l’observatoire de Paris dans un état de désorganisation. Pourtant, les pourparlers avec Quetelet avaient débutés dès le 18 août précédent38, et, dès le 21 septembre, Airy lui annonçait que tout était prêt de son côté de la Manche.

23 À Bruxelles, Quetelet contacte directement les ministres en vue de faire connecter son observatoire au réseau. À cette époque, il reçoit la visite de Matthew Fountaine Maury, directeur de l’US Naval Observatory, qui a voulu organiser une conférence internationale d’océanographie à Bruxelles. Au cours de cette conférence, Quetelet a la vision d’une planète entièrement enserrée dans les mailles d’un gigantesque réseau d’observation qui en couvrirait toute la surface : « Le succès de cette première réunion a prouvé qu’on peut tenter un pas de plus et arriver au plus vaste système d’observations que l’esprit humain ait jamais conçu : celui de couvrir le globe entier, dans toutes ses parties accessibles, d’un vaste réseau d’observateurs, espacés de manière qu’aucun phénomène naturel de quelque importance ne puisse se manifester sans avoir été vu et observé avec soin, sans qu’on ait le moyen de le suivre et de l’étudier dans sa marche ; en quelque sorte que l’œil de la science reste pour ainsi dire incessamment ouvert sur tout ce qui se passe à la surface de notre planète39 ».

24 Cette conception grandiose, que Faye évoque aussi dans son discours de Nancy, Quetelet l’a bien en tête lorsqu’il écrit à Airy, le 26 novembre 1853 : « s’il était possible de lier les observatoires sédentaires aux observatoires flottants qui vont sillonner toutes les mers, combien nous pourrions nous promettre d’heureux résultats40 ». L’organisation des observateurs en un vaste réseau planétaire est donc contemporaine de la mise en place d’un réseau électrique qui se matérialise non seulement par des fils, des commutateurs et des batteries, mais aussi par une expertise technique. En note dans la traduction de l’article d’Airy, Quetelet en témoigne :

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 73

« Par les soins obligeants de M. Vinchent, ingénieur des télégraphes de l’État, et de M. Gibbs, inspecteur des mêmes télégraphes, en moins de deux à trois jours, une tranchée fut ouverte à partir du bureau de la station du Nord […] et de là, en ligne droite, le long du boulevard jusqu’à l’Observatoire. Dans cette tranchée profonde de trois pieds environ, furent placés deux fils de cuivre enveloppés de Gutta Percha. […] Je dois de vifs remerciements à MM. Vinchent et Gibbs, pour l’obligeance qu’ils m’ont témoignée et le secours qu’ils m’ont prêtés41 ».

25 D’une manière imagée qui met en évidence les aspects techniques qui sous-tendent la mise en réseaux de ces différents lieux, Airy décrit la petite boîte de fer sur le mur du parc de Greenwich : « Un commutateur fut placé alors dans la boîte de fer, contenant trois pièces de cuivre auxquelles se rattachent respectivement le segment de fil télégraphique aboutissant à Paris et le fil de l’Observatoire. Sur ces pièces sont gravés les mots : Londres, Paris, Greenwich. […] Afin donc d’établir une communication entre l’Observatoire royal et Bruxelles, il était nécessaire, au moyen du commutateur, d’assurer la relation Greenwich-Londres, et de s’en rapporter ensuite à l’obligeance des employés du bureau télégraphique de Cornhill, pour établir une connexion temporaire entre le segment du fil de Paris qui est à Londres et le fil qui va à Bruxelles42 ».

26 Airy avait donc le pouvoir d’interrompre les communications télégraphiques entre Londres et Paris. Comme les aiguilles de la montre du bureau central des télégraphes, rue de Grenelle, qui sont réglées à distance par l’observatoire de Paris43, cette marque de confiance est le signe de l’interdépendance profonde qui s’établit alors entre l’industrie du télégraphe et les sciences de l’observatoire.

Transportez-vous un instant avec moi…

« Transportez-vous un instant avec moi à l’observatoire anglais, au moment où s’accomplissaient ces opérations singulières. L’astronome a observé longuement les étoiles ; il a réglé son horloge et, pendant quelques heures, un coup-d’œil au cadran suffit pour lui faire connaître l’heure à un centième de seconde près. Mêmes préparatifs à Paris […]. D’un tour de clef, les fils du télégraphe maritime mettent en communication les deux observatoires. Les deux astronomes se placent devant de petites aiguilles aimantées, que le moindre courant électrique incline tout d’un coup à droite ou à gauche, et à l’aide de ces aiguilles mystérieuses ils entament l’opération44 ».

27 Dans l’observatoire de Greenwich, Faye répète les opérations effectuées dix mois auparavant par l’astronome belge Victor Bouvy selon un protocole mis au point par Airy. Au même moment, Dunkin fait les mêmes gestes sous le regard de Le Verrier qui guette les signaux envoyés par Greenwich. La conception de telles opérations illustre de manière frappante la mise en œuvre sociotechnique qui rend possible l’uniformisation du système d’observation que Maury et Quetelet appellent de leurs vœux pendant le congrès maritime de 1853. Plutôt qu’un récit chronologique des opérations effectuées, considérons ici deux aspects de l’abondante correspondance alors produite : la mise en place de protocoles et la précision des mesures en regard des problèmes d’équation personnelle.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 74

La mise en place des protocoles

28 Le 16 novembre 1853, alors que Dunkin part pour Bruxelles, Quetelet écrit à Greenwich : « Voici comment j’avais compris la chose. Votre aide viendrait à Bruxelles et se comparerait à nous, puis il irait à Paris et se comparerait aussi aux astronomes de l’Observatoire. L’un de nous pourrait l’accompagner alors dans cette ville et se comparer également aux astronomes français. Nous pourrions ainsi déterminer les différences de longitudes Greenwich-Bruxelles, Greenwich-Paris et Paris-Bruxelles45 ».

29 La détermination des différences de longitude entre les trois observatoires s’accompagne donc de celle des équations personnelles des trois observateurs. Mais les choses ne se passent pas ainsi : « Je pense qu’à Paris on n’est pas encore en mesure de correspondre », écrit Quetelet le 21 novembre46. On fera sans Paris. Bouvy, aide de l’observatoire de Bruxelles, arrive à Greenwich le 24 novembre à peu près au même moment où Dunkin parvient à Bruxelles47. Les opérations débutent le 25 novembre, mais sans succès. À la fin de la première journée, Airy et Quetelet se rendent l’un l’autre compte de leurs impressions. L’astronome belge est perplexe de n’avoir pas reçu les signaux escomptés : « On nous avait prévenus qu’un signal serait donné de Greenwich à 1 heure après midi. Le signal a été vu un peu plus tôt que l’heure convenue et pas aussi longtemps qu’il avait été dit. Nous nous tenions très satisfaits de cette première épreuve, quoiqu’on n’eût pas répondu à quelques appels. À 10 heures, les observations astronomiques avaient été faites et nous attendions les premiers signaux de Greenwich. L’aiguille ne reçut qu’un seul choc, assez bien marqué, un peu après l’heure convenue. Nous avons alors témoigné à notre tour que nous étions présents, bien que Greenwich n’ait pas donné les 4 signaux convenus, mais un seul. À 10 heures 15, ont été donnés successivement plusieurs séries de signaux ; puis nous avons attendu, mais inutilement des séries de Greenwich. […] À 11 heures quatre battements de l’aiguille, à une seconde d’intervalle, nous ont appris ou que nous n’étions pas bien compris ou que nous devions considérer les choses comme finies pour la soirée. Le choc observé à 10 heures, et les quatre chocs successifs observés à 11 heures provenaient bien d’Angleterre, disaient les télégraphistes, parce qu’ils étaient accompagnés d’un petit choc en retour qui paraît caractéristique par les fils sous- marins. Mais qui a donné des signaux incomplets ? Venaient-ils de Londres, de Greenwich, ou d’une autre place ? […] Si vous aviez comme nous un appareil Wheatstone à une aiguille, nous pourrions au moins avoir la faculté d’échanger quelques mots48 ».

30 Dans la lettre qu’il rédige à la fin de cette même soirée, Airy explique la raison de son silence : « On commencing observations last night, we found that there was something wrong in our apparatus, but […] I imagined that all would be right by sending the signal by means of the battery-turn plate. […] It appears from your telegraph- message received this morning that these four signals were the only successful ones. We have examined the apparatus and found that the failure was apparently due to a most ridiculous cause49 ».

31 Après cette première soirée ratée, les observations se poursuivent les jours suivants jusqu’au 4 décembre. Chaque soir une centaine de signaux sont échangés et, lorsque le temps le permet, des passages sont observés. Des incidents cependant se produisent. Le

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 75

lundi 28 novembre le gouvernement belge réquisitionne la ligne au moment où le duc de Brabant traverse la Manche. Deux jours plus tard, le 30 novembre, Quetelet semble satisfait des résultats déjà obtenus, mais des problèmes techniques ayant perturbé les opérations, Airy explique qu’il désire accumuler encore plus de données : « On Tuesday afternoon, the telegraph company […] sent a message to me, which none of us entirely understood. We could not tell whether the message came from you or from the Agents of the Company, or whether the message purported that we should have no signals on that evening, or no messages on any evening. Yesterday (Thursday) the telegraph office sent me a message to say that they had on Wednesday been joining on some wires, at Canterbury, and had not finished till near 10 o’clock […]. This explained the interruption on Wednesday. I inferred from your signals last night that on Wednesday you had 5 transits after the signals, and on Thursday you had 15 transits before signals. M. Bouvy had 21 transits before signals on Thursday (last evening) and 8 after signals. These are the first transits that we have had. I think therefore it is most desirable that we should continue to observe tonight (Friday) and also on Saturday, so that, if possible, we may have three trustworthy days50 ».

32 Puis, les assistants rentrent chacun chez soi. Pour la seconde série de mesures, réalisée entre le 19 et le 30 décembre 1853, Airy esquisse un protocole encore plus précis : Code for the Galvanic Longitude-signals between Brussels and Greenwich, for the observations to commence on 1853 Dec. 19 1. The transits and signals at Brussels are to be observed by M. Bouvy, and those at Greenwich by M. Dunkin. 2. The observations are to be continued, if possible, till three satisfactory days are obtained. 3. The apparatus and the mode of observing are to be generally the same as in the preceding series. 4. At 10 heures 0 m 0s Brussels Mean Solar Time, Brussels will give 4 signals at intervals of 3 secondes After waiting 10 secondes, Greenwich will reply by 4 similar signals. 5. If no transit were observed on the last night after signals, Brussels will after waiting 15 secondes proceed with batches ; If transits were observed, Brussels will after waiting 15 secondes give 2 warning signals at 3 secondes interval, then wait 10 secondes, then give as many warning signals at 3 secondes interval as the number of transits observed. And then, waiting 15 secondes, proceed with batches […]51 ».

33 Le 20 décembre, les signaux ne sont pas transmis correctement par les télégraphistes bruxellois. Plus tard, c’est le temps qui est exécrable en cette saison qui n’est guère favorable à l’astronomie. « Nous sommes décidément dans une mauvaise veine », écrit Quetelet le 23 décembre alors qu’il n’a reçu aucun signal de Greenwich la veille : « Le fait le plus fâcheux, c’est que nous n’avons pas reçu de signaux et que nous avions un beau nombre d’étoiles (seize). Aujourd’hui, il neige et le ciel ne promet rien de bon. Nous allons avoir ensuite la fête de Noël, pendant laquelle je présume que nous serons inactifs. Il résulte donc de cela qu’il nous restera fort peu de chose des fatigues de la semaine52 ».

34 Le 30 décembre, après avoir obtenu quelques soirées de résultats exploitables, Quetelet écrit que le temps vient de se dégrader à nouveau : « il tombe de la neige et il fait un vent affreux. J’ai rarement vu une aussi mauvaise journée. Nous avons de nombreux malades ; je me trouve moi-même atteint d’une grippe naissante. M. Bouvy ne se trouve guère mieux. Je serais donc d’avis de terminer nos opérations, du moins provisoirement. […] Nous ne ferions qu’augmenter le nombre de nos malades sans profit pour la science53 ».

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 76

Un autre type d’équation personnelle ?

35 Le temps de l’analyse des résultats est venu et l’analyse des erreurs se complique soudain. Quetelet s’aperçoit que la seconde série de résultats s’écarte « très sensiblement » de ceux de la première série. Le 11 février 1854, il écrit à Airy : « les effets des équations personnelles peuvent ne pas être étrangers à cette différence. J’ai en effet la conviction qu’ils ne sont pas les mêmes pour l’observation des étoiles et pour celle des signaux54 ». Voilà du nouveau : l’équation personnelle dont on croyait pouvoir contrôler l’effet dépendrait du type d’observation effectuée. Dans une note au mémoire d’Airy, Quetelet ajoute : « les équations personnelles ne sont probablement pas les mêmes pour les signaux et les passages d’étoiles. Il y a plus : les équations personnelles peuvent varier […] dans le cours d’une soirée, par suite de lassitude ou d’autres causes55 ». Il semble même qu’il y ait dans un cas une différence selon que le courant allait à Greenwich ou revenait de cette ville !

36 Pendant ce temps, à Paris, les astronomes ne restent pas inactifs. Le 13 décembre 1853, Lucie Laugier écrit à Mme Quetelet : « rien ne peut aller vite en ce moment dans notre Observatoire ; le bureau des longitudes n’avait pas eu le pouvoir de faire mettre le fil de nos cabinets en relation avec les grandes lignes ; il a dû s’adresser au ministère qui a pris trois grandes semaines pour réfléchir ; enfin on vient d’autoriser M. Breguet à terminer les travaux […]. Mon père [Louis Mathieu, beau-frère d’Arago] & mon mari [Ernest Laugier] sont vivement contrariés de n’avoir pas commencé plutôt les intéressantes expériences ; ils n’ont plus qualité pour rien ordonner dans cet établissement dont le gouvernement s’occupe, dit-on, en ce moment, et qui va sans doute être grandement modifié56 ».

37 Le 14 janvier 1854, Laugier écrit à Airy qu’il est prêt à commencer les opérations aussitôt que possible et à se rendre lui-même à Greenwich. Le 21, Airy répond qu’il préfère attendre une dizaine de jours que sa femme revienne de la campagne. Puis, le 2 février, les deux astronomes échangent des lettres au contenu contradictoire. Alors qu’Airy envoie sept pages d’instructions, Laugier écrit que suite à un « grand changement » à Paris, c’est le nouveau directeur Le Verrier qui devra s’en charger57. Le 9 février, Lucie Laugier écrit à nouveau à Mme Quetelet à propos de la situation de l’Observatoire : « M. Leverrier a pris possession de son Observatoire en homme que la haine et la passion entraînent jusqu’à des actes stupides58 ». Quetelet est prompt à comprendre la portée du changement de direction : « Tout vient de changer à l’observatoire de France ; les projets de M. Laugier seront sans doute renversés59 ».

38 L’équation personnelle acquiert donc une nouvelle dimension. À quoi correspondent les préparatifs de plusieurs années quand changent les hommes chargés de les mettre en œuvre ? Nous n’entrerons pas ici dans les détails de la correspondance entre Airy et Le Verrier qui reprend dès le 10 février60. Soulignons simplement la manière dont ce dernier en reprenant le projet y imprime sa patte. Tout d’abord, il porte attention aux instruments : la détermination des différences de longitude n’est pas, pour lui, une priorité alors qu’il a clairement exprimé son désir de remplacer les instruments de passage. Le Verrier témoigne des difficultés qu’il rencontre dans ses relations avec les fabricants d’instruments, dont Breguet. « Je ne sais si vous parvenez à faire marcher vos ouvriers, écrit Le Verrier le 9 avril. Mais ici, il y a de telles habitudes prises que tout en étant sans cesse à les surveiller rien n’avance qu’avec une déplorable lenteur61 ».

39 L’attention que Le Verrier porte à l’instrumentation dans les protocoles de mesures télégraphiques est cependant remarquable. En constante communication avec Airy, il

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 77

examine les différents types de batteries, de relais, et de galvanomètres, les avantages et les inconvénients de prendre les mêmes instruments, la possibilité de les déplacer. Il va jusqu’à imaginer des dispositifs techniques permettant de réduire l’équation personnelle, suggestion qui ne fait guère l’enthousiasme d’Airy : « Though this removes the personal equation, it introduces the rich of instrumental equation62 ».

40 En fin de compte, Faye se rendra à Greenwich et Dunkin arrivera à Paris en mai 1854. Si les opérations de mesure se déroulent sans problème, l’observateur anglais s’accommode mal des conditions d’observation parisiennes. Dunkin « accoutumé au silence » est ainsi obligé d’observer les étoiles basses afin de placer sa tête au plus près de l’horloge afin de bien l’entendre malgré le bruit de la ville : « the observer’s back must be to the clock ; this I should not so much mind if the beat of the transitclock could be decently heard. M. Le Verrier was quite right in recommending stars sufficiently low to allow the observer’s ear to be as near as possible to the clock face, for I believe even then there will be difficulty in hearing the beat63 ».

41 Au même moment, Quetelet s’inquiète de l’interprétation des résultats d’expérience et de la différence entre équations personnelles astronomiques et télégraphiques : « J’observe les étoiles de trois à quatre dixièmes plus tôt que M. Bouvy et nous observons les signaux absolument de la même manière. […] Je pense qu’il serait extrêmement utile et instructif que les astronomes puissent être prévenus des écarts auxquels ils sont exposés, même dans la méthode télégraphique ». Dans sa réponse, Airy pourtant ne s’en inquiète guère : « We have remarked the large effect of the personal equation. I am not surprised by it ». Quetelet insiste : « Il me paraît surtout curieux que l’équation personnelle peut changer selon qu’on observe des étoiles ou des signaux ». Dans sa réponse, Airy prend enfin la mesure des inquiétudes de Quetelet : « When I was first at the Cambridge Observatory, I used the same method to determine the Error of Collimation which you have employed […], and I gave it up as being in practice radically bad. I look it now with some anxiety : inasmuch as the large difference between our first result and our second result seems almost beyond the probable effect of personal equation64 ».

42 Commentant l’écart entre les différences de longitudes obtenues entre Paris et Greenwich lors des deux séries de mesures (d’abord entre 20,40 et 20,59s, puis entre 20,69 et 20,84s), Quetelet conclut sur ce que l’espoir d’une détermination absolument exacte peut avoir d’illusoire : « Je ne crois pas, je vous l’avoue, à une précision infinie dans ces matières : je regarde cependant notre longitude comme très bonne et comme aussi exactement déterminée que celle que vous venez d’obtenir pour Paris65 ».

Un degré d’exactitude tout nouveau

« Mais laissons de côté les détails trop techniques qui nous ont garanti un degré d’exactitude tout nouveau dans l’histoire des sciences » (Faye, 1855, p. xiv).

43 Dans son discours de Nancy, Faye a beau affirmer péremptoirement l’exactitude de la méthode dont il a participé à la mise en œuvre, les faits sont coriaces. Dans une histoire populaire de la télégraphie qui paraît quelques années plus tard, on écrit déjà : « Dès l’établissement des nombreux réseaux télégraphiques […], on eut l’idée de mettre à contribution la télégraphie pour mesurer les différences de longitudes de ces villes. […] Toutefois, les résultats obtenus ayant laissé quelque chose à désirer, on dut considérer les méthodes employées comme étant insuffisantes66 ».

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 78

44 Quetelet écrit à Airy le 8 septembre 1854 que ces insuffisances pourraient peut-être s’expliquer entièrement par l’équation personnelle67. Mais comment les éliminer ? Dans l’article qu’il rédige en son nom et celui d’Airy, Le Verrier fait remarquer que pour déterminer la différence entre deux quantités, il faut se servir du même appareil : « si l’on considère que toute mesure se résout en une estime où intervient le cerveau de l’observateur, il deviendra évident qu’aucune différence ne saurait être exacte, à moins qu’elle ne soit appréciée par le même individu ». La solution est donc claire : il faut procéder « pour l’organisme humain comme pour tous les autres appareils dont nous nous servons68 ».

45 Comme le montre la description détaillée des opérations télégraphiques de géodésie entre Bruxelles, Greenwich et Paris, la vision d’une science qui étend son réseau d’observation sur le globe en prenant appui sur les réseaux de navigation intercontinentaux, sur les chemins de fer et les lignes télégraphiques s’accomplit surtout par la mise au pas de l’observateur et, par-delà, de l’homme lui-même. C’est en ce sens que cette description révèle les lignes de faille dans le bloc utopique que présente Faye à l’Académie Stanislas. Dans cette conception « astronomique » d’un monde ordonné par la science et la technique, ce n’est pas tant l’observateur individuel qui est banni par la technique pure, comme le voudrait Faye. Mais comme le soulignent les congrès de navigation et de statistique présidés par Quetelet à Bruxelles en cette même année, si on peut avoir l’impression que l’observateur disparaît, ce n’est qu’au prix d’une distribution radicale de l’acte d’observer entre savants et techniciens, entre instruments et dispositifs sociaux de standardisation.

NOTES

1. H. Faye, 1855, « Sur la différence de longitude entre Paris et Londres », Mém. Acad. Stanislas, v- xviii., p. vi. 2. Voir la contribution de Jacques Gapaillard à ce numéro. 3. Voir la contribution de Martina Schiavon à ce numéro. 4. H. Faye, 1855, op. cit., p.x. 5. CRAS, t. 35, 1852, p. 757. 6. R. Stachurski, 2009, Longitude by Wire : Finding North America. Columbia, S.C. : University of South Carolina, p. 89. 7. H. F aye, 1852, « Sur la dernière communication de M. le Ministre de l’Intérieur », CRAS, t. 35, p. 820 8. Op. cit., p. 821. 9. L. J. Daston, & P. Galison, 2007, Objectivity, New York, Zone Books. 10. Plusieurs autres travaux ont abordé l’histoire de l’équation personnelle sans porter attention aux idées de l’astronome. Voir en particulier : S. Schaffer, 1988, « Astronomers Mark Time », Sci. Cont., 2, pp. 115-145 ; H. Schmidgen, 2003, « Time and Noise : The Stable Surroundings of Reaction Experiments, 1860–1890 », Stud. Hist. Phil. Biol. Biomed. Sci., 34, pp. 237–275 ; J. Canales, 2001, « Exit the Frog, Enter the Human : Astronomy, Physiology and Experimental Psychology in the Nineteenth Century », Brit. J. Hist. Sci., 34, pp. 173-197.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 79

11. H. Faye, 1849, « Sur les observations zénithales », CRAS, t. 39, pp. 289-294 & 349-350. Cit., p. 243. 12. H. Faye, 1849, op. cit., pp. 243-244. 13. CRAS, t. 36, 1853, p. 30. 14. Olivier Sauzereau, 2012, Des observatoires de la Marine à un service chonométrique national. Le cas français, XVIIIe – XXe siècles, Thèse de doctorat, Université de Nantes. 15. François Arago, 1853, « Note sur un moyen très simple de s’affranchir des erreurs personnelles dans les observations des passages des astres au méridien », CRAS, t. 36, pp. 276-284. 16. H. Faye, 1855, op. cit., pp. xiii-xiv. 17. F.-N.-M. Moigno, 1852, Traité de télégraphie électrique (2e ed.), Paris, A. Franck. 18. S. Morse, 1914, His Letters and Journals. Boston : Hoghton Mifflin. 19. M. Ducamp, 1867, « Le télégraphe et l’administration télégraphique », Revue des deux mondes, 68, pp. 457-497. 20. F.-N.-M. Moigno, 1852, op. cit., p. 534. 21. A. Quetelet, J. Cabry, & A. De Vaux, 1850-1851, « Rapport adressé sous la date du 21 mars 1850, à M. Le Ministre des Travaux publics par la commission des télégraphes électriques », Ann. Trav. Publics Belg. , 9, 69-96. 22. U. Le Verrier, 1855, « Rapport sur l’observatoire impérial de Paris et projet d’organisation », Ann. Obs. Imp. Paris , 1, pp. 1-68, cit., p. 52. 23. F. Locher, 2008, Le Savant et la tempête. Étudier l’atmosphère et prévoir le temps au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes. 24. Les renseignements en provenance des archives du Bureau des longitudes m’ont été fournis par Jean-Marie Feurtet que je remercie chaleureusement ; voir aussi sa thèse J.-M. Feurtet, 2005, Le Bureau des longitudes (1795-1854) : De Lalande à Le Verrier, Thèse de doctorat de l’École des Chartes, Paris., pp. 404-410. Les papiers d’Airy et de l’observatoire royal de Greenwich (ROG) sous sa direction se trouvent à la Cambridge University Library, Manuscript Division, RGO 6. Les papiers de Quetelet sont consultables à l’Académie royale des sciences de Belgique, Bruxelles, cote ARB. Je profite de l’occasion pour remercier Mr. Perkins (Cambridge) et Olivier Damme (Bruxelles) pour leur assistance. 25. Sur l’histoire du télégraphe électrique, voir entre autres : Moigno, 1852, op. cit. ; Mangin, A., 1893, Délassements instructifs : les télégraphes, les feux de guerre, Tours, Alfred Mame et fils ; T. Du Moncel, 1864, Traité théorique et pratique de télégraphie électrique, à l’usage des employés télégraphistes, des ingénieurs, des constructeurs et des inventeurs, Paris, Gauthier-Villars. 26. CRAS, t. 33, 1851, p. 322. 27. Fonds RGO 6/610/1, Cambridge University Library. 28. Fonds RGO 6/335, p. 79. 29. Fonds RGO 6/610/5, pp. 330-331. 30. Fonds RGO 6/610/1, pp. 6-17. 31. G. B. Airy, 1853, « On the Determination of the Longitude of the Observatory of Greenwich by means of Galvanic Signals », Monthly Not. Roy. Astr. Soc., 13, pp. 248-252, cit. p. 249. 32. Ibid., p. 252. 33. H. Faye, 1855, op. cit., p. ix. 34. Fonds RGO 6/635/3, p. 83. 35. A. Mangin, 1893, op. cit., p. 44. 36. G. B. Airy, 1857, « Sur la différence de longitude des observatoires de Bruxelles et de Greenwich, déterminées par des signaux galvaniques », Ann. Obs. Roy. Brux., 12, pp. 3-33, cit. p. 6. 37. Fonds RGO 6/635/3. 38. Fonds RGO 6/634/2. 39. A. Quetelet, 1867, Sciences mathématiques et physiques au commencement du XIXe siècle, Bruxelles, p. 23.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 80

40. Fonds RGO 6/634. 41. G. Airy, 1857, op. cit., p. 6 42. Ibid., p. 5. 43. U. Le Verrier, 1855, op. cit., p. 46. 44. H. Faye, 1855, op. cit., p. xiii. 45. Fonds RGO 6/634. 46. Ibid. 47. G.Airy, 1857, op. cit., p. 10. 48. Fonds RGO 6/634/3. 49. Fonds RGO 6/634/3. 50. Fonds RGO 6/634/3, p. 123. 51. Fonds RGO 6/634. 52. Ibid. 53. Ibid. 54. Ibid 55. G. Airy, 1857, op. cit., pp. 12-13n. 56. Fonds Quetelet, 2956. 57. Fonds RGO/6/335/3. 58. Fonds Quetelet, 2956. 59. Fonds RGO 6/634. 60. Fonds RGO 6/335/4. 61. Fonds RGO 6/375(2). 62. Fonds RGO 6/335. 63. Ibid. 64. Fonds RGO 6/334, et les citations qui précèdent. 65. Fonds RGO 6/335, p. 169. 66. T. Du Moncel, 1864, op. cit., p. 599. 67. Fonds RGO 6/335. 68. G. B. Airy, & U. Le Verrier, 1854, « Nouvelle détermination de la différence de longitude entre les observatoires de Paris et de Greenwich », CRAS, t. 39, p. 565.

AUTEUR

DAVID AUBIN Professeur d’histoire des sciences à Sorbonne Université/Pierre et Marie Curie et responsable de l’équipe d’histoire des sciences mathématiques à l’Institut de mathématiques de Jussieu Paris Rive Gauche.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 81

Hervé Faye et l’Heure nationale

Jacques Gapaillard

Lorsque les chemins de fer s’établirent sur notre territoire, on comprit immédiatement qu’il fallait adopter, pour le service de ces voies nouvelles, une heure uniforme, celle de Paris ; même on aurait bien dû, comme je l’ai proposé il y a trente ans, la rendre obligatoire, par une loi, pour toute la France, à titre d’heure légale et unique1.

1 Ainsi s’exprime Hervé Faye en 1883, à une époque où sa suggestion d’une heure nationale pour la France n’a toujours pas été suivie par les autorités.

L’incompatibilité du chemin de fer et des heures locales

2 À partir du milieu du XVIIe siècle, astronomes et horlogers réclament que soit abandonnée l’heure solaire vraie, donnée par les cadrans solaires et que les montres et horloges n’ont aucune vocation à suivre, pour l’heure de temps moyen définie par l’astronomie et dont la régularité est compatible avec la nature des mécanismes d’horlogerie. Il a fallu attendre 1826, et non 1816 comme on le lit souvent2, pour que la ville de Paris passe enfin à l’heure de temps moyen. À la suite de cette initiative parisienne, et surtout après une circulaire ministérielle du 18 février 1839, l’heure de temps moyen gagna progressivement la province. Par cette circulaire en effet, l’administration des postes recommandait aux localités traversées par les courriers de régler leurs horloges sur le temps moyen.

3 Quand l’heure de temps moyen s’était substituée à l’heure solaire vraie, elle en avait conservé le caractère local : l’heure dépendait de la longitude du lieu à raison d’une avance de 4 minutes pour chaque degré de longitude gagné vers l’est. Ainsi, l’heure de Strasbourg avançait de 22 minutes sur celle de Paris, qui elle-même avançait de 27 minutes sur celle de Brest. La vie civile s’est longtemps accommodée de cette situation. En particulier, le service des malles-poste et diligences, véhicules relativement lents et se déplaçant par étapes assez courtes, n’était pas affecté par les petits décalages horaires. Il en alla tout autrement quand le chemin de fer s’est développé à partir de 1840. Car lorsque les lignes ont commencé à prendre de l’extension en longitude, il est

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 82

vite apparu qu’on ne pouvait se contenter des heures locales et que la marche des convois ne pouvait être réglée que par une heure unique sur une même ligne, et bientôt sur l’ensemble du réseau. Cette heure unique sera celle de Paris.

4 C’est ainsi que l’heure de la capitale est exportée vers la province, et que les villes desservies par le chemin de fer sont dotées de deux heures différentes. Les horloges publiques, dont l’horloge municipale officielle, indiquent généralement l’heure locale, à l’exception de celles situées dans la « cour des voyageurs », sur la façade de la gare, ou encore dans la salle des guichets, qui marquent l’heure de Paris.

Hervé Faye initiateur et incitateur

5 Le 31 mai 1855, dans son discours de réception à l’Académie de Stanislas, Hervé Faye, alors recteur de l’Académie de Nancy, évoque le problème de l’heure dans cette ville : « Pourquoi faut-il que l’habitant de Nancy soit condamné à se servir de deux heures différentes, l’une quand il réside en ville, l’autre quand il veut en sortir par le chemin de fer ? À chaque voyage, nous sommes forcés de faire, à la hâte et de tête, un petit calcul de l’heure de la station, calcul où il faut tenir compte d’une différence constante de 16 minutes entre l’heure de la ville et celle du chemin de fer. L’inconvénient est faible, me répondra-t-on […] Mais, Messieurs, ce petit inconvénient se répète à chaque instant ; il pèse sur tous ceux qui voyagent, c’est-à- dire, sur la classe la plus active. […]. Le remède est simple, d’ailleurs : il suffirait d’adopter officiellement en ville l’heure des chemins de fer, et de retarder, une bonne fois, de 16 minutes toutes les horloges publiques [de Nancy] dans le courant d’une nuit. […] Bien certainement cette petite réforme sera tôt ou tard adoptée dans toute la France, et recevra la sanction légale qui lui est nécessaire ; mais, puisque c’est à la province de prendre cette fois l’initiative, pourquoi cette initiative ne partirait-elle pas de Nancy ?3 »

6 Le « remède » de Faye au tracas horaire des Nancéiens serait aussi le triomphe de l’heure de Paris sur l’heure locale de Nancy et, plus généralement, la voie ouverte vers l’adoption d’une heure nationale. C’est d’ailleurs l’avis d’Urbain Le Verrier qui reprend la proposition de Faye à la fin de cette même année 1855 : « Aussi doit-on s’attendre à ce que partout les horloges ne tarderont pas à être, pour l’avantage du public, réglées sur l’heure des chemins de fer. Mais alors toutes les horloges des contrées traversées par le chemin d’une même administration se trouvant marquer absolument la même heure, le principe de l’heure locale aura cessé d’être suivi. N’y aurait-il pas avantage à mettre la règle d’accord avec la pratique, en comptant la même heure dans toute l’étendue de l’Empire ? Encore faudrait-il compter avec quelques réticences : Lorsqu’on proposa de substituer le temps moyen au temps vrai, il ne manqua pas de gens qui s’effrayèrent à la pensée que les horloges ne marqueraient plus l’heure même du Soleil. Or, lorsque la substitution vint à être faite, personne ne s’aperçut du changement. Il faut s’attendre à ce que les mêmes objections seront reproduites contre la nouvelle proposition. Mais si l’on considère l’immense avantage d’avoir la même heure par tout l’Empire, problème dont la simplicité permettrait une solution pratique et précise, on n’hésitera pas à considérer, avec M. le Ministre des Travaux publics, que ce projet est digne d’un sérieux examen4. »

7 En effet, les villes de province sont très attachées à leur heure locale. Les écarts, au plus de l’ordre d’un quart d’heure, entre l’heure solaire vraie et l’heure de temps moyen n’avaient produit que peu de protestations, et la population avait toujours le sentiment de vivre à l’heure du Soleil, mais abandonner l’heure locale pour celle de Paris était une autre affaire. Les écarts entre l’heure de la capitale et l’heure solaire vraie pourraient

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 83

dépasser largement le quart d’heure : une quarantaine de minutes à Brest vers le 11 février, et à Strasbourg autour du 3 novembre. Mais les populations ne sont généralement pas conscientes de ces décalages extrêmes car elles ont déjà perdu le souvenir de l’heure solaire vraie. Elles parent maintenant de ses vertus l’heure locale de temps moyen. Le midi local est ainsi supposé partager précisément la journée en deux parts égales, équilibre qui pourrait être largement rompu par l’adoption de l’heure parisienne. Et c’est sans compter avec la traditionnelle opposition Paris-province. L’heure locale fait partie de l’identité des villes et leurs habitants se soucient peu de lui substituer celle de Paris.

8 En 1858, c’est ce sentiment général qu’exprimait plaisamment un lecteur du journal rennais Le Progrès : « Je trouve qu’il n’y a pas plus de motif de nous donner l’heure de Paris que de nous donner l’air de Paris, la température de Paris, etc., etc., toutes choses qui sont très bien là où le bon Dieu les a mises pour qu’elles y restent5 ».

9 Cette même année, après l’arrivée du chemin de fer dans sa ville, le maire de Rennes, émule de Faye en l’occurrence, avait voulu faire marquer l’heure de Paris par l’horloge de l’Hôtel de ville. Mais devant l’hostilité des habitants et de plusieurs institutions locales (tribunal, lycée, faculté des sciences, archevêché), l’expérience fit long feu : l’heure locale, qui avait cédé la place à l’heure de Paris le 3 mai 1858, fut rétablie le 12 !

Hervé Faye légaliste

10 L’exemple de Rennes illustre sans doute l’état d’esprit général en France autour de 1860. La population urbaine n’était pas encore prête à l’abandon de son heure locale. En attendant une évolution des esprits, les villes disposant d’une gare doivent vivre avec deux heures différentes mais dont le décalage constant (puisqu’il dépend seulement de l’écart en longitude avec Paris) ne dépasse pas la demi-heure. Une solution fut alors trouvée en dotant les horloges publiques de deux aiguilles des minutes mutuellement solidaires, de manière à indiquer à la fois l’heure locale et l’heure de Paris. C’est ainsi que l’on vit fleurir dans les villes ces curieux cadrans à trois aiguilles. Les deux « grandes aiguilles » étaient différenciées par leur forme ou leur couleur, mais les habitants échangeaient souvent leurs destinations. Dans l’ouest, la sanction de cette erreur pouvait être de manquer son train.

11 Au fil des années, il finit par s’imposer que l’heure de Paris était plus utile que l’heure locale, et plusieurs villes, comme Bayonne, Le Havre, Lyon et Nantes, ont suivi, peut- être sans le savoir, la suggestion faite par Faye à Nancy, en décidant d’adopter l’heure de Paris. Le résultat de ces décisions isolées fut une situation confuse de l’heure en France car, dans les années 1880, beaucoup de municipalités s’accrochaient encore à leur heure locale. Comme il semblait pourtant inéluctable que l’heure de Paris finirait par l’emporter, une initiative gouvernementale s’imposait pour mettre fin au désordre en érigeant officiellement l’heure de la capitale en heure nationale. Mais cette initiative tardait, sans doute par crainte de l’hostilité des populations à se voir déposséder de leur heure locale, tandis qu’elle était pourtant réclamée avec une insistance croissante. L’adoption d’une heure uniforme n’était pas seulement utile aux usagers du chemin de fer, elle répondait aussi à d’autres nécessités, comme le souligne le géographe Jacques Léotard : « L’absence d’une heure nationale, exclusivement adoptée dans toutes les localités françaises, présente d’ailleurs une foule de graves inconvénients : au point de vue

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 84

scientifique, pour étudier les phénomènes imprévus, tels que les tremblements de terre ; au point de vue juridique, pour fixer l’instant d’un meurtre, vérifier un alibi, déterminer certains ordres de succession ; au point de vue militaire, pour transmettre et exécuter les ordres en cas de guerre, lors d’une mobilisation générale, etc.6 »

12 Le 4 juin 1888, le Bureau des longitudes sollicite du ministre de l’Instruction publique Édouard Lockroy qu’il prenne une initiative visant à instaurer une heure nationale, et un projet de loi est en effet déposé à la Chambre des députés, le 20 novembre 1888. Mais Lockroy n’est plus ministre au delà du 22 février 1889 et le projet ne sera pas discuté. Alors, dans les mois qui suivent, de nouvelles villes, comme Angoulême, Toulouse et Bordeaux décident à leur tour d’adopter l’heure de Paris, et celles qui ne l’ont pas encore fait sont encouragées à suivre leur exemple : « Puisque le gouvernement ne donne pas satisfaction au désir public, en demandant aux Chambres de voter le projet de loi déposé par M. Lockroy, que les municipalités prennent leurs mesures pour accomplir volontairement cette excellente réforme, qui présente beaucoup d’avantages et aucun inconvénient7. »

13 Sous une forme plus explicite, cet appel à l’action provinciale ne fait que reprendre l’ancienne suggestion d’Hervé Faye qui est certainement satisfait de voir son idée gagner du terrain. Cependant, lors de la séance du 8 janvier 1890 de la Société astronomique de France où la question de l’heure nationale est discutée, il soulève une objection inattendue contre les initiatives municipales qui se sont multipliées : « À ce sujet, M. Faye fait remarquer que la question ne peut être tranchée par les municipalités, à cause des difficultés judiciaires qui pourraient se produire dans le cas de délais légaux. Dans la législation actuelle, une municipalité qui aurait substitué l’heure de Paris à l’heure locale s’exposerait dans certains procès à être déclarée responsable du préjudice causé à quelques individus dans certains cas d’adjudication, d’héritage, etc. La question de l’heure nationale ne peut être décidée que par une loi. Du reste, un projet de loi sur ce sujet a été déposé par le gouvernement et viendra en discussion dans la prochaine session des Chambres8. »

14 Mais que dit au juste la « législation actuelle » au sujet de l’heure ? La réalité, c’est qu’elle est muette sur ce chapitre ! Jamais encore la définition de l’heure en usage dans notre pays n’a fait l’objet d’une disposition légale. Lorsqu’au Moyen Âge, autour de 1400, les vieilles heures inégales des Romains (douze heures de jour et douze heures de nuit) ont été abandonnées pour les heures solaires classiques, où le jour est fractionné en deux séries de douze heures égales de minuit à midi et de midi à minuit (heures françaises), aucun édit royal n’a légalisé tôt ou tard le nouveau système. Pas davantage, l’occasion du passage des ces heures solaires vraies aux heures de temps moyen n’a été saisie pour sanctionner cette nouvelle pratique par une loi. En fait, la définition de l’heure légale en France se résumait à celle qu’en donne Émile Littré dans son dictionnaire : « Heure légale, celle qui est donnée par l’horloge communale9 ». Les scrupules légalistes de Faye peuvent surprendre de la part de celui qui avait lui-même incité les Nancéiens à adopter l’heure de Paris afin de leur faciliter l’utilisation du chemin de fer.

La loi du 14 mars 1891

15 Après le dépôt d’un nouveau projet de loi, le 29 mars 1890, l’appareil législatif se met enfin en marche sur la question de l’heure nationale. Le 2 décembre 1890, les députés se prononcent sans débat en faveur de cette réforme qui n’a que trop tardé et dont la nécessité n’est plus à démontrer.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 85

16 La discussion aura lieu au Sénat qui délibère sur le projet le 17 février 1891. La commission sénatoriale chargée de l’examiner rend un rapport positif. Il faut dire que le législateur n’a guère le choix. Les nombreuses municipalités auxquelles on a laissé prendre l’initiative d’adopter l’heure de Paris ont eu raison de la frilosité gouvernementale. Un état de fait irréversible a été établi qu’il ne reste plus qu’à entériner par une loi, comme le souligne le sénateur Étienne Goujon qui présente ce rapport : « Déjà nos principales villes avaient reconnu la nécessité et avaient entrepris, suivant l’exemple donné par nos chemins de fer et nos télégraphes, l’application d’une réforme que le Gouvernement vous demande de consacrer et de généraliser aujourd’hui. Il s’agit, en somme, d’achever d’un seul coup un progrès qui allait s’accomplissant de lui-même, mais avec trop de lenteur, et qui est la conséquence naturelle du développement des transactions, des relations, de l’activité dans la vie moderne. La solution qui vous est proposée est la seule qui puisse établir sur notre territoire la rigueur et la précision devenues indispensables dans la fixation de l’heure. Ce résultat ne pouvait être atteint tant que durait l’usage de l’heure locale10. »

17 Le 30 janvier 1891, Hervé Faye, alors président du Bureau des longitudes, a été nommé commissaire du Gouvernement pour assister, devant le Sénat, le ministre Léon Bourgeois de l’Instruction publique et des Beauxarts, dans la discussion du projet de loi dont il est le lointain initiateur. La tâche est facile car aucune opposition sérieuse n’est à prévoir. Il s’attache cependant à dissiper les moindres réticences qui pourraient subsister.

18 Faye commence par observer que cette question d’une heure nationale n’est pas une préoccupation seulement française mais qu’« elle est discutée presque partout en Europe », notamment en Belgique, Allemagne et Autriche. Au passage, il évoque aussi le projet belge d’adopter l’heure de Greenwich : « Les raisons qui décident la Belgique à opérer ce changement et à adopter l’heure anglaise sont assez difficiles à comprendre. Il faut néanmoins les respecter, et même avouer qu’il s’agit là d’une tendance qui semble devoir s’étendre sur notre continent11. »

19 Mais il ajoute : « Il y aurait là une singularité analogue à celle qui se produirait si un gouvernement quelconque venait proposer d’adopter pour notre pays l’heure de Londres plutôt que celle de Paris. » Une telle réforme est en effet impensable pour un esprit français de l’époque. Vingt ans s’écouleront encore avant qu’elle se réalise.

20 Puis Faye revient à l’heure nationale et ne se montre pas avare d’explications qu’il va concentrer sur le cas brestois : « En ce qui concerne la France, les choses sont d’une simplicité extrême. Grâce à la forme de notre territoire qui est massif, qui ne s’étend pas beaucoup plus en longitude qu’en latitude, la différence des heures n’est nulle part bien considérable. C’est un avantage dans la question. […] Ainsi, à Brest, il y a 27 minutes d’écart entre l’heure du chemin de fer et l’heure de la localité. Lorsque votre loi sera promulguée, la première chose qu’il y aura à faire pour la municipalité de Brest, ce sera de faire marquer l’heure de Paris à toutes les horloges. Actuellement, il n’y en a qu’une qui donne cette heure au public : c’est l’horloge de la gare. À partir du moment où la loi aura été promulguée, toutes les horloges de Brest, sans exception, qui donnent l’heure au public, seront réglées, comme celle de la gare, sur l’heure de Paris. C’est vingt-sept minutes de plus que l’heure acceptée auparavant à Brest. »

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 86

21 Il va aussi au-devant des craintes que l’on pourrait concevoir quant aux réactions de la population en assurant que la vie quotidienne des Brestois « ne s’en ressentira pas » : « Nous sommes persuadés que ces vingt-sept minutes, après avoir préoccupé un instant quelques esprits, disparaîtront, se fondront dans une allure générale et qu’on ne tardera pas à les oublier tout à fait. C’est ce qui est arrivé quand on a passé, en France, du temps vrai au temps moyen […] »

22 Faye développe ici l’exemple du passage au temps moyen à Paris où les craintes que le mécontentement ne se traduise par « quelques petits désordres » se révélèrent infondées : « En effet, personne ne s’en est aperçu et on a passé d’un régime à l’autre par une transition tout à fait insensible. » Selon Faye, la transition n’aurait pas été remarquée parce que le préfet de Paris aurait suivi la recommandation suivante du Bureau des longitudes : « Vous avez un moyen bien simple à employer : c’est de convoquer dans votre cabinet les principaux horlogers de Paris et de leur donner l’ordre de changer, le même jour, au même moment, l’heure de toutes les horloges publiques, de faire la même opération sur les horloges privées dont ils ont la direction : vous verrez qu’on ne s’en apercevra pas. »

23 Mais Faye se trompe, car si les Parisiens ne se sont aperçus de rien, c’est pour une tout autre raison. C’est simplement parce qu’il avait été choisi d’effectuer le changement le 24 décembre 1826, jour où l’équation du temps était pratiquement nulle. Ce jour-là, l’heure de temps moyen coïncidait avec l’heure solaire vraie et les horlogers n’ont même pas eu à intervenir ! Il est difficile de croire que l’astronome Faye, président du Bureau des longitudes, ignorait cette particularité du passage au temps moyen à Paris, et on peut se demander s’il n’aurait pas inventé cette histoire des interventions simultanées sur les horloges publiques afin de montrer que, dans le cas présent, il suffisait de procéder de même pour que le changement soit à peine remarqué. Car il n’existe aucune possibilité de passer « en douceur » de l’heure locale à l’heure de Paris. Le changement sera nécessairement brutal.

24 Faye donnera encore l’exemple des fuseaux horaires mis en place aux États-Unis et terminera son long discours par un dernier argument. Fidèle aux propos qu’il avait tenus à la Société astronomique de France, il tient en effet à appuyer le projet de loi par la nécessité de « rentrer partout dans la légalité » : « C’est une inquiétude continuelle dont vous allez la [la population] délivrer, et vous ne ferez d’ailleurs qu’obéir au vœu général du pays. Ce n’est pas nous, en effet, qui allons presser les populations de faire telle ou telle chose ; ce sont les populations qui nous indiquent elles-mêmes qu’elles le désirent. Elles devancent même votre décision quelquefois, sans faire attention qu’elles se mettent ainsi dans leur tort ; car les municipalités qui ont déjà adopté l’heure de Paris ont évidemment un peu trop pris sur elles. Messieurs, je crois qu’aucun projet de loi ne peut se présenter dans des conditions plus simples et plus favorables. La disposition dont il s’agit plaît à tout le monde et ne gêne personne. Certes, le moment est arrivé de régulariser la situation actuelle, de faire disparaître mille petits obstacles dont chacun se plaint et de rentrer partout dans la légalité. »

25 Après quoi, Faye aura encore une occasion d’intervenir, brièvement cette fois, pour répondre à un sénateur qui lui demandait naïvement si, sur les cadrans à deux grandes aiguilles, on laissera subsister celle qui indique l’heure locale : « Voulez-vous me permettre de répondre, monsieur le président, de la manière négative la plus nette ? [Le président donne la parole à Faye.]

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 87

La réunion, sur le même cadran, de ces deux aiguilles, a pour objet de suppléer à la loi que le Sénat est appelé à voter. Si cette loi donne, comme il est évident, satisfaction à ce besoin qu’indiquait précisément l’existence de deux aiguilles, celle qui donne l’heure du méridien local n’a plus de raison d’être, et le maire, dans chaque localité, ne manquera pas de la faire supprimer, en apprenant votre décision ; et, en même temps, il donnera à l’horloger de la commune l’ordre de mettre l’aiguille qui restera sur l’heure de Paris. »

26 Les sénateurs approuvent cette réponse de Faye qui est, certes, négative, mais pas de la plus grande netteté. Son défaut est de mêler deux niveaux d’explications : un niveau abstrait (des deux grandes aiguilles en cause, l’aiguille « parisienne » supplée à la loi, laquelle supprime l’autre), et un niveau pratique (l’horloger doit déposer les deux aiguilles solidaires et leur substituer une unique grande aiguille à laquelle il fera indiquer l’heure de Paris). Une conséquence de cette confusion est que le maire de Faye donne à l’horloger l’ordre de mettre sur l’heure de Paris l’aiguille restante… qui s’y trouve déjà. Il est étrange que cette réponse ne fasse aucune référence à l’heure légale, notion pourtant essentielle en l’occurrence. Il suffisait, en effet, de dire que l’aiguille de l’heure locale devra disparaître, tout simplement parce que son rôle deviendra illégal dès que la loi sur l’heure nationale aura été promulguée.

27 Après cette dernière intervention d’Hervé Faye, le président donne lecture du projet de loi. Le Sénat passe au vote et l’article unique du projet est adopté : « L’heure légale, en France et en Algérie, est l’heure temps moyen de Paris. » Mais les sénateurs n’en ont pas terminé car le président porte à leur connaissance un « article additionnel » proposé par Jean Bozérian : « Le rédacteur de tout acte authentique fera suivre la mention de l’heure indiquée de ces mots : « heure légale ». Les contraventions à la présente disposition seront poursuivies devant le tribunal civil et punies d’une amende qui ne pourra excéder 100 F. »

28 À l’évidence, ce sénateur n’a pas bien assimilé le concept d’heure légale qui est, il est vrai, une nouveauté, quoi qu’en ait pensé Faye. Il a fallu lui expliquer qu’en l’absence de précision sur la nature de l’heure indiquée, celle-ci serait évidemment censée être l’heure légale. De plus, la mention explicite de sanctions pénales n’était pas judicieuse. L’amendement fut repoussé mais le Sénat se prononça en faveur d’une seconde délibération. Celle-ci eut lieu le 10 mars et se réduisit à un second vote en faveur du projet. Bozérian avait déposé un nouvel amendement qu’il retira au dernier moment. Finalement, c’est le 14 mars 1891 que le président Sadi Carnot signe la loi qui sera publiée le lendemain au Journal officiel. L’heure nationale était née, et avec elle la première heure légale française. À presque trente-six ans de distance, la « sanction légale » prophétisée à Nancy par Hervé Faye devenait une réalité.

NOTES

1. H. Faye, 1883, « Sur l’heure universelle proposée par la Conférence de Rome », CRAS, t. 97, pp. 1234-1239 (p. 1234).

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 88

2. Jacques Gapaillard, 2011, Histoire de l’heure en France, Paris, Vuibert-ADAPT, pp. 102-108. De façon générale, cet ouvrage contient des détails sur plusieurs points seulement évoqués dans le présent article. 3. H. Faye, 1855, « Sur la différence de longitude entre Paris et Londres », Mémoires de l’Académie de Stanislas, année 1854, Nancy, pp. V-XVIII (p. XV-XVII). 4. Urbain Le Verrier, 1855, « Rapport sur l’Observatoire impérial de Paris », Annales de l’Observatoire impérial de Paris, pp. 1-68 (p. 49). 5. Phare de la Loire, 27 avril 1858. 6. J. Léotard, 1889, « L’heure nationale », La Nature, n° 836, 8 juin 1889, p. 27. 7. Ibid. 8. L’Astronomie, année 1890, p. 72. En 1890, Faye est président de la Société astronomique de France. 9. Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 4 vol. , Paris, Hachette, 1873-1874, article « Heure ». 10. Rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi […], Documents parlementaires, Sénat, session de 1891, annexe n° 17, p. 6. 11. Cette citation, comme toutes les suivantes, est extraite du Journal officiel du 18 février 1891, Sénat, séance du 17 février, p. 71-75.

AUTEUR

JACQUES GAPAILLARD Professeur de mathématiques honoraire de l’Université de Nantes, chercheur associé au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 89

Des comètes aux tempêtes : le brassage disciplinaire d’Hervé Faye, entre ruptures et continuités

Stéphane Le Gars

1 À quoi Hervé Faye peut-il nous être utile ? En traversant une grande partie du XIXe siècle, Faye nous offre certainement la possibilité de porter un regard renouvelé sur la science d’une époque où les savoirs s’institutionnalisent, où des disciplines apparaissent sous l’influence de nouvelles techniques, où la société vit de profonds bouleversements sociaux et économiques. Personnage assez méconnu et peu étudié, Faye apparaît tout à la fois comme un acteur de ces nouveaux domaines de savoir qui émergent, comme un savant ayant occupé des fonctions importantes au Bureau des longitudes, à l’Observatoire de Paris, à l’Académie des Sciences mais aussi en ayant été Recteur de l’Académie de Nancy ou pendant un temps très court ministre de l’Instruction Publique. Promoteur de nouvelles techniques comme la photographie ou la spectroscopie, auteur de théories fécondes comme sa théorie solaire qui marquera ses contemporains, il est aussi un savant catholique qui s’intéresse à l’origine et à l’évolution de notre système solaire en proposant une théorie cosmogonique qui rend tout à la fois hommage à la Genèse, aux écrits des Anciens et brasse un grand nombre de disciplines de son temps. Dans un siècle qui voit la fragmentation des savoirs et leur cristallisation dans ce que nous appelons aujourd’hui les disciplines, Faye montre le visage d’un savant, admirateur de Humboldt, et à la recherche d’une synthèse des connaissances et d’une vision globale de l’Univers. En même temps, il apparaît désireux d’intégrer les arcanes du pouvoir et du savoir, mais se trouve écarté volontairement ou involontairement de l’École polytechnique (en tant qu’élève puis en tant que professeur) ou de l’Observatoire de Paris. De la même façon, il ne semble pas avoir rassemblé autour de lui une école ou une communauté de scientifiques qui auraient profondément et durablement continué son œuvre. Il semble donc difficile de cerner ce personnage tout à la fois novateur et traditionnaliste, solitaire et semeur d’idées : il apparaît important pour saisir et dévoiler les ambigüités d’un siècle foisonnant et luimême souvent contradictoire.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 90

Idée et remise en cause d’un brassage disciplinaire

2 Que peut signifier tout d’abord l’idée d’un « brassage disciplinaire » au XIXe siècle ? Comme l’a noté récemment Claude Blanckaert, « Pour l’historien, la « discipline » est un objet problématique, voire embarrassant. C’est une catégorie construite et certainement tardive. Hormis ses acceptions religieuses ou militaires, le mot est rare dans la littérature scientifique française avant le XXe siècle1 ». Blanckaert pointe par ailleurs les difficultés rencontrées au XIXe siècle vis-à-vis de l’idée de discipline : « Durant la majeure partie du XIXe siècle, une conception unitaire de la science domine toujours la division des spécialités. […] À l’époque du positivisme, le spécialisme suscite des jugements ambivalents. Le savant à l’ancienne fait place avec un évident regret au « professeur ». La logique disciplinaire fait effectivement peu cas de la Science majuscule2 ».

3 Faye, à la fin du XIXe siècle, est conscient d’un éclatement des savoirs et des problèmes et d’une nécessaire synthèse, ou du moins d’une communication entre les diverses spécialités scientifiques, ou « sciences » pour reprendre ses propres termes. En 1884, il écrit par exemple : « Les sciences me semblent être arrivées à une ère de confusion qui appelle une réforme. Chacune d’elles se forge des hypothèses sans se préoccuper de savoir si toutes ces hypothèses sont compatibles entre elles. Ainsi la doctrine de Newton est parvenue à son développement le plus complet (Mécanique céleste de Laplace) sans avoir pu nous expliquer ce que c’est que l’attraction. La Physique, par un retour formel au cartésianisme, a rempli le vide newtonien d’une substance élastique, l’éther. L’hypothèse de l’éther impondérable, qui dément l’universalité d’abord attribuée à l’attraction, ne figure pas en Mécanique : elle y est remplacée par d’autres conceptions dont il est impossible de saisir la liaison. La Chimie est revenue à la doctrine des atomes. Quant aux sciences biologiques, dont on ne saurait trop admirer le développement actuel, elles me semblent aussi n’avoir qu’une constitution provisoire […]3. »

4 Faye cherche donc à brasser les savoirs issus des diverses sciences, à établir leurs liaisons plus que leur fusion. C’est ce que retiendront certains savants à la mort de Faye. Le physicien français Charles Nordmann écrit par exemple que « L’œuvre de Faye est si considérable, elle laisse une trace profonde dans tant de branches diverses de la science que l’analyse, même succincte, n’en saurait trouver place ici4 ». De la même façon, c’est l’appréciation des contemporains de Faye, comme le géologue Charles Tardy qui écrit en 1884 : « La géologie et l’astronomie, associées ici selon le désir de M. Faye, montreront que toutes les sciences doivent être appréciées et honorées5 ». Cette association ou liaison des sciences ne peut que faire penser à une pratique humboldtienne des sciences, chez un savant qui s’est occupé à traduire une partie du Cosmos de Humboldt. Humboldt, dans la traduction de Faye, écrit par exemple dans sa préface : « Par les vicissitudes de ma vie et une ardeur d’instruction dirigée sur des objets très-divers, je me suis trouvé engagé, pendant plusieurs années, à m’occuper, en apparence presque exclusivement, de sciences spéciales, de botanique, de géologie, de chimie, de positions astronomiques et de magnétisme terrestre. […] Les connaissances spéciales, par l’enchaînement même des choses, s’assimilent et se fécondent mutuellement.[…] C’est ainsi que le naturaliste avide d’instruction est conduit d’une sphère de phénomènes à une autre sphère qui en limite les effets. La géographie des plantes, dont le nom était presque inconnu il y a un demi-siècle, offrirait une nomenclature aride et dépourvue d’intérêt, si elle ne s’éclairait des études météorologiques6. »

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 91

5 Cette liaison entre les sciences est pour Faye un avantage car elle peut provoquer des analogies fécondes : « Quel que soit l’intérêt que m’inspire la Météorologie, je dois avouer que c’est une question d’Astronomie pure qui m’a conduit à m’occuper des cyclones de notre atmosphère. En étudiant les mouvements des taches du Soleil, j’étais arrivé à un résultat fort net : ces taches sont dues à des mouvements giratoires descendants, à axe vertical, nées dans les courants dont la photosphère est sillonnée, et entraînant dans leur sein les gaz relativement froids de l’atmosphère. De là à établir une analogie complète, au point de vue mécanique, entre les taches du Soleil et les cyclones terrestres, il n’y avait qu’un pas7. »

6 Cette possibilité d’étude analogique de phénomènes très différents et relevant de sciences différentes est ce qui justifie la nécessité d’un brassage disciplinaire : Faye est un penseur morphologique, intéressé par la forme des phénomènes au détriment d’une analyse mathématique qui lui a toujours fait défaut. Car dès son entrée en astronomie, au début des années 1840, Faye s’intéresse à la forme des objets célestes ou terrestres. Forme des comètes tout d’abord lorsqu’il découvre la comète qui portera son nom ; en 1858, lorsque Faye discute les dessins de la comète de Donati réalisés par un certain Bulard, il écrit dans les CRAS un texte éloquent : « Ces phénomènes ne sont pas particuliers à l’astre de M. Donati ; on en retrouve d’analogues dans plusieurs comètes et particulièrement dans celles de 1769, dont les dessins exécutés par Messier, ont été reproduits dans l’Astronomie populaire de M. Arago. Pour faire ressortir cette similitude, M. Faye dessine sur le tableau les croquis géométriques de ces deux comètes, dont l’une, celle de 1769, avait en outre de si singuliers appendices latéraux. Des rapprochements de ce genre laissent espérer qu’on parviendra à discerner enfin des traits constants au milieu de ces phénomènes si compliqués ; mais, on le comprend, ces comparaisons, pour être tout à fait concluantes, doivent porter sur des dessins parfaitement exécutés, et non sur des descriptions verbales ou écrites. »8

7 Ainsi, cette pensée analogique et morphologique de Faye, stimulée par les possibilités techniques et observationnelles nouvelles de son époque, montre une étape particulière de la prise en compte de la complexité des phénomènes observés. Mais ici, la complexité n’est pas tant celle des phénomènes vus comme reliés et s’influençant mutuellement : ce n’est pas la liaison des phénomènes entre eux que Faye étudie, mais c’est par la liaison des sciences portant sur des objets spécifiques que chaque phénomène pris individuellement peut trouver une explication mécanique par la recherche d’analogies morphologiques.

L’idée de Dieu chez Faye

8 Faye est-il un savant catholique ? Cette question a-t-elle d’ailleurs une importance ? Pour saisir l’enjeu de telles questions, une attention aux contextes philosophique et religieux de l’époque est indispensable : le dernier tiers du XIXe siècle est le moment d’une crise du catholicisme français, où modernistes et traditionnalistes s’opposent pour savoir comment le catholicisme doit évoluer en fonction des grandes avancées de la science notamment. De nombreux débats, de nombreux ouvrages traitent ainsi du rapport entre foi et raison, entre science et foi, dans le sillage d’idées menaçantes pour le catholicisme, comme la notion d’évolution biologique avec Charles Darwin ou l’affirmation du primat de la science chez Ernest Renan. Dans un ouvrage consacré à

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 92

cette crise du catholicisme, Pierre Colin note les enjeux philosophiques et scientifiques de ces débats : « Sur le plan des contenus, la science et la philosophie modernes ont déplacé les problématiques. Le temps n’est plus aux controverses confessionnelles qui avaient opposé les catholiques et les protestants. Les uns et les autres sont requis par une tâche apologétique commune : défendre la religion contre les déistes, puis contre les athées. »9

9 L’apologétique, c’est-à-dire la tentative de montrer la crédibilité rationnelle et historique de la pensée chrétienne, est donc la préoccupation de religieux désireux de concilier foi et science. C’est le cas de l’abbé Jean-Baptiste Senderens, qui soutient une thèse de doctorat sous la direction de Paul Sabatier consacrée à la catalyse, et devient par la suite professeur de l’Institut Catholique de Toulouse puis directeur de l’École Supérieure des Sciences. En 1903, il écrit par exemple dans la préface de l’Apologétique scientifique de la foi chrétienne de Mgr Duilhé de Saint-Projet : « l’auteur avait compris qu’en face des nouvelles formes d’erreur, l’apologétique devait entrer dans une voie nouvelle, qu’il fallait renoncer aux arguments métaphysiques vis-à-vis d’adversaires qui ne les admettaient pas, et que si on voulait les atteindre il était nécessaire de les suivre sur leur propre terrain. Le matérialisme se réclamait de la science expérimentale c’est donc avec cette même science qu’on devait le combattre »10. De la même façon, l’abbé Paul de Broglie consacre de nombreux ouvrages durant les deux dernières décennies du XIXe siècle à trouver une voie permettant de défendre le spiritualisme contre le positivisme. Dans l’introduction de son ouvrage Le positivisme et la science expérimentale il précise ses buts et les moyens pour concilier foi et science : « Les doctrines spiritualistes, si glorieusement soutenues au commencement de ce siècle, et défendues encore aujourd’hui par des philosophes éminents, subissent néanmoins en ce moment, l’une des plus violentes attaques et l’un des plus rudes assauts qui, depuis longtemps, aient été dirigés contre elles. C’est au nom des sciences d’observation, c’est au nom de ce que l’on appelle « l’expérience », que l’on veut de nos jours arracher à l’homme toutes ses plus nobles croyances, le dépouiller de son âme, de sa liberté morale, de toute espérance de vie future, lui persuader qu’il n’existe pas d’autre réalité que le monde visible, ni d’autre ciel que l’abîme sans fond où se meuvent les astres.[…] Dès lors sous l’effet de la première impression, l’homme qui étudie les sciences, s’écrie : puisque je tiens par ma méthode la clef de tous les phénomènes, qu’ai-je à faire d’en employer une autre ? » Sous l’effet d’une impression opposée, l’homme se dira : la nature me dépasse de tous côtés, je n’en connais qu’un coin, de quel droit irais-je soulever les vastes problèmes de l’origine du monde et de l’origine de l’homme11 ?

10 C’est dans ce contexte particulier que Faye publie, en 1884, son ouvrage Sur l’origine du monde. Dès l’introduction de l’ouvrage, il précise ses idées quant aux rapports entre la science et l’idée de Dieu : « En fait de cosmogonies, il est difficile de ne pas heurter des sentiments éminemment respectables. J’aurai beau dire que la cosmogonie de Laplace, une de celles dont je vais faire la critique et que je m’efforcerai de remplacer, est acceptée par les théologiens instruits et qu’elle était exposée naguère au collège Romain par les Jésuites, on n’en trouvera pas moins bien étrange que la Science moderne fasse reculer l’intervention divine jusqu’aux dernières limites, jusqu’au chaos, et que l’on n’y ait recours que là où l’on ne peut plus faire autrement. Tel est en effet l’esprit de la Science : je dirai même, tels sont sa raison d’être et son droit. Il appartient au philosophe de montrer comment cette tendance scientifique se concilie avec la notion supérieure de Providence.[…]

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 93

Quant à nier Dieu, c’est comme si, de ces hauteurs, on se laissait choir lourdement sur le sol. Ces astres, ces merveilles de la nature seraient l’effet du hasard ! Notre intelligence, de la matière qui se serait mise d’elle-même à penser ! L’homme redeviendrait un animal comme les autres ; comme eux, il jouirait tant bien que mal de cette vie sans but, et finirait comme eux après avoir rempli ses fonctions de nutrition et de reproduction12 ! »

11 On voit donc que l’enjeu d’une conception scientifique en accord avec des idées spiritualistes place le débat du côté d’une conception positiviste de la science, c’est-à- dire d’une réflexion sur les notions de faits, d’hypothèses et de théorisation. Entre recours à l’imagination, à l’intuition et une simple induction positiviste, Faye est plus ambigu qu’il n’y paraît, lui qui est à la recherche d’une force répulsive émanée du Soleil : « Depuis la découverte des taches du Soleil, c’est-à-dire depuis deux siècles et demi, la question soulevée par ces phénomènes n’est pas sortie du domaine des conjectures ; c’est encore dans ce domaine-là qu’il faut ranger une théorie récente qui se rattache à l’une des plus brillantes conquêtes scientifiques de notre époque. Cependant, ces conjectures n’ont pas été inutiles ; elles ont guidé les observateurs, éveillé leur attention, soutenu leur persévérance. Les faits se sont ainsi accumulés, tandis que le progrès général des sciences nous familiarisait peu à peu avec cette idée que les phénomènes du monde physique doivent dépendre tous des mêmes lois. Le moment paraît donc venu d’abandonner la voie conjecturale et de chercher, non plus à deviner comment les choses doivent se passer à 38 millions de lieues de nous, mais à rattacher l’ensemble des phénomènes à quelques lois générales, de telle sorte que les faits paraissent être de simples déductions logiques de ces lois. Quant à la forme de cet écrit, je ferai remarquer que les phénomènes ont été souvent décrits, que la question a été complètement popularisée dans le sens accepté aujourd’hui pour ce mot : il est donc permis de réduire la partie historique au strict nécessaire, et de se borner à la simple indication des conjectures ou des faits. Toutefois, comme ces conjectures renferment un fond de vérité qu’il importe de dégager, je consacrerai la première partie de mon travail à cette discussion préparatoire […]13 »

12 Faye se montre également sceptique vis-à-vis d’une démarche totalement positiviste dans son ouvrage sur l’origine du monde, et se risque à mentionner les idées de son ami Gustave-Adolphe Hirn, connu pour sa conception à la fois déiste et thermodynamique de l’Univers : « Je ne connais que deux tentatives de rénovation ou de systématisation des idées générales communes à toutes les sciences. Celle des positivistes consiste précisément à éliminer les grands problèmes auxquels nous avons touché, sous prétexte qu’ils sont inaccessibles à l’intelligence humaine […] L’autre tentative, la dernière de toutes, est celle d’un des esprits les plus élevés de notre époque, M. Hirn, Correspondant de l’Institut, à qui la Thermodynamique doit quelquesuns de ses plus importants progrès14. »

13 Hirn est en fait à la recherche d’une voie médiane entre le matérialisme, qui pour lui nie toute idée de finalité harmonieuse dans la nature, et le spiritualisme qui est source de contradictions en rapportant tout à l’homme. Il conçoit ainsi une synthèse naturelle qu’il décrit comme la forme la plus absolue du spiritualisme rationnel et expérimental : « Tout être vivant devant ses qualités, ses attributs, ses fonctions, à un élément animique, à une unité douée d’une activité spontanée et consciente d’elle-même dans des limites plus ou moins étendues, prend une raison d’existence à la fois propre et corrélative : il est quelque chose par lui-même et pour lui-même, en même temps qu’il est quelque chose pour les autres êtres vivants. Ces milliers d’êtres qui, sous toutes les formes, par leurs parures, leurs parfums, leurs mélodies,

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 94

témoignent la joie de l’existence, prennent une importance individuelle dans la création ; chacun y comble une lacune, chacun y est une note de l’harmonie universelle. Leur existence est, par ce fait même, expliquée15. »

14 Tenté par les idées de Hirn, Faye préfère adopter une attitude plus raisonnable et consensuelle : « La belle tentative de synthèse scientifique de mon ami M. Hirn m’inspire une estime profonde ; mais je dois l’avouer, je n’y trouve pas de réponse à la question qui me préoccupe ici. Admettons que l’attraction soit due à l’action d’un principe transcendant, c’est-à-dire distinct de la matière et ne dépendant ni du temps ni de l’espace, qui mettrait en rapport les molécules matérielles les plus distantes : pourquoi et comment l’action de ce principe sur deux molécules est-elle en raison directe de leurs masses, et en raison inverse du carré de leur distance ? Il ne me reste donc qu’à suivre mes prédécesseurs dans les idées qui nous sont devenues familières, et à raisonner comme si la matière, dispersée dans l’espace absolument vide, n’avait à obéir qu’à la loi de la gravitation newtonienne16. »

15 Faye se résigne donc à abandonner une vision trop spiritualiste. Mais la collaboration entre Faye et Hirn se poursuivra, l’un et l’autre s’influençant et se citant dans leurs publications. En 1897, dans son ouvrage sur les tempêtes, Faye prend à nouveau appui sur son « illustre ami », ce dernier lui rendant également hommage : « Le progrès accompli par M. Faye dans la Météorologie, et définitivement acquis à la Science, a consisté à ramener à une même classe un grand nombre de phénomènes naturels entre lesquels on n’avait aperçu aucun rapport, et de plus à rapporter ces phénomènes à un même ordre de causes. Ce progrès est immense17. »

16 L’horizon de Faye serait spiritualiste, mais il reste à l’orée d’une conception trop universelle ou transcendante de la science. Ceci malgré une croyance très affichée d’une certaine harmonie du monde, laissant entrevoir les restes d’une pensée préscientifique : « Une force ne peut être introduite hypothétiquement dans le système du monde, qu’à la condition de n’en pas troubler sensiblement l’harmonie actuelle. » « L’harmonie dont il s’agit ici n’est autre que l’accord intime de la théorie de la force attractive avec les faits observés dans le système planétaire. » « Or c’est précisément dans la théorie de ces satellites que se trouvent les lois de l’harmonie. » « En résumé, on trouve dans les mouvements des satellites des indices faibles, mais sérieux, de la présence d’une force répulsive due à l’incandescence du Soleil, et l’on est autorisé à conclure que, loin de troubler l’harmonie céleste, telle qu’elle existe aujourd’hui entre les faits et la théorie de la force attractive, la force répulsive vient au contraire y combler des lacunes en rattachant d’une manière simple et naturelle les phénomènes mystérieux de la figure et de l’accélération des comètes aux circonstances les plus délicates du mouvement de nos satellites18. »

17 Finalement, sans qualifier Faye de savant catholique, il apparaît évident que celui-ci est imprégné d’un spiritualisme qu’il a pourtant cherché à éloigner. Le brassage disciplinaire de Faye prend alors un autre aspect : la liaison entre les savoirs s’apparente à l’épistémologie prônée par les catholiques modernistes, en quête d’unité et d’harmonie, effrayés par une fragmentation et un éclatement d’une image de l’homme, convaincus de la nécessité d’une prise en compte des nouveaux acquis de la science mais en lutte contre le positivisme, se donnant l’analogie comme un mode privilégié de connaissances : « Ce qui importe ici, c’est de réaliser la différence qui existe entre une notion analogique et un pur symbole. Le second tient la place d’un objet, sans en manifester aucunement la nature intime (telles les lettres par lesquelles on désigne

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 95

les différentes parties d’une figure géométrique) ; aussi est-il entièrement conventionnel. La notion analogique, au contraire, représente l’objet, et suppose donc une ressemblance, fondée en réalité, entre cet objet et notre concept. Symbole si l’on veut, mais non pas purement verbal et conventionnel ; symbole approprié, et, dans une certaine mesure, révélateur d’une réalité distincte19. »

Art de la rupture ou déambulations à la limite ?

18 On voit donc comment l’œuvre de Faye se caractérise par une attention aux idées de forme, d’évolution et de cosmogonie, articulant disciplines et techniques et pavant le chemin pour l’émergence de nouvelles spécialités comme l’astrophysique. En ce sens, il n’est pas différent d’un savant comme George Darwin, le deuxième fils de Charles Darwin, vu comme l’un des fondateurs de la géophysique britannique20. La géophysique moderne, au même titre que l’astrophysique, s’est construite au carrefour de nombreuses disciplines : le problème de l’émergence de la géophysique est un problème d’interdisciplinarité également. En ce qui concerne Darwin, ses travaux ont porté sur la formation de la Lune, la figure de la Terre, le problème de la friction des marées aboutissant à une variation de la durée de rotation de la Terre et à une augmentation de la distance Terre-Lune au cours des temps géologiques. Comme pour Faye, l’articulation disciplinaire de Darwin et son intérêt pour les questions d’origine trouve sa cohérence au sein d’une cosmogonie, laissant dire à Sir Harold Jeffreys, l’un des principaux artisans de la géophysique britannique du XXe siècle, que George Darwin est le « fondateur de la géophysique et de la cosmogonie moderne21 ».

19 À la différence de Faye pourtant, Darwin n’apparaît pas comme un penseur de la forme, mais a cherché à donner à ses recherches une forte dimension mathématique, en particulier statistique. De la même façon, Darwin a su créer une véritable école autour de lui, propageant ainsi ses idées et sa méthode : Darwin a notamment été « Professeur Plumien d’astronomie et de philosophie expérimentale » à l’Université de Cambridge, de 1883 à 1912, année de sa mort.

20 Cette comparaison avec George Darwin permet de montrer que Faye est un cas à part dans la science française, mais qu’il est malgré tout révélateur d’une façon de pratiquer la science si on le compare au cas britannique. Ce qui se dégage est que, si Faye a su manier l’art de la rupture, il apparaît avant tout comme un savant habile dans les déambulations aux limites : catholique mais pas vraiment savant catholique, il s’arrête à la limite du spiritualisme ; promoteur des nouvelles techniques de son temps comme la spectroscopie et la photographie, il ne devient pas vraiment, au contraire de Darwin, un « professeur » d’une nouvelle discipline mais évolue à la limite du savant du XVIIIe siècle et du savant du XIXe siècle ; et toujours au contraire de Darwin, il ne franchit pas la limite de la mathématisation des phénomènes pour privilégier une approche imagée de la forme, source d’analogies visuelles.

21 Ainsi, Faye peut nous être utile pour comprendre le XIXe siècle, mais le problème doit s’inverser : il ne s’agit pas de savoir comment les disciplines se sont construites à ce moment, mais plutôt de savoir ce que ce brassage disciplinaire peut nous apprendre. Nous avons vu par exemple que la notion d’unité, dans la construction cosmogoniste, est importante pour Faye, car celui-ci se situe aux limites d’une pensée tout à la fois positiviste et spiritualiste : il tente d’utiliser les faits positifs, de les rassembler pour construire une cosmogonie qui s’arrête au seuil d’une métaphysique malgré tout indispensable. Michel Foucault avait déjà noté cette tension propre au XIXe siècle : « Le

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 96

triangle critique-positivisme-métaphysique de l’objet est constitutif de la pensée européenne depuis le début du XIXe siècle jusqu’à Bergson » écrit-il dans Les Mots et les Choses22, nous invitant à réfléchir à la place du sujet dans la construction des savoirs. Avec Faye, la tension positivisme/métaphysique se trouve éclairée dans la place qu’il donne au sujet, à l’observateur : il en est rejeté. Dans la préface de sa traduction du Cosmos de Humboldt, il montre son malaise dans les domaines où l’étude de l’homme est concernée : « Une autre partie, relative à la grande question des races humaines, a été traduite par M. Guigniaut, membre de l’Institut. Cette question était étrangère à mes études habituelles23 ». Ce rejet de l’homme trouve-t-il un écho dans la place que Faye assigne à l’homme dans la construction du savoir ? Il est en tout cas frappant de constater que Faye a été le promoteur de la photographie dans le domaine de l’astronomie, à un moment où ce changement dans la pratique astronomique est vivement discuté et que certains savants ont refusé la photographie au profit de la pratique du dessin vue comme plus fidèle à la réalité, notamment à cause des artefacts causés par la technique photographique. Faye a ainsi été un promoteur précoce de la photographie, allant à écrire, bien avant Janssen, que « la rétine humaine est remplacée par une plaque sensible », car « ici le système nerveux de l’astronome n’est plus en jeu ; c’est le soleil qui imprime lui-même son passage24 ».

22 C’est en ce sens que Faye peut nous être utile : en l’observant déambuler aux limites des savoirs pour saisir la pertinence des ruptures qui vont s’opérer au cours de ce siècle. C’est donc dans la complexité du personnage que nous pourrons mieux appréhender l’émergence de la complexité qui caractérise aujourd’hui les sciences.

NOTES

1. Claude Blanckaert, 2006, « La discipline en perspective. Le système des sciences à l’heure du spécialisme (XIXe –XX e siècle) », in Boutier Jean, Passeron Jean-Claude, Revel Jacques (dir.), Qu'est-ce qu'une discipline ?, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, p. 117. 2. Ibid., p. 118. 3. H. Faye, 1884, Sur l’origine du monde. Théories cosmogoniques des Anciens et des Modernes, Paris, Gauthier-Villars, p. 149. 4. Charles Nordmann, 1902, « Hervé Faye », Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées, n° 19, octobre 1902, p. 897. 5. Charles Tardy, 1884, « Huit jours d’excursions », Mémoire de la Société des Sciences Naturelles de Saône et Loire, t. 5-6, 1884. 6. Alexander von Humboldt, 1846, Cosmos : essai d’une description physique du monde. Traduit par H. Faye, Paris, Gide et Baudry, vol. I, p. ii-iii. 7. H. Faye, 1897, Nouvelle étude sur les tempêtes, cyclones, trombes ou tornados, Paris, Gauthier-Villars, p. 137. 8. H. Faye, 1858, « Seconde série des dessins de M. Bulard sur la comète de Donati », CRAS, t. 47, p. 621. 9. Pierre Colin, 1997, L’audace et le soupçon. La crise du modernisme dans le catholicisme français 1893-1914, Paris, Desclée de Brouwer, pp. 81-82.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 97

10. Ibid., p. 83 11. Paul De Broglie, 1880, Le positivisme et la science expérimentale, vol. 1, Paris, Société Générale de Librairie Catholique. 12. H. Faye, 1884, Sur l’origine du monde. Théories cosmogoniques des Anciens et des Modernes, Paris, Gauthier-Villars, pp. 7-10. 13. H. Faye, 1865, « Sur la constitution physique du Soleil », CRAS, t. 60, pp. 89-90. 14. H. Faye, 1884, Sur l’origine du monde. Théories cosmogoniques des Anciens et des Modernes, Paris, Gauthier-Villars, p. 150. 15. Ibid., p. 159. 16. Ibid., p. 162. 17. H. Faye, 1897, Nouvelle étude sur les tempêtes, cyclones, trombes ou tornados, Paris, Gauthier- Villars, p. 44. 18. H. Faye, 1860, « Sur l’hypothèse de la force répulsive dans ses rapports avec la théorie des satellites », CRAS, t. 50, p. 703-712. 19. Léonce de Grandmaison, 1928, Le dogme chrétien, Paris, Beauchêne, p. 293 (texte cité de 1908). Cité in Colin Pierre, op.cit., p. 293. 20. David Kushner, 1993, « Sir George Darwin and a British School of Geophysics », Osiris, vol. 8, pp. 196-223. 21. Ibid., p. 217. 22. Michel Foucault, 1966, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, p. 258. 23. Alexander von Humboldt, 1846, Cosmos … op.cit., pp. ii-iii. 24. H. Faye, 1858, « Sur les photographies de l’éclipse du 15 mars présentées par MM.Porro et Quinet », CRAS, t. 46, p. 708-709.

AUTEUR

STÉPHANE LE GARS Docteur en histoire des sciences et des techniques, professeur de sciences physiques, chercheur associé au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 98

Hervé Faye et Ernest Mouchez, ou l’astronomie française entre science et politique à la fin du XIXe siècle

Guy Boistel

1 Les dernières années de la carrière d’Hervé Faye sont marquées par sa longue présidence au Bureau des longitudes et par ses relations avec l’officier de marine Ernest Mouchez, nommé directeur de l’Observatoire de Paris en 1878. Mouchez est le premier et unique officier de marine à avoir été nommé directeur de l’Observatoire de Paris, établissement scientifique alors traditionnellement aux mains des polytechniciens. Pressenti pour ce poste après la mort de Le Verrier en 1877, Hervé Faye est à l’origine de cette grande rupture, en s’effaçant au profit de Mouchez, qu’il a finalement encouragé à se porter en première ligne. Hervé Faye a joué un rôle décisif au sein du Conseil de l’Observatoire, dans le maintien de Mouchez comme directeur lors des réélections successives du directeur en 1883 et 1888.

2 Pour tenter de comprendre pourquoi et comment s’est opéré le rapprochement entre ces deux hommes, il nous faut remonter au début des années 1870.

Le conflit avec la Prusse, 1870-71 : Faye, coryphée de la science française

3 Hervé Faye est membre de l’Académie des sciences depuis 1847, mais il a fallu attendre 1862 pour qu’il devienne membre du Bureau des longitudes. Il est alors bardé de distinctions honorifiques et est déjà un grand serviteur de l’État.

4 Dans la phase la plus critique du conflit avec la Prusse, entre septembre 1870 et février 1871, lors des bombardements et du siège de Paris, Hervé Faye est l’un des 16 académiciens sur 43 à avoir été présents à toutes les séances de l’Académie des sciences1. Faye présente plusieurs mémoires, dont celui du 12 décembre, très remarqué, sur l’expédition de Janssen, afin d’expliquer à la population parisienne, pourquoi aller observer une éclipse totale de Soleil, celle prévue pour le 22 décembre en Algérie, alors

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 99

que la Patrie est en danger et que le peuple a faim et froid. Janssen est parti de Paris le vendredi 2 décembre 1870 en ballon ; son envol est relaté par Jean-Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel de l’Académie, à la séance du lundi 5 décembre. À la fin de son discours, Faye déclare : « […] C’est pourquoi, j’ose dire, que les observateurs de toutes nations qui se sont donné rendezvous le 22 décembre dans le midi de l’Europe, regretteraient vivement l’absence de notre délégué ; ils seront heureux, au contraire, d’apprendre de lui que la France, malgré ses désastres passagers, n’a pas voulu se désintéresser, en cette occasion, d’un mouvement scientifique auquel elle a toujours pris part. Pour moi, je voudrais que ces rapides explications contribuassent à faire sentir au public que le gouvernement n’a pas cédé à de minces considérations en accueillant le vœu de l’Académie et en accordant à notre éminent missionnaire les moyens de représenter la science française dans une circonstance décisive où notre abstention eût été à la fois remarquée et regrettée ; je le remercie d’avoir à l’avance garanti le passage de M. Janssen en donnant à son excursion un caractère exclusivement scientifique. »

5 Faye inaugure ainsi une longue série d’interventions pour défendre le rayonnement scientifique français et plus régulièrement, celui du Bureau des longitudes, critiqué tout au long du XIXe siècle. Nous en parlerons plus loin.

Mouchez, défenseur du Havre et héros de la guerre de 1870-1871

6 Ernest Mouchez est capitaine de vaisseau, issu de l’École navale. Dès ses premières navigations, il montre un goût très marqué pour l’astronomie, développant de nouvelles techniques de navigation mais pas seulement. En 1850, il adapte des instruments de l’observatoire pour les besoins des marins en cartographie, — art dans lequel il excelle —, comme la lunette méridienne portative. Il se trouve déjà ainsi au contact des astronomes de l’Observatoire de Paris, Laugier et Arago notamment. Durant ces années, il mûrit son projet de répandre le goût de l’astronomie chez les marins. Si la hiérarchie militaire ne valorise pas suffisamment ses qualités d’officier savant, elles sont néanmoins connues et appréciées des milieux scientifiques.

7 Mouchez s’illustre brillamment dans le conflit avec la Prusse durant l’Hiver 1870-71, en assurant la défense de la Seine et de l’accès à la mer. Fin septembre, Mouchez avait aussi été chargé par Gambetta « de se rendre dans la Province et là dans des réunions de faire comprendre au peuple d’abord ce qu’était le régime républicain et lui faire connaître les avantages de cette forme de gouvernement sur les monarchies2 ». Lors du siège du Havre, Mouchez a alors sous ses ordres deux jeunes politiciens en herbe, deux futurs Présidents de la République Française : Félix Faure et Sadi Carnot. Le premier, négociant en cuir au Havre et franc-maçon, avait été nommé commandant d’un bataillon de gardes mobiles. Reconnaissant ses mérites, Mouchez l’avait nommé chef d’escadron d’état-major. Le second est alors Préfet de la Seine-Inférieure et Commissaire extraordinaire pour la Basse-Normandie3.

8 Mouchez n’attend pas d’être soutenu par Faure et Carnot et tente l’aventure politique. Il essuie un premier échec lors d’une candidature à la députation au Havre en 18714. Il essuiera un deuxième échec plus tard, aux élections sénatoriales de janvier 18825.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 100

Figure 1 : Le contre-amiral Ernest Mouchez

© Observatoire de Paris.

Faye sauve le Bureau des longitudes du démantèlement

9 Durant les deux années de guerre et d’après-guerre, Faye assoit plus que jamais sa position à l’Institut en occupant la Présidence de l’Académie des sciences. Beaucoup de décisions passent par lui. Sa position institutionnelle est forte et c’est grâce à elle que Faye peut défendre le Bureau des longitudes quand, le 23 novembre 1872, La Revue de la France et de l’Étranger pose la question : « À quoi sert le Bureau des longitudes ? », offensive reprise par le député et médecin Paul Bert (1833-1886), lors de la discussion budgétaire à l’Assemblée nationale : « Le Bureau des longitudes ne rend pas à la France les services qu’on est en droit d’en attendre. J’estime que le crédit qui lui est alloué est de beaucoup trop élevé et qu’on pourrait fort bien le réduire à une somme de 40 000 francs et de plus je demanderai que la commission du budget voulût examiner s’il n’y aurait pas lieu de supprimer tout à fait le Bureau des longitudes6. »

10 La question est abrupte et l’attaque rude. Elle survient à une époque où le Bureau est fragilisé et ce, depuis le décret impérial du 30 janvier 1854. Ce décret, fortement inspiré par Le Verrier, retire au Bureau des longitudes la tutelle de l’Observatoire que lui avait confié la Convention par le décret de fondation en 1 795. Dès lors, le Bureau se trouve marginalisé, puisqu’il n’a plus d’observatoire et en est réduit à la publication de l’ Annuaire et de la Connaissance des temps.

11 Paul Bert affirme, le 9 décembre 1872 devant l’Assemblée nationale, que le Bureau des longitudes, bien que doté de 109 000 francs de budget, ne remplit plus sa tâche

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 101

d’organisation de l’astronomie7. Il suggère de le remplacer, comme en Angleterre, par un bureau chargé spécialement des calculs, avec un budget ne dépassant pas 40 000 francs, la moitié de ce dont il disposait auparavant. Hervé Faye répond sous le couvert de l’Académie des sciences. Dans un long plaidoyer vibrant et argumenté, le 23 décembre 1872, il prend la défense du Bureau : « Aujourd’hui les temps sont durs ; la France a subi d’effroyables revers. Si la petite dotation du Bureau des longitudes était nécessaire, nous serions les premiers à en proposer l’abandon ; mais malgré ses malheurs, la France n’en est pas réduite à de tels sacrifices. Loin de là, elle veut recueillir, ranimer, développer même ses institutions scientifiques. Pour elle, ce n’est pas une charge, c’est une compensation, et nous sommes convaincus que le pays, éclairé sur ses véritables intérêts, ne consentira pas à supprimer le Bureau des longitudes ; nous demanderons au contraire, qu’on le garantisse de toute tentative d’amoindrissement en lui donnant les moyens d’actions qu’il n’a cessé de réclamer8 ».

12 L’Académie des sciences se réunit alors en comité secret les 23 et 30 décembre puis les 6 et 13 janvier 1873. Dans une « Note présentée par la Commission administrative de l’Académie des sciences à M. Le Président de la République », l’Académie obtient l’adhésion du Président Adolphe Thiers et évite de justesse le démantèlement du Bureau des longitudes9. Toutefois, le ministre de l’Instruction publique suit en partie les recommandations de Paul Bert. Par un nouveau décret de réorganisation du Bureau daté du 15 mars 1874, dans un vaste mouvement de décentralisation, il semble entériner la marginalisation du Bureau dans le champ de l’astronomie française. Désormais, chaque observatoire gèrera lui-même la construction et la circulation de ses instruments10.

1873 et les préparatifs pour le passage de Vénus : Faye en appelle à Mouchez

13 Le passage de la planète Vénus devant le disque du Soleil est un évènement rare ; il ne se produit que deux fois par siècle, à quelques années d’intervalle. L’importance scientifique de ce phénomène aux XVIIIe et XIXe siècles ne concerne pas moins que la détermination de la parallaxe solaire et l’accès direct aux distances entre les planètes dans le système solaire. Un siècle après les péripéties vécues par les astronomes lors des passages de 1761 et 1769, les résultats scientifiques pouvaient encore être consolidés11. Les passages prévus pour 1874 et 1882 mobilisent les astronomes dès la fin des années 1860, qui voient l’occasion de nouveaux voyages et de nouvelles aventures12.

14 Occupant une position privilégiée auprès du Dépôt des cartes et plans de la Marine, Mouchez est parfaitement au courant des préparatifs de l’observation du passage de Vénus devant le disque du Soleil prévu pour le 9 décembre 1874. Suite au conflit avec la Prusse puis aux décès au cours de l’année 1872 des astronomes Charles-Eugène Delaunay et Ernest Laugier, ces préparatifs prirent du retard. La nomination de Jean- Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel de la section des sciences mathématiques à la tête de la Commission académique au début de l’année 1873 fit accélérer les décisions et le montage budgétaire pour un événement dont l’échéance se rapprochait inéluctablement13. La zone d’observation du passage de Vénus prévu pour le 9 décembre 1874 se trouvant dans les zones Sud de l’Océan Indien et de l’Australie, le concours de la Marine était obligatoire pour assurer la logistique, le bon acheminement

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 102

des matériels et des hommes sur les zones d’observations retenues. Il était alors normal d’y associer les officiers scientifiques de la Marine les plus compétents14.

15 En octobre 1872, au Dépôt des cartes de la Marine, Mouchez et l’officier de Marine ingénieur hydrographe Jean-Jacques Anatole Bouquet de la Grye sont mobilisés par Hervé Faye pour recueillir toutes les informations sur les îles australes, établir les plans de voyages, les dates de départ des navires et la logistique nécessaire pour mener à bien les missions15. À cette même époque, Mouchez est déjà désigné comme responsable de l’une des missions dans les îles australes, pour s’être « fait connaître avantageusement des astronomes par l’exactitude de [ses] observations de longitude16 ». L’Académie et les ministères concernés lui confient le 26 mars 1873 la direction de la station de l’île Saint- Paul (figure 2) et le commandement militaire de l’expédition17. Aussi, après avoir posé sa candidature à l’une des places vacantes de la section de Géographie et de Navigation du Bureau18, l’élection de Mouchez le 26 mai 1873, apparaît-elle tout à fait naturelle19.

Figure 2 : Le campement de l’île Saint-Paul, décembre 1874 Extrait du tome II du Recueil des mémoires […] relatifs à l’observation du passage de Vénus devant le Soleil, Paris, Firmin-Didot et Cie, 1878, pl. XIII.

1874 – 1893 : Hervé Faye Président du Bureau des longitudes

16 En 1874, Faye succède à l’Amiral Pâris à la Présidence du Bureau des longitudes et il occupera cette charge pendant près de vingt ans, fait unique dans les annales du Bureau. Cette longue présidence n’a jamais été contestée.

17 Occupant des positions fortes à l’Académie des sciences et au Bureau des longitudes, Faye peut espérer débloquer la crise dans laquelle le Bureau s’enlise depuis longtemps.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 103

Sans locaux fixes et « dépouillé de tous ses moyens d’action20 » depuis la scélérate réforme de 1854, le Bureau organise ses réunions où il le peut, à l’Observatoire au gré du bon vouloir de Le Verrier21, quelquefois à l’Académie des sciences, et, après la guerre avec la Prusse, au Collège de France. Pour 1 000 francs par an, le Bureau loue un appartement situé, selon Camille Flammarion, au 76 de la rue Notre-Dame-des-Champs, dans la maison qu’habitaient Mathieu et Laugier2223. Quelques séances du Bureau ont lieu dans ce local qui accueille aussi les calculateurs de la Connaissance des temps. Les plus anciens travaillent chez eux ; les plus jeunes, dans le petit appartement du Bureau situé au troisième étage de la maison de Mathieu23.

18 Hervé Faye parvient à convaincre l’Institut et le Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts d’octroyer au Bureau un local fixe au Palais de l’Institut pour en finir avec les anciennes brimades infligées par Le Verrier. Les locaux sont occupés dès le mois d’avril 187524. L’inauguration officielle des nouveaux locaux a lieu en grandes pompes le samedi 2 octobre 1875, en même temps qu’est proclamée l’ouverture de l’observatoire de la Marine et du Bureau des longitudes au parc Montsouris25.

Faye et Mouchez à l’origine de la création de l’observatoire du Bureau des longitudes en 1875

19 Dès son retour à Paris le 5 mars 187526, Mouchez met à profit le succès de la mission de Saint-Paul et sa grande notoriété pour revenir à son projet personnel : compenser les défauts de l’instruction scientifique et astronomique dispensée dans les écoles navales ou de la Marine27 ; améliorer et répandre les techniques de l’astronomie d’observation dans la Marine et développer le goût de l’astronomie nautique chez les marins. Pour Mouchez, il s’agit avant tout de disposer d’un petit observatoire pour consolider la formation en astronomie des officiers de la Navale, jugée par quelques officiers et professeurs de l’École, trop superficielle et non maîtrisée par les aspirants au bout des deux périodes de neuf mois passées à l’école de Brest28. Le projet Montsouris s’inscrit alors naturellement dans le cadre du décret de mars 1874. L’article 3 de ce décret stipule que « Le Bureau des longitudes assure, dans la mesure de ses ressources, aux voyageurs, aux géographes et aux marins qui réclament son concours, la préparation scientifique nécessaire pour l’accompagnement de leur mission, ainsi que l’étude et la vérification de leurs instruments ». Le Bureau s’interroge alors sur les moyens de répondre aux obligations que lui impose cet article. Le projet de Mouchez est très fortement soutenu par Hervé Faye et le constructeur horloger Louis (Clément François) Bréguet (1804-1883). Ainsi le projet de Mouchez entre-t-il en résonance avec l’obligation qu’a désormais le Bureau d’opérer un certain redressement, en retrouvant une certaine crédibilité, tant dans ses actions scientifiques que dans ses tâches naturelles, notamment en améliorant la qualité des éphémérides de la Connaissance des temps et en formant les voyageurs géographes aux déterminations astronomiques des coordonnées géographiques.

20 Mouchez obtient donc très rapidement de l’Académie des sciences, dès le 9 avril 1875 et grâce aux lettres que Faye adresse au Ministre de l’Instruction publique, le principe de la mise à disposition des instruments et des petites structures emportées à Saint-Paul. Tout va dès lors très vite. Fin avril, les ministères de l’Instruction publique, de la Marine, de la Guerre et la Ville de Paris ont donné leur accord pour une participation financière à l’installation d’une « école des hautes études astronomiques » sur une parcelle située au sud-ouest du parc Montsouris, à proximité de l’observatoire

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 104

météorologique fondé par Saint-Claire Deville et dirigé alors par Hyppolyte Marié- Davy. L’observatoire ouvre ses portes et débute ses activités au début du mois d’octobre 1875 (figure 3)29.

Figure 3 : L’observatoire de la Marine et du Bureau des longitudes, vers 1878 Extrait des Annales du Bureau des longitudes et de l’observatoire de Montsouris, tome I, 1877.

Mouchez succède à Le Verrier à la tête de l’Observatoire de Paris

21 Urbain Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris depuis 1854, décède le 23 septembre 1877. La nomination de Mouchez à la tête de l’Observatoire de Paris est en date du 27 juin 1878, deux jours seulement après avoir été élevé au rang de contre- amiral. Que se passe-t-il pendant ces neuf mois de vacance du poste de directeur de l’Observatoire de Paris ?

22 Si, rétrospectivement, pour les historiens des sciences, les conséquences des diverses missions d’observations du passage de Vénus devant le Soleil de 1874 (et 1882), et notamment ceux de l’île SaintPaul, sont à examiner avec circonspection sur le plan scientifique, voire à minimiser30 (les résultats) sur la mesure de la parallaxe solaire qui viendront bien longtemps après les observations de 188231, il n’en va pas de même dans les années 1875-1878. Si l’on en croit les témoignages de reconnaissance que reçoit Mouchez dans ces années-là, son prestige est grand : « Vous aurez beau faire, vous êtes pour longtemps et peut être pour toujours le héros du passage de 187432 ». Ses prestations devant l’Académie et le Bureau des longitudes sont remarquées et commentées dans les gazettes33. Au cours du mois de septembre 1875, alors qu’il suit assidûment l’installation de l’observatoire au parc Montsouris, Mouchez entreprend des démarches informelles auprès du Bureau des longitudes afin de revenir à une direction collégiale de

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 105

l’Observatoire de Paris. Il reçoit le soutien de quelques confrères. L’un d’entre eux, parfaitement au courant de ses démarches, lui écrit le 10 septembre 1875 : « […] vous êtes dans le vrai en réclamant pour l’observatoire un conseil élu ; l’avenir de l’astronomie en France exige qu’elle soit libre ou tout au moins placée sous une tutelle indépendante. Si on ne veut pas revenir au temps où le Bureau était chargé de cette tutelle, le mieux est de le confier à une commission mixte élue34. »

23 Mais il est encore trop tôt en 1875, pour que l’affaire aboutisse : Le Verrier est encore en poste et l’idée même d’une direction collégiale renvoie à des blessures douloureuses et non cicatrisées pour plusieurs membres du Bureau. Alors que l’Observatoire de Montsouris vient à peine de débuter ses activités, Mouchez est à nouveau envoyé en mission par sa hiérarchie militaire, pour une cartographie des côtes de l’Algérie. Il ne pourra réfléchir à son projet de conseil élu pour la direction de l’Observatoire de Paris qu’à son retour dans la Capitale en janvier 1877. Les circonstances sont d’autant plus favorables que Le Verrier décède en septembre 1877 et que le Ministère de l’Instruction publique en profite pour élaborer un nouveau projet d’organisation de l’astronomie française, en promulguant un décret relatif aux observatoires le 20 février 1878. Ce décret décide de l’implantation de nouveaux observatoires à Besançon, Bordeaux et Lyon. Il décide aussi de la création d’un conseil destiné à la désignation d’un directeur pour l’Observatoire de Paris. La nomination de ce conseil a lieu le 17 avril 1878 ; Jean- Baptiste Dumas, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pour les sciences physiques, en est alors le Président. Ce nouveau Conseil de l’Observatoire est composé de membres nommés pour trois ans : Hervé Faye (pour l’Académie des sciences (AS par la suite), et président du Bureau des longitudes, Inspecteur général de l’Enseignement supérieur), Liouville (AS, Bureau des longitudes), le Commandant Mouchez (AS et Bureau des longitudes), le colonel Laussedat et le chef d’escadron d’état-major Perrier (du Département de la Guerre), le Vice-amiral Jurien de la Gravière et le Vice-amiral Cloué (pour le Département de la Marine et des colonies), Hervé Mangon (AS et du Département de l’agriculture et du commerce), et enfin M. Tisserand, qui n’est pas l’astronome Félix Tisserand, directeur de l’Institut d’agronomie et membre du Département de l’agriculture et du commerce. On voit que le conseil est composé de trois scientifiques (Dumas, Faye, Liouville), cinq militaires officierssavants (Mouchez, Laussedat, Perrier, Cloué et de la Gravière), et enfin, deux administratifs du département du commerce35.

24 Le 29 avril, l’Académie des sciences est chargée par le ministère de l’Instruction publique d’établir une liste de candidats pour la place de directeur de l’Observatoire de Paris36 ; la désignation des candidats est, conformément aux usages, renvoyée à une commission composée des membres de la section des sciences mathématiques et de leur secrétaire perpétuel. Ce qui est moins conforme aux usages académiques, c’est que l’on ne trouve plus trace de discussions de cette élection dans la suite des Comptes rendus de l’Académie pour la première moitié de l’année 1878. Les CR ne font simplement mention en juillet 1878, que de la présentation par Mouchez, le nouveau directeur de l’Observatoire, de son projet d’ouverture d’un musée de l’astronomie. L’élection s’est donc clairement jouée en coulisses entre les mois d’avril et de juin 1878. Les papiers du fonds Mouchez conservés à la bibliothèque de l’Observatoire de Paris, permettent de comprendre ce qui s’est passé à partir du 29 avril 1878 et de voir le jeu de l’élection se mettre en place.

25 Le 3 mai, un proche de Mouchez le presse de poser sa candidature comme directeur de l’Observatoire et d’accélérer ses démarches auprès du ministère de la Marine pour être

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 106

promu contre-amiral, cette promotion étant assurée dès lors qu’il serait élu directeur de l’Observatoire37 ! Pour ses proches, à ce moment-là, son élection ne fait donc déjà pas de doute.

26 L’Académie des sciences présente trois candidats pour la direction de l’Observatoire : Hervé Faye (1814-1902), Victor Puiseux (1820-1883) et Maurice Loewy (1833-1907), trois astronomes célèbres à cette époque dont les carrières sont régulièrement suivies et commentées par la presse ; tous membres du Bureau des longitudes, les deux premiers sont membres de l’Académie des sciences et anciens polytechniciens, comme le fut Le Verrier. Ernest Mouchez ne figure pas sur la liste académique.

27 Le candidat le mieux placé de par sa notoriété et son parcours, Hervé Faye récuse toute candidature et, devant le conseil, oppose son refus d’être désigné comme directeur de l’Observatoire38. Le 10 mai 1878, Mouchez écrit une lettre au président de l’Académie dans laquelle, constatant le retrait de Faye, il déclare se porter en première ligne sur la liste de présentation et présente ses intentions de candidat : « Dans l’impossibilité de combler le grand vide laissé par l’illustre astronome que nous venons de perdre39, on pouvait se proposer du moins pour la direction de l’Observatoire d’utiliser l’esprit d’ordre de travail et de dévouement que je puis avoir acquis par quarante années de service dans la Marine40. »

28 La presse prend parti. L’élection éventuelle de Faye n’est pas bien vue ; un journaliste du journal Le XIXe siècle écrit dans la livraison du 21 janvier 1878 : « Perdre M. Le Verrier, dont la valeur était au moins incontestée, à un certain point de vue, et reconnue dans le monde entier, pour choisir M. Faye, ce serait, très probablement, empirer un mal déjà trop grand41. »

29 Selon un journaliste du journal Le Français, Faye et Puiseux doutent de leurs capacités d’administrateurs. Mouchez a pour lui « la fermeté de son caractère » et des capacités d’organisation en tant que marin et militaire. Mais c’est justement, explique ce journaliste, ce qui jouait contre lui et « certaines voix » s’élevaient contre Mouchez et lui préféraient l’astronome Maurice Loewy. Mais, poursuit ce journaliste décidément bien informé, « nul homme n’est moins que M. Mouchez habile dans l’art de solliciter ». Finalement, le choix du ministère doit s’opérer entre Loewy et Mouchez. Le journaliste a fait le sien : « sans vouloir offenser M. Loewy, nous estimons qu’un autre choix serait préférable42. ».

30 La candidature de Mouchez est-elle politique ? Le Rappel et d’autres journaux de gauche dénoncent, selon ce même journaliste, une candidature soutenue par le parti républicain. C’est faux, écrit le journaliste du Français : « Le capitaine de vaisseau Mouchez est un savant tout à fait étranger à la politique43… » [sic].

31 C’est Henri de Parville (1838-1909)44, journaliste, chroniqueur et vulgarisateur scientifique successeur de Gaston Tissandier comme directeur de la revue La Nature, qui donne la clé de ce qui s’est joué au conseil de l’Observatoire après le retrait de Faye, dans un article du Correspondant, du 10 juillet 187845. Mouchez est présenté en 1re ligne par le conseil de l’Observatoire par 5 voix sur 8 ; l’Académie des sciences présente de son côté Loewy, à 30 voix contre 9 à Mouchez et 6 à Puiseux. Les deux institutions font donc des choix très différents et l’Académie des sciences est loin d’être en faveur de Mouchez. Au premier tour, l’Académie des sciences désigne Faye par 24 sur 43 votants comme un hommage rendu à Faye pour sa carrière. Mais Faye décline toute candidature, et recommande M. Loewy au choix de ses collègues académiciens.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 107

32 En juin 1878, au vu des présentations et des choix très différents qu’ont fait l’Académie des sciences et le conseil de l’Observatoire, le ministère de l’Instruction publique tranche, sans suivre la décision de l’Académie. Le décret du 28 juin 1878 nomme Ernest Mouchez directeur de l’Observatoire de Paris et Maurice Loewy son sous-directeur, pour une période de cinq années.

33 Le ministre est accusé par Henri de Parville d’avoir ainsi rendu un « jugement de Salomon » en choisissant l’option du conseil de l’Observatoire et en nommant le candidat de l’Académie sous-directeur. C’est un cas sans précédent selon de Parville : « L’observatoire et l’astronomie française ont aujourd’hui pour commandant et chef, un marin, situation originale, c’est du moins l’avis des astronomes étrangers. ». Mais de Parville pense que « c’est une bonne chose pour la météorologie et que Mouchez peut apporter des garanties au rapprochement et à la consolidation de l’astronomie et de la météorologie. ». La nomination d’un marin n’est pas chose curieuse pour tout le monde. Un autre journaliste présente l’élection de Mouchez comme une bonne nouvelle46. Reconnu comme défenseur du Havre, fondateur de l’observatoire de Montsouris et occupant le poste de Vice- président de la Société de géographie, le choix de Mouchez s’imposait presque, un peu à l’image de ce qui se passe à l’observatoire de la Marine des États-Unis : « L’observatoire des États-Unis47 où l’on vient d’apercevoir les satellites de Mars, la plus étonnante des découvertes modernes, est également sous la direction d’un marin. Les heureux résultats de l’organisation américaine ont frappé depuis longtemps tous les bons esprits48. »

34 À la lueur de la chronologie de la vie d’Hervé Faye, il est possible d’avancer une hypothèse plus simple quant à son retrait de cette compétition pour la direction de l’Observatoire. L’année 1877 est une année riche en événements politiques pour Faye. En raison de la crise de mai 1877, au cours de laquelle le monarchiste Mac Mahon tente de dissoudre le parlement républicain de Gambetta, Faye est pressenti pour être candidat conservateur aux élections. Le 14 octobre, il est officiellement candidat à des élections législatives dans le XVIe arrondissement de Paris, campagne au cours de laquelle la presse lui reconnaît de véritables talents d’orateur public49. Un mois plus tard, il devient ministre de l’Instruction publique pour quelques semaines dans le cabinet extraordinaire de Gaëtan de Rochebouët, chargé d’expédier les affaires courantes, et est finalement nommé Inspecteur général de l’enseignement supérieur par le ministre Bardoux du gouvernement Jules Dufaure. Il devient alors évident que son retrait de la course à l’Observatoire ne peut être que motivé par des hésitations à s’engager dans une véritable carrière politique non cumulable avec la direction d’un grand établissement scientifique.

1883-1892 : Mouchez, directeur permanent de l’Observatoire

35 Élu en juin 1878 pour une durée de cinq années seulement, Mouchez arrive en fin de mandat en juin 1883. Souhaitant renouveler son mandat, Mouchez demande personnellement que de nouvelles présentations soient faites au Conseil.

36 L’affaire est relayée par Le Figaro qui écrit le 17 juin 1883 : « Qui recueillera sa succession ? Un marin est encore une façon d’astronome […] il aime surtout à contempler la Lune pour déterminer le point. Persistera-t-on

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 108

aujourd’hui à vouloir écarter les vrais astronomes et leur préfèrera-t-on un physicien, un chimiste ou un photographe ? »

37 Voulant en finir avec le règne Mouchez, le Figaro propose le jeune Félix Tisserand (bien que « trop versé dans la mécanique céleste… »), Maurice Loewy (pour son invention de l’équatorial coudé), ou encore Yvon-Villarceau (bien « que sourd… »), et presse finalement Hervé Faye de « sortir de sa retraite, de son cours de l’École polytechnique ainsi que de l’Inspection générale de l’enseignement supérieur » pour se consacrer à la prospérité de l’Observatoire.

38 Lors de sa séance du 29 octobre 1883, le Conseil de l’Observatoire de Paris doit examiner la question de la succession de Mouchez. Le représentant du ministère de l’Instruction publique, M. Dumont, explique que le ministère ne souhaitant pas procéder à de nouvelles présentations, le directeur est alors automatiquement reconduit, comme le sont, par exemple, les doyens des facultés, le directeur des Écoles françaises de Rome et d’Athènes. Le Conseil est alors consulté. Hervé Faye explique que Mouchez est engagé dans une entreprise de rénovation des activités de l’Observatoire de longue haleine et que ce n’est pas sur une durée de cinq années que l’on peut juger des résultats produits par ce travail. Faye estime donc « qu’il est préférable de regarder la prorogation des pouvoirs de M. Mouchez comme allant d’elle-même ; cette manière de procéder serait avantageuse pour les personnes et pour la science. »

39 Sous la plume du secrétaire l’astronome Félix Tisserand, Dumas conclut donc que « la question a été posée au Conseil ; il a jugé que cela était inutile ; la question tombe d’elle- même ; l’incident est clos à l’unanimité. » Mouchez remercie alors le Conseil « de sa bienveillante décision50 ». Le Figaro avait entrevu cette solution : « […] nous craignons bien qu’en vertu du principe de l’inertie, on ne renouvelle les pouvoirs de M. l’amiral Mouchez51 ».

40 Cette décision fait jurisprudence ; en 1888, la question de la succession n’est qu’à peine évoquée. Mouchez est ainsi reconduit directeur de l’Observatoire de Paris, et il le restera jusqu’à son décès en 1892.

Faye-Mouchez : le duo de référence pour l'astronomie française à la fin du XIXe siècle

41 La personnalité d’Hervé Faye apparaît dès lors comme l’une des clefs les plus importantes de l’astronomie française. Avec l’aide de Mouchez et l’installation d’un observatoire à Montsouris, Faye opère le redressement du Bureau des longitudes ; Mouchez trouve en retour l’appui de Faye pour tout ce qui concerne les réorientations entreprises à l’Observatoire de Paris. Il s’avère donc nécessaire de considérer à la tête de l’astronomie française, le binôme qui se met progressivement en place à partir de 1873, constitué d’Hervé Faye et d’Ernest Mouchez.

42 Pour quelles raisons le gouvernement a-t-il fait le choix de placer Ernest Mouchez à la tête de l’Observatoire de Paris ? Sans doute la volonté d’apaiser les esprits, de rompre avec la domination des polytechniciens à la tête de l’astronomie française, la montée en puissance des militaires au sein du Bureau dans le douloureux après-guerre et le succès que va connaître rapidement Mouchez à la tête de Montsouris à partir de 1877, suffisent à expliquer cette nomination. Mouchez, formé dans un autre espace que celui des élites astronomiques traditionnelles françaises, apparaît alors comme l’homme du consensus.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 109

43 Dès sa nomination en 1878 et jusqu’à son décès en 1892, Mouchez veillera à fédérer l’astronomie française et les nouveaux observatoires qui naissent en France à la suite du décret du 20 février 1878 : Lyon, Besançon, Bordeaux, puis Nice52. Le projet de la Carte du Ciel, initié par Mouchez en 1886-1887, sera, pour un temps, l’un des piliers de cette stabilité53. Par ailleurs, pendant ses douze années de direction, étant présent à l’Observatoire de Paris comme au Bureau des longitudes, Mouchez assurera une stabilité relative et contribuera à rassembler les forces vives de l’astronomie française. En 1886, n’est-il pas désigné « Directeur des observatoires de l’État » par le ministère de l’Instruction publique lors de la visite d’un ministre japonais à Paris54 ?

44 Les talents des deux institutions, Observatoire et Bureau, un temps mêlés, un temps opposés, seront rassemblés au sein du projet de l’observatoire de Montsouris. La création de cet observatoire demeure essentiellement l’œuvre du couple constitué de Mouchez et de Faye.

45 Arrêtons-nous sur les trajectoires de ces deux hommes. Mouchez, formé à l’École navale, évolue dans le milieu maritime. Il construit une carrière scientifique s’appuyant sur des réseaux patiemment constitués qui le propulsent dans les milieux académiques et ce, souvent au détriment d’une progression régulière et normale dans la hiérarchie militaire. Son administration de tutelle prend difficilement en compte les services et les honneurs scientifiques. Les officiers savants de la Marine et de la Guerre au cours du XIXe siècle doivent évoluer parmi les tensions contradictoires que génèrent leur implication scientifique et l’évolution dans leur corps de rattachement. Mouchez s’implique tôt dans sa carrière dans les questions de formation des officiers de la Marine. Développant des idées très personnelles, Mouchez compte parmi les officiers de Marine qui réfléchissent et publient sur les nouvelles méthodes de navigation, aux moyens de simplifier les opérations de navigation.

46 Hervé Faye, formé dans la sphère polytechnicienne, au parcours complexe, devient un membre très influent de l’Académie des sciences. Cette influence se renforce lorsqu’il hérite de la présidence du Bureau au début des années 1870 et siège au Conseil de l’Observatoire de Paris. Sa voix l’emporte souvent dans les discussions et les délibérations. Faye publie de nombreux ouvrages qui s’adaptent à des niveaux différents ; il s’implique dans la diffusion des savoirs55. Il est sensible aux questions de navigation et d’application des connaissances astronomiques.

47 Ces deux hommes sont formés à la culture des Grandes Écoles ; ils ont le goût de la précision et sont sensibles aux questions d’enseignement et de formation. Leurs parcours ne sont pas tout à fait linéaires et ne sont pas si différents. Mouchez et Faye se rejoignent sur un certain nombre de points, notamment une indépendance de caractère et d’action, un certain charisme et un franc-parler qui leur permettent de mobiliser les énergies autour d’eux, de susciter le respect et une certaine admiration. Ils évoluent avec une certaine habileté dans les plus hauts cercles politiques. Tous les deux ont été à un moment de leur carrière, des candidats à des élections locales ou nationales, avec des sensibilités politiques différentes.

48 Suite au décret de réorganisation du Bureau de 1874, grâce à l’implantation de l’observatoire au parc Montsouris, à la présence accrue des officiers savants de la Marine et de la Guerre au Bureau et dans la vie scientifique française, les intérêts convergent et le Bureau est à même de retrouver une crédibilité et une marge d’action importante. Les tensions entre le Bureau des longitudes et l’Observatoire de Paris sont apaisées grâce à l’élection d’Ernest Mouchez à la tête de l’astronomie française de la fin

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 110

du XIXe siècle. Faye, avec l’appui de Maurice Loewy, redonne un second souffle à la Connaissance des temps, et peut compter sur la présence des militaires pour fortifier le Bureau des longitudes.

49 Ces deux astronomes prennent le virage de l’astronomie physique, de manière différente et complémentaire : à l’Observatoire, Mouchez développe la photographie ; Faye, en soutenant Janssen, se tourne vers la spectroscopie, les modèles solaires et une cosmologie balbutiante56.

50 L’action de ces deux hommes marque donc une certaine rupture scientifique avec une astronomie presqu’entièrement consacrée à la mécanique céleste depuis la moitié du XVIIIe siècle. Ils accompagnent l’entrée de l’astronomie française dans de vastes programmes internationaux, ainsi qu’une nouvelle manière de pratiquer cette science.

NOTES

1. G. Grimaud de Caux, 1871, L’Académie des sciences pendant le siège de Paris, Paris, Didier et Cie, pp. 3-5. 2. Pierre Ardaillou, 1999, Les républicains au Havre au XIXe siècle (1815-1889), Rouen, Publications de l’Université de Rouen, p. 171 (d’après un document conservé aux Archives municipales du Havre, Fonds Mouchez, H4 7). E. Mouchez, 1887, Retraite de Buchy et évacuation de Rouen. Lettre rectificative à l’auteur de l’ouvrage : « Le Havre pendant la Guerre de 1870 (Albert Le Roy) », Paris, 8 pp. 3. Anne Vandenbroucke, 2002, La mémoire de la Guerre de 1870-1871 en Seine-Inférieure, 1871-1914, mémoire de maîtrise, UFR Lettres et sciences humaines, Université de Rouen. Voir aussi : Albert Le Roy, 1887, Le Havre et la Seine-Inférieure pendant la guerre de 1870-71, nouvelle édition avec plan, fac- similés et portraits augmentée de nombreux documents et d’un récit du combat de Buchy par M. L’amiral Mouchez, Paris, Lahure (512 p.) ; Léon-Louis Laforge de Vitanval, 1897, Un Vainqueur des Prussiens : l’amiral Mouchez et la défense du Havre pendant la guerre 1870-71, son séjour comme commandant supérieur des forces de terre et de mer réunies pour la défense du Havre (18 octobre 1870-7 mars 1871), E. Dumont. 4. Si l’on en croit Robert Mouchez, 1970, Amiral Mouchez, marin, astronome et soldat, Paris, Cujas, p. 152. Il y a deux élections en 1871, en février puis en août présentées comme des sessions de rattrapage ou élections partielles en raison des démissions et/ou des décès survenus pendant le conflit. 5. Mouchez est candidat républicain aux élections sénatoriales en Seine-et-Oise de janvier 1882 : Le Figaro, mardi 10 janvier 1882, p. 3. 6. « Assemblée nationale. Échos de la séance », Le Gaulois, 11 décembre 1872, p. 2. 7. Journal officiel de la République Française, 10 décembre 1872, 7657. Le président de la République est alors Adolphe Thiers, républicain modéré, président de 1871 à 1873 ; l’Assemblée Nationale est présidée par Jules Grévy et Jules Simon est ministre de l’Instruction publique. Voir aussi Guillaume Bigourdan, 1933, « Le Bureau des longitudes. 6e partie », Annuaire du Bureau des longitudes, Paris, Gauthier-Villars, A.65-A.72. 8. H. Faye, 1872, CRAS, t. 75, pp. 1723-1724. 9. H. Faye, Académie des sciences, 1873, « Note explicative remise au Président de la République », CRAS, t. 76, pp. 122-124.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 111

10. Jérôme Lamy, 2007, « Le bureau des longitudes, la gestion des instruments et les régimes de savoir au XIXe siècle », Revue d’anthropologie des connaissances, n° 2, pp. 167-188. 11. Christophe Marlot, 2004, Les passages de Vénus : histoire et observation d’un phénomène astronomique, Paris, Vuibert. 12. David Aubin, 2004, « Un passage de Vénus en politique », La Recherche hors-série, n° 15, avril, pp. 85-89 ; D. Aubin (dir.), 2006, « L’événement astronomique du siècle ? Une histoire sociale des passages de Vénus, 1874-1882 », Cahiers François Viète, n° 11-12. 13. Académie des sciences, 1877, Recueil de mémoires, rapports et documents relatifs à l’observation du passage de Vénus devant le Soleil, t. I, 1re partie, Paris, Firmin-Didot et Cie, « Procès-Verbaux des séances de la Commission du passage de Vénus ». 14. Académie des sciences, 1878, Recueil de mémoires, rapports et documents relatifs à l’observation du passage de Vénus devant le Soleil, t. II, 1re partie, Paris, Gauthier-Villars, « Mission de Saint-Paul », pp. 1-11. 15. Académie des sciences, 1877, Recueil de mémoires, rapports et documents relatifs à l’observation du passage de Vénus devant le Soleil, t. I, 1re partie, Paris, Firmin-Didot et Cie, « Procès-Verbaux des séances de la Commission du passage de Vénus », 16 octobre 1872, p. 24. 16. Ibid., p. 26 et 38. 17. Ibid., 193, séance du 27 mars 1873. Le choix des commandements militaires est décidé par le ministre de la Marine et des Colonies. Voir aussi Guy Boistel, 2010, L’observatoire de la Marine et du Bureau des longitudes au parc Montsouris, 18751914, Paris, IMCCE/Edite, pp. 23-45. 18. Lettre d’Ernest Mouchez au ministre de la Marine et des colonies, datée du 18 mai 1872 (Service historique de la Défense, V, CC7 α 1822, pièce 40). 19. Voir le numéro spécial des Cahiers François Viète, dirigé par David Aubin, consacré aux actes de la journée d’étude L’événement astronomique du siècle ? Histoire sociale des passages de Vénus, 1874-1882, n° 11-12, 2006, Centre François Viète, Université de Nantes. 20. Hervé Faye, Le Gaulois, 5 octobre 1875. 21. En novembre 1867, Le Figaro témoigne de ce que Le Verrier voulait démolir le second étage de l’Observatoire, officiellement pour raisons de service, et en vérité, pour mettre le Bureau des longitudes à la porte de l’Observatoire. Le Figaro, 28 novembre 1867, p. 2. 22. Guillaume Bigourdan, 1931, « La réorganisation du Bureau des longitudes en 1854 et 1862 », C.R.C.S.S. 1929, Paris, La Sorbonne, 23. Camille Flammarion, 1911, Mémoires biographies et philosophiques d’en astronome, Paris, Ernest Flammarion, pp. 210- 213. 23 Flammarion, C., op. cit., p. 213. 24. Le Gaulois, 30 janvier 1875, p. 3. 25. Journal officiel de la République française, n° 271, dimanche 3 octobre 1875, pp. 8474-8475. Boistel, G., 2010, L’observatoire de la Marine … , op. cit., pp. 166-168. Voir aussi l’article sur 3 colonnes dans Le Gaulois, 5 octobre 1875. 26. R. Mouchez, 1970, op. cit., p. 133. Mouchez fait le compte rendu des opérations faites à Saint- Paul au Bureau des longitudes le 10 mars 1875 (PV du Bureau des longitudes, séance du 10 mars 1875). 27. Guy Boistel, 2010, « Training seafarers in astronomy : methods, naval schools and naval observatories in Eighteenth- and Nineteenth- Century France », in D. Aubin, Ch. Bigg, O. Sibum (dir.), The Heavens on Earth : Observatories and Astronomy in Nineteenth Century Science and Culture, Durham, Duke University Press, pp. 148-173. G. Boistel, 2010, L’observatoire de la marine …, op. cit. 28. Edmond Dubois, 1889, Le surmenage intellectuel à l’École navale et l’instruction des officiers de Vaisseau, Paris, A. Challamel (40 pp. ). 29. G. Boistel, 2010, L’observatoire de la marine…, op. cit., pp. 47-98. 30. Voir D. Aubin, 2006, op. cit. 31. Voir C. Marlot, 2004, op. cit., et D. Aubin, 2006, op. cit.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 112

32. Lettre d’un confrère académicien non identifié [signature non déchiffrée], à Mouchez, Sainte- Marie du Mont (Manche), le 10 septembre 1875. Manuscrits Mouchez, Ms 1059/2, liasse 3, Bibliothèque de l’O bservatoire de Paris (BOP par la suite). 33. Manuscrits Mouchez, Ms 1059/1 à 5 (plusieurs liasses), BOP. 34. Lettre adressée à Mouchez par [non identifié – signature non déchiffrée] le 10 septembre 1875, de Sainte-Marie du Mont (Manche). Manuscrits Mouchez, Ms 1059/2, liasse 3, BOP. 35. Manuscrits Mouchez, BOP, Ms 1059/2, liasse 1. 36. CRAS, 1878, t. 86, séance du 29 avril 1878, 1067. 37. Lettre du 3 mai 1878 d’un correspondant non identifié [signature non déchiffrée] à Mouchez ; Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 3, BOP. 38. Selon les notes de Philippe Véron, Faye aurait refusé la séparation des services astronomiques et météorologiques de l’Observatoire de Paris : Dictionnaire des astronomes français, 1850-1950, communication privée. 39. Urbain Le Verrier, que Mouchez détestait ostensiblement. 40. Lettre de Mouchez au Président de l’Académie des sciences, le 10 mai 1878, Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 5, BOP. En substance, Mouchez insiste sur la nécessité de revenir à un véritable programme astronomique après quarante années de travaux de mécanique céleste pure. Il est, selon Mouchez, devenu urgent de s’occuper des instruments, de les entretenir, de les améliorer et de favoriser les travaux personnels des astronomes de l’Observatoire. 41. AN, F/17/3721 ; P. Véron, op. cit. 42. Coupure du journal Le Français, sans date, Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 5, BOP. 43. Coupures de presse, Le Rappel, Le Français, sans dates, Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 5, BOP. 44. Chroniques dans La Nature, La Science Illustrée, le Moniteur, chronique du Journal Officiel, et autres gazettes scientifiques et littéraires. Voir Catherine Glaser, 1989, « Journalisme et critiques scientifiques : l’exemple de Victor Meunier », Romantisme, vol. 19, n° 65, 27-36. 45. Henri de Parville, le Correspondant, 10 juillet 1878. 46. L’Illustration, 20 juillet 1878, n° 1847, p. 35-37 [et Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 5, BOP]. 47. Le U.S. Naval Observatory (USNO) ; G. Boistel, 2010, L’observatoire de la Marine..., op. cit., 147-153. 48. Coupure de presse, sans date, non identifiée : Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 5, BOP. 49. Le Figaro, numéros des 10 octobre et 26 octobre 1877 : « L’arrondissement a le bonheur de tenir pour candidat un homme éminent et patriote, il l’enverra à la chambre. Il est juste de dire que M. Faye s’est révélé bien sûr comme un orateur de premier ordre. » (10 oct. 1877). Voir aussi la citation en note 7 dans l’article de Colette Le Lay dans ce volume. 50. PV de la séance du Conseil de l’Observatoire de Paris, du 29 octobre 1883, Ms Mouchez, Ms 1059/2, liasse 3, BOP. 51. Le Figaro, 17 juin 1883. 52. Les trois premiers observatoires sont créés par le décret du 11 mars 1878 ; l’observatoire de Nice est une entreprise privée de Raphaël Bischoffsheim en 1879 qui sera rattaché aux observatoires français quelques années plus tard. 53. Jérôme Lamy (dir.), 2008, La Carte du Ciel, Paris, Observatoire de Paris/EDP Sciences. 54. Lettre du ministère de l’Instruction publique, bureau de la sous-direction de l’Extrême- Orient, Paris, 1er juin 1886 à « l’amiral Mouchez, membre de l’Institut et du Bureau des longitudes, directeur des observatoires de l’État » [sic, souligné par nous] : la note relative à l’organisation du service des observations à Montsouris est remise au ministre du Japon en visite à Paris (sur une demande faite par le ministre japonais transmise le 21 mai 1886) ; manuscrits Mouchez, Ms 1060/V A-1, BOP. 55. Notamment des Leçons de Cosmographie (Paris, Hachette, 1852) destiné à un enseignement élémentaire ; un Cours d’astronomie (Paris, 1873) destiné à l’École polytechnique ; un Cours d’astronomie nautique (Gauthier-Villars, 1880) destiné à un niveau supérieur ; Sur l’origine des

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 113

Mondes (Paris, Gauthier-Villars, 1884) lisible par un lectorat assez large. Voir l’article de Colette Le Lay dans ce même volume. 56. Voir les articles de Francis Beaubois et de Stéphane Le Gars dans ce même volume.

AUTEUR

GUY BOISTEL Docteur habilité à diriger des recherches en histoire des sciences et des techniques, professeur de sciences physiques – Responsable du Groupe d’histoire de l’astronomie du Centre François Viète d’épistémologie et histoire des sciences et des techniques, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 114

Conclusion

Colette Le Lay

1 Au début du présent ouvrage, nous faisions part de notre ambition d’éclairer quelques- unes des multiples facettes de la vie et de l’œuvre d’Hervé Faye et, par le biais de ce personnage ayant traversé le siècle, d’ajouter notre pierre à la connaissance de la science du XIXe et notamment de sa composante astronomique.

2 Outre l’hommage à Hervé Faye dont nous célébrons en 2014 le bicentenaire de la naissance, la journée d’étude du 26 septembre 2012 à Nantes a également constitué une étape importante dans un chantier de grande ampleur, piloté par Martina Schiavon, destiné à faciliter l’accès public aux procès-verbaux du Bureau des longitudes pour la période 1795-1930.

3 Depuis lors, celui-ci a considérablement avancé. Le projet de numérisation des procès- verbaux qui a été retenu dans le cadre du dispositif (BSN5 - Bibliothèque scientifique numérique) est porté par le Bureau des longitudes (chef de projet : Nicole Capitaine) en partenariat avec l’Observatoire de Paris et les Archives Poincaré.

4 Grâce au soutien de la MSH-Lorraine, Martina Schiavon et Laurent Rollet (Archives Poincaré – Nancy) ont pu organiser des journées d’étude internationales intitulées « Le Bureau des longitudes – contexte national et international », les 12 et 13 novembre 2013.

5 Un pré-projet ANR pour l’exploitation des procès-verbaux a été déposé par Martina Schiavon associant de nombreux partenaires.

6 Nul doute que la mise à disposition d’une source d’une telle importance ne permette de mieux cerner la personnalité complexe de notre héros du jour et d’apporter un nouvel éclairage sur l’astronomie, la géodésie, la météorologie de son temps.

7 À la lecture du présent ouvrage, il est clair qu’Hervé Faye, loin d’être un loup solitaire, côtoie de nombreux acteurs dont la marque est suffisamment décisive pour mériter qu’on s’y arrête. Pourtant, moins en vue qu’Arago ou Le Verrier, ils n’ont pas fait l’objet d’études approfondies. Nous pensons, par exemple, à Laugier, Mathieu, Delaunay. Des biographies scientifiques de ces personnages, respectant la méthodologie développée par Stéphane Le Gars en introduction, seraient bienvenues.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 115

8 L’entrée thématique, largement développée dans notre journée d’étude (Soleil, géodésie, diffusion, etc.) offre elle aussi de riches perspectives.

9 Enfin, notre journée et celles de Nancy ont montré la nécessité de situer l’histoire de l’astronomie française du XIXe siècle dans le contexte international tant les transferts de savoirs et d’expertises sont constants, sans compter les entreprises communes.

10 Loin de constituer un aboutissement, la biographie scientifique d’Hervé Faye que vous venez de lire n’est donc qu’un jalon dans le vaste travail d’exploration de la communauté astronomique du XIXe siècle entrepris par le Groupe d’histoire de l’astronomie du Centre François Viète, en collaboration avec tous ses partenaires.

11 Qu’il nous soit permis de remercier chaleureusement le Bulletin de la SABIX et son président Alexandre Moatti sans lesquels ce manuscrit n’aurait pu être publié.

AUTEUR

COLETTE LE LAY Docteure en histoire des sciences et des techniques, professeure agrégée de mathématiques, chercheure associée au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 116

Hervé Faye (1814-1902) Chronologie de sa vie et de son oeuvre

Francis Beaubois, Guy Boistel, Stéphane Le Gars et Colette Le Lay

1 Cette chronologie non exhaustive rassemble des informations éparses, des évènements et faits inconnus ou méconnus jusqu’à présent, permettant au lecteur de se faire une idée générale du déroulement de la vie et de la carrière d’Hervé Faye. Le lecteur se reportera aux divers articles de ce volume pour le développement de tel ou tel aspect de son oeuvre.

2 La bibliographie est construite sur l’inventaire de la BNF (Opale Plus) et ne prend en compte que les principaux ouvrages imprimés et les cours de l’École polytechnique. Elle ne comprend pas les articles publiés dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences (CRAS), l’Annuaire du Bureau des longitudes, discours académiques, officiels et funéraires divers, très nombreux.

3 Les principales sources sont indiquées en notes. 1814 (1er oct.) : naissance d’Hervé-Etienne-Auguste-Albans Faye à Saint- Benoist du Sault dans l’Indre (36). 1832 : Hervé Faye entre à Polytechnique (à 18 ans). 1834 (émeutes) : il est radié de l’École polytechnique. 1834 (24 avril – 25 juillet) : il est enregistré à la prison de Ste Pélagie ; Faye s’était alors résolu à entrer dans l’Artillerie via l’École des Ponts et Chaussées. 1834–1835 : à sa sortie, il assure des répétitions pour gagner sa vie et passe un examen d’admission à l’École des mines. 1835 (juillet) : Faye convoite une place disponible dans la Cie de dessèchement des marais ; son intérêt pour l’astronomie se manifeste (il demande à sa mère de lui envoyer des livres).

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 117

1836 (janv.) : deux professeurs de Polytechnique (Savary et Babinet) l’aident à trouver un poste. 1836 (mai) : Faye part pour Bordeaux (pour un travail intermittent) mais revient fréquemment à Paris où il donne des leçons de géométrie descriptive. 1838 (17 sept.) : Faye part pour Rotterdam rejoindre son oncle. Septembre 1838 – février 1841 : affaires hollandaises irrégulières et peu fructueuses – Allers-retours fréquents à Paris. Contacts conservés avec les milieux de Polytechnique et de l’Observatoire. 1841 (25 fev.) : lettre de Faye qui témoigne de contacts pris avec François Arago. Un des amis de Faye est depuis sept ans à l’Observatoire et est beau-frère de Babinet. Babinet et Savary jouent les intermédiaires pour placer Faye à l’Observatoire. Arago le juge trop âgé… une longue attente commence. 1842 (5 oct.) : Arago le fait finalement entrer à l’observatoire de Paris. 1843 (22 nov.) : Faye découvre la comète périodique qui porte son nom (comète 4P/Faye). Cette nouvelle et quatrième comète lui vaut le prix Lalande en 1844 (il a alors 29 ans). 1846–1848 : Cosmos : essai d’une description physique du monde, par Alexandre de Humboldt, Paris, Gide et Baudry ; 2 vols. trad. Faye. 1847 : Note sur les travaux astronomiques de M. H. Faye, Paris, Bachelier (7 pp. ) ; notice pour l’élection à l’Académie des sciences. 1847 (18 janv.) : Faye est élu membre de l’Académie des sciences, dans la section d’astronomie (à 42 voix pour contre 44) – 25 janv., ampliation de l’ordonnance royale qui confirme Faye membre de l’Académie. 1847 (2 avril) : Faye est promu Chevalier de la Légion d’Honneur. 1849 (lettre du 17 oct, Arago à Airy) : Arago n’a pas échangé un mot avec Faye depuis 2 ans ; Arago traite Faye de « personnage vaniteusement improductif et immoral » 1851–1854 : Faye est professeur à l’École polytechnique, où il enseigne la géodésie et l’astronomie. Il a comme assistant Aimé Laussedat pendant sa dernière année (1853-1854)1. 1852 (19 mars) : lettre du ministre de la Guerre au Général commandant l’École polytechnique - Faye est nommé par le Prince Président de la République « astronome adjoint à l’Observatoire de Paris, à l’emploi de Professeur de géodésie de l’École polytechnique, en remplacement de M. Chasles, démissionnaire pour cause de fautes ». 1852 (31 mai, 2 et 30 juin) : lettre de Faye adressée à Arago le 2 juin - la lettre est signée du 31 mai 1852. Faye démissionne de l’Observatoire car il se trouve au centre d’une querelle entre Arago et le P. Angelo Secchi. Secchi souhaite savoir ce que trame Arago à l’Observatoire et s’appuie sur ses correspondants dont Faye est le premier. Arago commente la démission en

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 118

séance du Bureau des longitudes en disant que « Faye souhaitait depuis longtemps quitter l’observatoire ; il n’observait plus ; des pages blanches des registres d’observations en témoignent ». 1852 (9 juin) : Faye demande que le motif de sa démission ne soit pas mentionné ; Arago en séance du Bureau des longitudes, demande si la subordination de la fonction d’élève- astronome est bien compatible « avec la position indépendante de membre de l’Institut ». Date inconnue. Vers 1852 : Faye critique Arago dont il connaît « les misérables tactiques » ; Faye : « J’espérais mettre ma vie scientifique à l’abri de ces incommodes bourrasques en quittant l’observatoire où j’étais mieux traité il y a 5 ou 6 ans, mais il paraît que je me suis trompé ». 1852 (26 juin) : lettre de Humboldt (Postdam) à Arago – Selon Humboldt, Arago a du faire preuve de trop d’indulgence à l’égard de Faye ; Humboldt n’avait pas eu à se plaindre de Faye lors de la traduction du 1er tome du Cosmos mais Gide n’aimait pas Faye. Humboldt témoigne de relations délicates avec Faye. Les discussions avec Faye pour la traduction des autres volumes de Cosmos du reste pénibles pour Humboldt. 1852 (octobre, lettre de Faye à Secchi) : Faye n’a plus mis les pieds à l’Observatoire depuis dix mois. Faye en expose les motifs : charges de travail énormes (qui empêchent Faye de se rendre au mariage de sa sœur) ; Faye est très touché par le décès de sa mère le 7 janvier 1851. 1852 : Leçons de cosmographie rédigées d’après les programmes officiels, Paris, Hachette (402 pp. et pl.) – 2nde édition, 1854 ; Arrivée d’Urbain Le Verrier à l’Observatoire Impérial – le Bureau des longitudes se trouve désormais sans locaux fixes. 1854 (11 fev.) : Faye devient astronome adjoint à l’Observatoire de Paris ; la nomination est signée par Fortoul. 1854 (mars-juin) : Faye participe à la détermination de la différence de longitude Paris-Greenwich en échange avec Dunkin2. 1854 (22 août) : Faye est nommé Recteur de l’Académie de Nancy mais demeure encore à Paris. 1854 (août-octobre) : Faye engage une forte polémique sur les réfractions atmosphériques avec Biot (et Mathieu et Laugier) qui est relayée dans les CRAS. 1854 (12 sept.) : Faye quitte Paris pour se rendre à Nancy. 1854 (10 nov.) : lettre de Faye au Gal commandant l’École polytechnique – Accord avec le ministre de l’Instruction Publique pour que Faye, Recteur à Nancy, garde son poste à l’Observatoire Impérial, puisse suivre les travaux de l’Académie des sciences. Des arrangements sont pris pour qu’il retrouve son poste de professeur à Polytechnique, arrangements qui doivent être approuvés par le ministre de la Guerre… 1854 (20 déc.) : Faye démissionne de Polytechnique (du poste de professeur de géodésie) et part pour Nancy où il s’installe avec sa famille.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 119

1854-1857 : période où Faye est Recteur de l’Académie de Nancy. Il est aussi professeur de mathématiques pures et appliquées à la Faculté des sciences. 1855 (29 déc.) : Faye est promu Officier de la Légion d’Honneur. 1857-1877 : Faye est de retour à Paris. Il devient Inspecteur général de l’Enseignement secondaire. 1855-1859 : Cosmos : essai d’une description physique du monde, par Alexandre de Humboldt, Paris, Gide et Baudry, 2e éd. en 4 vols. ; tome I trad. Faye ; II trad. Galusky ; III trad. Faye ; IV trad. Galusky. 1861 (13 juin) : Faye est sur la liste des présentés au Bureau des longitudes, liste « imposée » par le ministère de l’Instruction publique (pour le remplacement de Poinsot, Largeteau et Daussy). Guillaume Bigourdan souligne des irrégularités dans la procédure, en raison du flou du décret de 1854 et des rapports conflictuels avec Le Verrier3. 1861 (10 juillet) : au Bureau des longitudes, Faye arrive en 2e ligne pour le poste de Poinsot derrière Delaunay. 1861 (5 août) : élections au Bureau des longitudes - Faye est classé en 2e ligne mais l’élection est court- circuitée par la réforme de 1862 où les nominations sont imposées4. 1862 : nouveau règlement du Bureau des longitudes, décret du 26 mars, et nominations à la séance du 9 mars : Faye entre au Bureau des longitudes. Faye est titulaire astronome (AS : Liouville, Leverrier, Delaunay ; astronomes : Mathieu, Laugier, Yvon-Villarceau, FAYE, Foucault ; Marine : Deloffre, Mathieu, n/a ; Guerre : Vaillant ; Artistes : Lerebours, Brünner)5. 1862 (12 nov.) : Faye est membre de la Commission des travaux géodésiques du Bureau des longitudes (avec Delaunay et Laugier)6. 1863 (5 janv.) : Faye lit un rapport à l’Académie des sciences sur la 1re Conférence géodésique austro- allemande (Berlin, 1862). Une dispute naît avec Le Verrier (relayée dans les CRAS), Delaunay monte au secours de Faye ; la dispute devient une dispute à trois. 1867-1869 : Faye rapporteur pour la l’Association géodésique internationale. Il soutient les travaux d’Yvon-Villarceau dans ce domaine (Yvon-Villarceau est alors secrétaire du Bureau des longitudes). 1869 (31 mars) : Faye fait le rapport de la Commission de géodésie du Bureau des longitudes ; Yvon- Villarceau est intégré à la Commission. Les opérations sont conduites en 1870 par les capitaines Perrier, Bassot et Penel puis interrompues par la Guerre avec la Prusse. Conflit avec la Prusse (1870-1871) 1870 (30 août) : Faye est promu Commandant de la Légion d’Honneur.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 120

1870-1871 : Faye est présent à toutes les séances de l’Académie pendant le siège et le bombardement de Paris entre le 5 septembre 1870 et le 6 février 1871 (23 séances). 1871 (lundi 2 janv.) : Faye est élu Vice-Président de l’Académie des sciences, avec 18 voix pour, 12 pour Bertrand et 1 pour Jamin. Coste, Président, est absent pour raison de santé, et Faye siège sur le champ ; il assure la présidence dans les faits une grande partie de l’année 1872. 1872 : Faye est Président de l’Académie des sciences. 1872 (9 déc.) : Paul Bert prononce un discours à l’Assemblée intitulé « À quoi sert le Bureau des longitudes ? » constituant une attaque sévère contre le Bureau. Faye, devenu président du Bureau des longitudes et président de l’Académie des sciences (suite au décès de Delaunay le 5 août), prend la défense du Bureau des longitudes et l’Académie des sciences se range derrière Faye. Une motion est délivrée au Président Thiers qui confirme le Bureau des longitudes dans ses statuts. 1873 (12 mars) : Faye succède à Delaunay à Polytechnique ; il est professeur d’astronomie et de géodésie ; il assure ses fonctions jusqu’en 1892. 1873/4-1893 : Faye préside (à nouveau) le Bureau des longitudes et ce, pendant vingt ans sans interruption ; il l’était dans les faits depuis fin 1872 après le décès de Delaunay. Faye inspire le nouveau décret pour le Bureau des longitudes le 15 mars 1874 et permet au Bureau d’obtenir des locaux fixes à l’Institut7. 1873-74 et 1874-75 : École polytechnique. 1re division. Cours d’astronomie, 2 vols. (309 et 352 pp. ). 1875 (mai à octobre) : Faye épaule Mouchez pour la création de l’observatoire de la Marine au parc Montsouris avec le soutien de la Ville de Paris, du ministère de l’Instruction publique et des ministères de la Marine et de la Guerre. 1875 (3-5 oct.) : installation officielle du Bureau des longitudes à l’Institut, sous la présidence de Faye, et ouverture de l’observatoire de Montsouris (Journ. Off. du dimanche 3 oct 1875). 1876-1878 : École polytechnique. 1re division. Cours d’astronomie et de géodésie, 2 vols. (300 et 328 pp. ). 1877 : décès de Le Verrier – l’Observatoire est sans directeur pendant 8 mois mais placé sous la responsabilité du Conseil de l’Observatoire. 1877 : Faye est candidat malheureux aux élections du 14 octobre, dans le XVIe arrondissement de Paris. 1877 : le Ministre Brunet nomme Faye ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts du 23 novembre au 13 décembre 18771 dans le gouvernement Gaétan de Rochebouët.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 121

1877-1887 : Faye est nommé Inspecteur général de l’enseignement supérieur par Bardoux, Ministre de l’Instruction publique. 1878 (mai-juin) : pressenti pour être directeur de l’Observatoire de Paris, il se désiste au Conseil de l’Observatoire en faveur du contre-amiral Ernest Mouchez, contre l’avis de l’Académie des sciences qui préfère Loewy à Mouchez. 1878 (28 juin) : Ernest Mouchez est désigné directeur de l’Observatoire de Paris (pour 5 années). 1878-1879 : École polytechnique. 1re division. Cours d’astronomie et de géodésie, in fol. 312 pp. 1880 : Cours d’astronomie nautique, Paris, Gauthier-Villars (365 pp. et pl.) 1880 : Sur les prétendues influences de la Lune, Paris, Ducroux (15 pp. ). 1881-1883 : Cours d’astronomie de l’École polytechnique, Paris, Gauthier-Villars, 2 vols. 1883-1892 : au Conseil de l’Observatoire, interventions décisives de Faye qui entraînent la reconduction tacite de Mouchez comme directeur de l’Observatoire en 1883 et en 1888. Mouchez meurt en 1892. 1884 : Sur l’origine du Monde : théories cosmogoniques des anciens et des modernes, Paris, Gauthier- Villars (260 pp. ), 1re édition. ; 2nde éd. 1885 ; 3e éd. 1896 ; 4e éd. 1907 avec préface de Henri Deslandres). 1887 (30 déc.) : Faye prend sa retraite. 1887 : Sur les tempêtes, théories et discussions nouvelles, Paris, Gauthier-Villars (75 pp. ). 1888 : Pour le Bureau des longitudes, Paris, Gauthier-Villars (14 pp. ). 1889 (29 oct.) : Faye est promu Grand Officier de la Légion d’honneur. 1894 : un hommage officiel à Faye est organisé par le Bureau des longitudes dont Camille Flammarion, notamment, se fait l’écho dans l’Astronomie. 1895 : titres honorifiques de Faye : il est président du Bureau des longitudes, membre de l’Académie des sciences ; Grand officier de la Légion d’Honneur ; officier de l’Instruction publique ; Dignitaire de l’Ordre de la Rose. 1896 : Faye préside la commission des étoiles (constantes) fondamentales à Paris organisée par le Bureau des longitudes, réunion des directeurs des principales éphémérides astronomiques8. 1897 (25 janv.) : l’Académie des sciences célèbre avec éclat le cinquantenaire académique de Hervé Faye lors la séance du 25 janvier 1897 ; Faye reçoit le cordon de Grand-Croix.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 122

1897 : Nouvelle étude sur les tempêtes, trombes ou tornados, Paris, Gauthier-Villars et fils (142 pp. ). 1902 : Hervé Faye décède le 4 juillet 1902 (Paris) à 87 ans (sa femme est décédée peu de temps avant) ; il est inhumé au Cimetière de Passy.

NOTES

1. Les références divergent un peu. Aux AN, le dossier de pension de carrière donne le début des cours en 1851. Une autre source, provenant des procès-verbaux du Bureau des longitudes en 1889 : Faye donne des cours à X début 1852… 2. Le compte rendu en est fait par Le Verrier, à la séance du 25 septembre 1854, CRAS, t. 39. 3. Voir Guillaume Bigourdan, 1931, « La réorganisation du Bureau des longitudes en 1854 et 1862 », Comptes rendus du congrès des sociétés savantes à la Sorbonne en 1929, Paris, Impr. Nationale, pp. 23-34. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Delaunay, Laugier, Faye, 1864, « Rapport sur l’état actuel de la géodésie et sur les travaux à entreprendre par le Bureau des longitudes, de concert avec le Dépôt de la Guerre, pour compléter la partie astronomique du réseau géodésique français », Annuaire pour l’an 1864 publié par le Bureau des longitudes, Paris, Mallet-Bachelier, pp. 385-432. 7. Guillaume Bigourdan, 1933, « Le Bureau des longitudes, chap. X : suite des travaux du Bureau ; attaques de Paul Bert, réponse de Faye, réorganisation de l’Observatoire de Paris (1872) et foundation d’observatoires de Province ; la réforme de 1874 », Annuaire du Bureau des longitudes pour l’année 1933, A65-72. 8. « Conférence internationale des étoiles fondamentales de 1896. Procès-verbaux », Annales du Bureau des longitudes, tome V, 1897, Paris, Gauthier-Villars, D1-D90.

AUTEURS

FRANCIS BEAUBOIS Professeur agrégé de sciences physiques, docteur à l’Université Pierre et Marie Curie, Institut de Mathématiques de Jussieu Paris Rive Gauche, sous la direction de David Aubin.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 123

GUY BOISTEL Docteur habilité à diriger des recherches en histoire des sciences et des techniques, professeur de sciences physiques – Responsable du Groupe d’histoire de l’astronomie du Centre François Viète d’épistémologie et histoire des sciences et des techniques, à l’Université de Nantes.

STÉPHANE LE GARS Docteur en histoire des sciences et des techniques, professeur de sciences physiques, chercheur associé au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

COLETTE LE LAY Docteure en histoire des sciences et des techniques, professeure agrégée de mathématiques, chercheure associée au Centre François Viète dans le Groupe d’histoire de l’astronomie, à l’Université de Nantes.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 124

Annexes biographiques

Jérôme De La Noë

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 125

Tableau n° 2

Tableau n° 3

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014 126

AUTEUR

JÉRÔME DE LA NOË Directeur de Recherche CNRS honoraire, ancien directeur de l’Observatoire Aquitain des Sciences de l’Univers, Laboratoire d’Astrophysique de Bordeaux.

Bulletin de la Sabix, 55 | 2014