Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

48 | 2014 Usages du droit

Laurence Guignard et Gilles Malandain (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4646 DOI : 10.4000/rh19.4646 ISSN : 1777-5329

Éditeur La Société de 1848

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2014 ISSN : 1265-1354

Référence électronique Laurence Guignard et Gilles Malandain (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 48 | 2014, « Usages du droit » [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 02 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rh19/4646 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4646

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SOMMAIRE

Deuil. Maurice Agulhon (1926-2014) Sylvie Aprile

Introduction : usages du droit dans l’historiographie du XIXe siècle Laurence Guignard et Gilles Malandain

Expertise naturaliste, droit et histoire. Les savoirs du partage des eaux dans la postrévolutionnaire Alice Ingold

Le légiste, l’économiste et la liberté testamentaire sous le Second Empire. Aux origines de l’analyse économique du droit Frédéric Audren

Un « sexe indéterminé » ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au XIXe siècle Gabrielle Houbre

Habeas corpus et Rule of law en Angleterre, vers 1885-1914 Michael Lobban

Le « pluralisme juridique ». Au fil d’un conflit de succession en Méditerranée à la fin du XIXe siècle M’hamed Oualdi

Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur Gisèle Sapiro

Varia

« À bas les rats ! À bas les contributions ! ». Les résistances à l’impôt des boissons dans le département du Puy-de-Dôme au cours du premier XIXe siècle (1811-1851) Lisa Bogani

À l’école du régiment. Instruction, culture scolaire et promotion dans les rangs de l’armée française au XIXe siècle Mathieu Marly et Stéphane Lembré

Documents

Le bruit du dessin. À l’écoute de la fabrique, entre production et conservation Stéphane Lembré et Audrey Millet

Lectures

Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS et Pierre SERNA [dir.], 1792. Entrer en République , Armand Colin, 2013, 340 p. ISBN : 978-2-200-28771-9. 29 euros. Natalie Petiteau

Revue d'histoire du XIXe siècle, 48 | 2014 2

Philip NORD, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle Le temps des idées, Paris, Armand Colin, 2013 (édition originale en anglais 1995), 334 p. ISBN : 978-2-200-27965-3. 25 euros. Jean El Gammal

Revue française d’histoire des idées politiques, n° 38, « Théories du suffrage politique dans la France du XIXe siècle » 2e semestre 2013, 222 p. ISBN : 978-2-7084-0963-7. 35 euros. Christophe Voilliot

Thierry LENTZ, Le congrès de Vienne. Une refondation de l’Europe, 1814-1815 | Mark JARRETT, The Congress of Vienna and its Legacy. War and Great Power Diplomacy After Napoleon London/New York, I.B. Tauris, 2013, 522 p. ISBN : 978-1-78076-116-9. 68 livres sterling | Paris, Perrin, 2013, 400 p. ISBN : 978-2-262-03305-7. 24 euros. Emmanuel Larroche

Carolyn STEEDMAN, An Everyday Life in the English Working Class. Work, Self and Sociability in the Early Nineteenth Century Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 309 p. ISBN : 978-1-107-67029-7. 19,99 livres sterling. Fabrice Bensimon

Jacques BONCOMPAIN, De Scribe à Hugo. La condition de l’auteur (1815-1870) Paris, Honoré Champion, 2013, 832 p. ISBN : 978-2-7453-2743-7. 55 euros. Stéphanie Loncle

Les Bohèmes. 1840-1870. Écrivains – Journalistes – Artistes, anthologie réalisée et annotée par Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor Seyssel, Champ Vallon, 2012, 1441 p. ISBN : 978-2-87673-633-7. 32 euros. Nicole Edelman

Lettres de la Félibresse rouge Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), édition critique établie par Rose Blin-Mioch , Presses universitaires de la Méditerranée, 2013, 334 p. ISBN : 978-2-36781-019-5. 24 euros. Raymond Huard

Wolf LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir du signe Bibliothèque allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012 (1re édition en allemand, 2010), 131 p. ISBN : 978-2-7351-1515-0. 24 euros. Nathalie Richard

Revue des études slaves, tome LXXXIII/1, Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité Paris, Institut d’études slaves/Centre d’études slaves, 2012, 309 p. ISBN : 978-2-7204-0492-4. Estelle Berthereau

Florence DEPREST, Élisée Reclus et l’Algérie colonisée Paris, Belin, 2012, 142 p. ISBN : 978-2-7011-6407-6. 19,90 euros. Stève Bessac-Vaure

Gilles CANDAR et Vincent DUCLERT, Jean Jaurès Paris, Fayard, 2014, 688 p. ISBN : 978-2-213-63336-7. 27 euros. Raymond Huard

Jean-Louis ROBERT, Plaisance près Montparnasse. Quartier parisien, 1840-1985 Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 626 p. ISBN : 978-2-85944-716-8. 42 euros. Joëlle Louise Lenoir

Idesbald GODDEERIS, La Grande Émigration polonaise en Belgique (1831-1870). Élites et masses en exil à l’époque romantique Berne, Peter Lang, 2013, 552 p. ISBN : 978-3-631-63391-5. 38 euros. Delphine Diaz

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John CROWLEY, William J. SMYTH et Mike MURPHY (eds), Atlas of the Great Irish Famine Cork, Cork University Press, 2012, 728 p. ISBN : 978-1-85918-479-0. 59 euros. Laurent Colantonio

Arianna ARISI ROTA, I piccoli cospiratori. Politica ed emozioni nei primi mazziniani Milano, Il Mulino, 2010, 219 p. ISBN : 978-88-15-13953-5. 20 euros. Grégoire Bron

Renata DE LORENZO, Borbonia felix. Il Regno delle Due Sicilie alla vigilia del crollo Roma, Salerno editrice, 2013, 230 p. ISBN : 978-88-8402-830-3. 13 euros. Pierre-Marie Delpu

Anne DEFFARGES, La social-démocratie sous Bismarck. Histoire d’un mouvement qui changea l’Allemagne Paris, L’Harmattan, 2013, 262 p. ISBN : 978-2-343-01761-7. 25 euros. Mareike König

Daniel BARIC, Langue allemande, identité croate. Au fondement d’un particularisme culturel Paris, Armand Colin, 2013, 404 p. ISBN : 978-2-200-27726-0. 32 euros. Philippe Gelez

Matthew SALAFIA, Slavery’s Borderland. Freedom and Bondage along the Ohio River Philadelphie (Penn.), University of Pennsylvania Press, 2013, 328 p. ISBN : 978-0-8122-4521-9. 55 dollars. Tangi Villerbu

Anne CAROL et Isabelle RENAUDET [dir.], La mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art Corps & âmes, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, 312 p. ISBN : 978-2-85399-904-5. 29 euros. Stéphanie Sauget

Dominique BOURG et Antoine FRAGNIÈRE, La pensée écologique. Une anthologie Paris, Presses universitaires de France, 2014, 875 p. ISBN : 978-2-13-058444-5. 30 euros. François Jarrige

Les membres du comité de rédaction ont publié…

Sylvie APRILE, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune Paris, CNRS éditions, 2010, 336 p. ISBN : 978-2-271-06910-8. 28 euros. Iorwerth Prothero

Fabrice BENSIMON et Armelle ENDERS [dir.], Le siècle britannique. Variations sur une suprématie globale au XIXe siècle Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, 370 p. ISBN : 978-2-84050-830-4. 22 euros. Géraldine Vaughan

Jean-Claude FARCY, Meurtre au bocage. L’affaire Poirier (1871-1874) Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-905866-61-5. 40 euros. Karine Salomé

Livres reçus

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Deuil. Maurice Agulhon (1926-2014)

Sylvie Aprile

1 Il est des premières fois que l’on souhaite, d’autres que l’on redoute. Je n’avais, pour l’instant, jamais eu à reprendre la tradition du « mot du président » pour annoncer la mort de l’un de nos anciens présidents. Certes, nous savions que l’état de santé de Maurice Agulhon s’était considérablement dégradé ces derniers mois, mais nous n’en sommes pas moins, aujourd’hui, frappés dans un compagnonnage ou une filiation. Nous avons tous lu et relu la République au Village, nous l’avons prêtée, rachetée, annotée. Il faudrait également évoquer Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, qui a joué un rôle intellectuel considérable, son « Vu des coulisses » dans les Essais d’ego-histoire et ses travaux sur Marianne. Dans ces quelques lignes, je ne retracerai ni la carrière, ni l’œuvre, ni lerôle majeurde Maurice Agulhon dans la résurrection de notre Société, à laquelle la RH19 est étroitement liée. Nous lui consacrerons un dossier plus ample dans un prochain numéro. Nous tenions ici seulement, avec ceux qui l’ont bien connu et à la veille du bouclage du dernier numéro de la revue qui lui était chère, à partager avec vous tous souvenirs et émotions.

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AUTEUR

SYLVIE APRILE Présidente de la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

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Introduction : usages du droit dans l’historiographie du XIXe siècle

Laurence Guignard et Gilles Malandain

1 Alors que le droit semblait un cadre lointain de processus sociaux qui le dépassaient largement, nombre de travaux d’histoire et de sociologie historique mobilisent aujourd’hui les ressources de la législation et de la fabrique de la loi, mais aussi du droit élaboré en continu par la jurisprudence et par la doctrine juridique. Compris comme l’enjeu de débats incessants, et ouvert à l’évolution, le droit révèle un ordre symbolique structurant, ainsi qu’une anthropologie dominante ; mais il est également « agissant », un opérateur du social, qui énonce des normes et les fait respecter, induisant des formes spécifiques de rapports sociaux dans les sphères les plus diverses, domestique ou politique, économique ou culturelle. Cette place centrale du droit, aujourd’hui de plus en plus affirmée et reconnue, explique sans doute l’attention croissante qui lui est portée dans les sciences sociales, et qui s’est manifestée notamment à travers des revues interdisciplinaires comme les Annales, Genèses, la Revue d’histoire des sciences humaines ou encore Droit et Société1. Si elle ne va pas sans regard critique, externe, elle suppose également une approche compréhensive du droit comme savoir spécifique et en partie autonome. Reconnaître « la force du droit2 », le « prendre au sérieux », n’implique pas en effet de s’y soumettre – intellectuellement, du moins – comme à un « impératif catégorique ». Il s’agit de penser « avec », et « contre », mais pas « sans » le droit, puisque celui-ci est bien, dans nos sociétés contemporaines, « l’une des formes majeures d’ordonnancement du social »3.

Histoire et droit : le temps des convergences ?

2 Les travaux sont extrêmement divers, parmi lesquels on peut classiquement distinguer selon l’origine disciplinaire de leurs auteurs, historiens, juristes, mais aussi sociologues et politistes, souvent précurseurs. L’intérêt est d’autant plus remarquable qu’il paraît dépasser l’histoire de la justice qui s’est pour sa part développée avec un dynamisme fertile dans la foulée de Surveiller et Punir, publié en 1975. Celle-ci a porté son attention sur les conflits, la criminalité, la répression ou la sociologie des professionnels du droit,

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souvent plus que sur les catégories proprement juridiques, notamment celles du droit civil, demeurées l’apanage d’une histoire du droit ou des idées juridiques assez largement à part4. Comme le suggère une rapide comparaison des principaux ouvrages de synthèse récents – ceux de Jean-Pierre Royer, côté juristes, et de Benoît Garnot, côté historiens5 – deux histoires de la justice en France se sont développées parallèlement (même si elles ne s’ignorent pas mutuellement), l’une plus « politique » et juridico- centrée, l’autre plus « sociale » (ou même « culturelle ») et nettement moins attentive à la technicité juridique. Certes, de nombreux travaux et colloques ont cependant, en particulier depuis le bicentenaire de la Révolution française6, jeté des ponts entre l’histoire judiciaire et l’histoire des normes et des débats juridiques, en privilégiant globalement le champ pénal et le « droit de punir »7. Toujours dans le champ francophone, le travail structurant de Jean-Claude Farcy a cherché lui aussi à dépasser tout « conflit des facultés », pour ne négliger aucun apport – notamment au sein de la monumentale bibliographie consultable sur l’excellent site Criminocorpus8 – et encourager les approches pluridisciplinaires9.

3 Au-delà du domaine judiciaire, une manière nouvelle d’aborder de plein pied le droit et la « créativité conceptuelle des juristes » (Mikhaïl Xifaras) permet de revisiter des questions plus générales de l’histoire, et notamment de l’histoire du XIXe siècle, dans à peu près tous les domaines, canoniques ou émergents – on ne prétendra pas ici en faire le tour ni n’oublier personne. La prise en compte du droit, aussi bien dans l’établissement des normes que dans leur mise en œuvre, joue ainsi un rôle affirmé dans les renouvellements actuels de l’histoire économique, à travers l’attention portée aux modes et aux instances de régulation ou d’encadrement des marchés, des « affaires », de la production ou du crédit10. Elle informe également la construction d’une histoire environnementale, qui s’interroge notamment sur l’émergence d’un droit administratif concurrent à bien des égards du droit judiciaire11. L’histoire du travail et de la protection sociale, de son côté, est également un lieu de rencontre privilégié entre historiens, sociologues et juristes, en raison du rôle décisif de l’émergence d’un droit du travail, lui-même fer de lance du progrès des « droits sociaux », dans les sociétés européennes du second XIXe siècle12 – non sans ambiguïté là aussi (quand la loi vient interrompre le cours de la jurisprudence, comme en matière d’accidents du travail en 1898).

4 L’usage du droit comme un outil et un enjeu de la réflexion, va également croissant dans le champ de l’histoire politique, où historiens et politistes se rejoignent de plus en plus13. L’intérêt peut porter sur le texte des lois et des débats juridiques, objets d’une lecture serrée, comme dans la thèse d’Anne Verjus sur l’exclusion des femmes du suffrage « universel »14, ou dans la réflexion de Jean-Claude Caron sur la notion de guerre civile dans la France contemporaine15. La genèse et les formes juridiques – dans leurs flottements mêmes – d’une criminalité spécifiquement « politique » constituent en effet un bon point d’appui pour comprendre la stabilisation progressive du régime libéral contemporain16. L’histoire du droit elle-même peut être problématisée de façon élargie, à travers l’étude du rôle que jouent les juristes dans le champ politique : ainsi, Guillaume Sacriste, dans une thèse de sociologie politique récemment publiée, montre le lien entre l’émergence du droit constitutionnel et la consolidation de la Troisième République17. Il ne s’agit pas seulement de montrer, dans une visée « critique », les usages sociaux du droit comme pouvoir de formalisation ou de nomination du social (et du politique) mais bien de réfléchir à l’évolution conjointe des structures

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institutionnelles ou intellectuelles qui fondent l’« ordre » politique, évolution dans laquelle les juristes – notamment professeurs de droit « jurisconsultes » ou avocats – ont une part importante tout en étant eux-mêmes « objets » d’une histoire sociale18.

5 Un nouveau corpus s’offre ainsi aux historiens, susceptible de permettre une lecture originale du XIXe siècle. C’est encore le cas dans l’histoire des relations internationales, qui trouve dans la réflexion sur la genèse d’un droit international public – tout à la fois comme ensemble de normes et comme discipline savante – une manière de revisiter la chronique diplomatique ou militaire depuis le Congrès de Vienne19. Dans sa thèse récente, Emmanuel Larroche propose ainsi de revenir sur l’expédition d’Espagne de 1823 au prisme du débat constitutionnel et des réflexions post-napoléoniennes sur la « guerre juste »20. Prendre en compte la notion de droit international permet aussi de reconsidérer l’histoire des impérialismes européens, fût-ce pour constater le délitement du vieux « droit des nations » – les traités conclus avec les États asiatiques ou africains – à l’origine de l’expansion coloniale, au nom de l’idée d’une supériorité de la civilisation occidentale21. En sens inverse, le partage du monde entre métropoles, puis ses soubresauts et sa liquidation au cours du XXe siècle, ont joué un rôle notable dans l’émergence d’un droit international échappant progressivement à ses concepteurs européens22.

6 Certes, la « conversion » des historiens au droit reste mesurée, comme on peut le déduire, par exemple, de l’absence d’une réflexion sur les rapports entre les deux disciplines dans un récent panorama épistémologique par ailleurs très complet et très ouvert23. Dans la présentation d’un séminaire « Droit et histoire de l’Etat » à l’EHESS en 2011-2012, Marc-Olivier Baruch et Alain Chatriot pouvaient même se proposer d’interroger « le mystère de l’allergie de la société historienne aux concepts juridiques ». Qu’on le veuille ou non, les cloisonnements, enracinés eux-mêmes dans une histoire longue, ont la vie dure, particulièrement sans doute en l’occurrence, tant les inscriptions institutionnelles et même les logiques intellectuelles diffèrent voire divergent. De leur côté, les juristes (notamment publicistes) et historiens du droit ne manquent pas non plus de s’interroger sur la nature et le destin de leur discipline, et singulièrement sur ses liens avec l’histoire, mais ils tendent jusqu’ici à le faire le plus souvent entre eux24.

7 On doit constater cependant avec le plus grand intérêt l’évolution manifeste d’une discipline, l’histoire du droit, constituée à la fin du XIXe siècle et longtemps concentrée sur le « temps (très) long », privilégiant fortement le droit romain, le Moyen Age et l’Ancien Régime25, ainsi qu’une « histoire des institutions » rétive aux sciences sociales. Sans nécessairement rallier en bloc l’épistémologie des sciences historiques26, l’histoire du droit s’ouvre actuellement à la fois aux siècles postrévolutionnaires, et à des méthodes ressortissant à l’histoire sociale, culturelle ou intellectuelle27. En témoigne notamment le développement d’une histoire réflexive de l’enseignement du droit, associant portraits de groupes et itinéraires individuels28, et son élargissement vers les notions de « science » et de « culture(s) juridique(s) »29. La « science du droit » peut ainsi être envisagée comme l’une des branches de la science sociale, ou des sciences humaines, en construction au cours du XIXe : le siècle post-révolutionnaire est d’autant plus réinvesti qu’il apparaît comme le moment même où se joue, outre la gestation de l’histoire du droit comme sous-discipline autonome (elle-même liée au progrès général de l’« historicisme »), la structuration du droit contemporain autour du rôle pivot des professeurs de droit comme producteurs de doctrine.

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8 Ce dossier de la Revue d’histoire du XIXe siècle se propose d’interroger l’histoire du XIX e siècle à la lumière de ces questionnements de plus en plus convergents, d’aborder les relations qui lient aujourd’hui l’histoire et le droit, pour tenter d’en saisir les enjeux sociaux, de cerner les usages que les historiens peuvent faire des objets juridiques et de comprendre comment le droit pense et aide à penser le XIXe siècle.

Cerner le droit du XIXe siècle

9 Définir la spécificité du droit, et des pratiques qu’il recouvre, n’est pas chose aisée30. L’effort de théorisation des juristes a été récemment renouvelé par des anthropologues ou des historiens du droit, notamment le romaniste Yan Thomas dont la pensée marque d’une profonde empreinte la recherche actuelle. Ils se sont attachés à la fois au droit comme système de catégories mais aussi comme savoir technique opérant sur le social ; on peut ici tenter d’en retenir quelques indications principales.

10 Les catégories juridiques forment un édifice intellectuel cohérent et signifiant qui définit, à partir de trois instances fondamentales — les personnes, les choses, les actes — toute une série de statuts capables d’enserrer le réel. Le droit constitue ainsi une représentation du monde social 31 dont la finalité est fondamentale pour les sociétés puisqu’il s’agit à terme, non seulement de contraindre les comportements ou d’organiser les rapports susceptibles de se nouer entre ces statuts, mais surtout, par des opérations juridiques essentielles comme les filiations des hommes ou la transmission des biens, d’assurer la pérennité du monde social, de « l’organisation juridique de la vie32 », par delà les générations biologiques des agents. Le droit forme ainsi une « architecture du monde social33 », capable, semble-t-il, de traverser les âges.

11 Architecture remarquable depuis sa fondation romaine, mais qui rencontre des difficultés puisqu’il faut maintenir la cohérence du système – d’où la très grande prudence des juristes à l’égard des modifications des lois ; d’où, aussi, l’organisation de procédures fondées sur la lenteur et la répétition – tout en restant en prise avec la réalité sociale pour assurer cette autre opération délicate qu’est la qualification des faits. Cette double contrainte impose d’une part la fidélité du droit à des principes organisateurs hérités, puisés à des sources parfois très anciennes, et d’autre part la prise en compte des évolutions sociales. Plus qu’une transformation, le droit subirait davantage un processus d’actualisation en fonction de principes perpétuellement fixés. Cependant, il n’existe pas seulement comme système de lecture du monde, mais agit aussi sur la société. Cette performativité, qui le différencie fondamentalement des autres savoirs sociaux34, s’appuie sur une pratique savante, une casuistique, qui s’exerce dans des interactions sociales multiples par lesquelles, suivant la formule de Yan Thomas, « opère le droit35 ». Ces opérations du droit impliquent principalement le langage, mobilisant, à côté des concepts juridiques, un certain nombre de techniques relevant de la rhétorique (répétition, métaphore, métonymie), recourant à la fiction ou au cas limite, qui permettent de ramener des situations réelles singulières à des faits légaux, et rendent possible les jugements.

12 Si l’impératif de stabilité du droit produit l’illusion d’un temps suspendu, il faut aussi admettre que cet exercice n’empêche pas, en réalité, du côté des juges tout autant que des justiciables, les choix d’interprétation des règles, les versions alternatives, les tentatives de négociation ou d’instrumentalisation : dans les jugements s’effectue un travail qui « ne cesse de construire, à l’aide de ces mêmes catégories, de nouveaux

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objets36 », et d’une certaine façon, de créer du droit comme le suggèrent certains théoriciens37. La mise en contexte offre ainsi de multiples exemples d’élaboration de solutions juridiques à des questionnements sociaux qui montrent l’efficacité pragmatique du droit, mais qui ne vont pas non plus sans contournement, inflexion, voire soumission, notamment à l’égard du pouvoir politique. Certes, le droit apparaît le plus souvent comme un instrument de maintien de l’ordre (et pas seulement de l’ordre symbolique), une arme de domination au service des pouvoirs institués. Pourtant, sa logique propre, partiellement mais irréductiblement autonome, peut également en faire un outil de contestation ou de perturbation du pouvoir, et l’on tend aujourd’hui à réévaluer l’ambivalence de « l’arme du droit » 38. À cet égard, il faut évidemment rappeler que le XIXe siècle qui hérite du puissant élan rationalisateur du second XVIIIe siècle et, plus spécifiquement dans l’Europe non régie par le common law, codifie le droit tout en réorganisant le système judiciaire39. Les lois sont désormais simples et accessibles à chacun, à tel point que nul n’est plus censé les ignorer.

13 En France, les cinq grands codes napoléoniens dont le Code civil (1804), qui perdure presque intact jusqu’en 194540, et le Code pénal (1791 puis 1810) refondu uniquement en 1994, contribuent en effet fortement à réorganiser la société postrévolutionnaire. Ils paraissent faire du XIXe siècle un siècle du droit, car, ainsi que l’énonce la Constitution de 1791, « il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi ». La formule, qui érige le législateur en autorité souveraine, suppose néanmoins une soumission du droit à une loi désormais fixée, posée, et prétend, tout au moins à l’origine, dénier le pouvoir d’interprétation des magistrats, alors que l’autorité judiciaire est fermement bridée41. Peut-être faudrait-il plutôt évoquer alors un siècle des droits, qui dans la continuité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen42, voit s’affirmer le primat de l’individu, des libertés civiles, de la propriété, de la famille et de l’autorité paternelle et l’affirmation du contrat, tandis qu’au pénal, la modernité s’incarne dans la légalité et l’adoucissement des peines associé au cadre neuf de la prison pénale et à la prise en compte progressive de la personnalité du criminel. Jusqu’aux années 1880, la justice pénale s’inscrit en effet dans une perspective subjective et morale et punit des crimes assimilés à des fautes. Si l’idée d’une finalité sociale – une exemplarité – de la peine est présente dans le droit de l’Ancien Régime, elle connaît un fort reflux, jusqu’à ce que s’impose, sous la Troisième République, l’individu socialement dangereux – une forme neuve en ce qu’elle inscrit le danger dans la subjectivité du délinquant, à traiter désormais autant qu’à punir43.

14 Malgré la codification qui tend dans un premier temps à rigidifier le système légal et à réduire les traditionnels commentaires à une exégèse très littérale, la réflexion juridique prend son essor à la fin de la Restauration, en France, un peu plus tôt en Allemagne, sous la forme d’une doctrine qui rompt avec la tradition principalement jurisprudentielle de l’Ancien Régime en ce qu’elle lui adjoint une théorie générale très conceptualisée. Les pays de common law sont également touchés par ce mouvement qui favorise des analyses plus amples du système juridique, s’employant à dégager et à définir des concepts organisateurs du droit. Traités et revues savantes fleurissent alors, valorisant les cadres nationaux en pleine consolidation, au nom de leurs « génies » propres, mais sans exclure une préoccupation comparative et une réflexion transnationale ; à cet égard, l’essor de la science juridique participe pleinement, on l’a dit, du mouvement plus général d’émergence et de constitution disciplinaire des sciences humaines.

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15 À cet effort interne au monde du droit, se joint l’effet des profondes mutations politiques, économiques, sociales, culturelles et scientifiques de l’Europe postrévolutionnaire, qui induisent des dynamiques juridiques spécifiques. S’il n’existe pas encore à l’échelle continentale (ni même d’ailleurs française) de synthèse aussi fouillée que celle qu’offre l’Oxford History of the Laws of England pour l’espace britannique44, on peut néanmoins dégager deux tendances marquantes : l’extension, d’une part, des territoires et de l’emprise du droit, l’intensification de la concurrence, d’autre part, entre des régimes juridiques différents (à l’échelle internationale), ou encore entre le droit et les disciplines scientifiques en plein essor. Par un paradoxe toujours d’actualité aujourd’hui45, le droit paraît ainsi, au XIXe siècle, à la fois conquérant et mis en danger.

16 D’un côté, l’expression et même les mœurs tendent à échapper désormais au contrôle légal ; mais dans ses territoires anciens, le droit et les pratiques judiciaires s’enracinent, en particulier dans le monde rural, demeuré très largement jusqu’ici le lieu d’une pluralité de modes de règlement des litiges, et même si l’acculturation juridique reste inachevée à la fin du siècle 46. En outre, le corpus légal lui même s’étoffe considérablement à travers la multiplication de nouvelles branches spécialisées du droit privé correspondant aux évolutions économiques et sociales contemporaines : droit rural, droit commercial, « législation industrielle » (annonçant le droit du travail), propriété intellectuelle… Dans le prolongement de la Révolution, le droit public – droit administratif, finances publiques, droit constitutionnel… – s’affirme également, conjointement avec l’État et les sciences politiques. Au prix d’une complexification sans cesse accrue, le droit unifié – dans les cadres nationaux essentiellement – ne cesse ainsi de combler les interstices et de s’imposer en instance régulatrice de l’ensemble des rapports sociaux.

17 Parallèlement, l’expansion impériale s’accompagne d’une expansion du droit européen vers les territoires dépendants, où il entre en concurrence – mais dans un rapport bien sûr très inégal – avec de tout autres systèmes juridiques ou normatifs, impliquant toujours un certain « pluralisme ». L’étude du droit colonial et de sa mise en application dans ces espaces dominés est aujourd’hui un domaine très dynamique, non seulement au sein d’une histoire coloniale elle-même largement revivifiée, mais aussi avec une portée plus large. Les espaces coloniaux apparaissent en effet comme des laboratoires où la plasticité des catégories juridiques du colonisateur est parfois crûment mise au jour, non sans un dévoiement des principes, et de lourdes contradictions politiques (puisque le droit est aussi un étendard de la « mission civilisatrice »), qu’illustrent en particulier le régime de l’indigénat ou la situation ambiguë des métis47.

18 Si l’empire du droit et de la justice semble s’élargir à partir du XIXe siècle, il se heurte pourtant, de l’intérieur, à l’émergence des nouvelles formes de véridiction qui contribuent à instaurer une forme puissante d’hétéronomie. Le processus de naturalisation des comportements humains et de l’ordre social que porte la pensée scientifique du XIXe siècle affecte en effet le socle profondément culturel des conceptions juridiques, tandis que, dans les tribunaux, le gain de légitimité des scientifiques et des médecins, sollicités au titre d’experts, concurrence l’autorité des juges48. Michel Foucault a vu dans ces « discours de vérité » qui entrent en concurrence avec le droit, jusqu’à provoquer son reflux, la manifestation d’une mutation du régime de pouvoir, et d’émergence d’un « pouvoir de normalisation », fondamentalement extra-juridique49. Le droit n’est plus alors que le masque d’un pouvoir qui se fonde en

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réalité sur des procédures qui le dénient, à l’image, par exemple, des procédures médico-administratives d’internement des malades mentaux décrites naguère par Foucault ou Robert Castel50, de l’organisation purement réglementaire de la plupart des lieux d’enfermement51, ou du gouvernement des espaces coloniaux en général. On peut toutefois nuancer ce modèle en montrant comment le droit, en s’exerçant, se détourne parfois de lui-même, se mâtine de notions hétérodoxes, déroge parfois à ses principes, mais aussi résiste à des formes concurrentes de savoirs/pouvoirs scientifiques ou administratifs, et même s’appuie sur eux52. C’est admettre la « flexibilité » d’un droit qui se trouve, dans la pratique, toujours confronté à un pluralisme normatif qu’il est de fait capable de supporter, voire d’incorporer, sans perdre véritablement, sinon son âme, du moins sa capacité d’action sur le monde social. C’est notamment ce que montrent les articles réunis dans ce dossier, en explorant des contextes particuliers.

Le droit et ses contextes : des pistes multiples

19 Plutôt qu’un impossible quadrillage d’un champ très vaste, on a privilégié la présentation de démarches et d’objets très divers, parmi lesquels on peut néanmoins discerner des points de convergence. Les trois premiers articles montrent ainsi un droit civil confronté à l’autorité concurrente des experts — scientifiques, ingénieurs, médecins, observateurs sociaux, fréquemment soutenus par un pouvoir administratif —, un droit dont la légitimité à juger est fragilisée, et qui doit pour la maintenir soit refouler, soit absorber ces voix nouvelles. Les textes suivants décrivent davantage un droit travaillé par des processus politiques et sociaux, comme l’expansion coloniale ou encore l’autonomisation d’un champ littéraire, qui pèsent, eux, sur les catégories juridiques, poussant à une adaptation du droit qui peut être créatrice ou aboutir à la distorsion de principes fondamentaux.

20 À partir de son premier travail consacré à l’histoire urbaine de l’Italie fasciste, Alice Ingold s’est attachée à l’histoire des ressources en eau dans l’Europe méditerranéenne du XIXe siècle53. Dans l’optique d’une histoire environnementale, elle en explore les enjeux sociaux et savants, incluant le droit à côté des techniques ou des imaginaires, dans le travail d’appropriation que constitue l’exploitation d’une ressource naturelle54. À partir du cas des eaux courantes exclues du domaine public, dont le statut juridique demeure indéfini pratiquement tout au long du XIXe siècle, elle propose ici de saisir l’apport des juristes à une maîtrise de la nature. Face aux riverains propriétaires qui ont la faveur du Code civil, s’élèvent d’une part les collectivités d’usagers des eaux et, de l’autre, le corps des Ponts et Chaussées soutenu par l’autorité administrative qui souhaiterait des eaux libres de droit facilitant les aménagements publics. Pour répondre à cette situation explosive, les praticiens du droit procèdent à deux niveaux. Ils rendent d’abord leur existence légale aux collectivités d’usagers, s’appuyant sur l’existence de « droits acquis », admise par le Code civil (art. 645), et reposant sur l’existence de preuves matérielles de l’ancienneté des droits et des usages. A un second niveau, c’est la pénurie et le degré de conflictualité qu’elle génère qui orientent les types de recours : les ingénieurs obtiennent ainsi toute latitude lorsque l’eau est surabondante, mais, lorsqu’il y a pénurie, ce sont les tribunaux qui tranchent, et qui partagent l’eau entre ayants droit, ingénieurs exclus. La pratique du droit s’appuie ici sur des catégories suffisamment malléables pour différencier des types d’utilisateurs de l’eau – et même plusieurs eaux dans le même cours – et structurer une réponse

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judiciaire. L’exemple montre également que ceux qui disent le droit se fondent avant tout sur du droit, y compris par un détour assez peu usité mais légal, plutôt que sur une description scientifique ou sociale.

21 C’est aussi ce que montre, en un autre sens, le texte de Frédéric Audren dans une perspective qui est celle d’un spécialiste de l’histoire intellectuelle et sociale du droit, particulièrement attentif aux enjeux juridiques de l’essor, déjà largement mis en évidence, de la science sociale55. Avec l’héritage, il aborde ici un pilier du droit civil et même, comme le suggère la Comédie humaine, de la société du XIXe siècle – Michael Lucey y voit même un ressort majeur du psychisme et de la sexualité des personnages balzaciens56. C’est aussi un legs de la Révolution française qui a substitué au droit d’aînesse l’égalité entre les héritiers pour que finalement la synthèse du Code civil ménage à la fois les intérêts des héritiers et ceux des pères de famille. Frédéric Audren s’attache aux critiques de Frédéric Le Play et des leplaysiens, qui, sous le Second Empire, se font les promoteurs de ce qu’ils appellent la « liberté testamentaire ». Si le contenu de la proposition est classique et conforme aux positions paternalistes de Le Play, la méthode de démonstration proposée l’est en revanche beaucoup moins car elle se fonde sur des données sociologiques tirées d’observations empiriques : les célèbres enquêtes leplaysiennes57. Elles proposent presque d’apporter, en se fondant sur une argumentation économique, la mesure exacte du bénéfice social de la réforme. Les leplaysiens entérinent ainsi l’avènement d’une « culture de l’enquête » qu’ils proposent de mettre au service de la réforme du droit. Ce faisant, ils dénient en réalité, au nom du fait, les principes et la méthode fondamentalement internaliste des juristes. Rien d’étonnant donc à la riposte, qui s’appuie sur les principes et une jurisprudence dynamique pendant les années de la polémique, pour fonder plus solidement le droit de succession. La réfutation juridique tient son cap, sa méthode et la cohérence de ses catégories pour refouler, en 1860, des savoirs sociaux relativement transparents encore quand au fond de leurs motivations politiques.

22 Il en va autrement de l’essor des discours médicaux abordés par Gabrielle Houbre, spécialiste d’histoire du genre et des sexualités, un domaine qui depuis longtemps s’est enrichi à l’étude des discours juridiques conçus comme autant de formalisations de l’opposition des sexes58. A partir de la question des hermaphrodites qui offre l’intérêt herméneutique d’un cas limite, l’analyse évoque les parcours sociaux des individus59 et entre ici surtout dans le détail des débats médico-juridiques sur la définition des sexes. Elle révèle l’existence de catégories bien plus plastiques que ce qu’on pouvait attendre du XIXe siècle : à côté des classiques sexes féminin et masculin, on voit ainsi émerger un « sexe indéterminé » ou « douteux », voire un « hermaphrodisme neutre » qui pourrait justifier l’existence d’un troisième sexe légal, récemment pris en compte par la loi de certains pays. Ces propositions reviennent à des médecins qui mettent en question la bipolarité exclusive de la division des sexes, mais elles ne peuvent être entendues par le droit. La démarche est en effet totalement étrangère, et même antagoniste aux pratiques juridiques : tandis que pour les médecins, c’est la conformation génitale qui fait le sexe, la définition juridique se fonde, elle, sur une répartition de statuts (épouse, époux), sans référence naturelle ou biologique. Et ceci pour une raison simple : partir du biologique, c’est s’exposer à des situations éminemment variables et graduées, contraires aux impératifs de discontinuité des catégories juridiques, et porteuses d’une incertitude qui répugne au droit. Si les juristes du XIXe siècle résistent sur ce point aux offensives des médecins, alors même que l’expertise médico-légale s’intègre au procès pénal, les entorses qui se discernent dans la pratique judiciaire signalent l’amorce d’un

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travail des catégories qui trouve sa traduction légale un siècle plus tard : rupture que l’on pourrait qualifier de millénaire, dans un contexte certes fort renouvelé, par l’individualisme et les reconfigurations de la famille, qui permettent d’atténuer la bipolarité des sexes.

23 Les deux articles qui suivent nous entraînent vers d’autres terrains géographiques et juridiques. L’étude de Michael Lobban sur l’application de l’habeas corpus par les tribunaux britanniques dans les trois décennies qui précèdent la Grande guerre, permet de saisir la fécondité d’une démarche, la legal history, en partie spécifique à la tradition intellectuelle anglaise. Elle propose, à partir du corpus légal – et notamment de la jurisprudence, dont le rôle est plus décisif ou reconnu dans le common law que sur le continent – une histoire du droit comme éclairage privilégié pour l’histoire sociale ou politique60. Les débats et décisions judiciaires permettent en effet ici, au-delà de leur dimension « technique », d’éclairer des questions plus générales de l’histoire britannique, en particulier la prétention à incarner, plus que toute autre nation rivale, le « gouvernement du droit » et partant un modèle politique inégalé, à l’heure du grand partage impérialiste du monde au nom de la civilisation. Et certes le « Rule of law » britannique – dont Edward P. Thompson appelait, dans Whigs and Hunters (1975) à ne pas sous-estimer le potentiel émancipateur61 – soutient l’éclat d’un régime dont on ne peut guère contester le caractère libéral et protecteur, largement confirmé d’ailleurs par le refuge qu’y trouvent de nombreux exilés politiques, y compris des anarchistes français fuyant, après les communards, la répression républicaine. A cet égard, le Rule of Law est bien, comme Dicey l’affirme alors avec patriotisme, la pierre angulaire d’une « constitution » britannique dont il s’efforce de penser la cohérence, bien plus sans doute que « l’Etat de droit » (Rechtsstaat62) dans l’Allemagne impériale ou qu’un supposé « droit républicain » en France, lui-même censé s’opposer à un « primat de la force » porté par le Reich63. Pourtant, quand on se place sur le terrain colonial, les limites du Rule of law apparaissent clairement, et sur ce terrain, les « cultures nationales », trop facilement essentialisées, tendent à céder en réalité, dans des proportions pratiquement comparables, devant les impératifs politiques. L’ambiguïté de l’assimilation entre le droit comme idéal porté par la mystique du progrès, et le droit comme exercice effectif de la loi (ambiguïté que l’anglais law rend particulièrement forte) est ici tout à fait frappante64.

24 M’hamed Oualdi nous transporte quant à lui entre Italie et Tunisie, au cœur de « la Méditerranée » du second XIXe siècle, dont l’itinéraire mouvementé du général Husayn, né en 1828 dans le Caucase, devenu « mamelouk » puis haut fonctionnaire et même ministre de l’Instruction publique en Tunisie après un premier exil, avant de mourir à Florence en 1887, illustre bien la relative unité précoloniale, en même temps que la longue persistance, ou si l’on veut, le lent délitement du cadre ottoman65. Quand meurt ce lettré, quasi « apatride », et que sa succession pose problème, la tutelle des puissances européennes commence à s’alourdir sur toute l’Afrique du nord, notamment depuis l’établissement du protectorat français à Tunis en 1881-1883. S’arroger le contrôle des institutions judiciaires a été l’un des objectifs prioritaires de la Résidence, non seulement aux dépens de la justice beylicale mais aussi des anciennes juridictions consulaires, notamment anglaise et italienne. Dans l’affaire Husayn, de même, l’affirmation de la souveraineté impériale est le moteur de la politique française, mais elle se heurte nécessairement à un certain nombre de difficultés – angles morts ou libertés interstitielles – que la notion classique de « pluralisme juridique » permet de désigner sans véritablement suffire à les élucider. Appuyé sur des débats récents66,

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l’article se livre donc à une critique serrée de ce concept à la fois essentiel et un peu lâche, et propose des pistes pour le dépasser. Il faut pour cela, d’une part, revenir au niveau des acteurs de l’affaire (le droit résulte aussi de ce qu’ils choisissent d’en faire), et d’autre part accepter l’idée d’un pluralisme normatif plus large, seul à même de rendre compte des multiples aspects d’une configuration qu’il faut savoir replacer – comme on le préconise de plus en plus dans les études coloniales – dans une historicité qui dépasse le seul temps de l’implantation coloniale, tournant plutôt que rupture. En Tunisie, les Français ont bien dû tenir compte d’une empreinte ottomane renforcée à travers les diverses tentatives de modernisation de l’Etat qui jalonnent le XIXe siècle, et du ou des système(s) juridique(s) propre(s) aux sociétés musulmanes. Le décentrement auquel nous invite cette analyse a aussi la vertu de nous rappeler que « le droit » (tel que nous l’entendons ici) n’est pas un universel mais une construction à bien des égards propre à l’Europe occidentale, dont la traduction pose d’ailleurs de délicats problèmes dans la plupart des langues extra-européennes67.

25 L’article qui clôt le dossier nous ramène dans le cadre français, même s’il pose aussi la question de l’échelle internationale. Revenant sur ses travaux récents, Gisèle Sapiro propose une synthèse et une réflexion sur l’apport du droit à la sociologie historique de la littérature, à travers la construction de la notion d’auteur, dont le XIXe siècle apparaît comme un moment bien sûr décisif. L’étude des relations entre droit et littérature est un domaine aujourd’hui en plein essor, dans le sillage du courant américain « Law and Literature » qui cherche surtout à éclairer le droit par une approche « littéraire » (le droit « comme littérature » et « dans la littérature »)68. La perspective est ici différente (le droit « de la littérature ») : si la réflexion sur la structuration du champ littéraire est susceptible de nourrir à son tour l’histoire du droit, qui l’accompagne et en répercute les principaux enjeux, c’est d’abord l’histoire qu’il s’agit d’éclairer par le droit, en reliant deux processus souvent disjoints. D’une part, la progressive définition du « droit d’auteur » au sein de la catégorie plus large de « propriété intellectuelle », d’autre part, la question de la responsabilité pénale des écrivains, posée notamment à travers les « procès littéraires » qui défraient la chronique du siècle. Alors que l’auteur (d’une œuvre) se constitue en catégorie juridique et en statut professionnel, l’incrimination de l’écrivain comme « auteur » d’un délit ou d’un crime – via la responsabilité de l’œuvre dont il est reconnu comme légitime propriétaire – ne peut pas ne pas faire débat, voire scandale, tant elle semble dénier une liberté (d’expression, de création, voire de réception) fondamentale. Quel auteur ou quelle « auctorialité » émerge alors ? La question a retrouvé droit de cité dans les études littéraires, notamment sous l’impulsion des approches sociologiques : à la fois plus difficile à discerner, et donc à incriminer, au sein du texte littéraire, et malgré tout « signature » omniprésente, au cœur de l’« écriture » même la plus hermétique, l’auteur ne meurt certes pas, ne renonce pas à faire valoir ses droits, mais son statut continue à poser problème dans une société confrontée à la prolifération des discours.

26 Ainsi les six chercheurs réunis ici ont-ils accepté de répondre à une invitation qui se voulait au moins en partie épistémologique, en se demandant ce que l’histoire et le droit font l’un de l’autre, et en s’attachant non seulement à des objets précis mais aussi à des façons de penser et d’ordonner le réel, à la fois concurrentes et complémentaires. Nous souhaitons les en remercier, et remercier également tous ceux qui ont apporté leur concours à la journée de travail préparatoire qui s’est tenue le 20 mars 2013 à l’Institut historique allemand, où nous avons été très aimablement invités par notre

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collègue Mareike König. Merci également à Frédérique Lachaud pour la traduction de l’article de Michael Lobban.

NOTES

1. Les Annales ont consacré plusieurs dossiers aux rapports entre histoire et droit, notamment en 1992 (n° 47-6) et en 2002 (57-6). « En dix ans, lisait-on à l’ouverture de ce dernier dossier, l’intérêt des historiens pour le droit s’est encore renforcé ; ce n’est pas seulement une dimension juridique mais même une “approche” juridique que l’histoire cherche à intégrer, pas seulement un droit-contexte mais un droit-outil, pris dans toute sa complexité » et son « historicité longue », par-delà la « sempiternelle opposition entre normes juridiques et pratiques sociales », etc. 2. Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, p. 3-19. Voir aussi le dossier « La place du droit dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Droit et société, n° 56-57, 2004, p. 11-70. 3. Baudoin Dupret, Droit et sciences sociales, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2006, incipit. Voir aussi Liora Israël, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez et Laurent Willemez [dir.], Sur la Portée sociale du droit, Paris, PUF-CURAPP, 2005. 4. C’est notamment le constat de Jean-Claude Farcy, L’histoire de la justice en France, Paris, PUF, 2001, p. 152 et sq. 5. Jean-Pierre Royer et al., Histoire de la justice en France, du XVIIIe siècle à nos jours, 4e édition, Paris, PUF, « Droit fondamental », 2010 ; Benoît Garnot, Histoire de la justice : France, XVIe-XXIe siècle, Gallimard-Folio, 2009 ; voir aussi, côté historiens (dix-neuviémistes), la synthèse de Frédéric Chauvaud, Jacques-Guy Petit et Jean-Jacques Yvorel, Histoire de la justice, de la Révolution à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. 6. Rappelons notamment l’étude toujours fort utile de Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël, Au nom de l’ordre, une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989. 7. On pense notamment aux travaux menés par ou autour de Michel Porret à Genève (à partir d’une thèse pionnière : Le crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, Droz, 1995), ou encore au Centre d’histoire du droit et de la justice (CHDJ) de Louvain-la-Neuve (Marie-Sylvie Dupont-Bouchat et Xavier Rousseaux). 8. « Bibliographie de l’histoire de la justice française (1789-2011) » : criminocorpus.org/outils/ 16581. 9. Voir aussi, dans cet esprit, Frédéric Audren, « La justice au risque de l’histoire. Histoire de la justice, 1789-1958 : état de la recherche française », Jean Jaurès, Cahiers trimestriels, n° 142, 1996, p. 25-46. Pour un exemple de recherche prenant ensemble le droit et la justice pour objet : Laurence Guignard, Juger la folie. La folie criminelle devant les Assises au XIXe siècle, PUF, 2010. 10. Alessandro Stanziani [dir.], Dictionnaire historique de l’économie-droit XVIIIe-XXe siècles, Paris, Maison des sciences de l’homme/LGDJ, 2007. Gabriel Galvez-Behar, La République des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. Claire Lemercier, Un modèle français de jugement des pairs. Les tribunaux de commerce,

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1790-1880, mémoire d’HDR, université Paris VIII, 2012 (http://tel.archives-ouvertes.fr/ tel-00685544). 11. Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010 ; Thomas Le Roux, Le Laboratoire des pollutions industrielles : Paris 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011. 12. Carlos Miguel Herrera, Les droits sociaux, PUF, « Que sais-je ? », 2009 ; Pour un bon panorama interdisciplinaire : Alain Chatriot, Francis Hordern, Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu [dir.], La Codification du travail sous la IIIe République. Élaborations doctrinales, techniques juridiques, enjeux politiques et réalités sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. 13. Michel Offerlé et Henry Rousso [dir.], La Fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 : voir notamment, sur le droit, les réflexions de Laure Blévis, « Enjeux d’une sociologie historique de la citoyenneté en situation coloniale », p. 103-117, et de Jacques Lagroye, « “Historicisation” de la science politique en France ? », p. 265-278. 14. Anne Verjus, Le Cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, 2002. 15. Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009, notamment le chapitre III. 16. Sophie Dreyfus, Généalogie du délit politique, Clermont-Ferrand/Paris, LGDJ, 2010. Gilles Malandain, Guillaume Mazeau, Karine Salomé [dir.], « L’Attentat, objet d’histoire », La Révolution française. Cahiers de l’IHRF, mars 2012 (lrf.revues.org). 17. Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalistes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Paris, Presses de Sciences Po, 2011. 18. Hervé Leuwers [dir.], Juges, avocats et notaires dans l’espace franco-belge. Expériences spécifiques ou partagées (XVIIIe- XIXe siècle), Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2010. Voir aussi par exemple des travaux sur la formalisation de « l’ordre électoral » : Laurent Willemez, « Le droit dans l’élection. Avocats et contestations électorales à la fin du Second Empire », Genèses, n° 35, 2002, p. 101-121 ; Christophe Voilliot [dir.], « L’ordre électoral : savoirs et pratiques », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 43, 2011/2. 19. Dans le prolongement d’ailleurs des dix-huitiémistes : Marc Belissa, Edmond Dziembowski et Jean-Yves Guiomar, « De la guerre de Sept ans aux révolutions : regards croisés sur les relations internationales » Annales historiques de la Révolution française, n° 349, 2007/3, p. 179-202. Pour les XIXe et XXe siècles, voir notamment Jean-Michel Guieu et Dzovinar Kévonian [dir.], « Juristes et relations internationales », Relations internationales, n° 149, 2012/1. Du côté des idées juridiques, voir Emmanuelle Jouannet, Le droit international libéral-providence. Une histoire du droit international, Bruxelles, Bruylant, 2011. 20. Emmanuel Larroche, L’expédition d’Espagne : 1823, de la guerre selon la Charte, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, en particulier chap. III. 21. Isabelle Surun, « Appropriations territoriales et résistances autochtones. Entre guerre de conquête, alliance et négociation », dans Pierre Singaravélou [dir.], Les empires coloniaux XIXe-XXe siècle, Points, Paris, Seuil, 2013, chapitre I et notamment p. 41-52 : « Au commencement n’est pas la guerre ». Sur cette question, voir aussi Pierre Grosser, « Comment écrire l’histoire des relations internationales aujourd’hui ? Quelques réflexions à partir de l’Empire britannique », Histoire@Politique, n° 10, 2010, notamment p. 24 et sq. (www.histoire-politique.fr). 22. Antony Anghie, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 23. Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt [dir.], Historiographies, 2 volumes, Folio Histoire, Paris, Gallimard, 2010. 24. Carlos Miguel Herrera et Arnaud Le Pillouer [dir.], Comment écrit-on l’histoire constitutionnelle ?, Paris, Kimé, 2012. Dans un autre ordre d’idées, rappelons aussi que les juristes produisent leurs propres manuels d’histoire générale, à destination de leurs étudiants, à l’image de l’Histoire

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contemporaine politique et sociale de Guy Antonetti, 9 e édition, Paris, PUF, « Droit fondamental », 2003 [1986]. Sans être fermés aux travaux des historiens, ces ouvrages manifestent néanmoins, par le jeu des références sélectives, par leur méthode d’exposition ou même par leur ton, l’autonomie persistante d’une histoire « des juristes ». 25. Ainsi, de manière très « classique », le « Que sais-je ? » de Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit, Paris, PUF, 2008, consacre neuf pages au XIXe siècle, Empire compris. 26. On opposera ici la revendication de la « méthode historique » par Jean-Louis Halpérin (« L’historien du droit comme le sociologue, a un point de vue extérieur sur les phénomènes juridiques : il observe leur développement en les reliant aux faits politiques, économiques et sociaux […] », écrit-il dans les premières pages de son Histoire du droit privé français, PUF, 1996) et l’entrée en matière d’Antoine Leca dans La Genèse du droit. Essai d’introduction historique au droit, 2e édition, Aix-en-Provence, PUAM, 2000 (p. 16) : « l’histoire juridique telle qu’elle est envisagée ici n’est pas la partie de l’histoire dont le droit serait l’objet d’étude mais la branche du droit qui aurait l’histoire pour matière ». Une comparaison systématique des nombreux manuels d’« introduction historique au droit » destinés aux étudiants de Licence, serait sans doute éclairante. Voir le dossier « Sciences sociales, droit et science du droit : le regard des juristes », Droit et société, n° 75, 2010/2. 27. Rappelons à cet égard les travaux pionniers de Bernard Schnapper, Voies nouvelles en histoire du droit. La justice, la famille, la répression pénale (XVIe-XXe siècles), Paris, PUF, 1991. Plus récemment, on renverra par exemple à Anne-Sophie Chambost, Proudhon, l’enfant terrible du socialisme, Paris, Armand Colin, 2009, ou à Nelly Hissung-Convert, La Spéculation boursière face au droit 1799-1914, Paris, LGDJ, 2009. 28. Nader Hakim et Michel Malherbe [dir.], Thémis dans la Cité. Contribution à l’histoire contemporaine des facultés de droit et des juristes, Bordeaux, PUB, 2010 ; Jean-Louis Halpérin [dir.], Paris, capitale juridique (1804-1950) : étude de socio-histoire sur la Faculté de droit de Paris, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2011 ; Frédéric Audren et Patrice Rolland [dir.], « La Belle Epoque des juristes. Enseigner le droit dans la République », Mil neuf cent, n° 29, 2011. 29. Frédéric Audren et Jean-Louis Halpérin, La culture juridique française. Entre mythes et réalités XIXe-XXe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2013. À côté de la norme et de la pensée juridiques (qu’il convient de bien distinguer), les auteurs placent sous ce terme « l’ensemble de valeurs, de savoirs et de savoir-faire qui orientent, donnent sens et cohérence aux activités des différents professionnels du droit » (p. 8). 30. La revue Droits, revue de théorie juridique a ainsi réuni plus d’une cinquantaine de définitions à la question « Définir le droit » I et II, 1989 et 1991. Denys de Béchillon constate « l’impossibilité d’une définition générale, universelle et absolue de la règle de Droit » (Qu’est ce qu’une règle de Droit ?, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 14). 31. Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986 [Local Knowledge, 1981], p. 215. 32. Yan Thomas, « La division des sexes en droit romain », Histoire des femmes en Occident, volume I, Plon, 2002 (1re édition 1990), p. 134. 33. Paolo Napoli, « Introduction » à Yan Thomas, Les opérations du droit, Paris, EHESS-Gallimard-Le Seuil, 2011, p. 7. 34. Voir la comparaison éclairante de Bruno Latour entre droit et science : La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002, p. 207-258. 35. Yan Thomas, cité par Paolo Napoli, op. cit., p. 8. 36. Paolo Napoli, op. cit., p. 15. 37. Renaud Colson, La fonction de juger. Étude historique et positive, Paris/Clermont-Ferrand, LGDJ, 2006. 38. Liora Israël, L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2009. Pour situer la question dans l’histoire du mouvement ouvrier, voir l’introduction de Michel Pigenet dans le livre qu’il a

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codirigé avec André Narritsens, Pratiques syndicales du droit. France XXe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 13-22. 39. Jean-Louis Halpérin, Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours, Paris, Flammarion, 2004. 40. Jean-Claude farcy (en collaboration avec Alain Wyffels), ed., Code civil, 1804-2004. Toutes les versions du Code civil depuis deux siècles, Paris, Litec, CD-Rom, 2004. 41. Jean-Louis Halpérin, « Haro sur les hommes de loi », Droits. Revue française de théorie juridique, La Révolution française et le droit, n° 17, juin 1993, p. 55-65. 42. Sur le devenir de ce texte, tôt sacralisé mais tardivement « constitutionnalisé », voir Valentine Zuber, Le culte des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 2014. 43. Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-Michel Labadie, Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine, tome 2 : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles, De Boeck, 2008. 44. William Cornish, J. Stuart Anderson, Ray Cocks, Michael Lobban, Patrick Polden, Keith Smith, The Oxford History of the Laws of England. 1820-1914, volume 11, 12, 13, Oxford University Press, London, 2010. 45. Voir par exemple Dominique Rousseau [dir.], Le droit dérobé, Paris, Montchrestien, 2007. Et pour une réflexion sur « l’emprise de la justice » dans la longue durée, Jacques Krynen, L’État de justice. France, XIIIe- XXe siècle, Paris, Gallimard, 2009 et 2012. 46. François Ploux, « L’“arrangement” dans les campagnes du Haut-Quercy (1815-1850) », Histoire de la justice, n° 5, 1992, p. 95-115 ; Benoit Garnot [dir.], L’infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, EUD, 1996 ; Jérôme Lafargue, « Le maniement du droit dans la France rurale du XIXe siècle. Sur l’efficacité symbolique de champs juridiques incertains », Ruralia, 15 | 2004, http://ruralia.revues.org/1023. 47. Emmanuelle Saada, Les Enfants de la colonie : les métis de l’empire français, entre sujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte, 2007 ; « Penser le fait colonial à travers le droit en 1900 », Mil neuf cent, n° 27, 2009/1, p. 103-116. On se reportera également au dossier « Chantiers de l’histoire du droit colonial », introduit par Florence Renucci, Clio@Themis, n° 4, mars 2011 ; ou encore à Charlotte Braillon et al. [dir.], Droit et justice coloniale en Afrique. Traditions, productions, réformes, Bruxelles, Publications de l’université Saint-Louis, 2013. Le site de l’Association pour l’histoire du droit des colonies (www.histoiredroitcolonies.fr), ainsi que Colonialcorpus (colonialcorpus.hypothèses.org) témoignent du dynamisme de ce champ de recherche. 48. Yan Thomas, « L’institution juridique de la nature. Remarques sur la casuistique du droit naturel à Rome », Les opérations du droit, op. cit. 49. Si l’on suit Foucault, le reflux du droit, s’explique précisément par la naissance du nouveau régime de pouvoir, c’est-à-dire par « la juxtaposition, l’affrontement de deux mécanismes et de deux types de discours absolument hétérogènes : d’un côté, l’organisation du droit autour de la souveraineté et, de l’autre côté, la mécanique des coercitions exercées par les disciplines ». Le résultat est « que le pouvoir s’exerce à la fois à travers ce droit et ces techniques [disciplinaires], que ces techniques de la discipline, que ces discours nés de la discipline envahissent le droit, que les procédés de la normalisation colonisent de plus en plus les procédures de la loi », Il faut défendre la société. Cours au Collège de France 1975-76, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1997, p. 35. 50. Études renouvelées par Aude Fauvel qui a souligné les contestations quasi-permanentes dont ces procédures non-légales ont fait l’objet : Témoins aliénés et « Bastilles modernes » : une histoire politique, sociale et culturelle des asiles en France (1800-1914), thèse de doctorat d’histoire sous la dir. de Jacqueline Carroy, EHESS, 2005. 51. La nature administrative et réglementaire de l’autorité et de la gestion des conflits dans les espaces pénitentiaires n’a laissé place que très récemment à un droit pénitentiaire qui demeure inachevé. Martine Herzog-Evans, Droit pénitentiaire, Paris, Dalloz, 2013. De manière plus générale, sur l’histoire des méthodes punitives, susceptible d’éclairer la manière dont le droit cède à la

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discipline, voir Michel Porret, Vincent Fontana, Ludovic Maugué [dir.], Bois, fers et papiers de justice. Histoire matérielle du droit de punir, Genève, L’équinoxe, 2012. 52. Ben Goder, Peter Fitzpatrick, Foucault’s Law, New York, Routledge, 2009. 53. Alice Ingold, Négocier la ville. Projet urbain, société et fascisme à Milan, Paris-Rome, Éditions de l’EHESS et École Française de Rome, 2003. 54. Alice Ingold, « Écrire la nature. De l’histoire sociale à la question environnementale ? », Annales HSS, 66-1, 2011, p. 11-29. 55. « Naissances de la science sociale (1750-1855) », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 15, 2006/2. 56. Michael Lucey, Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, traduit de l’américain par Didier Eribon, Paris, Fayard, 2007. Pour un bilan juridique et social au début du XIXe siècle, on peut se reporter au récent ouvrage de Jérôme L. Viret, Le Sol et le sang. Famille et reproduction sociale en France, du Moyen Âge au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2014. 57. Frédéric Audren et Antoine Savoye (dir.), Naissance de l’ingénieur social. Frédéric Le Play et ses élèves, Paris, Presses des Mines, 2008 ; voir aussi « L’enquête », Romantisme, n° 149, 2010/3, notamment l’article de Dominique Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », p. 3-24. 58. Signalons une parution récente du côté des juristes : Stéphanie Hennette-Vauchez, Mathias Moschel, Diane Roman, Ce que le genre fait au droit, Paris, Dalloz, 2013 ; et deux thèses d’histoire : Fabienne Giuliani, Les Liaisons interdites. Histoire de l’inceste au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014 ; Amandine Malivin, Voluptés macabres : la nécrophilie en France au XIXe siècle, thèse d’histoire, université Paris Diderot, 2012. 59. Voir aussi Gabrielle Houbre, « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du XIXe siècle », Clio, n° 34, 2011/2, p. 85-104. 60. Michael Lobban, “The Varieties of Legal History”, Clio@Themis n° 5, juin 2012 ; renvoyons également à l’Oxford History of the English Laws, déjà citée, dont M. Lobban est coauteur. 61. Très récemment traduit : La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, présentation de Philippe Minard, La Découverte, « Futurs antérieurs », 2014 ; cette traduction nous a poussé à proposer d’employer le masculin pour Rule of law, qui renvoie davantage à « règne/gouvernement du droit » qu’à « règle de droit ». 62. Pour situer ces différentes notions, voir Luc Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, « Nouvelle bibliothèque de thèses », Paris, Dalloz, 2002. 63. Jean-Louis Halpérin, « Un modèle français de droit républicain ? », dans F. Audren, J.- L. Halpérin et A. Stora-Lamarre [dir.], La République et son droit (1870-1930), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2011, p. 479-495. Annie Stora-Lamarre, « La guerre au nom du droit. Les relations juridiques franco-allemandes ou les enjeux culturels d’un combat, 1870-1914 », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 30, 2005, p. 153-165. 64. Victor Hugo, « Le droit et la loi », préface à Actes et Paroles (1875). 65. Ana Maria Medici, « Esclavage, armée et réformes à Tunis : vie d’un des derniers mamelouks à la cour du bey », dans Carmen Bernand et Alessandro Stella [dir.], D’esclaves à soldats. Miliciens et soldats d’origine servile XIIIe-XXIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 75-82. 66. La notion est de plus en plus travaillée par les juristes, et pas seulement dans le cadre colonial : voir le programme du colloque Le pluralisme juridique à l’épreuve de l’histoire, organisé en avril 2011 à Paris par Marie Bassano et Pierre Bonin, dont la publication est annoncée ; voir aussi l’article d’Alice Ingold dans le présent dossier. 67. Pierre Legendre [dir.], Tour du monde des concepts, Paris, Fayard, 2013 ; voir notamment l’étude de la traduction du mot « loi » en arabe (p. 51 et sq.) ou en turc (p. 406 et sq.). 68. Les dossiers qui lui sont consacrés sont désormais très nombreux : « La démocratie peut-elle se passer de fictions ? », Raisons politiques, n° 27, 2007/3 (autour de Richard A Weisberg) ; Antoine Garapon et Denis Salas [dir.], Le droit dans la littérature, Paris, Michalon, 2008 ; « Law, Economics

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and Literature. A Survey », Law and Humanities, 5-1, 2011 ; « Droit et littérature : quels apports pour l’histoire du droit ? », Clio@Themis, n° 7, mars 2014 ; et, dans une perspective moins théorique, mais éclairant utilement l’œuvre d’un auteur phare : Nicolas Dissaux [dir.], Balzac romancier du droit, LexisNexis, 2012.

AUTEURS

LAURENCE GUIGNARD Laurence Guignard est maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine (CNRS, CERHIO)

GILLES MALANDAIN Gilles Malandain est maître de conférences à l’Université de Poitiers (CRIHAM)

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Expertise naturaliste, droit et histoire. Les savoirs du partage des eaux dans la France postrévolutionnaire Naturalistic expertise, Law and History. Knowledge for sharing water in post- revolutionary France Wissen und konkurrierende Maßnahmen für die Wasserverteilung im postrevolutionären Frankreich. Recht, Geschichte und naturwissenschaftliche Gutachten bei Richtern und Ingenieuren

Alice Ingold

1 Le 4 août 1789 les droits féodaux sont abolis. Dans une France rurale, la libération de la propriété foncière est un enjeu essentiel, bien connu. Un autre secteur intéresse très directement la vie économique et sociale des campagnes, mais reste inexploré : le domaine des eaux, où s’expriment pourtant de la manière la plus vive des lectures contradictoires de la féodalité et se déploient des interprétations divergentes de son abolition. Les droits féodaux sur les rivières sont en effet supprimés mais aucune loi ne vient ensuite établir au profit de qui. Après 1789, l’ensemble des usages agricoles et industriels de l’eau se retrouvent ainsi dans un vide législatif qui subsiste plus d’un siècle. Alors que le domaine public se constitue, dès 1790 et 1791, en héritier du domaine royal en englobant l’ensemble des cours d’eau navigables ou flottables, le sort juridique des autres cours d’eau reste quant à lui en suspens pendant plus de cent ans. Il s’agit d’un domaine très vaste, bien plus large que celui des eaux du domaine public1, et objet d’usages économiques très importants, agricoles, urbains et industriels ; usages qui connaissent un redéploiement spectaculaire avec l’alimentation en eau des villes, notamment à partir des années 1850, puis avec le développement de l’hydroélectricité sur les cours d’eau de montagne à partir des dernières décennies du XIXe siècle. Ni les lois révolutionnaires ni le Code civil ne tranchent la question juridique. Les conflits se multiplient entre tous ceux qui prétendent à la ressource : riverains, communes et

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communautés d’habitants. La discussion, dans le prolongement de l’Ancien Régime, divise les juristes et alimente de vives controverses doctrinales sur l’appropriation des eaux, leur appartenance au domaine public ou à la catégorie des « choses communes ». Ces débats, particulièrement nourris dans les années 1840, accompagnent le débat plus général sur la propriété2. Dans le silence de la législation, il revient alors aux tribunaux de trancher les conflits et la jurisprudence ne montre pas d’unité avant la fin des années 1840. La controverse juridique ne se clôt qu’en 1898, avec une loi qui fixe le régime juridique des eaux hors du domaine public. Par ailleurs, la loi Le Chapelier en 1791 retire toute existence légale aux institutions territoriales souvent très anciennes, au travers desquelles de nombreux usagers étaient organisés de manière collective, comme les quelque mille cinq cents associations syndicales d’irrigation. Elles poursuivent pourtant leur office, avant – et après – que l’État tente de les encadrer à partir de 1865.

2 Le XIXe siècle rural est aussi celui des grandes transformations urbaines et industrielles, les usages de l’eau se multiplient : meuniers et usiniers, riverains, propriétaires irriguant leurs terres et usagers continuent leurs utilisations et leurs prélèvements, tandis que de nouveaux acteurs, agricoles, urbains et industriels accèdent à la ressource. Les institutions elles aussi se maintiennent, tout en se transformant dans le cadre d’un État qui hésite à reconnaître aux associations syndicales agricoles un caractère corporatif, avant de chercher à les intégrer au système administratif à partir des années 1890, en leur accordant une fonction de service public d’un type particulier, dans lequel les bénéficiaires et les usagers sont en même temps les agents de ce service 3. Le sort des cours d’eau, de leurs usages et des institutions qui les soutiennent, pose donc de manière aiguë la question des formes de régulation dans la période postrévolutionnaire et la place des régulations juridiques parmi elles. Il témoigne des transformations d’un État administratif dont l’intervention ne se départit que progressivement des formes d’une mission de police ; il interroge le rôle de l’État et ses prérogatives indécises au cours du XIXe siècle dans le monde économique. Comment un secteur entier de la vie économique et sociale a-t-il été régulé, hors d’un cadre législatif ? Comment et avec quels arguments des dispositifs de régulation issus du droit d’Ancien Régime ont-ils ainsi pu servir de sources matérielles au droit ? De quelle manière et en quels lieux, ce secteur a-t-il été l’occasion et le support d’une valorisation d’un pluralisme juridique, et salué à ce titre par le chef de file de l’École historique du droit Savigny en 1814 ? Comment l’administration a-t-elle affirmé sa légitimité pour assurer la régulation des eaux et sur quels savoirs s’est-elle s’appuyée ? Dans un secteur laissé en grande partie au droit privé, comment l’État a-t-il fait une place à des intérêts collectifs, territoriaux, alors même que n’étaient engagés ni la sécurité des populations ni la salubrité publique, mais seulement le désir d’améliorer les terrains, c’est-à-dire leur valorisation économique ? Ou, pour le dire autrement, par quelles étapes s’est construite une légitimité pour l’administration à réguler des usages économiques – agricoles et industriels –, en dehors du strict cadre défini par l’intérêt public ? Pour reprendre les catégories de Maurice Hauriou, quand il analyse le caractère hybride des associations syndicales à la fin des années 1890, comment cette période a-t- elle vu s’organiser une partition entre ce qui relève de l’intérêt public et ce qui relève de l’intérêt collectif, entre ce qui relève de l’ordre politique et ce qui relève de l’ ordre économique ?

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3 Une première partie exposera les divers dispositifs administratifs et judiciaires, qui se chevauchent et se concurrencent au cours du XIXe siècle pour la régulation des eaux hors du domaine public. Dans un deuxième temps, nous verrons par quelles étapes des règles d’Ancien Régime, stabilisées dans des pratiques – en particulier dans des régions traditionnelles d’irrigation (en Provence, en Roussillon et dans les Alpes) –, sont réintroduites comme sources matérielles du droit français. Cette rémanence du droit d’Ancien Régime4 confirme une valorisation du pluralisme juridique, et ce dès le moment de la rédaction du Code civil. Elle s’est notamment traduite par la production de savoirs historiques et géographiques sur le territoire ainsi que sur les institutions et les règles sociales qui organisaient les usages de l’eau. Enfin, dans une dernière partie, je suivrai une série de conflits pour l’accès à la ressource et le partage de l’eau en Roussillon entre 1810 et 1865. En partant de la gestion très conflictuelle des pénuries ou disettes d’eau, on s’interrogera sur la place de l’expertise naturaliste parmi les savoirs pertinents pour réguler les eaux. Depuis les Lumières, les savoirs techniques sur les fleuves, pris en charge notamment par les ingénieurs et les forestiers, ont généralement servi de motif et de soutien à un renforcement des prérogatives de l’État. Dans le même ordre d’idées, des travaux récents ont montré comment l’expertise naturaliste avait pu constituer un moyen de dessaisir le droit, en invalidant des règles et des savoirs incorporés dans des dispositifs juridiques5. Je formule ici l’hypothèse qu’autour de la pénurie, l’expertise naturaliste a été mobilisée en premier lieu par les magistrats et les juristes, et qu’elle a d’abord servi à borner l’intervention de l’administration et à préserver un espace de compétence propre aux tribunaux.

Des régulations partagées et concurrentes

4 Qui peut accéder à la ressource ? Comment sont régulés les usages des eaux hors du domaine public ? Pour rendre compte d’un secteur extrêmement complexe, je propose d’envisager les diverses formes de régulations selon qu’elles sont prises en charge par les différents pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Si la rigidité de ces catégories pour saisir les pratiques économiques et leur régulation a été soulignée par ailleurs6, elles permettent cependant une présentation analytique, elles invitent en outre à être attentif à la hiérarchie des règles et des normes : règles juridiques (de la loi aux « règlements particuliers et locaux » auxquels le Code civil renvoie, en passant par la jurisprudence) ; règles administratives elles-mêmes hétérogènes (décrets, règlements, circulaires, etc.). Sans oublier les règles sociales elles aussi très diverses (habitudes, usages non écrits, modalités de distribution de l’eau et de contribution aux travaux communs reconnues par conventions passées devant notaire ou consignées dans les règlements propres aux associations syndicales), et qui formaient tout un ensemble de dispositifs sur lesquels s’appuyaient les coutumes d’Ancien Régime, et constituant à ce titre des sources formelles du droit.

Les silences de la loi

5 Le régime juridique des cours d’eau hors du domaine public, comme celui des eaux contenues dans les canaux non destinés à la navigation, reste en suspens de 1789 à 1898. Durant tout le XIXe siècle de vives controverses doctrinales divisent juristes et magistrats, mais aussi ingénieurs, préfets, agronomes, propriétaires d’usines et de

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terres agricoles, tous intéressés au sort de ces cours d’eau. Quatre systèmes principaux se sont opposés, reposant chacun sur des lectures différentes de la féodalité et de ses lois abolitives. Le premier range les cours d’eau mineurs parmi les dépendances du domaine public7. Le deuxième accorde la propriété entière du cours d’eau aux riverains8. Le troisième distingue entre la propriété du lit, accordée au riverain, et l’eau courante, placée dans la catégorie des res communes9. La loi de 1898 fait prévaloir cette partition, malgré une tendance de la jurisprudence de la Cour de cassation ayant opté, depuis 1846, pour le quatrième système : ce dernier rangeait le cours d’eau dans son entier parmi la catégorie des choses communes10, définies selon l’article 714 du Code civil comme les « choses n’appartenant à personne, dont l’usage est commun à tous et dont la jouissance est réglée par des lois de police ».

6 Durant toute la période, le Code civil reste la seule source législative : l’article 644 accorde ainsi au propriétaire riverain un droit d’usage privilégié. Si cet article n’évoque explicitement que l’usage agricole (« celui dont la propriété borde une eau courante autre que celle déclarée dépendante du domaine public… peut s’en servir à son passage pour l’irrigation de ses propriétés »), la jurisprudence renforce la règle juridique en considérant que le riverain peut se servir de l’eau pour des usages industriels. Le Code civil reste très succinct sur la question des eaux, s’en remettant à un Code rural attendu, débattu et abandonné.

Mission de police de l’administration

7 Pour évoquer le rôle de l’État vis-à-vis des ressources de l’environnement, notamment les forêts et les mines, quelques scansions sont habituellement retenues : la prépondérance de la puissance publique sous l’Ancien Régime aurait été remise en cause par les idées libérales, développées au cours du XVIIIe siècle puis mises en œuvre durant la Révolution, avant qu’une reprise en main par l’État s’affirme dès 1810 pour les mines et la fin des années 1820 pour les forêts11. L’intérêt public constitue le motif principal de l’intervention de l’administration. Je souhaite ici souligner un autre élément : l’expertise naturaliste, prise en charge notamment par les forestiers et les ingénieurs, a très tôt constitué le motif d’une dénonciation des idées libérales et la demande d’un retour de l’État. Parmi ces ressources de l’environnement, les eaux hors du domaine public restent très mal connues. C’est que l’intervention de l’État ne peut se prévaloir, dans la grande majorité des cas, de l’intérêt public ; c’est un secteur économique régulé d’abord par le droit privé. Si l’administration intervient, c’est au titre de son pouvoir de police. Plusieurs textes de la période révolutionnaire étendent ainsi son pouvoir de police des cours d’eau appartenant au domaine public à l’ensemble des cours d’eau, même non navigables ni flottables. La régulation de l’administration s’exerce notamment au travers de l’autorisation de tous les nouveaux usages, agricoles ou industriels. Il faut observer que la régulation exercée par l’administration n’est pas d’origine législative. Mais à partir du moment où un texte lui confie en 1790 le rôle de diriger toutes les eaux du territoire vers « l’utilité générale12 », ce mandat inclut aussi une capacité règlementaire. L’affirmation de ce pouvoir réglementaire constitue un des premiers signaux qui marque la disparition des perspectives révolutionnaires d’un monde gouverné par les seules lois : la capacité réglementaire de l’administration se libère en effet de son rôle originel, instrumental par rapport à la loi, pour obtenir un espace d’action autonome13. C’est seulement en 1898 qu’une loi confiera explicitement à l’administration la police et la conservation des eaux ; l’administration reconnaîtra

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elle-même que son droit de police s’était appuyé durant toute la période postrévolutionnaire sur des textes « épars » et qui manquaient « d’unité et de précision ».

8 La régulation de l’administration est doublement contrainte : elle n’a pas l’initiative et agit ponctuellement en réponse à la demande d’un riverain, qui appuie son droit sur le Code civil. Par ailleurs, elle ne règle que les conditions techniques de ce nouvel usage, au moyen d’un Règlement d’eau : chargés avant tout de veiller au « bon écoulement des eaux », les ingénieurs des Ponts et Chaussées doivent essentiellement fixer la hauteur des ouvrages hydrauliques, de telle manière que l’installation n’entraîne pas de risque d’inondation pour les terrains qui lui sont immédiatement supérieurs. L’administration « doit généralement s’abstenir de règlementer la transmission des eaux en aval14 », à moins que l’intérêt public ne soit en jeu. Durant toute la première moitié du XIXe siècle l’intérêt public se limite au « libre écoulement des eaux », c’est-à-dire à la prévention des inondations, et à la « conservation et la salubrité des eaux » ; il faut attendre les années 1870 pour que cet intérêt public soit étendu à l’alimentation des villes, puis à la « répartition entre l’agriculture et l’industrie » dans les années 1890. En dehors des cas encadrés par l’intérêt public, c’est donc l’essentiel qui échappe à la régulation de l’administration : le partage des eaux. Le cours d’eau recèle en effet en lui-même une force distributive, qui répartit inégalement les usagers entre amont et aval ; le véritable enjeu est de partager les eaux entre les différents usagers. Or la transmission des eaux en aval, examinée « par rapport aux usagers inférieurs, riverains et usiniers, […] ne peut donner lieu qu’à des contestations d’intérêt privé15 ». Hors des dispositifs de l’intérêt public, c’est à la justice que revient le dernier mot en matière de partage des eaux. Voyons de quelle manière.

Prédominance des régulations judiciaires

9 La justice joue un rôle essentiel dans les dispositifs de régulation des eaux tout au long du XIXe siècle. En 1802, lors de la préparation du Code civil – nous reviendrons plus loin sur cet épisode - un article est en effet ajouté accordant une grande place à l’autorité judiciaire : l’article 645 confie aux tribunaux civils, et non à l’administration, le soin de régler « les contestations entre les propriétaires auxquels les eaux peuvent être utiles ». Dans la résolution de ces conflits, le Code civil de 1804 maintient en outre les dispositifs hérités d’Ancien Régime, en indiquant que « dans tous les cas, les règlements particuliers et locaux sur le cours et l’usage des eaux doivent être observés ». En vertu du Code civil les tribunaux ont donc la faculté de procéder à un Règlement judiciaire des eaux, qui partage les eaux entre les différents riverains ou ayants-droit qui en font la demande. Par ailleurs, le dispositif administratif du Règlement d’eau peut être contrecarré par l’autorité judiciaire. L’autorisation accordée par l’administration se fait toujours « sous réserve de droits des tiers ». Les propriétaires de l’aval ont ainsi la possibilité d’en appeler aux tribunaux civils, s’ils estiment leurs droits lésés par une nouvelle installation. Tandis que les propriétaires de l’amont peuvent demander auprès des mêmes tribunaux qu’une place leur soit faite s’ils entendent aussi utiliser le cours d’eau à son passage, en demandant un Règlement judiciaire permettant le partage des eaux entre plusieurs co-riverains.

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Comment organiser les usages individualistes de la ressource ?

10 Pour synthétiser les éléments saillants de la régulation des eaux dans la France postrévolutionnaire, je soulignerai le caractère fondamentalement individualiste des dispositifs, qu’ils soient administratifs ou judiciaires. Cette jouissance individualiste de la ressource s’opposait aux dispositifs collectifs d’Ancien Régime, caractérisés par une diversité de rapports de l’homme avec un territoire et par une multiplicité de rapports entre usagers. Les régulations, administratives comme judiciaires, se heurtent à une difficulté commune : l’impossibilité d’organiser une communauté des usagers, distribués de manière inégale le long du fleuve, les uns en situation favorable en amont, les autres en situation plus précaire, en bas de vallée. Comment concilier l’ensemble des intérêts individuels distribués le long du cours d’eau ? Comment faire une place aux riverains inférieurs qui peuvent être privés d’eau par les prélèvements en amont ? Question d’autant plus délicate et conflictuelle que les usages nouveaux tendent à remonter dans les hautes vallées, en situation privilégiée, tandis que les usages les plus anciens se situent généralement en aval. Les apories du système individualiste issu du Code civil sont très tôt dénoncées, mais comment limiter ce qui est alors qualifié de « monopole du riverain » ?

11 Le pouvoir judiciaire prévoit une régulation des intérêts individuels : elle peut s’étendre, avec le Règlement judiciaire des eaux, à un groupe d’usagers, mais dans des limites étroites et locales et entre les parties qui en font la demande. La régulation de l’administration est elle aussi individualiste. Fondé sur la mission de police de l’administration, le Règlement d’eau est un dispositif technique visant à limiter les débordements, il ne donne pas une grande latitude d’action à l’administration. Face à une définition très restrictive de leur propre mission, certains ingénieurs des Ponts et Chaussées, chargés d’éclairer les décisions du préfet, ont cherché à faire une place à tous les usagers du cours d’eau. C’est une position défendue notamment au début des années 1850 par un certain nombre d’entre eux, au moment où est créé dans chaque département un service hydraulique dont ils ont la charge. Un de ces ingénieurs affirme ainsi que la mission règlementaire de l’administration doit faire prévaloir « l’intérêt de tous » sur « le droit individuel » en substituant au « Code civil » le « règlement administratif » : « L’intéressé remplace le riverain, le droit individuel se courbe devant l’intérêt de tous ; au code absolu et inflexible se substitue le règlement administratif, essentiellement et facilement modifiable par sa nature et dès lors éminemment favorable au progrès16 ». Même si ces ingénieurs ne sont pas toujours suivis par leur administration préfectorale, dans les faits, on trouve de nombreux arrêtés préfectoraux de Règlement d’eau qui introduisent en réalité un partage de l’eau. Cependant dès les années 1860, ces arrêtés préfectoraux sont cassés pour excès de pouvoir. Le Conseil d’État rappelle alors à l’administration préfectorale qu’elle ne peut procéder à un nouveau partage des eaux si celui-ci donne lieu à des contestations locales. En effet, pour reprendre les termes de l’article 645 du Code civil, l’administration doit se contenter de faire appliquer les « règlements particuliers et locaux », censés ne pas susciter de conflits.

12 La seule voie permettant à l’administration de procéder à un nouveau partage des eaux et de mener une régulation collective est celle d’un Règlement d’administration publique : ce règlement, pris par l’administration supérieure, doit englober toute une vallée ou une portion de cours d’eau ; il doit être fondé sur l’intérêt public et doit départager des

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collectivités (arrosants et usiniers, usagers de rive gauche et de rive droite, etc.). On voit donc ici comment l’administration achoppe à organiser des collectifs et à réguler un secteur économique régi avant tout par le droit privé, en dehors du cadre et des dispositifs de l’intérêt public.

Rémanences de l’ancien droit

13 On ne peut comprendre les conflits pour l’accès à l’eau si l’on n’explicite pas à la fois l’importance des droits acquis et des dispositifs issus de l’Ancien Régime (parmi lesquels les « règlements particuliers et locaux » auxquels renvoie le Code civil), et leur reconnaissance dans la France postrévolutionnaire. Le Consulat et l’Empire voient en effet se consolider deux tendances, potentiellement contradictoires : une définition et une prise en charge toujours plus étroite de l’intérêt public par l’administration, en même temps qu’une protection accrue des droits acquis17. À partir de l’an VIII, Napoléon renforce la puissance de l’administration : ses prérogatives s’affirment notamment dans les politiques de travaux publics, l’aménagement du territoire et l’utilisation des ressources de l’environnement18. Dans un même mouvement, des garanties nouvelles sont apportées, au niveau de la loi, aux droits de propriété et d’usage. Après la chute de l’Empire, la jurisprudence confortera ces garanties légales. Ce qui multipliera les situations de conflits de droit – judiciaires et administratifs – et révélera les contradictions internes consécutives au développement des divers dispositifs étatiques. Pour les eaux, comment s’est réalisée cette reconnaissance des droits acquis ? J’en indiquerai trois étapes principales : la discussion du Code civil entre 1802 et 1804 ; le projet de Code rural sous le premier Empire ; et enfin une jurisprudence de la Cour de cassation dans les années 1830. A chacune de ces étapes, des dispositifs d’Ancien Régime sont réintroduits comme source matérielle du droit.

Priorité aux droits acquis et aux dispositifs d’Ancien Régime

14 En 1828, Savigny publie la deuxième édition de son essai De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, appelé à devenir le manifeste d’une nouvelle école de pensée juridique, l’École du droit historique. Sans changer le texte original de 1814, Savigny y adjoint deux annexes : la seconde reproduit in extenso l’avis des magistrats de Montpellier jugeant l’entreprise de codification dans son ensemble. En 1802, une consultation sur le projet de Code civil avait en effet été menée en France auprès de commissions formées dans chaque ressort de Cour d’appel. Savigny avait déjà cité un petit extrait de ce texte : il en retenait la suggestion de n’introduire de code uniforme que dans certains domaines déterminés et limités, et de laisser « toutes les autres matières (…) à leur place, et avec leur force dans le dépôt des anciennes lois »19. Ce sont justement les « matières » rurales, et tout particulièrement la régulation des eaux, qui constituent le cœur même de l’argumentation des magistrats cités en exemple par Savigny. Louis Assier-Andrieu a déjà montré l’importance de cet épisode qui a conduit à un « aménagement substantiel du Code civil »20. La commission de Montpellier, comme celles de et de Limoges, s’était émue d’une disposition du projet de Code civil laissant les eaux hors du domaine public à l’entière disposition des riverains21 : en ouvrant des droits aux riverains, le Code civil risquait de mettre en péril les droits acquis des usiniers ou des communautés d’irrigants. Le Code civil pouvait en effet bouleverser le partage des eaux, tel qu’il s’était établi, négocié et stratifié entre amont

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et aval : autorisant un riverain à prélever de l’eau en amont, il risquait de diminuer le débit nécessaire à des usagers jouissant de droits historiques en aval. C’est cet épisode qui est à l’origine de l’ajout de l’article 645 dans le Code civil de 1804, reconnaissant l’antériorité des droits historiques, invitant à respecter les « règlements particuliers et locaux » et chargeant les tribunaux, et non l’administration, de résoudre les litiges.

15 Le projet de Code rural sous le premier Empire constitue une deuxième étape dans cette reconnaissance des droits acquis. Louis Ribes, un des trois magistrats de Montpellier qui avaient participé à la consultation sur le Code civil, intervient à nouveau. Pour examiner le projet de Code rural, des commissions avaient été créées dans chaque ressort de Cour d’appel. Cette fois-ci, Ribes ne fait pas partie de la commission de Montpellier, mais il transmet en 1811 un mémoire individuel au ministère de l’Intérieur. Jean-Joseph de Verneilh-Puyraseau, chargé de réunir les avis de ces commissions, choisit de publier intégralement ce mémoire22. Ribes y déploie de façon détaillée l’opposition, déjà esquissée en 1802, entre la propriété et l’utilité, affirmant la priorité des droits acquis sur les eaux, conçus comme des droits de propriété, face aux nouveaux usages autorisés par l’administration. Cette interprétation est confirmée par la jurisprudence de la Cour de cassation. Plusieurs communes de la plaine se prévalent en effet de concessions datant du XIVe siècle, accordées à titre onéreux par des autorités souveraines, pour demander la fermeture d’un canal autorisé par l’administration et ouvert dans la montagne. En 1838, la Cour de cassation reconnaît ainsi la validité des aliénations consenties par des autorités souveraines, considérées comme non entachées de féodalité23, et le canal autorisé par l’administration plus de vingt ans auparavant, en 1814, doit être comblé24. Cet arrêt de la Cour de cassation joue un rôle très important en ce qu’il inaugure une jurisprudence confirmée tout au long du XIXe siècle et jusqu’à nos jours.

16 Il faut bien évidemment souligner ici que la reconnaissance des « droits acquis » sur les eaux passe sous silence la quinzaine d’années qui sépare 1789 et la promulgation du Code civil en 1804. La protection des « droits acquis », considérés comme antérieurs à 1789, passe par la reconnaissance d’une possession immémoriale qui en appelle à la fois au témoignage et aux preuves matérielles, mais elle ne rend que très imparfaitement compte de cette période troublée de la Révolution qui a été propice à de nombreuses usurpations, au gré des rapports de force entre usagers et au sein des communautés d’usagers. Les archives ne permettent pas de reconstituer l’ensemble de ces usurpations, mais il est certain qu’elles ont été d’autant plus fréquentes que les compétences sur les eaux étaient, comme on l’a vu, partagées et conflictuelles ; certaines se sont même trouvées confirmées lors de la vente des biens nationaux25.

L’histoire, la géographie et l’archéologie au service des droits acquis

17 La reconnaissance juridique des droits acquis confère à l’histoire un rôle très important dans la résolution des conflits pour l’accès à la ressource. Les conflits sont autant d’occasions pour un déploiement d’enquêtes, dans lesquelles les acteurs procèdent à d’importantes opérations de collecte d’archives. Les usagers et propriétaires exhument, rassemblent et traduisent des sources et des documents anciens à l’appui de leurs droits respectifs. Ce n’est pas seulement dans les archives que la trace des règles anciennes a été cherchée. À défaut de titres écrits prouvant la légitimité ou l’illégitimité de leurs usages, les acteurs ont conduit de véritables enquêtes sur le

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territoire : ils ont recherché dans le paysage les traces matérielles, topographiques, archéologiques ou écologiques que ces usages avaient laissées et témoignant de leur possession immémoriale (toponymes, emplacement et taille des réseaux de canaux, superficies et indices de cultures ayant bénéficié de l’irrigation, procédés techniques d’utilisation de la force motrice, etc.) 26. L’affirmation de droits concurrents s’est ainsi déployée dans la constitution de savoirs géographiques sur les territoires, présentés comme édifiés par la longue suite des générations anonymes, et dans la constitution de savoirs historiques sur les institutions sociales présidant au partage des ressources et conçues comme ne devant rien à l’État.

18 Dès avant les enquêtes leplaysiennes – qui anticipent elles-mêmes l’« invention » des enquêtes scientifiques de la sociologie académique –, ces enquêtes participent à l’élaboration de premiers questionnaires sur le fonctionnement social. Attentives aux dispositifs sociaux d’Ancien Régime, ces enquêtes font une large place aux savoirs et aux règles qui agrègent et métabolisent l’ensemble des éléments institutionnels de ces systèmes sociaux, dans une temporalité qui serait indifférente aux régimes politiques. Elles permettent à leurs auteurs de penser tous les aspects du pouvoir collectif qu’une société exerce sur elle-même et sur ses membres, hors du cadre de l’État 27.

Les disettes d’eau, ou comment l’expertise naturaliste borne l’intervention de l’administration

19 Depuis la fin du XVIIIe siècle, le fonctionnement des « systèmes fluviaux » a retenu l’attention de nombreux forestiers et ingénieurs. Se dessine ainsi une lignée d’auteurs et de praticiens qui depuis les Lumières jusqu’au second Empire s’intéressent aux questions de débordements et d’inondations : comment réguler les fleuves ? Comment faire le lien entre couverture forestière et « théorie des torrents »28 ? Certains de ces travaux savants sont érigés en précurseurs par les ingénieurs des Ponts et chaussées, au moment où ces derniers obtiennent d’importants moyens légaux pour mettre en œuvre une vaste politique de prévention des inondations dans les années 1850-1860. L’histoire de cette littérature technicienne et de ces politiques a croisé l’histoire de la Révolution française, l’histoire des techniques et des savoirs géographiques, plus récemment l’histoire environnementale29. La gestion des fleuves a en effet été abordée comme une controverse majeure, à la fois scientifique, juridique mais aussi politique : la dénonciation des dysfonctionnements des systèmes fluviaux servant au XIXe siècle à critiquer l’héritage environnemental de la Révolution, qualifiée de « dévastatrice » notamment en matière forestière30. Cette littérature sur les cours d’eau et sur les conséquences des actions anthropiques sur le régime des fleuves ne dit rien sur les pénuries d’eau. Comment comprendre ce silence ? Pourquoi les ingénieurs des Ponts et chaussées ne se sont-ils pas plus intéressés à cette question avant les années 1860, à l’occasion de recherches sur l’alimentation des sources ? Comment expliquer que ce soit plutôt du côté des magistrats et des juristes que j’ai pu identifier un corpus de textes bien articulé sur la pénurie, au lendemain même de la Révolution ? Pour éclairer ces questions, j’examinerai une série de conflits pour l’accès à l’eau dans la vallée septentrionale des Pyrénées orientales, en Roussillon.

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La pénurie, fait naturel ou social ?

20 En 1812, le maire de Caramany, une commune de la haute-vallée de l’Agly, demande à l’administration préfectorale de pouvoir réunir des propriétaires en association syndicale pour creuser un canal d’irrigation31. La visite de l’ingénieur des Ponts-et- chaussées ne soulève pas d’objection : aucun préjudice d’inondation n’est à craindre pour les terres d’amont, et le moulin suivant se situe à plus de 2 800 mètres en aval. Une autorisation provisoire est donc accordée par l’administration préfectorale. Quatre maires de communes situées en aval font cependant connaître à la préfecture que cet arrosage de 30 hectares pénalise leurs propres canaux en accentuant la disette d’eau, se plaignant du chômage de leurs moulins, de la perte de leurs récoltes et même du tarissement de leurs fontaines. Les communes et communautés de la plaine obtiennent en 1831 qu’un arrêté préfectoral ordonne la destruction de toutes les prises d’eau existant sans autorisation légale sur le cours de l’Agly : la prise d’eau de Caramany est explicitement nommée et la destruction du canal ordonnée. Ce qui n’empêche pas le préfet de continuer à approuver les actes de l’association syndicale et même un nouveau règlement d’arrosage en 1832. En 1831, les tenanciers de Caramany en appellent au tribunal de Perpignan : à leur sens, l’arrêté du préfet est un « arrêté de police administratif, seuls les tribunaux peuvent statuer sur les droits » et ils s’appuient sur le Code civil pour appuyer leur droit. Trois communautés d’aval, Estagel, Rivesaltes et Claira, produisent alors des titres de concession des eaux du fleuve remontant au XIVe siècle. En 1833 le Tribunal de Perpignan repousse la demande de l’association syndicale de Caramany. Le jugement est confirmé en appel à Montpellier en 1837 : « toutes les eaux sans exception ni rétention sont concédées aux tenanciers d’Estagel, Rivesaltes et Claira », il s’agit de « droits acquis avant 1789 et le Code civil » et protégés par le « principe de non-rétroactivité » du Code civil. En 1838, la Cour de cassation déboute les tenanciers de Caramany et reconnaît la validité des aliénations consenties par des autorités souveraines, considérées comme non entachées de féodalité32 : j’ai évoqué dans la première partie cette jurisprudence très importante qui domine l’ensemble de la période jusqu’à nos jours.

21 Dans tous ces procès, les communautés d’aval appuient leur prétention à utiliser l’ensemble des eaux du fleuve sur l’existence de pénuries. Le canal est détruit à plusieurs reprises, mais rétabli à nouveau par les usagers. En 1842, les trois communautés d’aval obtiennent à nouveau la condamnation des tenanciers de Caramany devant la justice. Ce jugement est confirmé en appel en 1846, obligeant tous les tenanciers, de façon à la fois individuelle et solidaire, à détruire les canaux, sous peine d’amende pour chaque jour de retard. En 1850, une transaction privée est passée : les tenanciers de Caramany se libèrent de leur lourde dette en payant la somme de 20 000 francs de dommages ; ils obtiennent des trois communautés d’aval une « tolérance d’arrosage », en s’engageant à cesser l’arrosage dès que commence une pénurie sous peine d’amende. La constatation de cette pénurie revient aux propriétaires des trois associations syndicales (associations syndicales de la plaine) : il suffit que cinq d’entre eux déclarent une pénurie auprès de leur mairie, sans autre contrôle ni examen. Cette transaction privée ne fait visiblement l’objet d’aucune contestation avant les années 1860. La commune de Caramany profite alors des exemples d’autres canaux concédés sur le fleuve de l’Agly, notamment le canal de Caudiès en 1864, pour demander au préfet que lui soit accordé l’usage des eaux « superflues » du fleuve. Pour le coup le caractère exorbitant de la transaction privée

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de 1850 est soulignée par les intéressés eux-mêmes : c’est un « empiètement sur les attributions de l’État », les associations syndicales n’ont pas le « droit de devenir maîtres de la rivière, d’accorder ou refuser des concessions nouvelles… Ces droits sont l’apanage exclusif de l’État ». Depuis 1861 un nouveau préfet se montre favorable à un système de « concession restreinte » ou « temporaire »33 : cette formule permet à l’administration d’autoriser de nouveaux usages dans les parties hautes des vallées, tout en restreignant leur fonctionnement aux périodes d’abondance de la ressource : le canal doit ainsi cesser de prélever l’eau dès qu’une pénurie est déclarée. Ce système est vu par l’administration comme un moyen pour concilier les droits de la plaine (et de l’arrondissement de Perpignan), protégés par la justice, et les besoins de la montagne. Il est décrié par les magistrats et les avocats qui défendent les droits des communautés de la plaine, parce qu’il ne reçoit dans la réalité aucune application, l’administration préfectorale ne prenant pas d’arrêt de pénurie.

22 Comme on le voit dans ces dossiers, l’interprétation de la pénurie est au cœur des conflits et des modes de résolution. Pour les uns, cette pénurie est une fatalité : la « disette d’eau » dont se plaignent les communautés d’aval serait un phénomène ordinaire et récurrent, commun à toutes les rivières non navigables du département34. Il s’agit pour ces nouveaux entrants de faire reconnaître que la pénurie est un lot commun, qui doit donc être partagé par tous les usagers, anciens comme nouveaux. Pour les autres, cette pénurie est directement imputée à des prélèvements excessifs en amont. Il s’agit notamment pour les riches communautés d’aval de faire reconnaître que tous les affluents concourent à faire le fleuve dont ils ont la concession. Un avocat demande explicitement « ce qui constitue une rivière ou un fleuve » et répond « ses affluents aussi bien que sa source35 ». La ville de Perpignan qualifie la source du fleuve d’« imperceptible », affirmant que la rivière ne se constitue que grâce aux « tributs » de tous ses affluents36.

La pénurie, comme seuil d’intervention de l’administration

23 La question de la pénurie ne traverse pas seulement l’ensemble des conflits qui opposent les usagers de l’eau dans une région méditerranéenne traditionnelle d’irrigation, tout particulièrement les anciens usagers et les nouveaux entrants au partage de l’eau. Elle est constitutive des conflits entre régulation administrative et régulation judiciaire des eaux. Dans la France postrévolutionnaire, les contentieux en matière d’eau sont confiés aux tribunaux ordinaires, alors même qu’ils avaient été réservés sous l’Ancien Régime à des magistratures réunissant des pouvoirs juridictionnels et des pouvoirs administratifs. Sous l’Ancien Régime, les pénuries renvoyaient en effet à des dispositifs exceptionnels de changement des règles de distribution entre les usagers de l’eau, pour sauver le plus de récoltes possibles, en donnant une priorité aux récoltes destinées à l’alimentation humaine sur celles pour le bétail. Comme en témoignent de nombreux règlements et documents d’associations syndicales, ces dispositifs se fondaient sur une expertise – à la fois hydrologique et agronomique –, expertise sans règle préétablie ni fixe, mais immédiate et locale, évaluée au coup d’œil par les hommes chargés de surveiller les canaux (garde-vannes ou banniers) et largement partagée par la population. Ces dispositifs de pénurie constituaient un système complexe, qui jouait à des échelles emboîtées, entre communautés et communes mais aussi au sein de chaque association syndicale. À l’échelle régionale, l’institution qui assurait un rôle central dans ces dispositifs de changement des règles habituelles de répartition de la

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ressource était la Chambre du domaine, en charge des fleuves37. Lorsqu’elle est supprimée en 1789, la plus grande part de ses attributions revient à l’administration préfectorale, mais c’est sans compter que cette juridiction d’Ancien Régime associait étroitement un versant administratif et un versant contentieux38.

24 Dès les premières années du XIXe siècle, la défense de droits historiques sur les eaux est allée de pair avec la dénonciation d’une intervention de l’administration dans des affaires devant relever du seul droit civil. Le discours de la pénurie soutient ainsi l’ensemble des textes des magistrats, lors de l’examen du projet de Code civil en 1802. C’est dans le même sens, que le magistrat Ribes affirme en 1811, dans la discussion du projet de Code rural, que « la communauté engendre la discorde ». La jurisprudence de la Cour de cassation en 1838 confirme que la « communauté des eaux » dont jouit la collectivité des riverains se trouve en réalité limitée par les droits historiques, protégés par les tribunaux. L’usage commun à tous, régulé par la mission de police de l’administration, est ainsi conçu comme ne venant que dans un second temps, une fois les droits acquis des anciens usagers reconnus et protégés par l’autorité judiciaire. Si une pénurie est constatée, la justice seule peut répartir la ressource entre les ayant- droits. À l’administration ne revient donc que la régulation des seules eaux dites « surabondantes », celles restées « dans le réservoir ou dans la ressource commune, pour subvenir […] à des besoins nouveaux39 ». En ce sens, la pénurie constitue le seuil, en deçà duquel l’administration n’est pas légitime à intervenir.

25 Cette étude a fait apparaître un enchevêtrement complexe de régulations, qui s’appuient sur des savoirs juridiques, historiques et naturalistes. On a notamment vu comment la concurrence des systèmes normatifs ne se rabat pas sur une opposition de groupes ayant le langage de leur métier, les ingénieurs et naturalistes d’un côté, les juristes et magistrats de l’autre. En conclusion, je voudrais souligner que la concurrence de systèmes normatifs n’engage pas seulement une discussion sur la portée cognitive de l’un ou de l’autre, mais aussi un examen de leurs prises différentes sur la réalité. Les différentes conceptions du fleuve sont enrôlées dans une conflictualité, dont les ingénieurs, propulsés à une place d’interprètes neutres de la nature, sont les acteurs autant que les nouveaux arbitres. Elles sont à comprendre comme l’expression d’une concurrence pour interpréter ce qu’est la nature, ses lois, son fonctionnement entre différentes catégories d’experts. Ces experts de la nature ne sont pas seulement les figures classiques qui s’affirment au XIXe siècle – les naturalistes, les ingénieurs, les forestiers – mais sont aussi les juristes, les magistrats, les historiens. Le langage de la pénurie sert ainsi à confirmer l’inscription du fleuve dans le droit, là où certains ingénieurs voudraient faire prévaloir un fleuve « naturel » et libre de droits. Coulent ainsi dans la rivière deux sortes d’eau « mêlées et formant une seule masse », mais en réalité juridiquement distinctes : les « eaux concédées » (les droits acquis protégés par les tribunaux) et « celles restées disponibles entre les mains du pouvoir40 ». Le fleuve n’est donc pas un flux unique que l’ingénieur et l’administration peuvent prétendre réguler et répartir, mais il est partagé par le droit.

26 Lorsqu’il évoquait la pluralité de systèmes normatifs et la coexistence de différentes modalités de qualification au sein des sociétés, Yan Thomas soulignait que « les catégories de la qualification [juridique] ne servent […] pas à connaître, mais à évaluer les choses pour trancher les disputes nouées à leur sujet – et donc à les produire autrement qu’elles n’existent au dehors de cette étroite et précise mesure du droit ». L’historien du droit rappelait ainsi que, dans l’opération juridique, « les faits ne

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reçoivent pas le nom qui convient à leur nature, mais celui qui convient au traitement qu’on veut leur faire subir »41. La qualification juridique remodèle ainsi en retour les choses sur lesquels elle opère. Cette étude montre comment les magistrats conservent, tout au long de la période, l’avantage d’avoir une « prise » sur la réalité plus étendue que celle des ingénieurs. En ce sens l’histoire du droit excède toujours le projet de l’histoire des savoirs.

NOTES

1. L’ingénieur Nadault de Buffon publie un « Tableau des rivières du domaine public » qui recense 220 cours d’eau (Benjamin Nadault de Buffon, Des usines sur les cours d’eau, développements sur les lois et règlements qui régissent cette matière, à l’usage des fonctionnaires de l’ordre administratif et judiciaire ; des ingénieurs, des avocats, architectes et experts ; des propriétaires d’usines et des propriétaires riverains, Paris, Carillan-Goeury et Victor Dalmont, 1840-1841, tome I, p. 521-536). Ce tableau, dressé en 1835, désigne les cours d’eau où l’État se réserve la pêche ; les limites données au domaine public sont l’objet de divergences entre juristes et avec l’administration. Pour une perspective européenne comparée autour de ces débats, à l’occasion de différents projets nationaux de « cadastre des eaux publiques », je renvoie à Alice Ingold, « Cartographier pour naturaliser au XIXe siècle. Les ingénieurs des mines et la Carte hydrographique d’Italie », in Pascale Laborier, Frédéric Audren, Paolo Napoli, Jakob Vogel [dir.], Les sciences camérales : activités pratiques et histoire des dispositifs publics, Paris, PUF, 2011, p. 539-568. 2. Donald R. Kelley, Bonnie G. Smith, ‘What was Property? Legal Dimensions of the Social Question en France (1789-1848)’, Proceedings of the American Philosophical Society, 1984, (vol. 128, n° 3), p. 200-230 ; Mikhaïl Xifaras, La propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004. 3. L’histoire de ces associations syndicales est restée inexplorée, le renouvellement historiographique récent sur les corps intermédiaires les mentionne à peine. À n’en pas douter, a pesé le fait qu’elles concernent avant tout les campagnes et des questions agricoles et techniques, et non les objets alors saillants des transformations urbaines et industrielles, d’où la « question sociale » et les sciences sociales sont sorties. Je renvoie à une prochaine contribution dans Dominique Margairaz et Renaud Payre [dir.], L’administration entre science et action. Catégories, acteurs, savoirs en dictionnaires (1856-1913), à paraître. Pour de premiers éléments d’analyse : Alice Ingold, ‘To historicize or naturalize nature: Hydraulic communities and administrative States in nineteenth century Europe’, French Historical Studies, 2009, 32 (3), p. 385-417. 4. Je renvoie à l’entreprise d’Hervé Bastien, dans un volume publié de manière posthume : « Rémanences du droit d’Ancien régime dans la France contemporaine », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1998, tome 156. 5. Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012, p. 111-149. 6. Alessandro Stanziani [dir.], Dictionnaire historique de l’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles, Paris, LGDJ, 2007. 7. Jean-Baptiste-Victor Proudhon, Traité du domaine public, ou de la Distinction des biens considérés principalement par rapport au domaine public, Dijon, V. Lagier, 1833 ; Armand Rives, De la propriété du cours et du lit des rivières non navigables et non flottables, Paris, Firmin Didot frères, 1844.

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8. Alfred Daviel, Traité de la législation et de la pratique des cours d’eau, Paris, C. Hingray libraire- éditeur, [1836] 1845 ; Paul Lucas-Championnière, De la propriété des eaux courantes, du droit des riverains et de la valeur actuelle des concessions féodales, ouvrage contenant l’exposé complet des institutions seigneuriales, Paris, C. Hingray, 1846 ; Raymond-Théodore Troplong, De la prescription ou commentaire du titre XX, livre III du Code civil, Bruxelles, Société typographique belge, 1846. 9. Louis-Marie de Lahaye Cormenin, Droit administratif, Paris, Pagnerre, 1840 [1re éd. 1822] ; François-Xavier-Paul Garnier, Régime des eaux ou traité des eaux de la mer, des fleuves, rivières navigables et flottables, Paris, chez l’éditeur, 1851. 10. Thèse soutenue par les ingénieurs Jean-Bernard Tarbé de Vauxclairs, Dictionnaire des travaux publics, civils, militaires et maritimes considérés dans leurs rapports avec la législation, l’administration et la jurisprudence, Paris, Carilian-Goeury, 1835, et Benjamin Nadault de Buffon, Des usines…, op. cit. 11. Pierre Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, Paris, PUF, 1968 ; Jehan de Malafosse, Le droit de l’environnement. Le droit à la nature. Aménagement et protection, Paris, Montchrestien, 1973 ; Jean-Louis Halperin, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, 1996. 12. Instruction des 12 et 20 août 1790. 13. Luca Mannori et Bernardo Sordi, Storia del diritto amministrativo, Rome-Bari, Laterza, 2001, p. 250-257. 14. A. Boitard, « Usines », in Maurice Block [dir.], Dictionnaire de l’administration française, Paris, 2e édition, 1877, p. 1782. 15. Louis J. P. A. Grissot de Passy, Étude sur le service hydraulique et sur les mesures administratives concernant les cours d’eau non navigables ni flottables, Paris, Dunod, 1869, p. 27. 16. Rapport du 25 mai 1853 de l’ingénieur ordinaire des Ponts et chaussées Ritter. Archives Nationales (Arch. nat.), F10 4398. 17. Jean-Louis Mestre, « Le renforcement des prérogatives de l’administration sous le Consulat et l’Empire », in Henri Roussillon [dir.], Mélanges offerts à Pierre Montané de la Roque, , Presses de l’Institut d’Études politiques, 1986, volume 2, p. 607-632 ; Jean-Louis Mestre, « Les fondements historiques du droit administratif français », Études et documents. Conseil d’État, 34, 1982-1983, p. 63-80. 18. Pour l’étude des prérogatives de l’État dans les politiques de rationalisation urbaine et de construction du réseau ferroviaire : Luigi Lacchè, L’espropriazione per pubblica utilità. Amministratori e proprietari nella Francia dell’Ottocento, Milan, A. Giuffrè, 1995. Pour les forêts : Jean- Louis Mestre, « Les étapes et les objectifs du droit forestier du Moyen Âge au Code forestier de 1827 », Actualité juridique. Droit administratif, XXXV, 1979, p. 4-10. Pour les ressources du sous-sol : Jehan de Malafosse, Le droit…, op. cit. Pour les eaux : Alice Ingold, « Gouverner les eaux courantes en France au XIXe siècle. Administration, droits et savoirs », Annales HSS, 2011/1, p. 69-104. 19. Friedrich Carl von Savigny, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, Paris, PUF, 2006, p. 167. 20. Louis Assier-Andrieu, Le peuple et la loi. Anthropologie historique des droits paysans en Catalogne française, Paris, LGDJ, 1986, p. 97-114. 21. Analyse des observations des tribunaux d’appel et du tribunal de cassation sur le projet de Code Civil, rapprochées du texte, Paris, Imp. de Ve Hérault, 1802, p. 5-8. 22. Louis Ribes, « Lois et usages sur les cours d’eau servant à l’irrigation des terres et au mouvement des usines dans le Département des Pyrénées-Orientales », in Joseph de Verneilh- Puyraseau, Observations des commissions consultatives sur le Projet de code rural, recueillies, mises en ordre et analysées, avec un plan de révision du même projet…, volume 3, Analyse raisonnée, précédée de plusieurs mémoires particuliers adressés au Ministre, Paris, Imprimerie impériale, 1811, p. 638-678. 23. À la suite de la loi du 17 juillet 1793 qui supprime sans indemnité toutes les rentes foncières entachées de féodalité, les conflits se multiplient pour distinguer entre les droits imposés par la puissance féodale et ceux issus de concessions foncières. Ce débat est bien connu pour les rentes

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foncières (Anne-Marie Patault, « Un conflit entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat : l’abolition des droits féodaux et le droit de propriété », Revue historique de droit français et étranger, 1978, 56, p. 427-444). 24. Cass. req. 10 avril 1838 : tenanciers de Caramany c. tenanciers de Rivesaltes et autres. 25. « L’usurpation fut alors confirmée par la loi ; et ces prises d’eau arbitraires, ces saignées illégales, ces entreprises hasardeuses contre lesquelles s’était si souvent prononcée l’autorité, se trouvèrent ainsi légitimées par des actes publics et irrévocables », François-Jacques Jaubert de Passa, Mémoire sur les cours d’eau et les canaux d’arrosage des Pyrénées orientales, Paris, imprimerie de Madame Huzard, 1821, p. 245. 26. Alice Ingold, « Conflits sur les eaux courantes en France au XIXe siècle entre administration et justice. De l’enchevêtrement des droits et des savoirs experts », in Julien Dubouloz et Alice Ingold [dir.], Faire la preuve de la propriété. Droits et savoirs en Méditerranée (Antiquité-Temps modernes), Rome, École française de Rome, 2012, p. 303-333. 27. Sur les logiques d’enquête à l’œuvre dans ces conflits, je renvoie à Alice Ingold, « Qu’est-ce qu’un fleuve ? Critique et enquêtes à l’épreuve de situations indéterminées », in Pascale Haag et Cyril Lemieux [dir.], Faire des sciences sociales, volume 1, Critiquer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 237-262. Sur l’absence de l’État dans ces enquêtes, voire sur une lecture antiétatique des dispositifs sociaux et juridiques de régulation des eaux sous l’Ancien Régime, je renvoie à Alice Ingold, ‘To historicize…’, op.cit. 28. Jean-Antoine Fabre, Essai sur la théorie des torrents et des rivières,… terminé par le projet de rendre Paris, port maritime, en faisant remonter à la voile, par la Seine, les navires qui s’arrêtent à Rouen par le citoyen Fabre, 1797 ; Alexandre Surell, Étude sur les torrents des Hautes Alpes, Paris, Carilion-Goeury et V. Dalmont, 1841 ; Eugène Belgrand, « De l’influence des forêts sur l’écoulement des eaux pluviales », Annales des Ponts et Chaussées, 1854, ler semestre, p. 1-27. 29. Notamment : Bertrand Desailly, Crues et inondations en Roussillon. Le risque et l’aménagement. Fin XVIIe-milieu du XXe siècle, thèse de doctorat de géographie, Université Paris X-Nanterre, 1990 ; Jean-Paul Métailié, « De la géographie des forestiers à la géographie contre les forestiers : la diffusion et l’extinction du concept de dégradation des montagnes, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle », in Autour de Vidal de la Blache, la formation de l’école française de géographie, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 101-108 ; Nicolas Krautberger, Des dommages et des hommes. Les économies du malheur dans les Alpes, XVIIIe-XIXe siècles, thèse de doctorat d’histoire, Université de Grenoble, 2006. 30. Entre autres : Denis Woronoff, « La « dévastation révolutionnaire » des forêts », in Denis Woronoff [dir.], Révolution et espaces forestiers, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 44-52. 31. Pour l’ensemble du dossier je renvoie aux Archives départementales des Pyrénées-Orientales (Arch. dép. Pyrénées-Orientales), 14SP 303. 32. Cf. note 23. 33. Les termes de « concession » et de « concessionnaire », bien qu’ils soient systématiquement employés dans les archives, sont impropres puisqu’ils renvoient aux eaux du domaine public, il s’agit d’« autorisation de dérivation » et de « permissionnaire ». 34. Lettre du maire de Caramany au préfet, 3 mars 1815 (Arch. dép. Pyrénées-Orientales, 14SP 303). 35. R. de Saint-Malo, Mémoire pour les syndicats des communes de Latour, Estagel, Espira, Rivesaltes et Claira contre la demande en concession d’eau formée par la commune de Caudiès, Paris, imprimerie de Ch. Labure, [s.d.], p. 6. 36. Mémoire de la ville de Perpignan au préfet, 19 avril 1845 (Arch. nat., F10 3555). 37. Maxence Pratx, « Le régime des eaux en Roussillon », Bulletin de la société agricole des Pyrénées orientales XVIL, 1903, p. 115-200. 38. Luca Mannori, « Giustizia e amministrazione », in Raffaele Romanelli [dir.], Magistrati e potere nella storia europea, Bologne, Il Mulino, 1997, p. 39-65 ; Emanuele Conte, « Il diritto delle acque tra

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antico regime e codificazioni moderne », in Acqua, agricoltura, ambiente. Atti del Convegno di Siena 24-25 novembre 2000, Milan, Giuffré, 2002, p. 11-32. 39. Louis Ribes, « Lois et usages… », op. cit. p. 663. C’est lui qui souligne. 40. Antoine Jaubert-Campagne, De l’arrosage dans le département des Pyrénées-Orientales et des droits des arrosants sur les eaux, Paris, imprimerie de Mme Huzard, 1848, p. 71. 41. Yan Thomas, « Présentation », Annales HSS, 2002, n° 6, « Droit et histoire », p. 1425-1428. C’est moi qui souligne.

RÉSUMÉS

Après 1789, l’ensemble des cours d’eau hors du domaine public se retrouvent dans un vide législatif qui subsiste plus d’un siècle et laisse place à d’importantes controverses doctrinales. La régulation de leurs usages agricoles et industriels est disputée entre l’administration exerçant une mission de police, et l’autorité judiciaire qui règle l’ensemble des conflits. Le sort de ces cours d’eau pose la question des formes de régulation dans la période postrévolutionnaire et de la place des régulations juridiques parmi elles. Comment des dispositifs d’Ancien Régime ont-ils pu servir de sources matérielles au droit ? De quelle manière ce secteur a-t-il permis une valorisation d’un pluralisme juridique, salué par le chef de file de l’École historique du droit, Savigny, en 1814 ? Dans un secteur laissé en grande partie au droit privé, comment l’administration a-t-elle affirmé sa légitimité à réguler des usages économiques en dehors du domaine de l’utilité publique ? Cette étude interroge le rôle de l’État et ses prérogatives indécises au cours du XIXe siècle dans le monde économique. Dans une dernière partie, l’étude d’une série de conflits pour l’accès à la ressource en Roussillon entre 1810 et 1865 permet de saisir la place de l’expertise naturaliste dans les régulations, administratives et judiciaires. Notre hypothèse est qu’autour de la pénurie, l’expertise naturaliste a été mobilisée par les magistrats et les juristes, et qu’elle a d’abord servi à borner l’intervention de l’administration et à préserver un espace de compétence propre aux tribunaux.

Post 1789, all the watercourses outside of the public domain were in a state of legislative vacuum which lasted for over a century. While the legal regime of non navigable watercourses was not fixed before 1898 and was the object of major doctrinal controversies; the regulation of their agricultural and industrial uses was cause of dispute between an administration holding a policing mission and a judicial authority which regulated all conflicts. The fate of these watercourses, and of the institutions that support them, raises the question of forms of regulation in the post-revolutionary period and the place of legal regulations within them. How could regulatory measures that had come directly from the Ancien Régime serve as legal source materials? How did this sector become the opportunity for a valorisation of a judicial plurality and been greeted as such by Savigny, the head of the School of Historical Law, in 1814? In a sector left by and large to private law, how did the administration affirm its legitimacy to regulate economic use outside of those measures defined by public utility? This study questions the role of the state and its hesitant prerogatives in the economic field during the nineteenth century. In the final part, the analysis of a series of conflicts over access to resources in Roussillon between 1810 and 1865 allows us, considering the highly conflictual shortage management, to grasp the place of naturalistic expertise in administrative and judicial regulations. Since the end of the Ancien Régime, naturalistic expertise on rivers, taken on largely by foresters and engineers, had

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generally served as a pattern for a reinforcement of the role of the state. Our hypothesis is that around the management of shortages, the naturalistic expertise was used by judges and lawyers, and initially served to mark out the intervention of the administration and to preserve an area of expertise specific to the courts.

In der Zeit nach 1789 waren Fließgewässer ein Jahrhundert lang außerhalb des öffentlichen Sektors rechtlich nicht reguliert, was wichtige Grundsatzkontroversen auslöste. Die Regulierung ihrer landwirtschaftlichen und industriellen Nutzung war zwischen der Verwaltung, die eine polizeiliche Aufgabe erfüllte, und der juristischen Autorität, die die Gesamtheit der Konflikte regelte, umstritten. Das Schicksal dieser Gewässer wirft die Frage nach den Formen ihrer Regulierung im postrevolutionären Frankreich und nach der Rolle der rechtlichen Regulierungen auf. Inwiefern hat dieser Sektor die Valorisierung eines Rechtspluralismus erlaubt, für den sich der Leiter der École historique du droit, Savigny, 1814 einsetzte? Wie begründete die Verwaltung ihre Berechtigung, in einem Sektor, der zu einem Großteil dem Privatrecht vorbehalten war, die Regulierung der wirtschaftlichen und außerhalb des öffentlichen Interesses liegenden Nutzung vorzunehmen? Die vorliegende Studie fragt nach der Rolle des Staates und seinem schwankenden Vorrecht im Bereich der Wirtschaft im 19. Jahrhunderts. Im letzten Teil erlaubt die Betrachtung einer Reihe von Konflikten, die sich um den Zugang zu Ressourcen in Roussillon zwischen 1810 und 1865 ereigneten, die Rolle des naturwissenschaftlichen Gutachtens innerhalb verwaltungstechnischer und richterlicher Regulierung erfassen. Nach der hier vertretene These wurden bei Güterknappheit naturwissenschaftliche Gutachten von Richtern und Juristen angefordert, die das Eingreifen der Verwaltung beschränken und den Gerichten einen eigenen Kompetenzbereich bewahren sollten.

AUTEUR

ALICE INGOLD Alice Ingold est maîtresse de conférences à l’École de Hautes Études en Sciences Sociales

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Le légiste, l’économiste et la liberté testamentaire sous le Second Empire. Aux origines de l’analyse économique du droit The Jurist, The Economist and the testamentary freedom under the Second Empire. The origins of economic analysis of Law Der Rechtswissenschaftler, der Ökonom und die Testierfreiheit im Second Empire. Zu den Anfängen der ökonomischen Analyse des Rechts

Frédéric Audren

1 Le droit des successions et des libéralités est, tout au long du XIXe siècle, un sujet de controverses et de passions1. Au-delà de la masse des publications produites sur ce domaine par les juristes, ce droit successoral figure, plus d’une fois, sur l’agenda législatif des différents régimes politiques français. Qu’il s’agisse de l’abolition du droit d’aubaine (14 juillet 1819), de la suppression définitive des majorats (11 mai 1849) et de la mort civile (31 mai 1854) ou encore de la reconnaissance des droit successoraux des enfants naturels (25 mars 1896), toutes ces dispositions, comme bien d’autres, modifient, par touches successives, certains aspects du droit successoral, sans pour autant renverser l’équilibre subtil entre liberté individuelle et égalité des héritiers, instauré par le Code civil2. Si, à partir de la promulgation de ce dernier en 1804, les discussions doctrinales et jurisprudentielles se succèdent à un rythme soutenu, elles sont loin de se réduire à ses dimensions purement techniques et ont, nul n’en sera surpris, de fortes implications politiques et sociales auxquelles se mêlent des intérêts familiaux et économiques. Le projet de loi de 1826 sur le rétablissement du droit d’aînesse ou encore celui porté par Auguste Ceyras en août 1848 visant à retirer au père le droit d’avantager un héritier sont jusqu’à la caricature, pour ne prendre que ces deux exemples, l’occasion pour leurs adversaires de dévoiler les intentions nécessairement inavouables de leurs promoteurs : spectre de la reconstitution des positions de la noblesse pour les uns, menace socialiste pour les autres. Il ne fait aucun doute pour les

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acteurs de l’époque que la loi successorale est une loi éminemment politique, plus exactement un droit privé d’essence politique. « Tout ce qui regarde le mode du partage dans les successions, rappelle l’un des rédacteurs du Code civil, Jean-Étienne- Marie Portalis, n’est que de droit politique ou civil »3.

2 Le Second Empire constitue un moment important de cette histoire du droit successoral. Non parce qu’il se caractériserait par des réformes juridiques majeures dans ce secteur — pas plus qu’un autre, le régime ne transforme fondamentalement cette branche du droit — mais plutôt parce qu’il voit émerger une approche renouvelée de la question testamentaire. Débordant les seules arènes législative et judiciaire, les principes et les modalités de la dévolution testamentaire, c’est-à-dire volontaire (par opposition à la dévolution légale ou ab intestat), deviennent l’objet, tout particulièrement dans les années 1860, d’une intense mobilisation de la part de publicistes en tout genre, d’économistes, de sociétés savantes (la Société d’économie politique dès 1856, la Société d’économie charitable en 1860, la Société internationale des études pratiques d’économie sociale en 1867 ou encore l’Académie de législation de Toulouse), d’organes de presse ou encore de chambres de commerce. Ce problème de la dévolution successorale fait l’objet, directement ou collatéralement, d’investigations de nature quasi-ethnographique (la plus célèbre est la grande enquête agricole de 1866) ; il est également porté à plusieurs reprises devant les assemblées politiques. Lors d’une discussion de l’Adresse, le baron de Veauce appelle de ses vœux en janvier 1864, au Corps législatif, une réforme de la loi successorale4 ; avec le soutien de 56 autres parlementaires, il reprend la question le 5 avril 1865 dans le cadre d’un amendement à l’Adresse et soumet, devant la même assemblée, sans plus de succès, l’idée d’un changement des « lois de succession […] favorables à l’extension des droits du père de famille ». En 1865 et en 1866, le Sénat repousse la pétition que 130 négociants de Paris lui adressent contre « l’influence funeste que le droit à l’héritage exerçait sur les mœurs de leurs enfants et sur la situation de leurs ateliers », ainsi que celle présentée par l’industriel Sallandrouze-Lemoulec au nom « d’agriculteurs et de propriétaires de la Creuse ». Cette dernière est l’occasion de demander « la modification des lois relatives aux successions et l’établissement de la liberté de tester, dernière sauvegarde de la petite propriété ».

3 Ces diverses initiatives, influencées pour la plupart d’entre elles par les thèses soutenues dès avant 1850 et systématisées dans La Réforme sociale en France (1864) par l’ingénieur des Mines Frédéric Le Play5, plaident dans leur grande majorité en faveur d’une forte extension de la liberté du testateur, de sa capacité à avantager un héritier au détriment du principe d’égalité successorale. À cet égard, devenu lui-même sénateur le 29 décembre 1867, Le Play profite de la position que lui offre cette nomination et de ses relations avec le prince Napoléon-Jérôme pour tenter de diffuser auprès des élites dirigeantes ses thèses en faveur de la liberté de tester. Alors même que bien des juristes pensaient que cette égalité successorale était déjà l’objet d’un large consensus, le « sociologue » et ses disciples contribuent, grâce à un actif travail de propagande, à élever cette question de la réforme testamentaire au rang de véritable problème public appelant un large débat et une intervention urgente des autorités politiques pour assurer le salut et la paix sociale de la France impériale6. Pourtant, nul ne sait avec précision si le recours aux testaments et à la quotité disponible est fréquent au XIXe siècle… Cette question trouvera, sans surprise, un certain écho et une prolongation dans les premières années de la IIIe République, au moment même où le mouvement

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leplaysien structure plus efficacement son action militante et intellectuelle7. Les assemblées auront ainsi, une nouvelle fois grâce à l’activisme de membres ou de proches de l’école leplaysienne, à connaître des projets de loi en 1869-70 et, sur proposition des députés Baragnon, Lucien Brun et Mortimer-Ternaux, en 1871 pour modifier les articles 826, 832 et 1079 du Code civil et reconnaître au père de famille la « faculté d’attribuer à ses enfants l’intégralité d’un de ses immeubles sous la condition de soulte en argent à payer ses frères et ses sœurs ». De leurs côtés, plusieurs chambres de commerce, à commencer par celles de Paris et de Bordeaux, demandent au milieu des années 1870, au nom de l’intérêt national, la restitution au père du droit de disposition de ses biens8.

Liberté testamentaire vs liberté de tester

4 Cette querelle du droit successoral sous le Second Empire, orchestrée en partie par les milieux leplaysiens9, est un aspect connu de l’histoire politique et juridique. Toutefois, on a sans doute moins repéré que cette période inaugure le thème de la « liberté testamentaire ». L’expression, étrangère au vocabulaire juridique, connaît alors un succès sans précédent. Si elle demeure largement associée à l’œuvre théorique de Frédéric Le Play qui en propose, à l’époque, la définition la plus aboutie, elle déborde néanmoins le cercle des leplaysiens pour devenir un lieu commun, un « énoncé collectif » qui, sans tracer les contours d’un groupe précis, coalise des pratiques divergentes et offre des capacités d’action politique commune pour de nombreux acteurs préoccupés par des questions de société. Le terme de « liberté testamentaire » n’est pas, en réalité, un autre nom pour désigner le débat récurrent et classique depuis le début du XIXe siècle autour du droit de tester : loin d’être un synonyme de « liberté de tester », catégorie usuelle des juristes, il traduit, plus exactement, une manière inédite de penser la transmission des patrimoines, un déplacement significatif dans la façon de concevoir les fonctions sociales des règles juridiques. Si, en effet, la liberté de tester pose la question de la détermination des héritiers et du patrimoine à partager, en d’autres termes, les droits des héritiers sur les biens du de cujus, la liberté testamentaire se situe à un tout autre niveau, celui des performances économiques, morales et sociales des lois de successions en vigueur.

5 Là où traditionnellement les juristes interprètent les dispositions du Code civil pour assurer une meilleure protection des droits et garantir l’ordre des propriétaires, les partisans de la liberté testamentaire, inspirés par les sciences sociales naissantes, se préoccupent, quant à eux, de l’adéquation des mécanismes juridiques en vigueur aux impératifs de la prospérité économique et de la moralité des nations. Une telle approche bouscule les habitudes de nombreux juristes, en particulier les professeurs des facultés de droit, qui la jugent en rupture avec les opérations traditionnelles du droit pour la renvoyer, non sans un certain mépris, du côté de la pratique de l’économie politique. La liberté testamentaire et le cadre d’analyse qu’elle déploie mettent ainsi à l’épreuve la science du droit successoral dont les juristes héritent et qu’ils pratiquent au sortir des écoles de droit.

6 Dans la France du Code civil, la liberté de tester est le résultat d’une transaction entre des intérêts juridiquement protégés. Afin d’éviter toute forme d’exhérédation arbitraire ou d’indisponibilité totale, les héritiers ne peuvent se voir priver d’une part réservée de la succession, dite réserve, et le défunt (ou, avant son décès, le propriétaire) ne reste libre

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de disposer que de la partie non réservée de son patrimoine, désignée sous le nom de quotité disponible. La réserve et la quotité disponible varient en fonction de la qualité et du nombre des héritiers réservataires. On conçoit, par conséquent, que les controverses sur cette liberté de tester opposent ceux qui privilégient la liberté des pères à ceux qui valorisent l’égalité entre les descendants et les ascendants. Droit de propriété contre droit à l’héritage. Sans même évoquer les prises de position en faveur de la restauration du droit d’ainesse ou de la suppression pure et simple de l’héritage — positions pour le moins minoritaires –, les débats sur la liberté de tester portent principalement sur la meilleure manière de fonder les mécanismes successoraux : plus ou moins de liberté, plus ou moins d’égalité. Les commentateurs du Code civil reconnaissent que la solution retenue est très satisfaisante, même si des réformes peuvent être envisagées. À l’occasion d’une séance de la Société d’économie charitable, en mars 1862, Louis Wolowski relève que « plus que toute autre des règles qui se trouvent inscrites dans le Code civil, l’égalité des partages et la réserve légale des enfants ont contribué à constituer la France moderne »10. Par cette remarque, le professeur de législation industrielle au Conservatoire des arts et métiers exprimait assez exactement le point de vue de la grande majorité des auteurs de la doctrine juridique. Dans le même sens, sur le territoire français, une large fraction des populations, bien loin d’opposer une résistance farouche au Code civil, a perçu les bénéfices offerts par certaines dispositions du code pour faciliter les arrangements de famille et a su utiliser de telles ressources pour avantager un héritier qui n’était plus toujours l’aîné11.

7 La question de la liberté de tester a donné lieu à une abondante littérature juridique, très souvent en réaction aux travaux des thuriféraires de la liberté testamentaire12. Elle est dominée par quelques études, comme celle, primée en 1866 par l’Académie des sciences morales et politiques, du professeur de droit parisien Gustave Boissonade consacrée à l’ Histoire de la Réserve héréditaire et de son influence morale et économique13. À l’instar de ce dernier volume, traités, thèses et revues se font d’ailleurs l’écho des projets scientifiques et réformateurs de Le Play. On aurait néanmoins tort de réduire cet effort doctrinal à une seule réaction contre une œuvre de science sociale qui, incontestablement, suscite un intérêt inédit dans les facultés de droit : il est également encouragé par une activité jurisprudentielle marquante qui, autour de 1860, contribue à approfondir les droits sur la succession et confirme la réserve héréditaire comme le pivot de l’ordre public successoral. Dans plusieurs arrêts restés célèbres, la Cour de cassation précise les bornes de la liberté de tester. Les libéralités attribuées à des héritiers réservataires renonçants sont-elles imputables sur leur part de réserve ou sur la quotité disponible ? Mettant un terme à des hésitations jurisprudentielles, l’arrêt Lavialle (Ch. Réun., 27 novembre 1863), décide que la réserve est une part de la succession diminuée de la portion disponible s’il en a été disposé. Comment doivent se compter les héritiers réservataires pour calculer la quotité disponible, si l’un d’entre d’eux vient à renoncer à la succession ? L’arrêt Dufeu (Civ 13 aout 1866) pose notamment que la quotité disponible est fixée d’une manière invariable d’après le nombre d’enfants existants au décès du disposant : « Le renonçant fait ainsi nombre pour le calcul de la réserve, ce qui accroit d’autant la part des autres réservataires »14. L’univers du droit est un univers casuistique : pendant le Second Empire, le statut de l’héritier se stabilise, par touches successives, à la faveur de situations inédites — pour ne pas dire extrêmes — permettant à la fois de trancher un cas individuel mais également de mieux établir les droits et les devoirs des futurs bénéficiaires d’un patrimoine.

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8 Quoi qu’il en soit, s’attacher ici au contenu technique d’une production doctrinale stimulée par les évolutions de la jurisprudence ainsi qu’aux arguments échangés dans ces controverses excéderait très largement notre propos. Dans tous les cas, les juristes cherchent, pour étudier cette question, à « remonter aux principes sur lesquels elle repose »15, à « rechercher les véritables principes du droit »16. Il s’agit bien, pour eux, de fonder le droit de tester : cette opération signifie de remonter vers un principe fondateur qui permette d’asseoir aussi solidement que possible la solution retenue. Plusieurs d’entre eux déduisent la liberté de tester du droit de propriété, conçu souvent comme un véritable droit naturel17. À leurs yeux, le propriétaire doit donc avoir la faculté de disposer de la totalité de son patrimoine, voire même de se ruiner. Quant à la réserve héréditaire, limite imposée au droit de propriété, elle oppose, pour en justifier l’existence, les partisans de la dette d’aliments contractée vis-à-vis de ses enfants, ceux de la copropriété familiale ou encore ceux du fidéicommis tacite. Ces différentes théories constituent des fondements discutés sur lesquels les juristes de l’époque cherchent à appuyer le droit des enfants sur une partie du patrimoine paternel. Dans le rapport introductif qu’il présente, le 17 mars 1867, à la très leplaysienne Société d’économie sociale, Anselme Batbie, premier professeur d’économie politique à la Faculté de droit de Paris, soutient que « pour acquitter la dette alimentaire envers les générations futures in perpetuum, elle a créé la réserve qui limite le droit du testateur ou donateur »18. Et un président de chambre à la Cour impériale de Riom de répondre : « plus important encore qu’un éventuel droit alimentaire de l’enfant, ce patrimoine doit se concevoir comme « une copropriété virtuelle entre les parents et les enfants […], comme une sorte de propriété collective de tous les membres de la famille » 19. Nous pourrions multiplier les exemples. Penser juridiquement la liberté de tester ainsi que les catégories et les institutions lui donnant une consistance, c’est les attacher à un principe générateur organisant la démonstration, mais c’est également désigner les sources créatrices de ce droit qui en valident l’existence. Tantôt, se manifeste une attention aux sources formelles qui oblige à se tourner vers les lois en vigueur, à les interpréter à la lumière de l’intention supposée du législateur. Tantôt, s’attachant aux sources matérielles, la réflexion porte sur les forces qui font émerger le droit des tréfonds de l’histoire et de la société. La liberté de tester a une histoire ; cette dernière fait droit et en légitime les formes comme les usages. D’où, par ailleurs, l’effort constant de cette doctrine juridique pour relier ce présent du droit successoral à des veteres, à des expériences passées dont il cherche à reproduire l’autorité et avec lesquelles il partage un même univers sémantique. Au commencement était le droit romain… Rares sont, en effet, les études qui n’en passent pas par Rome (réserve pars bonorum) et/ou par le droit coutumier (réserve pars hereditatis).

La liberté testamentaire, entre utopie sociale et réforme du Code civil

9 À la surface des problèmes (s’en tenir aux textes sans se préoccuper de l’épaisseur sociale des normes), voire superficielle, et régressive (sans cesse faire retour aux principes, aux sources, à l’histoire), cette façon traditionnelle de procéder des juristes est vivement attaquée par les partisans de la liberté testamentaire qui la jugent byzantine. Comme le faisait déjà Saint-Simon, ils lui reprochent d’enregistrer et de reconduire un état du droit sans jamais s’interroger sérieusement sur les effets positifs

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ou négatifs de la loi sur la vie économique, sociale et politique. Plutôt que d’interpréter la loi c’est-à-dire de régler/réguler les modalités d’accès à un patrimoine, ces partisans se préoccupent avant tout d’évaluer l’efficacité des dispositions du Code civil à l’aune de la prospérité du pays.

10 Ces partisans de la liberté testamentaire, qui sont-ils ? Difficile, en réalité, de faire un portrait de groupe. Qu’un tel collectif aux contours flous soit uni par une communauté d’intérêts pécuniaires ne fait aucun doute. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les soixante-cinq signataires de l’amendement à l’Adresse initié par le Baron de Veauce en 1865 sont, pour la plupart, des personnalités modérées, propriétaires fortunés et/ou préoccupés par les questions agricoles. Leurs intentions, en soutenant cette initiative, sont assez transparentes. Mais, rabattre cette promotion de la liberté testamentaire sur les seuls intérêts économiques ou symboliques de leurs défenseurs est naturellement un peu court. Les partisans de la liberté testamentaire se confondent-ils avec l’adhésion au mouvement leplaysien ? La réponse est incontestablement négative. Comme le démontrent amplement des débats de la Société d’économie sociale, certains de ses dirigeants (à l’image de Anselme Batbie et Wolowski, l’un et l’autre vice-présidents de cette Société) rejettent avec fermeté cette thèse de liberté testamentaire alors même que cette dernière trouve un écho au-delà des seuls disciples de l’auteur des Ouvriers européens.

11 La question pertinente est plutôt celle de savoir ce que cette liberté testamentaire veut dire. « Nous croyons que le droit de tester devrait être absolu et illimité », soutient en 1865, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil. Cet économiste libéral s’engage alors en faveur de la suppression de la réserve héréditaire : « Il convient donc d’abolir la réserve. Les intérêts de la production, les intérêts du bon ordre, de la conservation et de l’accroissement des familles l’exigent également »20. Luttant également contre l’interventionnisme croissant de l’État qu’il juge mortifère et contre les dispositions du Code civil, Frédéric Le Play fait du pouvoir de transmettre sans entrave ses biens et, pour le propriétaire, de régler lui-même le mode de transmission, la condition des progrès de la richesse et de la moralité de la famille. Sans revenir sur ce point, on rappellera que, pour l’ingénieur des Mines, ce « régime de la liberté testamentaire » occupe une place déterminante dans l’établissement et le maintien de la « famille- souche », modèle le plus apte à assurer le perfectionnement de la communauté familiale et politique. Projet politique et droit civil sont inséparables ; cette question successorale ne pouvait échapper aux débats sur les limites de l’interventionnisme étatique, fut-ce dans la sphère des relations privées21. La préférence accordée à ce régime de liberté, aux yeux de Le Play qui rejoint sur ce point bien des économistes libéraux de son époque comme Charles Dunoyer22, est commandée par des considérations d’efficacité et de bien-être et non en raison de principes généraux — pour ne pas dire abstraits — de justice. Le Play appelle à asseoir les débats « non plus sur des théories préconçues de justice et de droit naturel, mais sur la pratique comparée des divers pays »23. Devant la Société d’économie charitable, se démarquant ostensiblement de l’approche des juristes, Albert de Saint-Léger, un proche de Le Play, affirme n’avoir « pour principe de n’attacher qu’une importance secondaire à l’origine de les lois. Qu’elles soient récentes ou qu’elles soient aussi anciennes que possible, [je] les juge par leurs fruits »24.

12 Au cours des années 1860, à la faveur de la libéralisation du régime et de l’amorce d’une dynamique libre-échangiste, qui voient aussi les économistes libéraux se rapprocher de

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Napoléon III25, le débat sur les liens entre système juridique et performances économiques s’intensifie. La question de la pénétration de l’économie dans le droit n’est certes pas une nouveauté26. Mais, en particulier dans les milieux libéraux, les « originales légales » de la puissance politique et économique des nations27, l’attractivité économique du droit deviennent une dimension essentielle de la compréhension du marché et des systèmes sociaux, alimentant les débats passionnés sur la supériorité de l’Angleterre sur la France28. Car, plus encore que les États-Unis, c’est le plus souvent cette Angleterre industrieuse et développée (et son absence de restrictions en matière de liberté de tester) qui est donnée en exemple par les partisans de la liberté testamentaire pour démontrer tous les bénéfices de leur revendication. La question du droit successoral ne fut, en définitive, bien souvent qu’un moyen de débattre sur les vertus d’exemples étrangers et a permis de soulever bien des doutes au sujet d’une transplantation exogène29. Elle laisse également apparaître une évolution sensible dont les milieux juridiques tarderont à prendre toute la mesure : l’opposition commom law/droit civil ne renvoyait plus seulement à des traditions historiques distinctes, souvent plus rêvées que réelles ; elle impliquait également plus explicitement l’idée d’une compétitivité économique entre les systèmes juridique (concurrence par le droit mais également pour le droit), idée vouée ultérieurement à un grand succès.

13 Les arguments historico-comparatifs, si centraux dans l’œuvre de Frédéric Le Play, montrent assez rapidement leurs limites pour justifier la liberté testamentaire. Les exemples du passé et les expériences étrangères apparaissaient comme une apologie dangereuse de l’Ancien régime (un droit d’exhéréder) et/ou comme une soumission à des formes juridiques étrangères à la tradition nationale. Pour éviter certaines critiques, à commencer par celle du rejet de certains acquis de la Révolution française, les partisans de la liberté testamentaire travaillent à démontrer en quoi, en matière successorale, l’application des dispositions du Code civil affecte grandement les capacités économiques et morales de la France. Inversion sensible du problème : non plus démontrer les bénéfices de la liberté testamentaire mais pointer les dangers du régime instauré par le Code civil, non plus faire de cette liberté testamentaire une condition nécessaire, et parfois suffisante, de la prospérité mais pointer les méfaits d’une législation testamentaire existante pour en proposer, autant que faire se peut, des réformes majeures.

14 Quels sont les effets concrets du droit successoral en vigueur sur l’état des familles, sur la société politique et sur la paix sociale ? C’est sur ce terrain de l’application du droit et non plus sur celui de la pertinence d’un modèle de société (question sous-jacente mais quelque peu suspendue) que se porte l’essentiel des débats et que les arguments s’échangent. En mobilisant fréquemment un imposant appareil statistique, les partisans de la liberté testamentaire tentent de démontrer que le droit civil, et particulièrement l’égalité des partages successoraux, a contribué au morcellement les sols et à la division de la propriété, à freiner la natalité, à affaiblir le sentiment religieux ou encore à réduire l’autorité des pères30. Le catalogue des catastrophes découlant de la législation successorale est réalisé à longueur de pages chez les disciples ou compagnons de route de Le Play. En somme, les partisans de la liberté testamentaire se repèrent surtout par leur volonté de faire porter, quasi-exclusivement, au Code civil la responsabilité du déclin de la France. En face, sans nier les limites de la solution retenue par ce code, leurs contradicteurs considèrent que, si déclin il y a (et la preuve n’est pas facile à apporter), les causes en sont multiples, irréductibles aux seuls articles du Code

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organisant les dévolutions testamentaires. Ces contradicteurs tantôt contestent la réalité même des effets négatifs imputés au droit patrimonial tantôt ils relèvent que la situation sociale et économique actuelle tient à des causes qui ne sont pas strictement juridiques31. Plus encore que la promotion de l’idéal de la liberté testamentaire, c’est un procès contre l’égalité entre héritiers qu’ouvrent, dans les années 1860, les débats sur la transmission testamentaire…

15 Cette période verra une avalanche de données statistiques et de considérations socio- économiques de la part des partisans et des adversaires de l’égalité testamentaire, sans qu’elle infléchisse sensiblement les positions des uns et des autres. Le théâtre des opérations semblait figé. Désireux d’emporter la conviction et de réduire toute résistance, les partisans leplaysiens de la liberté testamentaire, à l’issue de plusieurs réunions à la Société d’économie sociale (mars-juin 1867), ouvrent alors un chantier inédit. Souhaitant étudier « les conséquences pratiques des régimes de transmissions en usage dans chaque contrée de la France » pour réaliser une véritable cartographie des familles, la Société confie à Claudio Jannet, un jeune juriste auteur d’une thèse sur la liberté de tester, le lancement d’une vaste Enquête sur l’état des familles et l’application des lois de succession. Substituant aux statistiques une démarche monographique inspirée de Le Play32, cette enquête, prolongeant celle antérieurement menée auprès d’une famille du Lavedan (1856), la famille Mélouga, est effectuée en plusieurs vagues jusqu’au tournant du XXe siècle. Elle débute par les départements des Basses-Alpes, des Hautes-Alpes, des Bouches-du-Rhône, du Var et du Vaucluse33. À partir d’un long questionnaire réalisé sous l’autorité de Frédéric Le Play lui-même, plus de cent- cinquante personnes (notaires, juges de paix, grands propriétaires, etc.) auraient été interrogées. Les résultats, publiés sont sans surprise : les classes rurales qui, jusqu’en 1792, jouissaient en Provence, sur la moitié au moins de leur patrimoine, de la disposition de leurs biens, souffrent des nouvelles lois sur le « partage forcé en nature ». Les petites exploitations agricoles sont désorganisées, l’esprit de solidarité et de continuité des familles est affaibli et le caractère moral de l’union conjugale est profondément atteint. Sans doute aucun, ce chantier n’offrait que des résultats attendus. Mais il n’en constitue pas moins la première tentative privée d’une sorte d’enquête collective de sociologie législative, riche par sa collecte de données et intéressante par la méthode employée. Aussi distordue soit-elle — son caractère idéologique n’est plus à démontrer — cette entreprise offre un effort inédit pour mettre en lumière l’écart qui sépare les dispositions générales de la loi de la rationalité de certaines pratiques sociales, parfois anciennes, qui visent, contre ou grâce à la loi elle- même, à préserver les intérêts du groupe familial.

16 Cette approche du droit par ses effets contribua aussi à remettre les opérations du droit au cœur du débat : le problème était moins de promouvoir un nouveau modèle successoral fondé sur une négation de l’égalité entre héritiers mais plutôt de proposer des réformes de nature à combattre certains excès de la législation. Non pas faire plier le droit sous l’impact des révélations économiques mais le faire évoluer par un détour économique. Après avoir tenté de leur échapper, la liberté testamentaire était rattrapée, en quelque sorte, par les instruments du Code civil… Il ne s’agit plus seulement de parler de liberté, d’autorité ou encore de moralité : il se révélait nécessaire de parler de partage d’ascendant, de quotité disponible ou de réserve. L’« héritier », comme catégorie juridique, semble quelque peu reprendre le dessus sur la « famille » et ses combinaisons idéal-typiques. La possible extension de la quotité disponible devient un enjeu majeur. En 1862, à l’occasion d’un « débat sur la loi de

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succession » animé par le vicomte de Melun, la Société d’économie charitable discute de l’intérêt pour le père de toujours disposer par testament de la moitié de ses biens quel que soit le nombre de ses enfants », de la possibilité que « la loi du 17 mai 1826 autorisant les substitutions de la quotité disponible soit remise en vigueur » ou encore de modifier les termes de l’article 832 du Code civil. À bien des égards, cette extension de la quotité disponible à la moitié, quel que soit le nombre de ses enfants, devient la revendication emblématique des partisans de cette liberté testamentaire qui voient en elle une condition pour la conservation des familles-souches de paysans propriétaires. Elle témoignait, par la même occasion, de l’emprise sur ces derniers des principes successoraux en vigueur avant la Révolution dans les anciens pays de droit écrit34. Au- delà de cette extension, les réformes indispensables semblent passer par l’amélioration des dispositions sur le partage d’ascendants (composition des lots des enfants, date d’estimation des biens, délai pour les actions en nullité ou en rescision35) ou l’affirmation de la liberté des arrangements des familles.

Haro sur l’usurpation économique

17 Le thème de la liberté testamentaire est, en définitive, profondément ambigu. Il est, porteur d’une critique radicale de la science du droit au nom du fait. Celle-ci est corrélative de la critique de la figure du « légiste » — qui traverse la pensée de Saint- Simon, Comte et Le Play : ce légiste est dans l’erreur lorsqu’il prétend défendre et légitimer une institution alors même que l’observation scientifique, les faits sociaux et économiques appellent instamment un autre régime juridique. La « liberté testamentaire » condamne « la liberté de tester » du Code civil. C’est bel et bien tout le savoir des interprètes du Code civil, son formalisme, son retour obsessionnel à des principes qui s’en trouvent violemment stigmatisés. Les juristes ne s’y sont pas trompés : ils ont clairement perçu que la promotion de la « liberté testamentaire » était, en réalité, un effort pour combattre la prééminence du discours juridique, son mode d’existence spécifique dans le concert des savoirs sociaux. Cette querelle autour de la « liberté testamentaire » manifeste crument la guerre que se mènent entre elles la science du droit et la science économique (ou, la « science sociale » leplaysienne)36. Les protagonistes de cette querelle se placent d’ailleurs très explicitement sur ce terrain, comme le professeur de droit toulousain Gustave Bressolles, répondant à Courcelle- Seneuil, auteur Du droit de tester et de ses limites : « Non, les jurisconsultes ne peuvent vouloir ignorer ce qu’on appelle aujourd’hui les faits économiques […]. Mais que les jurisconsultes n’aient quelquefois accusé l’économie politique “d’usurpation”, je ne dirai pas non, et ce n’est pas toujours à tort »37. Ce débat traduit, par ailleurs, sur un terrain intellectuel un conflit qui a, au même moment, de lourdes implications institutionnelles. Les années 1860 sont celles qui voient les facultés de droit préempter l’enseignement de l’économie politique (création d’une première chaire d’économie politique en 1864 ; introduction de l’économie politique en deuxième année de licence en 1877). Le premier titulaire parisien de cette chaire, Anselme Batbie, met un point d’honneur à rappeler qu’il est un jurisconsulte au service de la justice et que « l’économie politique n’est donc pas venue détruire la notion du juste mais la compléter et la confirmer »38. Si des juristes accueillent avec une certaine bienveillance la science économique, c’est en lui refusant sa prétention à placer l’ordre juridique sous la dépendance du système économique. On ne peut pas accepter de « trop faire prédominer, dans les solutions des problèmes sociaux ou législatifs, les données de

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l’utile, au point de laisser en sous ordre celles du juste ». Et les partisans de la liberté testamentaire laissaient trop clairement transparaitre leur désir de bouleverser l’ordre des savoirs : les juristes ne pouvaient admettre qu’un traitement économique des règles et du système juridique, à partir d’une analyse de l’efficience du droit, se substitue à un traitement des questions économiques à partir des outils du droit. Ils résisteront, plus que jamais dans la première moitié du XXe siècle, à ce modèle économique de la raison juridique qui menace le monopole de leur expertise sur la vie du droit.

18 Certains partisans du droit illimité des pères se dévoilent en véritables contempteurs de la modernité : ils semblent appeler à une réaction sociale et politique et faire fi de la tendance égalitaire au sein des familles. L’idéal testamentaire apparaît, aux yeux de beaucoup, comme la promesse d’une tyrannie des pères. Comment approcher l’idéal sans effrayer ? Les partisans de la liberté testamentaire réclament alors une réforme de la manière successorale au nom des tenaces réalités économiques et sociales. Ce n’est pas la science du droit et son aveuglement supposé qui sont attaqués frontalement ; ce sont les intérêts familiaux, nationaux et internationaux qui, après enquête, exigent de faire évoluer les normes en vigueur. La libéralisation de certaines dispositions successorales du Code civil doit précéder l’annonce de la liberté testamentaire. Bien des juristes mettent en doute les prétendus effets négatifs des lois successorales. Mais, ils n’en reconnaissent pas moins qu’ils ne peuvent décemment plus fermer les yeux sur l’importance des intérêts en jeu dans la vie du droit. Le juriste ne se contente plus de remonter aux sources de la loi (intention du législateur ou fondement historique) ; il doit également mettre en balance des intérêts en présence pour contribuer au progrès de la société39. Sans doute les auteurs de la doctrine juridique éprouvent-ils un certain malaise face à ces partisans de la liberté testamentaire qui instrumentalisent le droit au service de leur cause réformatrice. Passant par les fourches caudines de la technique juridique, les uns comme les autres n’en acceptent pas moins une confrontation des normes juridiques aux faits socio-économiques. Nul ne pouvait, il est vrai, rester insensible à une conjoncture favorable aux affaires ni ignorer le développement et les transformations de l’économie nationale. Mais, si les partisans de la liberté voient la vérité du droit dans ces faits (les externalités font le droit), leurs adversaires considèrent que le droit préjuge toujours des faits pertinents (le droit filtre les externalités).

19 Quoi qu’il en soit, c’est au nom même de réalités économiques et sociales nouvelles, inconnues du Code civil, que ces années 1860 connaissent un mouvement sans précédent en faveur de la révision du Code civil. Anselme Batbie, devant l’Académie des sciences morales et politiques, et Alexandre Duverger, tous deux enseignants à la faculté parisienne, s’opposent sur la pertinence d’une telle révision et sur les parties du code devant en bénéficier40. Les milieux républicains, à l’initiative d’un répétiteur en droit, Émile Acollas, lancent un Comité pour la refonte du Code civil se réunissant huit fois entre mai 1866 et janvier 1867. Ce comité, composé de dix-sept membres, aborde notamment les questions du divorce, de la situation des époux ou de la filiation naturelle et légitime (le droit successoral n’est pas affronté dans ce laps de temps)41. Dans un tel contexte, les données économiques et sociales mobilisées à l’appui de projets de réforme devenaient sans surprise des enjeux majeurs. Que, sous bénéfice d’inventaire, le Code civil nécessite une certaine actualisation, ils ne sont pas rares ceux qui se rallient à une telle position. Mais encore faut-il que les données socio- économiques invoquées ne viennent pas rompre une tradition juridique établie ou

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l’emportent dans une direction qui l’écarterait de ces principes fondamentaux. Partisans et adversaires de la liberté testamentaire peuvent s’accorder sur les nécessités de faire évoluer le droit à condition toutefois que le droit civil, sa vérité et ses principes ne soient pas les victimes de leurs projets politiques et leur haine de « l’esprit légiste ».

NOTES

1. Le droit successoral est l’ensemble des règles qui organisent la transmission du patrimoine d’une personne lors de son décès. Pour un panorama du droit successoral au XIXe siècle, Jean- Louis Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, éd. 2012. 2. Le système du Code civil est une synthèse entre deux institutions, la « légitime » (la part que l’héritier peut légitimement attendre) issue du droit romain qui n’en laissait pas moins une certaine liberté au père et la « réserve coutumière » qui privilégie la conservation des biens dans la famille. Pour une synthèse historique, Jean-Philippe Levy, « Successions », in Denis Alland, Stéphane Rials [dir.], Dictionnaire de la culture juridique, Quadrige, Paris, PUF, 2003, p. 1444-1448. 3. Philippe Steiner, « L’héritage au XIX e siècle : loi, intérêt de sentiment et intérêts économiques », Revue économique, volume 59, n°1, 2008, p. 75-97. 4. Le Baron de Veauce, La liberté de tester. Discours prononcé par M. le baron de Veauce dans la discussion à l’Adresse. Séance du 20 janvier 1864, Paris, E. Dentu, 1864. 5. En 1857, Frédéric Le Play offre une présentation détaillée des trois régimes successoraux (partage forcé, conservation forcée et liberté testamentaire) dans un article intitulé « La question sociale. 3e lettre : l’autorité paternelle » paru dans La Patrie, édition du soir, 9 juin 1857, p. 1-2. Réflexion amplifiée et systématisée dans le premier tome de La Réforme sociale en France déduite de l’observation des peuples européens, Paris, Henri Plon, 1864. 6. Sur la place de la question testamentaire dans les Ouvriers européens : Françoise Arnault, Frédéric Le Play. De la métallurgie à la science sociale, Nancy, Presses universitaire de Nancy, 1993 ; sur les disciples leplaysiens : Laetitia Guerlain, Droit et société au XIXe siècle : les leplaysiens et les sources du droit : (1881-1914), thèse de doctorat en droit, Université Montesquieu - Bordeaux IV, décembre 2011, tout particulièrement p. 306-313. 7. Bernard Kalaora, Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989. 8. Sur l’ensemble de ces initiatives, on consultera le travail du comte de Butenval, « La liberté de testament et la prospérité du commerce. Extrait d’un travail adressé à M. le Play sur les lois de successions en France appréciées dans leurs effets économiques par les chambres de commerce », L’Annuaire de l’Union pour l’an 1875, Tours, Alfred Mame et fils, 1875, p. 207-232. 9. Eric Anceau, « Le Play Sénateur du Second Empire », in Antoine Savoye, Fabien Cardoni [dir.], Frédéric Le Play. Parcours, audience, héritage, Paris, Mines Paris-Paris Tech Les Presses, 2007, p. 99-111 ; Olivier Descamps, « Leplaysiens et juristes : la querelle du droit successoral (1864-1914) », Les Études sociales, n° 135-136 (Les juristes et l’École de Le Play), 2002, p. 67-95. 10. Intervention de Louis Wolowski dans Revue d’économie chrétienne. Annales de la charité, 18e année, nouvelle série – Troisième année, 1862, p. 312. 11. Sur le mythe de la résistance des Pyrénées aux dispositions testamentaires du Code civil, voir Christine Lacanette-Pommel, La famille dans les Pyrénées. De la coutume au Code napoléon. Béarn

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1789-1840, Estadens, Universatim. PyréGraph, 2003. Voir également, Jean Hilaire, « Vivre sous l’empire du Code civil : les partages successoraux inégalitaires au XIXe siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1998, tome 156, p. 117-141. 12. Pour un premier état, Eugène Dramard, Bibliographie raisonnée du droit civil contenant les matières du Code civil, Paris, Firmin Didot – A. Cotillon, 1879, p. 153-158 13. Gustave-Émile Boissonade, Histoire de la réserve héréditaire et de son influence morale et économique, Paris Guillaumin et Cie, 1873. 14. Henri Capitant, François Terré, Yves Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Paris, Dalloz, 2007, tome 1, p. 771. 15. Henri Fontaine (avocat à la Cour de Paris), « De la liberté de tester », Revue pratique de droit français, 1866, tome 21, p. 234. 16. Edouard Pilastre, « De l’abrogation de la réserve légale des enfants », Revue pratique de droit français, 1865, tome 20, p. 437. 17. Joseph Lair, « Du droit de propriété considéré comme fondement du droit de tester », Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 1865, p. 181-215. 18. Anselme Batbie, « De la liberté de tester », Revue critique de législation et de jurisprudence, tome 30, 1867, p. 531-552 19. M. Ancelot (président de chambre à la Cour de Riom), « De la succession en ligne directe et du droit de tester devant la tradition, la morale et l’économie politique », Revue critique de législation et de jurisprudence, tome 35, 1869, p. 232. 20. Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, « Du droit de tester et de ses limites », Journal des économistes, 2e série, tome XLVI, 1865, p. 328 et 345. 21. Sur les implications politiques de l’anthropologie leplaysienne, Louis Assier-Andrieu, « Le Play et la famille-souche des Pyrénées : politique, juridisme et science sociale », Annales ESC, 1984, volume 39, n° 3, 495-512. 22. Charles Dunoyer, De la Liberté du travail, ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance, Paris, Guillaumin, 1845. 23. Intervention de Frédéric Le Play dans Bulletin de la Société d’économie sociale, 1867, p. 244. 24. Intervention de Saint-Léger dans Revue d’économie chrétienne, op. cit., p. 304. 25. Lucette Le Van Le Mesle, Le Juste ou le Riche. L’enseignement de l’économie politique, 1815-1950, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2004, p. 127-155. 26. Par exemple, Mikhail Xifaras, « Science sociale, science morale ? Note sur la pénétration de l’économie dans la pensée juridique française au XIXe siècle », in Heinz Mohnhaupt, Jean-François Kervégan (eds), Wirtschaft und Wirtschaftstheorien in Rechtsgeschichte und Philosophie. Économie et théories économiques en histoire du droit et en philosophie, Klostermann, Frankfurt/Main, 2004, p. 185-225 27. Sur les débats autour des origines légales, voir la présentation donnée par Claire Lemercier, « Napoléon contre la croissance ? À propos de droit, d’économie et d’histoire », La vie des idées.fr, 21 novembre 2008 et, plus récemment, Pierre-Cyrille Hautecoeur, « Origines légales et histoire : quelques remarques à partir de l’histoire des procédures de faillite », in Emmanuel Desveaux et Michel de Fornel [dir.] Faire des sciences sociales : généraliser, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 239-262. 28. François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire. XVIIe- XXe siècle, Paris, Perrin, 1999 et, surtout, Sylvie Aprile, Fabrice Bensimon [dir.], La France et l’Angleterre au XIXe siècle : échanges, représentations et comparaisons, Grâne, Éditions Créaphis, 2006. 29. Lucette Le Van Lemesle, « Les économistes français et l’usage des modèles étrangers », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2001/2, n° 23, p. 73-86 ; Jean-Louis Halpérin, « Le Play et ses continuateurs face aux exemples juridiques étrangers », Les Études sociales, n° 135-136, 2002, p. 137-154.

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30. Sur les rapports entre droit successoral et fécondité, voir Paul-André Rosental, « Pratiques successorales et fécondité : l’effet du Code civil de 1804 », Économie et Prévision, n° 100-101, 1991, p. 231-238. 31. Trois exemples parmi d’autres : Henri Baudrillart, « De l’héritage et des lois de succession », Journal des économistes, 2e série, tome XIII, 1857, p. 8-27 ; Henri Ameline, « De la liberté testamentaire », Revue contemporaine, 1865, p. 455-482 ; Gabriel Dufour (ancien président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la cour de Cassation), « De la liberté de tester », Revue critique de législation et de jurisprudence, tome XXXVI, 1870, p. 318-345. 32. Antoine Savoye, « La monographie sociologique », Les Études sociales, n° 131-132 (« Les monographies de familles de l’École de Le Play »), 2000, p. 11-46. 33. Claudio Jannet (avocat à Aix), Les résultats du partage forcé des successions en Provence, Paris, Guillaumin, Durand & Pédone, 1871. Sur les prolongements contemporains des enquêtes sur les modes de transmission, un état de la recherche dans Annie Bleton-Ruget, « Transmission du patrimoine et échelle du changement social dans les campagnes européennes, 1830-1930 », in Jean-Luc Mayaud et Lutz Raphael [dir.], Histoire de l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Armand Colin, 2006, p. 57-71. 34. Sur l’importance du droit occitan (et donc romain) dans l’édifice rêvé par les disciples de Le Play, voir les remarques importantes de Louis Assier-Andrieu, op. cit., p. 502-504. 35. Le terme de rescision désigne l’annulation d’un acte pour cause de lésion. 36. Au Sénat, en 1862, le procureur général Dupin ainé conteste à l’économie politique le titre de science, provoquant une vive réaction de Michel Chevalier et de ses collègues. Michel Chevalier, « Des définitions et de la nature du numéraire et du crédit », Journal des Économistes, 2e série, tome XXXV, 1862, p. 175. 37. Gustave Bressolles, « Observations sur un article du Journal des Économistes demandant l’abolition de la réserve héréditaire », Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, 1866, p. 44. 38. Anselme Batbie, Nouveau cours d’économie politique professé à la faculté de droit de Paris, Paris, Cotillon éditeur, 1866, p. 9. 39. Sur ce changement de paradigme juridique dans la seconde moitié du XIX e siècle, Benoit Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruxelles, Bruylant, 3e éd. 2011. 40. Anselme Batbie, Révision du Code Napoléon. Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques les 23 et 30 décembre 1865, Paris, Cotillon éditeur, 1866 ; Alexandre Duverger, Études de législation. Observations sur le mémoire de M. Batbie intitulé Révision du Code Napoléon, Paris, Cotillon éditeur, 1867. 41. Sur ce comité et son activité, Florent Garnier, « Émile Acollas et la codification napoléonienne », Codifications et compilations juridiques. 2, Passé et présent du droit, n° 5, 2008, p. 219-278. Ce comité est notamment composé de Jules Favre, Jules Simon, Étienne Vacherot, Joseph Garnier ou encore Jean-Gustave Courcelle-Seneuil.

RÉSUMÉS

Sous le Second Empire, le thème de la liberté testamentaire connaît un certain succès. Ses promoteurs, souvent influencés par les thèses de Frédéric Le Play, considèrent que l’affirmation d’une telle liberté constitue une condition nécessaire, sinon suffisante, pour assurer la prospérité

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économique et la moralité des nations. À ce titre, ils exigent non seulement une réforme du Code civil mais également contestent la prétention des juristes et de leurs outils à organiser adéquatement la société en pleine transformation. Les juristes accueillent avec la plus grande méfiance les ambitions de cette science sociale et économique qui prétend opposer le fait au droit, l’utile au juste. Cet épisode autour de la liberté testamentaire constitue une étape importante des rapports conflictuels entre science juridique et science économique.

Under the Second Empire, testamentary freedom has become a central issue. Following Frédéric Le Play’s ideas, its promoters viewed this freedom as a necessary – if not sufficient – condition to achieve economic prosperity and to enhance the morality of the nations. They called for a reform of the Civil code and questioned the Jurists capacity – and pretension – to adequately organize the ever changing society. Jurists have considered with reluctance the ambitions of this emerging social and economic science, which opposes facts and law, and gives preference to utility over Justice. In many regards, testamentary freedom is a topical example of the conflicting relations between legal science and economic science.

Im Second Empire erhielt das Thema Testierfreiheit große Aufmerksamkeit. Seine Verfechter, die oftmals durch die Thesen Frédéric Le Plays beeinflusst waren, erachteten die Einführung eines solchen Rechts als eine notwendige, wenn nicht hinreichende Bedingung für wirtschaftlichen Wohlstand und Sittlichkeit der Nationen. Aus diesem Grund forderten sie nicht nur eine Reform des Code Civil, sondern bestritten auch den Anspruch der Juristen und ihren Mitteln, die im Umbruch begriffene Gesellschaft in angemessener Weise organisieren zu können. Die Juristen begegneten den Ambitionen dieser Sozial- und Wirtschaftswissenschaften, die dem Recht Fakten, der Gerechtigkeit Nützlichkeit gegenüberstellten, mit größtem Misstrauen. Diese Episode um die Testierfreiheit stellt eine wichtige Etappe in den konfliktbeladenen Beziehungen zwischen Rechts- und Wirtschaftswissenschaften dar.

AUTEUR

FRÉDÉRIC AUDREN Frédéric Audren est chargé de recherches au CNRS (Centre d’Études européennes – École de Droit de Sciences Po)

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Un « sexe indéterminé » ? : l’identité civile des hermaphrodites entre droit et médecine au XIXe siècle An “indefinite sex”? The civil identity of the hermaphrodites between Law and Medicine in the 19th century. Ein „unbestimmtes Geschlecht“? : Die zivile Identität intersexueller Menschen zwischen Recht und Medizin im 19. Jahrhundert

Gabrielle Houbre

1 Le 1er novembre 2013, l’Allemagne est devenue le premier pays européen à offrir une alternative à la dichotomie sexuelle imposée par l’état civil à la naissance. Il est en effet désormais possible de ne pas préciser le sexe « masculin » ou « féminin » dans l’acte de naissance pour les nouveau-nés présentant un sexe génital et gonadique ambivalent. Cette reconnaissance implicite d’un état intersexuel doit permettre d’éviter des opérations chirurgicales normatives intempestives, aux conséquences souvent dramatiques pour les principaux intéressés. En modifiant ainsi une loi civile essentielle, l’Allemagne obéit à une recommandation de son Tribunal constitutionnel fédéral qui, en vertu du respect des droits fondamentaux, estime que « le genre ressenti et vécu est un droit humain de base ». En appelant à une réécriture juridique de l’identité de sexe et de genre plus souple et plus à l’écoute des personnes concernées, les magistrats de la Cour de Karlsruhe participent à un mouvement de fond qui bouleverse le droit fondé sur une déclinaison strictement binaire des sexes dès la naissance. Ils rejoignent ainsi les révisions que d’autres pays – Australie, Argentine, Népal – ont récemment apportées à leur législation en matière de sexe, d’identité et d’identification de la personne1. Les intersexes, transsexuels et transgenres, ainsi que les diverses associations et organisations plaidant leur cause, se font désormais entendre dans un contexte socio- culturel plus réceptif que jamais2.

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2 Là réside sans doute la modernité de la question de l’identité de sexe et de genre, dans la reconnaissance et la promotion de sa dimension subjective. Car, pour le reste, l’opportunité d’introduire un troisième sexe dans l’état civil est posée avec opiniâtreté par certains médecins dès le XIXe siècle, certes dans une logique et des termes qui diffèrent de ceux empruntés par l’Allemagne d’aujourd’hui. Interpellé par des personnes tenant leur sexe en disgrâce et réclamant une réassignation civile, ou par leurs conjoints qui se plaignent d’avoir été dupés par une « erreur de sexe » lors de procès à sensation en nullité de mariage, bousculé par une dynamique biologiste impulsée par des médecins conquérants, le droit plie mais ne rompt pas avec son principe de la division binaire des sexes3.

L’inscription civile et les « erreurs de sexe »

3 Parce qu’il bouleverse le strict agencement des sexes biologiques et des rôles sociaux en transgressant les frontières entre masculin et féminin, entre normal et anormal, entre réalité et apparence, l’état hermaphrodite s’impose au XIXe siècle, et tout particulièrement à la Belle Époque, comme un enjeu crucial4. Les médecins découvrent avec un mélange de fascination et de répulsion des individus vivre en femmes quand ils sont, à leurs yeux, biologiquement hommes – le contraire étant beaucoup plus rare –, et dénoncent la discordance de ces « erreurs de sexe ». Commises le plus souvent à la naissance, elles sont enregistrées par un état civil dont, en France, les modalités identificatoires prévoient la détermination exclusivement masculine ou féminine du sexe de l’enfant5. À l’heure de rédiger le Code civil, les juristes avaient même exprimé de la défiance vis-à-vis de l’aptitude des médecins à interpréter les organes génitaux : « L’art est si souvent trompé par la nature ! Il se perd dans l’obscurité de ses impénétrables mystères ; il prend pour vice de conformation ce qui n’est que différence de forme ; il regarde comme absolu ce qui n’est que relatif ; comme perpétuel ce qui n’est que momentané »6. Sans doute parce que, bien après leur interdiction en 1677, les législateurs avaient encore en mémoire l’indécence des procès pour impuissance qui intimaient aux maris incriminés de démontrer leur virilité lors de l’épreuve du Congrès7.

4 De fait, le Code Napoléon occulte le corps biologique et ne dispose d’aucune mention spécifique à destination des hermaphrodites8. Ce n’est pas le cas, par exemple, dans plusieurs États allemands qui anticipent le cas des bébés au sexe non identifiable, du moins avant l’entrée en vigueur du Code civil unificateur dans l’Empire en 1900. Le Code bavarois de 1756 stipule ainsi que « les hermaphrodites auront l’état que des experts leur assigneront ou qu’ils se seront eux-mêmes attribué »9. Dans la lignée du droit du Moyen Âge, la législation prussienne de 1794 laisse les parents décider du sexe à la naissance, tout en réservant le droit à l’enfant parvenu à dix-huit ans d’en changer s’il le désire10. En France, le nouveau-né doit être présenté dans les trois jours suivant sa naissance à l’officier d’état civil qui « énoncera » son sexe, selon les articles 55 et 57 du Code civil. La question de savoir si les officiers d’état civil devaient se contenter de recueillir l’information ou la vérifier a souvent été discutée. Pour Joseph Jérôme Siméon, qui prit une part éminente dans l’élaboration du Code, ils ne sont que « rédacteurs et conservateurs de ce que les parties leur déclarent […] ils ne peuvent écrire que ce qu’on leur dit, et même uniquement ce qu’on doit leur dire », ce qui exclut toute velléité de contrôle ou d’annotation11. Ce n’est pourtant pas toujours la lecture

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qui sera faite du Code après sa promulgation, surtout quand il s’agit de vérifier le sexe d’un nouveau-né, situation qui confronte théorie et pratique en même temps qu’acteurs et sujets du droit. Dès 1806, le procureur impérial Charvillhac demande à l’officier d’état civil de considérer par lui-même ce qu’il doit attester, sous peine d’être trompé par une famille indélicate12. Les autorités veulent ainsi lutter contre les familles qui déclareraient une fille à la place d’un fils, pour éviter la conscription, ou, a contrario, un fils à la place d’une fille, si elles en ont l’intérêt.

5 C’est dans cet esprit que, le 22 janvier 1842, le tribunal de police correctionnelle de Bourges sanctionne le refus opposé par Philippe-Jacques de Bengy à la demande de vérification du sexe de son enfant par l’officier d’état civil13. Ce refus, au motif que celle-ci n’est pas prévue par l’article 56 du Code civil, émane d’un juriste confirmé, comme le prouve sa brillante carrière dans la magistrature à Bourges, à la paternité affermie – la nouveau-née est la dernière de ses quatorze enfants14. De Bengy ayant déclaré qu’« il ne souffrirait pas qu’on déshabillât [son enfant], sous prétexte de vérifier l’exactitude de la déclaration qu’il faisait de son sexe », l’officier d’état civil renonça à dresser l’acte de naissance et de Bengy comparut devant le tribunal pour délit de défaut de déclaration de naissance15. Nonobstant l’avis du procureur du roi, qui ne pensait pas que l’attitude de Bengy relevât explicitement du Code pénal, les magistrats, s’appuyant sur les discussions préliminaires au Code civil et sur l’avis de juristes réputés, légitiment le comportement de l’officier d’état civil « qui est censé n’avoir écrit que la vérité, dont il est doublement convaincu après les déclarations qui lui ont été faites, et par ce qu’il a vu lui-même ; il ne doit donc pas croire sans avoir vu parce qu’il ne voit pas pour lui, mais pour une famille absente et pour la société qui se repose sur sa fidélité »16. Le tribunal condamne dès lors le notable, avec les circonstances atténuantes, à un franc symbolique17.

6 Dès la Restauration, les médecins mettent en garde contre l’inadéquation d’une loi trop rigide en regard des complexités biologiques. Charles-Chrétien-Henri Marc, auteur de plusieurs articles de médecine légale dans le Dictionnaire des sciences médicales, dont celui consacré aux hermaphrodites, est en 1817 le premier à écrire : « Rien ne conduit plus aisément à des erreurs que de prétendre, dans tous les cas, déterminer, peu de temps après la naissance, le sexe d’enfants dont les parties génitales ne sont pas régulières. Lorsque la conformation de l’individu laisse le moindre doute sur le véritable sexe, il est convenable d’en avertir l’autorité, et d’employer, s’il le faut, des années à observer le développement progressif du physique et du moral de l’hermaphrodite, plutôt que de hasarder sur son sexe un jugement que des phénomènes subséquents pourraient tôt ou tard renverser »18. Marc ne va pas plus loin quant aux dispositions qui pourraient être prises pour aménager l’état civil de l’enfant, mais il prévient de l’erreur de sexe et de la rectification de l’acte de naissance qui pourraient survenir.

7 Sous la monarchie de Juillet, d’autres lui emboîtent le pas, mais le sujet intéresse encore peu, y compris à l’Académie royale de médecine. Jean-Baptiste Bouillaud, qui y avait présenté quelques mois auparavant sa découverte d’un chapelier reconnu femme lors de son autopsie, en fait l’expérience lors de la séance du 6 août 183319. Arguant des exemples fréquents « d’erreurs de sexe aux inscriptions des actes de l’état civil » pour obtenir de l’Académie qu’elle inscrive l’hermaphrodisme comme thème à venir d’une discussion, il s’entend répondre – à tort – par ses confrères Adelon et Breschet qu’en cas de sexe incertain, l’officier d’état civil pouvait inscrire sur l’acte de naissance « sexe

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non déterminé », et les deux anciens présidents de s’opposer à une « étude de l’hermaphrodisme [qui ne] semble pas pouvoir être faite dans une discussion académique »20. En 1844, le docteur Vanswygenhoven, connaisseur plus avisé du Code, soulève le problème pour la Belgique, régie par les mêmes dispositions d’état civil : « Mais dans le doute que faire ? Deviner, ou déclarer que le nouveau-né est du sexe le plus apparent pour le moment, le masculin par exemple, et ne s’apercevoir de son erreur que quelques jours après […] ? Communiquer à l’officier de l’état civil le doute qui plane sur le véritable sexe de l’enfant, et l’engager à attendre quelques jours avant de porter le nouveau-né sur les registres de l’état civil ? Mais le délai fixé par la loi est prêt à expirer, il faut prendre une décision, l’officier attend, et la science reste indécise »21.

8 Il faut attendre, en France, l’engagement de Joseph-Napoléon Loir, secrétaire de la Société de médecine du département de la Seine, pour voir s’éveiller l’intérêt public. Le médecin interpelle en effet directement l’État sur les conséquences fâcheuses des dispositions juridiques concernant la déclaration de naissance : d’une part la présentation obligatoire des nouveau-nés à la mairie, qu’il vente ou qu’il neige, occasionnerait une surmortalité infantile, de l’autre, les officiers d’état civil ne seraient pas compétents pour vérifier le sexe parfois trompeur d’un enfant. Dès 1845, Loir brandit l’argument à l’Académie des sciences morales et politiques : « La détermination du sexe, dans certains cas, offre quelquefois même pour les personnes de l’art, des difficultés qui passent, le plus souvent, inaperçues sous les yeux de l’employé chargé de la présentation. Lorsque ce dernier vérifie le sexe, il n’hésite jamais dans sa détermination, et il est exposé à commettre des erreurs en désignant, sans s’en douter, un sexe pour un autre », et de multiplier les exemples connus d’erreurs de sexe22. Loir se dépense sans compter pour convaincre les autorités de réformer les modalités de présentation de l’enfant devant l’officier d’état civil. Entre 1845 et 1858, il saisit à plusieurs reprises les ministres de la Justice et de l’Intérieur pour réclamer notamment que les naissances soient constatées au domicile des familles par un adjoint du maire, et qu’un service de médecins délégués soit mis en place pour vérifier le sexe des nouveau- nés le cas échéant23. En 1846, le Conseil général charge le préfet de la Seine d’étudier la question et, le 2 novembre 1847, le comte de Rambuteau rend un rapport de dix-huit pages qui écarte méthodiquement les propositions du docteur Loir24. Après consultation des maires d’arrondissement de Paris, il le contredit sur la fréquence des cas de « sexe incertain » à la naissance qu’il estime très rares et, reprenant l’intervention de Siméon dans la discussion préalable au Code civil, il insiste sur la nécessité pour l’officier d’état civil de s’en tenir à la parole du déclarant quant au sexe de l’enfant.

9 Toutefois, un nombre croissant de municipalités, sensibles à l’argument qui désignait le transport des bébés à la mairie dans les trois jours comme responsable de nombreux décès, mirent en œuvre un service de constatation des naissances à domicile par des médecins délégués, à l’équivalent de ce qui existait déjà habituellement pour les décès25. En 1855, le docteur Hillairet, prenant le relais de son confrère Loir, fait remettre à l’empereur un rapport en ce sens, tout juste présenté à la Commission d’hygiène26. Le garde des Sceaux se montre toutefois hostile à l’idée de modifier le Code civil et préfère laisser la rédaction des actes de naissance aux seuls fonctionnaires publics, sans qu’ils soient tributaires en aucune façon des médecins27. On ne s’étonne

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dès lors pas que Paris, proche du pouvoir, ne se résolve à mettre en place le service à domicile des médecins délégués aux naissances qu’à la fin du Second Empire, en 186828.

La fronde des médecins contre l’ordre juridique

10 Attirant l’attention des autorités sur les difficultés à lire, parfois, le sexe d’un nouveau- né, Loir est le premier, en 1854, à proposer d’introduire dans l’acte de naissance une mention spécifique : « Il suffirait peut-être qu’il fût prescrit à MM. les maires de se tenir en garde contre ces cas exceptionnels, de les qualifier dans l’acte de naissance, après avis du ministère public, par la dénomination de SEXE DOUTEUX, et de placer en marge de l’acte-minute les initiales S.D. abréviatif de sexe douteux »29. S’il a conscience d’exposer ainsi l’enfant à un « léger préjudice », il pense « prévenir des circonstances beaucoup plus graves », à savoir la rectification d’une erreur de sexe et ses répercussions sociales.

11 Loir échoue dans son combat, mais il amorce pourtant un débat qui rebondit une vingtaine d’années plus tard sous l’impulsion cette fois d’Ambroise Tardieu, sommité médicale s’il en est30. S’intéressant à partir des années 1860 à l’identité de sexe, il publie, en 1874, le manuscrit autobiographique laissé par Alexina B, alias Adélaïde Herculine Barbin31. Déclarée fille à sa naissance, en 1838, Herculine avait été élevée comme femme avant d’endosser les habits d’homme après qu’un examen médical eut diagnostiqué un sexe masculin et que le tribunal civil de Saint-Jean-d’Angely eut ordonné en 1860 la rectification du sexe et du prénom en Abel sur son acte de naissance. Les souffrances endurées pour s’adapter à son nouveau sexe social l’ont conduite au suicide en 1868. Avec la publicisation de cette histoire, Tardieu a largement contribué à infléchir le regard porté sur la personne hermaphrodite, en attirant l’attention de ses collègues sur les contrecoups sociaux funestes des « erreurs de sexe » commises à la naissance. De fait, dans la littérature médicale, le cas d’Alexina B. devient bientôt, et pour longtemps, la référence première en matière d’hermaphrodisme32. L’attention se porte donc vers le lien de cause à effet entre état civil et « erreurs de sexe » et la multiplicité des cas convainc de nombreux médecins de s’emparer du problème, d’autant qu’ils ont une compréhension de plus en plus affûtée des difficultés qu’il peut y avoir, à l’occasion, à définir le sexe masculin ou féminin d’un nouveau-né33. Pour autant, les prises de position divergent et, rivalités professionnelles aidant, tournent parfois à la polémique sur l’existence ou pas d’un hermaphrodisme neutre qui rendrait, le cas échéant, pertinente la création d’un troisième sexe à l’état civil34. Pour Tardieu, l’immense majorité des nouveau-nés qui présentent un sexe incertain sont en fait des garçons mal conformés et il n’existe pas, à de rarissimes exceptions près, d’hermaphrodisme neutre35.

12 Cette opinion va être frontalement combattue à partir des années 1880, lesquelles voient le milieu médical littéralement en ébullition sur l’individu hermaphrodite36. Cet engouement est à resituer dans une époque où toutes les disciplines, sexologie et psychanalyse comprises, semblent converger vers le sexe et la sexualité. Dorénavant, les hermaphrodites intéressent au-delà de la médecine légale ou de l’anatomie pour toucher de nouvelles spécialités comme la psychiatrie, la psychologie, la neurologie ou la gynécologie. L’histoire de l’hermaphrodisme devient celle des difficultés à saisir les réalités biologiques du sexe et le partage des rôles sociaux37. Les médecins se donnent pour mission de déterminer la nature du « vrai » sexe hermaphrodite, dans un désir d’assignation identitaire exclusive que Michel Foucault avait questionné dès 1980 –

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« Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? »38. Il repensait ainsi, après son Histoire de la sexualité, les catégories de sexe et la sexualité en tant que système de pouvoir au cours d’une démonstration critiquée par Judith Butler et contredite également par Anne Fausto-Sterling dans ses travaux sur l’intersexualité remettant en cause le système binaire sexe biologique / genre social39.

13 C’est dans ces années 1880 que Pierre Garnier relance le débat sur l’ambivalence du sexe hermaphrodite à la naissance. Il présente devant la Société de médecine légale de Paris, le 8 juin 1885, un mémoire appelant à modifier l’article 57 du Code civil qui, selon lui, impose de déclarer le sexe de l’enfant selon des modalités nuisibles car « formelle[s], absolue[s] et ne comport[ant] ni restriction ni suspension » et regrette qu’il faille se prononcer « aussitôt catégoriquement sans que la loi tienne compte des diverses anomalies se rencontrant dans l’aire génitale susceptibles d’entraîner le doute, la méprise et l’erreur à ce sujet, ni des lésions, des altérations organiques, internes ou externes des organes de la génération, rendant cette constatation difficile, impossible même à ce moment d’une manière exacte et précise »40. Garnier remet donc en cause, au moins partiellement, la binarité sexuelle juridique en s’interrogeant sur le caractère d’« urgence à demander au législateur une restriction suspensive dans la déclaration par la mention sexe indéterminé ou douteux »41. La position est sans doute trop audacieuse pour ses collègues de la Société de médecine légale qui considèrent plutôt que les erreurs de sexe à la naissance doivent, si besoin est, constituer une cause de nullité de mariage par erreur de la personne42.

14 D’autres spécialistes de l’hermaphrodisme rejoignent pourtant Garnier. En 1886, Charles Debierre, qui est encore médecin militaire et n’a pas entamé sa carrière politique, investit encore plus directement le territoire juridique en proposant une nouvelle version de l’article 57 subordonnant l’action du représentant de la loi au diagnostic médical : « Tout nouveau-né sera soumis à l’examen médical ; l’acte de naissance énoncera le sexe, mais seulement quand celui-là sera de toute évidence » – et en lui adjoignant un article additionnel : « Dans le cas de doute sur le sexe, il sera sursis jusqu’à la puberté (15 à 18 ans), époque à laquelle le sujet sera soumis à une commission médico-judiciaire qui statuera sur son sexe et sur son inscription comme homme, femme ou neutre sur les registres de l’état civil, mais, en attendant l’acte de naissance portera en marge les signes S.D. (sexe douteux) »43. Le professeur de médecine légale Alexandre Lacassagne partage l’opinion de Debierre et suggère une légère variante en étendant la période de la puberté de 14 à 20 ans et, surtout, en introduisant l’idée que le ou la principal(e) intéressé(e) puisse avoir son mot à dire : « Pendant cette époque, sur sa demande, ou au commencement de la 20e année, le sujet sera soumis, après décision du tribunal de première instance, à un examen médical qui statuera sur le sexe, et l’inscription comme homme, femme ou neutre sur les registres de l’état-civil. En attendant un arrêt du tribunal civil, l’acte de naissance portera en marge les lettres S. D. (sexe douteux) »44.

15 Les textes des deux médecins, outre qu’ils introduisent civilement l’idée d’un troisième sexe « neutre », témoignent aussi de la volonté de leur corporation de renforcer leur influence dans le processus juridique, revendication qui s’exacerbe encore quand il s’agit du mariage45. Il n’est pas anodin de voir Debierre et Lacassagne s’arroger ici le geste scripturaire du législateur – on a peine à imaginer, au même moment, un juriste proposer une ordonnance en lieu et place d’un médecin –, marquant ainsi formellement que c’est à eux de faire la loi sur pareil sujet, quitte à introduire en force

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le biologique dans le Code civil qui l’avait intentionnellement banni. Dès 1868, le docteur Félix Delfau, en attaquant le caractère consultatif de l’expertise médicale soumise au libre arbitre du tribunal, théorisait ainsi le primat du médical sur le juridique : « Les magistrats, lorsqu’ils font appel aux lumières des médecins, déclinent leur propre compétence dans la matière et se démettent d’une partie de leurs fonctions en faveur des médecins. Ces magistrats restent juges du Droit ; mais ils instituent les médecins juges du Fond. Le magistrat-juge ne peut donc, ainsi que cela s’est quelquefois présenté, se refuser à accepter les rapports du médecin-juge »46.

16 À la suite de Debierre et de Lacassagne, des médecins représentant une grande diversité professionnelle entrent dans le débat. Albert Leblond, médecin de la prison de Saint- Lazare, Paul Brouardel, professeur de médecine légale, Louis Guinard, professeur à l’École nationale vétérinaire de Lyon, René Guéricolas, médecin militaire, comptent également parmi les partisans de l’inscription civile, même momentanée, d’un troisième sexe « neutre » ou « douteux »47. D’autres, en revanche, à l’instar d’Henri Legrand du Saulle, aliéniste, de Joseph Briand, pharmacien, ou de Xavier Delore, chirurgien, se montrent plus nuancés48. Prenant leurs distances avec la légitimation juridique d’un troisième sexe, ils préconisent d’en référer seulement aux autorités dans les cas douteux et, en cela, se réclament de Marc qui conseillait d’attendre « s’il le faut des années à observer le développement progressif du physique et du moral de l’hermaphrodite » avant de distinguer un garçon d’une fille. Toutefois, Marc, qui reconnaissait au début de la Restauration une catégorie d’« hermaphrodisme neutre avec absence de sexe » et l’attribuait à des testicules freinés dans leur descente avant d’atteindre le scrotum, prescrit d’attribuer le sexe masculin49. Gabriel Tourdes, professeur de médecine légale, recommande également ce parti comme étant celui « qui offre le moins de chances d’erreur et d’inconvénient », trouvant moins préjudiciable de voir une fille déclarée garçon à l’état civil et élevée au milieu de jeunes gens, qu’un garçon déclaré fille évoluer dans un univers féminin50.

17 Dans cette opposition bipartite sexe neutre / sexe masculin, une voix originale se fait entendre, celle du spécialiste polonais Franz Neugebauer qui, tout en discernant des hermaphrodites neutres, préconise « dans un sentiment d’humanité louable, de déclarer les enfants de sexe douteux comme s’ils étaient du sexe féminin, parce qu’en vivant au milieu des filles ils auront moins à souffrir de leurs anomalies qu’en vivant parmi des garçons, plus facilement persécuteurs », soit la position inverse de celle défendue par Tourdes et quelques autres51. Plus radicaux dans leur opposition à un quelconque sexe « neutre », les chirurgiens Théodore Tuffier et André Lapointe désavouent nommément Debierre et sa proposition de troisième sexe en se plaçant, ce qui n’est pas si fréquent, du point de vue des principaux intéressés : « Les hermaphrodites doivent être classés parmi les hommes et parmi les femmes ; et les condamner, de par la loi, à vivre en marge des deux sexes, ce serait revenir en partie aux conceptions de l’Antiquité et du Moyen Age. La possession d’un sexe est une nécessité de notre ordre social, pour les hermaphrodites comme pour les sujets normaux », et de prôner, à la suite de Marc, Tardieu ou Tourdes, un enregistrement civil sous le sexe masculin52.

18 On retrouve l’opposition bipartite sexe neutre / sexe masculin chez les juristes, et cela d’autant plus logiquement qu’ils s’appuient sur les travaux des médecins pour développer leurs théories. Ainsi, en 1872, le doyen de la faculté de droit de Nancy, Philippe Jalabert, se fonde essentiellement sur Tardieu pour affirmer que « les données

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de la science confirment donc la division absolue des personnes en deux genres », tandis qu’à la fin du siècle, le juriste Eugène Wilhem, reprenant l’expression neutrius generis employée par les docteurs Virchow et Neugebauer et traduite par « sans sexe, insexuel », opte pour que les « enfants nés avec des malformations importantes des organes génitaux [soient] déclarés “hermaphrodites” auprès de l’état civil »53. Il rappelle à ce propos la proposition de Debierre pour aussitôt prendre ses distances avec elle, critiquant l’omniprésence médicale qui la sous-tend autant que la création définitive d’un troisième sexe. Wilhem assortit sa propre disposition temporaire d’un sexe hermaphrodite à la naissance de la possibilité pour la personne concernée de choisir son sexe, masculin ou féminin, à partir de sa majorité, dans l’esprit des Codes bavarois et prussien du XVIIIe siècle. Par ailleurs, il maintient la prééminence du droit sur la médecine, en confiant au procureur et au tribunal le soin de trancher en cas de litige entre l’hermaphrodite et les médecins intervenant dans le processus d’adoption finale du sexe54.

*

19 Le Code civil français, en conformité avec la tradition juridique du dimorphisme sexuel hérité du droit romain, ne verra, in fine, aucune modification concernant la déclaration du sexe masculin ou féminin à la naissance et n’évoquera en aucune manière un quelconque troisième sexe, neutre, douteux, ou hermaphrodite, comme d’ailleurs, à la même époque, le Code allemand de 1900, le Code suisse de 1907 ainsi que le droit autrichien, italien et russe55. Il est donc hautement improbable de lire dans des actes de naissances une asexuation, même provisoire, d’un nouveau-né. Il existe cependant quelques rarissimes exemples d’irrégularités juridiques. Ainsi l’acte de naissance de Camille Duvau, né à Saint-Germain-en-Laye le 13 octobre 1885, a été déclaré initialement « Camille Henri, du sexe masculin », avant que ne soient rayés les mots « Henri, du sexe masculin » au profit de la mention marginale « Dont le sexe n’a pu être déterminé, et à revoir »56. Un acte précurseur… de la nouvelle loi allemande.

NOTES

1. L’Australie, par sa loi du 15 septembre 2011, reconnaît un genre « indéterminé » sur les passeports, à côté des sexes masculin et féminin, suivie par le Népal en 2013 (mise en application d’une recommandation de la Cour suprême du Népal de 2007, en faveur de l’émission de titres de citoyenneté faisant état d’un sexe « autre » à l’intention des personnes ne souhaitant pas être identifiées comme étant de sexe masculin ou de sexe féminin). Mais c’est l’Argentine qui est à l’avant-garde des législations transidentitaires en permettant à tous ses ressortissant.e.s de modifier facilement leur sexe et leur prénom de naissance (loi du 2 juillet 2012). 2. Il existe de nombreuses associations, régionales, nationales ou internationales militant en faveur des droits des intersexes et des trans (voir par exemple le site de l’Observatoire des Transidentités, http://www.observatoire-des-transidentites.com/), auxquelles il faut ajouter la plupart des organisations des droits de l’homme (voir notamment le rapport d’Amnesty

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International, « France. Contribution écrite au gouvernement concernant les violences et les discriminations basées sur l’identité de genre », janvier 2013, ainsi que l’« Avis sur l’identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l’état civil » rendu par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, Journal officiel de la République française, 31 juillet 2013). Concernant l’environnement socio-culturel, des œuvres-clefs ont contribué à repenser les frontières des identités de sexe. Ainsi, pour s’en tenir aux intersexes, de Middlesex, roman américain de Jeffrey Eugenides (prix Pulitzer 2003) ou, au cinéma, XXY et Le dernier été de la Boyita, les films argentins de Lucía Puenzo (2007) et de Julia Solomonoff (2010), sans oublier le spectacle de danse contemporaine Eonnagata créé par Sylvie Guillem à Londres et à Paris (2009). Le sport donne également un écho régulier à cette question lorsque des athlètes femmes, le plus souvent, sont jugées trop masculines (voir notamment les contestations qui ont entaché le titre de championne du monde obtenu par la Sud-africaine Caster Semenya sur 800 mètres, le 19 août 2009). 3. À une exception près, à ma connaissance, lors du jugement rendu dans le procès en nullité de mariage Darbousse/Jumas (1869-1873) : cf. Gabrielle Houbre, « Alliances ‘monstrueuses’ en pays cévenol ou l’hermaphrodisme au tribunal », in Vincent Azoulay, Florence Gherchanoc et Sophie Lalanne [dir.], Le Banquet de Pauline Schmitt-Pantel, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 171-181. 4. Alice Dreger, Hermaphrodites and the Médical Invention of Sex, Harvard University Press, 1998 ; Geertje Mak, Doubting Sex. Inscriptions, Bodies and Selves in Nineteenth-century Hermaphrodite Case Histories, Manchester, Manchester University Press, 2012 ; Gabrielle Houbre, ‘The Bastard Offspring of Hermes and Aphrodite : Sexual “Anomalies” and Medical Curiosity in Belle Époque France’, in Peter Cryle et Christopher Fourth (eds), Sexuality at the Fin-de-siecle, Newark, Delaware University Press, 2008, p. 61-76 (version française dans Didier Nativel et Faranirina V. Rajaonah [dir.], En voyage avec Françoise Raison-Jourde, Paris, Karthala, 2009, p. 501-511) ; Geertje Mak, ‘“So we must go behind even what the microscope can reveal”’. The Hermaphrodite’s “‘Self”’ in Medical Discourse at the Start of the Twentieth Century’”, GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, vol. 11, n° 1, February 2005, p. 65-94 ; Muriel Salle, « Une ambiguïté sexuelle subversive. L’hermaphrodisme dans le discours médical de la fin du XIXe siècle », Ethnologie française, XI, 1, 2010, p. 123-130. 5. C’est le décret adopté le 20 septembre 1792, fondant l’état civil moderne, qui prévoit la spécification du sexe alors qu’elle n’était pas mentionnée dans la « Déclaration du Roy » du 9 avril 1736, normalisant la tenue par les curés des registres paroissiaux. Le Code civil de 1804 reprend l’essentiel du décret du 20 septembre 1792. 6. Rapporteur de la commission chargée de l’examen du titre de la paternité et de la filiation, dans Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, Videcoq, 1836, p. 117 du tome 10. 7. Pierre Darmon, Le Tribunal de l’impuissance. Virilité et défaillances conjugales dans l’Ancienne France, Paris, Seuil, 1979. 8. Si au Moyen Âge, l’hermaphrodite, perçu comme une créature maléfique, pouvait être condamné en tant que tel, ce n’est plus le cas sous l’Ancien Régime : la justice lui demande de choisir le sexe qui domine en lui et d’adopter les vêtements qui vont avec (Jean Domat et Louis d’Héricourt, Les Lois civiles dans leur ordre naturel, Paris, Savoye, 1777, p. 12). La jurisprudence française adopte en cela une coutume qui remonte au droit romain et respecte la norme de la division de l’humanité en hommes et femmes énoncée par les casuistes de l’Empire romain : « Il n’y avait pas d’autre issue pour résoudre les ambiguïtés de la nature, que de les réduire à l’un ou l’autre des deux genres établis par le droit. L’androgyne était décrété nécessairement homme ou femme, après qu’avait été examinée en lui la part des deux » (Yan Thomas, « La division des sexes

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en droit romain », in Pauline Schmitt Pantel [dir.], Histoire des femmes en Occident, tome I, L’Antiquité, Paris, Plon, 1991, p. 105). 9. Cité par Alexandre Lacassagne, Les Actes de l’état civil, Lyon, Storck, 1887, p. 90. 10. Sur le droit au Moyen Âge, voir William Belime, Philosophie du droit, Paris, Durand, 1869 (1844), p. 59 du tome 2. Code général pour les États prussiens, Paris, Imprimerie de la République, an IX, tome 1, première partie, tit. Ier, art. 19 : « Lorsqu’il naît des hermaphrodites, les parents déterminent dans quel sexe ils doivent être élevés », art. 20 : « Cependant, un individu de cette espèce, lorsqu’il a dix-huit ans accomplis, est libre de choisir à quel sexe il veut et prétend appartenir », art. 21 : « C’est d’après ce choix que ses droits sont désormais fixés », art. 22 : « Mais lorsque les droits d’un tiers dépendent du sexe d’une personne qui se prétend hermaphrodite, le premier peut demander qu’elle soit examinée par les gens de l’art » et art. 23 : « La décision des gens de l’art prévaut sur le choix de l’hermaphrodite et des parents ». 11. Pierre-Antoine Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, op. cit., p. 289. Art. 35 du Code civil : « Les officiers de l’état civil ne pourront rien insérer dans les actes qu’ils recevront, soit par note, soit par énonciation quelconque, que ce qui doit être déclaré par les comparants ». 12. Le Guide de l’officier de l’état civil, Paris, Rondonneau, 1806, p. 29. Voir aussi Antoine François Hutteau d’Origny, De l’état civil et des améliorations dont il est susceptible, Paris, Demonville, 1823, p. 141 et Alexandre-Édouard Le Molt-Nettancourt, Manuel des officiers de l’état civil, Paris, Warée, 1827, p. 39. Adam est d’avis contraire, Le Guide pratique de l’officier de l’état civil, Paris, Hingray, 1834, p. 84. 13. Arch. dép. du Cher, 32U295. 14. Simple conseiller auditeur en 1822, Bengy est président de la cour royale de Bourges en 1829, avant de démissionner peu après la révolution de Juillet 1830, ce qui laisse penser que des motifs politiques, voire des rivalités personnelles, participent également au renvoi en correctionnelle de l’incident. Dossier de Bengy, Arch. nat., BB/6/527 n° 2207 ; Jacques et Jean de Bengy de Puyvallée, Essai généalogique sur la famille de Bengy et ses alliances, Paris, G. de Bengy, 1979. 15. Art. 346 du Code pénal de 1810. 16. Le jugement cite Philippe-Antoine Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, Paris, Bertin et Danel, 1807-1808, 4 volumes, et le baron Favard de Langlade, Répertoire de la nouvelle législation civile, commerciale et administrative, Paris, Didot, 1823, 5 volumes. Il est plus vague sur la discussion préludant à la rédaction du Code civil, Siméon étant de l’avis contraire. 17. Art. 463 du Code pénal. 18. « Hermaphrodite », Dictionnaire des sciences médicales, op. cit., p. 116. Voir Clyde Plumazille, « Élaborer un savoir sur la sexualité : le Dictionnaire des sciences médicales (1812-1822) », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, 2010, n° 31, p. 111-133. 19. Jean-Baptiste Bouillaud, « Exposition raisonnée d’un cas de nouvelle et singulière variété d’hermaphrodisme observée chez l’homme », Journal universel et hebdomadaire de médecine et de chirurgie pratiques, janvier-mars 1833, tome 10, p. 467-500. 20. Archives générales de médecine, série 2, n° 2, 1833, p. 590. 21. Charles Vanswygenhoven, « Note sur un hermaphrodisme incomplet accompagné d’hypospadias, observé sur un enfant du sexe masculin », Journal de la Société des sciences médicales et naturelles de Bruxelles, février 1844. Voir aussi l’article de son confrère Henriette, « Est-ce un garçon ? Est-ce une fille ? Ou les médecins et les officiers de l’état civil dans l’embarras », Journal de médecine, de chirurgie et de pharmacologie, Bruxelles, janvier 1855. Sur la Belgique, Julie de Ganck, Le Sexe, une invention moderne ? Histoire des réactions face aux anomalies sexuelles et à l’hermaphrodisme en Belgique contemporaine 1830-1914, Cahiers de l’Université des femmes, 2012, n° 8. 22. Joseph-Napoléon Loir, De l’exécution de l’article 55 du Code Civil relatif à la constatation des naissances, Paris, Joubert, 1846, p. 15. Voir aussi, du même auteur, Du service des actes de naissance en France et à l’étranger. Nécessité d’améliorer ce service. Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et

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politiques le 19 juillet 1845, Paris, impr. de Panckoucke, 1845 ; Du Baptême considéré dans ses rapports avec l’état civil et l’hygiène publique, Paris, Joubert, 1849 ; Des sexes en matière d’état civil, Paris, Cotillon, 1854 ; De l’état civil des nouveau-nés, Paris, Cotillon, 1854 ; Mémoire sur la centralisation des actes de l’état civil au domicile d’origine, lu à l’Académie des sciences morales et politiques, le 23 août 1856, Paris, Cotillon, 1856 ; Centralisation des actes de l’état-civil. Bulletins ou tableaux complémentaires. Mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques le 6 septembre 1862, Paris, Durand, 1862. 23. Cf. notamment sa lettre du 4 août 1845 à M. Martin du Nord, ministre de la Justice ; le rapport du Dr. Hillairet au ministre de l’Intérieur, daté de juin 1855 ; le rapport du garde des Sceaux à l’Empereur daté du 25 juillet 1855 ; la lettre du 3 août 1858 adressée par le ministre de l’Intérieur au garde des Sceaux, Arch. nat., BB/30/1606. 24. Arch. dép. Seine, VD4/1, pièce 260. 25. Après Douai et Versailles en 1846, Bruxelles en 1847, puis Carcassonne, Arras, Lyon (Le Moniteur, 25 mai 1867). 26. « [Le docteur Hillairet] fait observer que l’examen de l’enfant par un homme de l’art assurerait mieux la désignation du sexe qui, dans certaines circonstances, présente des difficultés même pour les médecins et qu’il offrirait des garanties de plus pour la régularité de l’état civil », rapport du garde des Sceaux à l’Empereur, 25 juillet 1855, Arch. nat., BB/30/1606. 27. Rapport du garde des Sceaux à l’Empereur, 25 juillet 1855, Arch. nat., BB/30/1606. 28. Pierre Picot, Le Respect du secret médical, op. cit., p. 36. Officiellement, la présentation des nouveau-nés à la mairie est abrogée par la loi du 25 mars 1958, mais, dans la réalité des pratiques, elle était tombée depuis longtemps en désuétude. 29. Des sexes en matière d’état civil, op. cit., p. 28. 30. Ambroise Tardieu est alors médecin consultant de Napoléon III (1860), professeur de médecine légale à la faculté de médecine de Paris (1861), président de l’Académie de médecine (1867), président du Comité d’hygiène et de salubrité (1867), président de l’Association générale des médecins de France (1868). Expert reconnu auprès des tribunaux, il a rédigé près de cinq mille deux cents rapports médicaux-légaux et compte plus de cent vingt publications entre 1839 et 1876 ; Louise Bertaux, Ambroise Tardieu (1818-1879), [s.l.], [s.n.], 1987. 31. Question médico-légale…, op. cit. 32. En 1978, Michel Foucault publie le manuscrit d’Alexina B., assorti d’un dossier documentaire : Herculine Barbin dite Alexina B., Paris, Gallimard, 1978. 33. Si les erreurs de sexe sont effectivement fréquentes dans les actes de naissance, elles sont en revanche très rarement imputables à un sexe irrégulier mais plutôt à une fausse déclaration du père ou à une simple négligence rédactionnelle de l’officier d’état civil. Ainsi à Châteauroux, le tribunal civil procède à dix-huit rectifications d’erreurs de sexe dans des actes de naissance entre 1810 et 1859, onze entre 1860 et 1865, vingt-et-une entre 1866 et 1873 et quinze entre 1877 et 1885, sans que rien dans les jugements émis permette d’affirmer que certains cas concernaient des hermaphrodites (Tribunal civil de Châteauroux, Arch. dép. Indre, 3U1/419 à 422). 34. Dans L’Énigme de l’amour entre les hommes (1864-1865), Karl Heinrich Ulrichs théorise l’existence d’un « troisième sexe » révélé par une « âme de femme dans un corps d’homme » et établit une correspondance entre hermaphrodisme et homosexualité. Laure Murat reprend l’expression dans un ouvrage essentiellement consacré à l’homosexualité : La Loi du genre. Une histoire culturelle du « troisième sexe », Paris, Fayard, 2006. 35. Question médico-légale…, op. cit., p 32. 36. Gabrielle Houbre, ‘The Bastard Offspring of Hermes and Aphrodite: Sexual “Anomalies” and Medical Curiosity in Belle-Époque France’, art. cit. 37. Alice Dreger, Hermaphrodites…, op. cit., p. 15. 38. Son texte sur « Le vrai sexe » est d’abord l’objet d’une communication lors d’un colloque d’ Arcadie, en novembre 1980 (Dits et écrits, Paris, Gallimard/Quarto, tome 2, 2001, p. 617-625) avant d’introduire l’édition anglaise d’Herculine Barbin en 1980.

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39. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 3 volumes, 1976-1984 ; Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2005 [1re éd.1990], p. 189 et sq. ; Anne Fausto-Sterling, Sexing the Body. Gender Politics and the Construction of Sexuality, New York, Basic Books, 2000 et Les Cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, Paris, Payot, 2013 [1993], avec l’intéressante préface de Pascale Molinier, p. 7-38. 40. Art. 57 du Code civil (décret du 11 mars 1803) : « L’acte de naissance énoncera le jour, l’heure et le lieu de la naissance, le sexe de l’enfant, et les prénoms, noms, profession et domicile des père et mère, et ceux des témoins ». Pierre Garnier, qui ne connaît visiblement pas le travail de Joseph-Napoléon Loir, pense être le premier à avoir attiré l’attention sur cette question, « Du pseudo-hermaphrodisme… », op. cit., p. 286. 41. Ibidem, p. 292. 42. Pierre Garnier, Célibat et célibataires, Paris, Garnier, 1887, p. 91-93. Gabrielle Houbre, « Alliances “monstrueuses”… », op. cit. 43. Charles Debierre, « L’hermaphrodite devant le Code civil », Archives de l’anthropologie criminelle et des sciences pénales, 1886, tome 1, p. 338. 44. Alexandre Lacassagne, professeur à la faculté de médecine de Lyon, expert auprès des tribunaux, Les Actes de l’état civil, Lyon, Storck, 1887, p. 91-92 et Précis de médecine légale, Paris, Masson, 1906, p. 130. 45. La modification de l’article 180 du Code civil constituera une autre bataille des médecins, voir Gabrielle Houbre, « Alliances “monstrueuses”… », op. cit. 46. Devoirs et droits des médecins, Paris, Delahaye, p. 96. Le rapport d’experts est par ailleurs une mesure d’instruction facultative, Code de procédure civile de 1808 (art. 302). 47. Albert Leblond, Du pseudo-hermaphrodisme comme impédiment médico-légal à la déclaration du sexe dans l’acte de naissance, Paris, Steinheil, 1885, p. 6-7 ; Paul Brouardel, « Des empêchements au mariage et de l’hermaphrodisme en particulier », Gazette des hôpitaux civils et militaires, 1er janvier 1887, p. 2 (il modère son propos en 1904, écrivant : « un sexe neutre n’existe pas, chaque personne est homme ou femme », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 4e série, tome 1, 1904, p. 193-204) ; Louis Guinard, Précis de tératologie. Anomalies et monstruosités chez l’homme et chez les animaux, Paris, Baillière, 1893, p. 330-331 ; René Guéricolas, De l’hermaphrodisme vrai chez l’homme et les animaux supérieurs, Lyon, Stock, 1899, p. 100 et 103. 48. Henri Legrand Du Saulle, Traité de médecine légale et de jurisprudence médicale, Paris, Delahaye, 1874, p. 30 ; Joseph Briand et Ernest Chaudé, avocat, Manuel complet de médecine légale, Paris, Baillière, 1874, p. 112 ; Xavier Delore, Des étapes…, op. cit., p. 25. 49. Marc, « Hermaphrodite », Dictionnaire…, op. cit., p. 115. 50. Gabriel Tourdes, Dictionnaire encyclopédique…, op. cit., p. 648. 51. Cité par Théodore Tuffier et André Lapointe, « L’hermaphrodisme… », op. cit., p. 257. 52. Théodore Tuffier et André Lapointe, « L’hermaphrodisme, ses variétés et ses conséquences pour la pratique médicale », Revue de gynécologie et de chirurgie abdominale, tome 16, 1911, p. 256. 53. Philippe Jalabert, « Examen doctrinal de jurisprudence civile », Revue critique de législation et de jurisprudence, 22e année, tome II, 1872-1873, p. 132 ; Eugène Wilhem, « L’hermaphrodite et le droit », op. cit., p. 292. Wilhem est surtout connu pour publier, sous son nom et sous son pseudonyme de Numa Praetorius, des livres et articles sur les questions du sexe et de l’homosexualité. 54. Ibidem, p. 292-293. 55. Ibidem, p. 293. 56. Arch. dép. Yvelines (en ligne) et Adrien de Mortillet, « Jeune hermaphrodite », Bulletins de la société d’anthropologie de Paris, Paris, Masson, tome 8, 1885, p. 650-652. Les docteurs Ricoux et Aubry mentionnent également un acte de naissance qui, en 1828, portait la mention « sexe hermaphrodite », « Un prétendu androgyne dans un service de femmes », Le Progrès médical,

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tome 10, n° 37, 1899, p. 183. La commune n’étant pas indiquée, il a été impossible de vérifier cette assertion.

RÉSUMÉS

Parce qu’il bouleverse le strict agencement des sexes biologiques et des rôles sociaux en transgressant les frontières entre masculin et féminin, entre normal et anormal, entre réalité et apparence, l’état hermaphrodite s’impose au XIXe siècle, et tout particulièrement à la Belle Époque, comme un enjeu crucial. Les médecins découvrent avec un mélange de fascination et de répulsion des individus vivre en femmes quand ils sont, à leurs yeux, biologiquement hommes – le contraire étant beaucoup plus rare –, et dénoncent ces « erreurs de sexe » commises pour beaucoup lors de la détermination du sexe à la naissance. Ils débattent de l’opportunité d’introduire un troisième sexe dans l’état civil mais échoueront à faire entendre une logique biologique face à des juristes et à des législateurs qui, pour la plupart, restent attachés au principe de la division binaire des sexes.

Because it upsets the strict structure of biologic sexes and social roles by breaking the borders between male and feminine, between normal and abnormal, between reality and appearance, the hermaphrodite status imposes itself upon the 19th century., and quite particularly during the Belle Epoque, as a crucial stake. The doctors discover, with a mixture of fascination and aversion, people living as women when they are, for them, biologically men – the opposite being much rarer –, and denounce these “errors of sex” existing mostly since the determination of the sex at birth. They envisage introducing a third sex into the civil status but they will fail to impose a biologic logic to jurists and legislators who, for the greater part, remain attached to the rule of the binary division of sexes.

Weil die Intersexualität die Grenzen zwischen männlich und weiblich, normal und anormal, zwischen Schein und Wirklichkeit überschreitet und die strikte Trennung zwischen den biologischen Geschlechtern und den sozialen Rollen aufhebt, wurde sie im 19. Jahrhundert und insbesondere während der Belle Époque zu einem einschneidenden Streitpunkt. Mit einer Mischung aus Faszination und Ablehnung entdeckten Mediziner Menschen, die als Frauen lebten, während sie in ihren Augen eigentlich biologisch gesehen Männer waren – das Gegenteil fand sich weitaus seltener – und prangerten diese als „geschlechtliche Fehleinschätzungen“ an, die bei der Feststellung des Geschlechts bei der Geburt gemacht wurden. Sie erwogen die Möglichkeit, bei der Erfassung des Personenstands ein drittes Geschlecht einzuführen, scheiterten jedoch daran, eine biologische Logik bei den Juristen und Gesetzgebern geltend zu machen, die zum Großteil weiterhin dem Prinzip der binären Geschlechterteilung verhaftet blieben.

AUTEUR

GABRIELLE HOUBRE Gabrielle Houbre est maîtresse de conférences à l’Université Paris Diderot

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Habeas corpus et Rule of law en Angleterre, vers 1885-1914 Habeas Corpus and the Rule of Law in England, c 1885-1914 Habeas corpus und Rule of Law in England um 1885-1914

Michael Lobban

1 La seconde moitié du XIXe siècle vit une transformation significative dans le paysage juridique anglais1*. Après presque deux siècles au cours desquels les aspirants juristes n’avaient quasiment bénéficié d’aucune éducation juridique, les réformes des Inns of court, à partir des années 18402, ouvrirent la voie à une préparation nouvelle, plus scientifique, au monde de la pratique. En parallèle, des réformes de la procédure des cours supérieures de justice balayèrent une grande partie des formes techniques qui rendaient le droit si notoirement complexe et coûteux. On considérait désormais la common law comme l’objet d’études importantes et approfondies, et non plus simplement comme une question de technique professionnelle. Dans le même temps, certains juristes cherchèrent aussi à s’adresser à un public plus large, assumant ainsi le rôle de « moralistes publics »3. Dans le débat public, les hommes de loi mettaient en avant l’importance des valeurs du droit pour l’identité nationale. En un sens, la loi en était venue « à déplacer, ou plutôt à inclure la “politique” comme élément central de l’imaginaire historique et culturel de l’Angleterre de la fin de la période victorienne »4.

2 La notion clé apportée au débat par la profession juridique – en particulier par la plume d’Albert Venn Dicey – fut celle du Rule of law. Celle-ci était conçue comme le fondement de toute autorité constitutionnelle et comme la caractéristique du système politique anglais qui le distinguait le plus clairement des États continentaux, où des exécutifs forts pouvaient exercer des pouvoirs arbitraires5. Pour Dicey, cette valeur essentiellement anglaise était le produit de la common law et de son histoire6. Au cœur de la notion de Rule of law figurait le droit à la liberté personnelle. On pouvait y accéder par le biais d’une procédure spécifique : le bref (writ) d’habeas corpus, par le moyen duquel un pouvoir judiciaire indépendant pouvait faire en sorte que personne ne soit détenu sans autorité légale, que ceux qui étaient accusés de crimes soient déférés

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devant les cours de justice, et que le gouvernement exécutif n’agisse jamais que par la loi7.

3 Au cours des décennies qui précédèrent la première Guerre Mondiale, l’habeas corpus et le concept plus large de Rule of law occupaient clairement une place centrale dans la manière dont les Anglais comprenaient la nature de leur culture politique et légale. Malgré tout, ce concept était ambigu, et il n’était pas utilisé de manière uniforme. Quand il s’agissait d’Anglais, les juges comme les hommes politiques étaient satisfaits à l’idée de donner au judiciaire un large pouvoir de garantie de la liberté individuelle ; toutefois, au-delà des rivages de l’Angleterre, les eaux de la liberté étaient plus troubles. En somme, l’aire d’action de la loi était déterminée par des considérations politiques tout autant que par le droit : le concept était, de manière paradoxale, plus politique que juridique.

4 Le Rule of law n’était pas ancré dans la constitution, ce dont Dicey avait bien conscience. En réalité, le premier principe de la constitution était que le parlement était souverain et qu’il pouvait adopter n’importe quelle loi de son choix. Il avait le pouvoir de suspendre le bref d’habeas corpus, et d’« armer l’exécutif avec des pouvoirs arbitraires »8. En Angleterre, l’habeas corpus n’avait pas été suspendu depuis 18189, mais ce fut le cas en Irlande à de nombreuses occasions au cours du XIXe siècle. Ces suspensions posaient naturellement le problème de la nature du lien noué entre la souveraineté parlementaire et le Rule of law. La réponse de Dicey sur ce point était très formaliste : le fait même que l’habeas corpus ait été suspendu par une législation parlementaire le mettait en accord avec le Rule of law10. Toutefois, cette idée reposait à son tour sur une conception plus politique du Rule of law : aux yeux de Dicey et de ses contemporains, on pouvait se fier au Parlement de Westminster pour ne pas agir de manière arbitraire, puisqu’il reflétait la volonté de toute la nation politique. Il ne suspendrait l’habeas corpus que dans les situations d’urgence qui pourraient menacer les conditions préalables à un Rule of law11. Pour de nombreux Anglais de la génération de Dicey, le Rule of law relevait donc d’une culture politique particulière à Westminster12.

5 Nous nous pencherons ici sur ce que le traitement du bref d’habeas corpus par les cours anglaises nous révèle de la manière dont le Rule of law était compris dans la pratique. Comme nous le verrons, lorsque les demandes étaient issues d’Anglais et d’Européens – dans les cas où le pouvoir de l’exécutif britannique n’était pas en jeu – les cours cherchèrent à protéger strictement la liberté individuelle, et interprétèrent le Rule of law de manière large. Toutefois, dans les cas issus de l’Empire – quand il s’agissait du pouvoir de l’exécutif – les juges anglais étaient à même de suivre une approche étroite, dans laquelle les concepts du Rule of law étaient délaissés.

L’habeas corpus et les libertés des Anglais

6 Au cours des décennies paisibles et politiquement stables qui précédèrent la première Guerre Mondiale, les juges ne se virent pas sollicités pour utiliser le bref afin de protéger les détenus politiques en Angleterre : toutefois, des Anglais y eurent recours contre les interférences arbitraires contre leur liberté dans un certain nombre de situations13. Le champ d’action du bref d’habeas corpus fut exploré plus à plein dans deux types d’affaires nées de conflits religieux. La première série naquit au sein de l’Église d’Angleterre, autour de la controverse « ritualiste », qui portait sur la manière

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de célébrer le culte. Dans cette dispute, de nombreux hommes d’Église furent poursuivis devant les cours ecclésiastiques pour s’être adonnés à des pratiques liturgiques hétérodoxes. Cinq d’entre eux, qui avaient refusé de reconnaître la juridiction de la cour chargée de juger leur affaire, furent emprisonnés pour outrage à la justice. D’un point de vue légal, le plus important de ces cas concernait le révérend James Bell Cox, qui avait été emprisonné en mai 1887, pour avoir refusé d’obéir à un ordre d’une cour d’Église. Cox fit une demande pour obtenir un bref d’habeas corpus et fut libéré quand la Queen’s Bench Division décida que la cour qui avait ordonné son incarcération avait excédé son pouvoir14. Toutefois, la partie plaignante décida de faire appel, ce qui posa un problème d’ordre nouveau : pouvait-il y avoir appel contre la décision d’une cour de libérer un prisonnier sur la base de l’habeas corpus ? La position en common law affirmait qu’il était impossible de faire appel d’une décision prise ainsi15. Toutefois, la loi avait été compliquée par le vote du Judicature Act de 1873, qui donnait le droit de faire appel dans toutes les affaires, à l’exception de celles qui impliquaient « toute cause ou affaire criminelle ». Lorsque le cas de Cox arriva devant la Cour d’appel, on considéra que le statut devait être lu comme permettant à une partie plaignante de mettre en cause la décision de libérer un prisonnier16. Cependant, le Comité judiciaire de la Chambre des Lords (la Cour suprême d’Angleterre) exprima son désaccord avec cette interprétation. Aux yeux du Lord Chancellor, Lord Halsbury, il s’agissait d’une question de liberté vitale, qui ne pouvait simplement être réglée par l’analyse textuelle. Au cours de toute l’histoire juridique de l’Angleterre, disait-il, le bref d’habeas corpus avait été considéré comme un des garde-fous les plus importants des libertés du sujet17. La libération de Cox fut confirmée, car la cour avait le sentiment que le bref de liberté était trop important pour être affaibli par des termes généraux dans un statut.

7 Le rayon d’action du bref fut exploré davantage dans une seconde série d’affaires, qui concernaient la garde d’enfants abandonnés par leur mère catholique. Les conflits les plus remarqués opposèrent le grand philanthrope, le Dr. Thomas Barnardo, fondateur des Homes for Orphan and Destitute Children, et des mères catholiques qui agissaient sous l’influence de l’évêque de Salford, Herbert Vaughan. Vers la fin de l’année 1888, les mères de Harry Gossage et de Martha Ann Tye demandèrent le transfert de leurs enfants vers des établissements catholiques. Toutefois, Barnardo – un protestant évangélique – était résolu à résister à cela par tous les moyens. Sans en informer les parents, il remit ces enfants à deux personnes qu’il connaissait à peine – William Norton et Gertrude Romande – pour les emmener au Canada. Dans les deux cas, des demandes d’habeas corpus furent faites par les mères après que Barnardo eut annoncé qu’il n’avait plus la garde des enfants. Dans le cas d’Harry, le juge de première instance, Justice Matthew, refusa d’émettre le bref, puisque Barnardo affirmait ne plus avoir aucun contrôle sur l’enfant18, mais, dans le cas de Martha, le même juge accorda le bref, car il pensait qu’il était encore du pouvoir de Barnardo de rendre l’enfant. Il eut jusqu’au 30 avril pour le faire19. Le jour dit, le philanthrope expliqua à la cour que Mme Romande avait refusé de divulguer l’endroit où elle se trouvait. Estimant cette réponse insatisfaisante, le juge délivra un ordre d’emprisonnement contre Barnardo20. Celui-ci fit appel de la décision du juge, mais en vain21. Selon le juge d’appel, Lord Justice Lindley, « Les personnes qui placent de manière illégale un enfant en dehors de leur pouvoir agissent ainsi à leurs risques et périls et, si elles reçoivent l’ordre de produire l’enfant, aucune excuse fondée sur leur propre incapacité à obéir à cet ordre ne sera tenue comme réponse suffisante au bref »22. Le jugement retentissant du cas

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Tye semblait confirmer la Rule of law en montrant que même les plus grands philanthropes ne pouvaient retirer des enfants à leurs parents sans autorité légale.

8 Cette décision redonna vie au cas d’Harry. Le 30 novembre, la Queen’s Bench Division ordonna d’émettre un bref pour produire l’enfant. À nouveau, le Dr. Barnardo fit appel de cette décision, le litige parvenant finalement à la Chambre des Lords en juillet 1892. Dans leur décision, les Lords renversèrent la décision adoptée dans le cas de Tye. Pour eux, le bref avait pour raison d’être de faciliter la libération de personnes détenues illégalement, et non d’infliger des châtiments à ceux qui avaient, à un moment ou à un autre, détenu ces personnes de manière illégale. Tout ce que la cour pouvait faire était de vérifier si l’accusé avait eu le contrôle réel ou non de cette personne, ou si « la détention était en fait continuée par quelqu’un qui était en réalité l’agent du malfaiteur originel »23. L’affaire ne se termina qu’en mai 1893, lorsque les juges Pollock et Hawkins reconnurent enfin que le Dr. Barnardo était, en réalité, incapable de faire davantage pour retourner l’enfant24. Le cas Barnardo v. Ford détermina ainsi le fait que le bref d’habeas corpus ne pouvait être utilisé que pour ordonner à quelqu’un de produire le corps d’une personne sous son contrôle au moment où le bref était émis. Il ne pouvait être utilisé pour punir une personne qui avait agi de manière illégale. Pour imposer un châtiment, le Rule of law lui-même exigeait un procès criminel, avec les pénalités appropriées25.

9 Ces disputes « anglaises » sur l’habeas corpus révèlent un pouvoir judiciaire désireux d’utiliser le bref pour protéger la liberté. Dans l’affaire de Martha Tye, les juges souhaitaient même étendre encore l’aire d’action du bref, mais ce développement fut arrêté par la Chambre des Lords, qui s’inquiétait de ce que cette évolution puisse elle- même miner le Rule of law, en emprisonnant une personne sans le bénéfice d’un procès par jury, ou sur la base d’une accusation spécifique. Dans ces cas, les cours avaient caressé l’idée d’une expansion très significative du bref, ce qui aurait pu avoir des conséquences pour les affaires politiques comme pour les affaires familiales, mais elles se gardèrent d’aller aussi loin que certains le voulaient.

L’habeas corpus et les réfugiés politiques

10 À côté des affaires concernant les gardes d’enfants, les demandes les plus fréquentes pour l’habeas corpus, avant la première Guerre Mondiale, vinrent de prisonniers contre qui une procédure d’extradition avait été lancée. La procédure utilisée était régulée par l’Extradition Act de 1870, qui stipulait que les fugitifs arrêtés devaient être avertis du fait qu’ils avaient le droit de demander un bref d’habeas corpus dans les quinze jours. L’Acte garantissait les deux principes clés qui étaient le fondement d’une politique traditionnellement très protectrice envers les réfugiés ; le premier était que les personnes soupçonnées de crimes ne pouvaient être extradées que pour des actions qui constituaient des infractions manifestes en droit anglais, comme dans le droit du pays qui demandait l’extradition. Le second principe était qu’aucune personne ne devait être extradée pour un délit politique. Le droit d’extradition consistait à protéger la liberté personnelle en ne permettant pas que la procédure judiciaire soit utilisée pour persécuter des opposants politiques.

11 Toutefois, les contours du délit politique étaient loin d’être clairs. Il était généralement accepté que les actes d’insurrection ouverte ou de guerre civile devaient être considérés comme politiques ; mais il y avait beaucoup plus d’incertitude sur la

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manière dont il fallait traiter les meurtres politiques. Nombreux étaient ceux qui considéraient que les assassinats, quelle que soit leur motivation, ne pouvaient être rangés parmi les délits politiques26. D’autres, cependant, avançaient qu’il était plus sûr de ne pas extrader des assassins dont « le délit avait une couleur politique », puisque le suspect risquait de se voir juger pour une infraction d’ordre politique aussi bien que pour un assassinat27. John Stuart Mill, en particulier, souhaitait une définition large des délits politiques : il proposa que « tout délit commis au cours ou dans la poursuite d’une guerre civile, d’une insurrection, ou d’un mouvement politique » soit considéré comme politique28.

12 La question se présenta aux cours de justice en 1890, lorsque les autorités suisses demandèrent l’extradition d’Angelo Castioni pour le meurtre de Luigi Rossi. Rossi, membre du Conseil d’État du Tessin, avait été tué lors de l’assaut par la foule du palais du gouvernement conservateur ; Castioni était l’auteur du coup fatal. Le magistrat de police qui jugea la demande d’extradition rejeta l’argument de Castioni, pour qui il s’agissait d’un délit politique. Bien que commis pendant un soulèvement politique dans lequel Castioni avait joué un rôle important, il ne s’agissait pas « d’un acte nécessaire aux objets du mouvement politique, ni à leur poursuite ». De plus, il y avait « quelques indications d’un sentiment personnel », qui tendaient à montrer « que l’acte avait été motivé par des raisons autres que purement politiques »29. Castioni fit appel de cette décision à la Queen’s Bench Division pour obtenir un habeas corpus. Dans sa décision au sujet de ce qui constituait un délit politique, la cour rejeta la définition de Mill comme étant trop large, mais elle adopta celle de J. F. Stephen, pour qui « les criminels fugitifs ne doivent pas être livrés pour des crimes d’extradition si ces crimes sont secondaires dans les troubles politiques et en relèvent »30. La cour considéra que l’action de Castioni était politique, car elle avait été perpétrée pour accomplir un but, celui de se débarrasser du gouvernement, plutôt que par malveillance personnelle. Castioni fut relaxé.

13 Il apparut bientôt qu’il y avait des limites à l’interprétation que donnaient les juges de ce qui constituait un délit politique. En 1894, ils eurent à juger le cas de l’anarchiste Théodule Meunier. Meunier avait posé deux bombes à Paris en 1892 : la première explosa dans la nuit au 14 au 15 mars 1892 dans la caserne Lobau, l’autre le 25 avril au Café Véry, tuant le propriétaire et un consommateur. Quand l’affaire arriva devant le magistrat de police, Sir John Bridge, les avocats de Meunier avancèrent que l’attentat contre la caserne était un acte politique31. Bridge rejeta cet argument : « Je ne cherche pas à fixer une règle pour décider ce qui pourrait être un délit à caractère politique – notait-il –, mais je dis clairement et de manière emphatique que l’hostilité à tout gouvernement n’est pas un délit à caractère politique »32. Prenant acte de cette décision, Meunier chercha à obtenir un bref d’habeas corpus, mais il échoua à nouveau à convaincre les juges de la nature politique de son délit33. Selon le juge Cave, pour qu’un délit soit à caractère politique, « il faut qu’il y ait deux parties au moins dans un État, chacune cherchant à imposer à l’autre un gouvernement de son choix »34. Comme le Law Times le soulignait, en adoptant ce point de vue, la cour s’alignait sur l’avis de l’Institut de droit international, dont la définition du crime politique avait exclu « les faits délictueux qui sont dirigés contre les bases de toute organisation sociale, et non pas seulement contre tel État déterminé ou contre telle forme de gouvernement »35. Meunier fut extradé vers la France, où il fut condamné à la prison à perpétuité.

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14 La question de la nature des crimes politiques revint à nouveau sur le devant de la scène à la fin de l’année 1895, lorsqu’Émile Arton contesta son extradition pour répondre d’accusations de fraude et de détournement des fonds. Il s’était enfui en Angleterre en 1892, après que son rôle eut été révélé au grand jour dans le système de corruption qu’il avait aidé à mettre en place pour maintenir à flot la compagnie pour le Canal du Panama et avait été jugé par contumace en France en 1893. Le Scandale de Panama eut des répercussions politiques graves en France, et l’avocat d’Arton mit en avant l’argument selon lequel la procédure d’extradition avait des motifs politiques car, aux yeux de ses avocats, la demande d’extradition n’avait pas été faite de bonne foi ; de retour en France, le procès serait l’occasion de révélations de secrets politiques qui motiveraient la condamnation d’un crime politique échappant dès lors au droit commun36. Ces arguments ne réussirent pas à convaincre la Queen’s Bench Division. La cour décida qu’elle ne pouvait considérer que la formulation de la législation, en examinant ce qu’était un délit politique : « Nous siégeons ici uniquement comme juges, et les considérations politiques ne sont pas de notre ressort, sauf si elles ont été introduites dans la langue de la législation que nous sommes amenés à interpréter »37. S’il était démontré qu’Arton pouvait être jugé pour un délit à caractère politique, cela pouvait constituer un motif à l’intervention de la cour ; mais rien dans ce cas ne pouvait montrer ce qu’était le délit politique dont le conseil juridique prétendait qu’Arton serait accusé. Pour finir, la cour déclara qu’elle n’avait pas l’autorité requise pour examiner la question de savoir si les autorités françaises agissaient de bonne foi. Arton fut finalement extradé le 13 février 1896.

15 Cette extradition ne mit toutefois pas fin à la participation britannique à cette affaire. Une fois Arton ramené en France, les autorités voulurent le juger à nouveau pour la corruption active d’officiers publics. Il ne s’agissait pas des accusations qui avaient conduit à l’extradition d’Arton, et les Britanniques informèrent les Français que toute tentative de le juger sans obtenir au préalable le consentement du gouvernement britannique constituerait une violation du traité d’extradition entre les deux pays, même si Arton lui-même y consentait. Le point de vue des Britanniques était également que « l’accusé doit avoir l’opportunité de retourner dans ce pays avant d’être jugé pour un crime autre que celui pour lequel l’extradition a été accordée »38. La dispute entre les deux États sur cette question finit par toucher leurs interprétations rivales du traité ; et le procès eut bien lieu, en février 189739. Malgré tout, les démarches importantes menées par les Britanniques pour que leur consentement à de tels procès soit obtenu démontrent un engagement fort pour que toute privation de liberté dans ces questions soit fondée sur une autorité juridique claire, dans un traité ou dans un statut.

L’habeas corpus et le Rule of law dans les colonies

16 Dans les cas discutés jusqu’ici, qui ne mettaient pas en question les pouvoirs de l’exécutif, les cours de justice se montrèrent avant tout soucieuses d’utiliser l’habeas corpus pour préserver la liberté. Elles interprétaient de manière rigoureuse les lois restreignant la liberté et – comme le montre l’affaire Cox v. Hakes – elles pouvaient lire les statuts dans un sens très libéral, en invoquant les notions plus larges du Rule of law. Cependant, lorsqu’il s’agissait de cas venus de l’Empire – où la Couronne détenait des

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opposants politiques sans accusation formelle – l’approche des cours fut beaucoup moins favorable à la liberté.

17 En temps normal, les cours de Londres ne traitaient pas les demandes d’habeas corpus émanant de l’Empire40. Dans le cadre de la common law, le Queen’s Bench possédait la juridiction lui permettant de délivrer de tels brefs à tous les dominions de la Couronne, mais une législation de 1862 établissait qu’aucun bref ne pouvait être délivré depuis l’Angleterre à aucune colonie ayant des cours de justice pourvues de l’autorité d’accorder l’habeas corpus. Après cette date, on n’observe la venue d’affaires coloniales à Londres que dans deux situations. En premier lieu, des demandes pouvaient être faites par ceux qui étaient détenus dans des territoires où des cours n’étaient pas encore établies. En second lieu, la législation coloniale permettait des appels de la décision des cours locales vers le Judicial Committee du Privy Council. Il ne s’agissait pas d’une cour de common law, mais d’une cour pour les appels depuis l’Empire, composée pour l’essentiel de juges anglais qui siégeaient aussi dans la Chambre des Lords. Ces cas conduisirent à discuter de la manière la plus large possible de la nature de la relation entre l’autorité souveraine et le Rule of law, puisque ceux qui demandaient des brefs d’habeas corpus cherchaient à défier l’utilisation, par les administrateurs coloniaux, du pouvoir législatif délégué qui autorisait l’emprisonnement sans procès. Dans ces cas, les avocats en appelèrent dans les termes les plus larges aux principes associés aux libertés anglaises depuis la Grande Charte. Ils soulevèrent la question de savoir si les mêmes principes politiques s’appliquaient aussi aux lieux où les Anglais gouvernaient en tant que maîtres coloniaux. Ces questions furent examinées de manière assez détaillée dans deux cas, dans lesquels des chefs africains contestèrent leur détention.

18 La première affaire, Sprigg v. Sigcau, qui arriva devant le Privy Council en 1896, visait à obtenir la libération du principal chef des Pondo. Le Pondoland, en Afrique du sud, avait été cédé aux Britanniques par Sigcau en 1894. Après la cession, Sigcau contrariait les Britanniques en insultant leurs administrateurs et en semblant interférer avec leur administration de la justice. Comme il ne semblait pas comprendre quelle était sa place dans la nouvelle distribution des pouvoirs, le gouverneur du Cap proclama en juin 1895 que la présence de Sigcau dans le Pondoland oriental présentait un danger pour la sécurité publique et autorisa son arrestation et sa détention. Une commission non- judiciaire conclut alors, au terme de deux semaines d’audience, que sa conduite générale avait été « obstructive pour une administration satisfaisante du Pondoland par des magistrats »41. Bien que le rapport de la commission n’ait contenu aucune accusation criminelle contre le chef, le principal magistrat l’informa qu’il devait choisir entre la détention et l’exil.

19 Le 29 juillet 1895, Sigcau présenta une pétition à la Cour Suprême du Cap pour obtenir sa liberté. La réaction des autorités coloniales fut d’invoquer un statut passé par le parlement du Cap en 1894 – le Pondoland Annexation Act – qui édictait que le Pondoland « devait être assujetti aux lois, statuts et ordonnances qui ont déjà été proclamés par le Haut Commissaire, et à ceux que, après l’annexion de la Colonie, le Gouverneur décidera par proclamation d’appliquer dans de tels Territoires ». Selon la Couronne, ce statut octroyait force de loi à la proclamation du gouverneur ordonnant la détention de Sigcau, si bien que celle-ci ne pouvait être mise en question. Les avocats de Sigcau avancèrent alors que le pouvoir de légiférer au Cap était limité par l’idée plus large de Rule of law. D’après eux, le gouverneur agissait pour le compte de la Couronne britannique quand il donnait son consentement à la législation au Cap, et il était

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contraint de ne consentir à aucun projet qui irait contre les lois de l’Angleterre. À suivre cette vision des choses, la législation qui permettait l’emprisonnement arbitraire d’un homme allait contre le droit anglais ; par conséquent, le consentement donné à une telle législation ne pouvait être qu’invalide.

20 Le principal juge du Cap, Sir Henry de Villiers, montra une certaine sympathie pour cet argument, en indiquant qu’il pensait que les pouvoirs les plus draconiens ne pouvaient être laissés sans risque qu’entre les mains d’un parlement du type de celui qu’on trouvait à Westminster42. Toutefois, il estima qu’il n’était pas nécessaire de rendre un jugement sur cette question. Sigcau pouvait être libéré pour d’autres raisons, ancrées dans une conception large du Rule of law, intégrant la séparation des pouvoirs. Tel que De Villiers l’interprétait, le statut conférait des pouvoirs législatifs au gouverneur, mais il ne conférait pas le pouvoir judiciaire requis pour emprisonner Sigcau. Il alla jusqu’à discuter la signification même du terme « loi », notant qu’aucun grand juriste n’avait défini ce terme comme incluant un décret pour le châtiment particulier d’un individu. Dans ce cas, la proclamation « professe qu’elle proclame une loi, toutefois, en réalité, elle édicte un décret qui est en partie exécutif et en partie judiciaire, mais totalement arbitraire ». La cour du Cap se rattachait clairement à une conception large du Rule of law.

21 Les autorités du Cap firent appel au Privy Council43 mais la cour rejeta l’appel, si bien que Sigcau demeura en liberté. Toutefois, les juges de Londres adoptèrent une approche beaucoup plus étroite et légaliste dans leurs conclusions. Donnant le jugement de la cour, Lord Watson nota que la proclamation du gouverneur était couchée « en des termes qui sont au-delà de la compétence de toute autorité à l’exception d’un souverain qui n’est responsable devant personne, ou d’une législature suprême et sans entraves, ou d’une personne ou d’un corps à qui leurs fonctions ont été légalement déléguées »44. Cela revenait à reconnaître qu’une personne exerçant un pouvoir souverain – ou des pouvoirs délégués par le souverain – n’était pas limitée par le Rule of law. Toutefois, il estima que les pouvoirs conférés aux Hauts Commissaires par le Pondoland Annexation Act n’allaient pas aussi loin. Plutôt que de donner au bénéficiaire le pouvoir de faire de nouvelles lois pour le territoire, l’Acte lui permettait seulement d’introduire dans le territoire des lois générales qui existaient déjà dans d’autres parties de la colonie45. Cela signifiait une interprétation étroite de l’Acte de 1894 dont les pouvoirs étaient dérivés : le Gouverneur avait simplement agi ultra vires. Toutefois, le jugement du Privy Council laissait en place la possibilité pour un gouverneur de recevoir les pouvoirs les plus arbitraires par une législation expresse.

22 Douze ans plus tard, un autre chef africain – Sekgoma Letsholathibe, le chef des Tawana – découvrit à ses dépens que la Couronne avait bien ce pouvoir de détention. Comme dans le cas de Sigcau, c’étaient les rivalités locales entre chefs africains qui inquiétaient le plus les Britanniques. Les Tawana occupaient le nord-ouest du Bechuanaland, une région sur laquelle un protectorat avait été déclaré en 188546. Au début du XXe siècle, il y avait eu une dispute parmi les Tawana pour savoir qui était leur véritable chef. Les Britanniques accordèrent d’abord leur soutien à Sekgoma ; mais le trouvant « indésirable et peu digne de confiance », ils transférèrent leur appui à son rival, et commencèrent à agir de manière concertée pour le chasser de ses fonctions47. En 1906, il fut arrêté à Kimberley (dans la colonie du Cap) et amené à Gaberone (dans le Bechuanaland), où il fut placé en détention. Pendant ce temps, une enquête eut lieu dans le principal village de la tribu, dont la conclusion fut que son rival était le

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véritable chef. Sekgoma demeura en détention et, en novembre, il fit une demande auprès de la Haute Cour du Griqualand (qui siégeait à Kimberley) pour obtenir sa libération. Toutefois, la cour refusa de prendre une décision sur cette affaire, puisque Sekgoma était détenu en dehors de sa juridiction, dans le protectorat. Le 5 décembre suivant, Lord Selborne, Haut Commissaire pour l’Afrique du Sud, publia une proclamation qui déclarait que le retour de Sekgoma au sein de sa tribu d’origine était susceptible de mener à la guerre tribale, et qui autorisait son maintien en détention. Elle déclarait aussi qu’aucun bref mettant en question la légalité de l’arrestation ou de la déportation de Sekgoma ne pouvait avoir d’effet dans le protectorat48. Pendant trois ans, Sekgoma demeura détenu à Gaberone. Au début de l’année 1909, il refusa de s’installer à Barberton, dans le Transvaal oriental : « Je ne partirai pas, car je n’ai commis aucun crime – je souhaite voir mon cas jugé dans les cours d’Angleterre ou bien être tué »49. C’est dans ce contexte que son avocat se rendit auprès de la King’s Bench Division à Londres, afin d’obtenir un bref à l’intention du Secrétaire colonial, Lord Crewe, pour que sa libération ait lieu.

23 Lord Crewe répondit à cette demande par une déclaration sous serment (affidavit) qui comprenait deux arguments majeurs50. En premier lieu, il avança que puisque Sekgoma n’était pas en sa garde, il n’était pas la personne à qui un bref d’habeas corpus pouvait être remis. Il n’était qu’un ministre de la Couronne, avec le pouvoir de conseiller le roi, et non le geôlier de cet homme. En second lieu, il avança que la proclamation par laquelle Sekgoma était détenu était une forme de législation déléguée valide, qui pouvait résister au test de Lord Watson. Les pouvoirs de la Couronne dans des territoires comme celui-ci – des « protectorats » qui n’étaient pas devenus partie intégrante des dominions de la Couronne – étaient explicités dans un statut, le Foreign Jurisdiction Act de 1890. Cet acte donnait à la Couronne la même juridiction dans de telles terres que dans les territoires acquis par conquête ou cession. La Couronne pouvait légiférer en édictant des Orders in Council qui étaient considérés comme une législation valide, à moins d’être contraires à d’autres statuts s’appliquant au territoire. Crewe souligna qu’un Order in Council avait été édicté selon l’Acte le 9 mai 1891, lequel conférait tous les pouvoirs et la juridiction de la Reine au sujet du Bechuanaland au Haut Commissaire, et lui permettait de faire toutes les « choses qui sont légales dans les limites de cet Ordre ». Aux yeux de Crewe, le Haut Commissaire, lorsqu’il édictait cette proclamation, ne faisait qu’exercer un pouvoir législatif dérivé de la Couronne et du Parlement.

24 La réaction des avocats de Sekgoma fut de chercher à démontrer que les pouvoirs du Haut Commissaire étaient limités par des principes constitutionnels plus larges. Leur argument reposait sur deux fondements. Le premier était lié au pouvoir de la Couronne de légiférer dans des territoires conquis ou cédés. Si, selon la common law, la Couronne possédait la prérogative de légiférer dans de tels pays, et pouvait exercer ce pouvoir jusqu’à la mise en place d’une constitution, ils insistèrent sur le fait que cette prérogative n’était pas sans limites. Car, selon un jugement de 1774, « un pays conquis par les armes britanniques devient un dominion du roi en vertu du droit de sa Couronne », et par conséquent soumis au contrôle du Parlement. Même si seul le roi avait le pouvoir d’introduire des lois nouvelles en de tels lieux, « cette législation étant subordonnée […] à sa propre autorité en Parlement, il ne peut introduire de changement contraire aux principes fondamentaux »51. Les avocats de Sekgoma avancèrent que de tels principes incluaient le droit à l’habeas corpus. Le second argument portait sur les termes de l’Order in Council, qui donnait au Haut Commissaire

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le pouvoir de faire des choses « qui sont légales ». Ces termes ne signifiaient-ils pas que le Haut Commissaire avait seulement reçu les pouvoirs « légaux » d’un souverain lié par la constitution britannique, et non les pouvoirs d’un despote52 ?

25 L’affaire fut jugée dans la King’s Bench Division en octobre 1909 et dans la Cour d’appel en janvier 1910. Sekgoma perdit dans les deux cours, mais pour des raisons différentes. La cour inférieure rejeta sa demande pour des raisons techniques. En premier lieu, elle considéra que Sekgoma avait eu recours aux mauvaises cours, à la fois lorsqu’il s’était tourné vers la Haute Cour du Griqualand et lorsqu’il avait saisi la King’s Bench Division. Il aurait dû d’abord se tourner vers les cours dans le Protectorat du Bechuanaland, et faire appel au Privy Council après le rejet prévisible de sa demande par ces cours. En second lieu, les juges estimèrent que le bref n’aurait pas dû être destiné au Secrétaire colonial, puisque celui-ci n’avait ni la garde de Sekgoma, ni le contrôle de son geôlier53. La cour évita de répondre à la question de savoir si la Proclamation était valide, bien que certains de ses juges aient manifestement été peu convaincus à ce sujet54.

26 La Cour d’appel fut d’un avis très différent. Ses juges acceptèrent l’argument de Sekgoma, selon lequel il n’y avait pas de cour dans le Protectorat à même d’édicter un bref d’habeas corpus ; et ils manifestèrent peu de sympathie pour les tentatives de la Couronne de remporter le procès en arguant du fait que Lord Crewe n’était pas le bon défendeur55. La question cruciale, pour cette cour, était de savoir si la proclamation qui avait donné l’ordre de détenir Sekgoma était valide. Leur jugement reposait sur une conception du Rule of law plus étroite et plus « légaliste » que l’approche adoptée par un juge comme De Villiers. En fait, il est remarquable que le Lord Justice Vaughan Williams ait admis, au cours des débats, qu’il « n’était pas familier » des arguments de Dicey au sujet du Rule of law. Les juges acceptèrent le fait que le roi ne détenait pas de pouvoirs absolus et despotiques dans les territoires conquis, mais ils considérèrent que le Haut Commissaire était autorisé par un statut qui avait renversé la notion de « loi fondamentale »56 à placer une personne en détention. Tout comme le Colonial Laws Validity Act de 1865, le statut de 1890 octroyait un large pouvoir délégué à légiférer, dont la seule limite résidait dans la contradiction avec les autres statuts en vigueur sur le territoire. Cette dernière clause devait être lue comme renvoyant à des statuts qui mentionnaient explicitement le territoire, et excluait donc les statuts comme la Grande Charte ou le Star Chamber Act de 1641, qui déclaraient que toute personne emprisonnée sur ordre de la Couronne pouvait recourir à l’habeas corpus57. Le jugement confirma donc la validité d’une proclamation qui ne concernait que la détention d’un individu unique.

27 À l’évidence, le facteur racial joua un rôle important dans l’issue des débats. « L’idée selon laquelle il existe un système établi de lois auquel on doit obéir, et qu’à n’importe quel moment un individu peut être privé de la protection de cette loi, est une idée qui n’est pas facilement acceptée par les juristes anglais » : c’est ainsi que Vaughan Williams concluait. « Elle devient plus accessible si l’on rappelle que le Protectorat s’exerce sur un pays où un petit nombre d’hommes civilisés en position dominante doivent contrôler une grande multitude de semi-barbares »58. Le Lord Justice Farwell affirmait, de manière semblable, que « dans les pays habités par des tribus indigènes qui l’emportent très largement en nombre sur la population blanche », les « remparts de la liberté » qui protégeaient le peuple anglais « pourraient bien, s’ils étaient appliqués ici, s’avérer une condamnation de mort pour les blancs »59. Sekgoma demeura en détention jusqu’à sa libération en mars 191160.

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*

28 Les affaires que nous avons examinées, impliquant des parties anglaises, européennes et africaines, montrent que les approches adoptées dans la concession de brefs d’habeas corpus différaient de manière très significative selon le contexte. Les affaires « domestiques » montrent la volonté continue des cours de maintenir la liberté et le Rule of law : les cours s’efforçaient de faire en sorte que personne ne soit privé de sa liberté – que ce soit par l’autorité gouvernementale ou par des individus privés – à moins que ce ne soit sous la claire autorité du droit. Comme les affaires impliquant Dr. Barnardo le démontrent, même des philanthropes bien connus, dont de nombreux pans de la société estimaient qu’ils étaient motivés uniquement par la bienveillance, se voyaient forcés de suivre la loi à la lettre. Les affaires impliquant l’extradition de personnes accusées de crimes politiques montrent à nouveau que les cours anglaises étaient déterminées à ne pas extrader des suspects vers des États où ils seraient punis pour des crimes qui n’étaient pas reconnus comme tels dans le droit anglais. Elles étaient tout autant décidées à ne pas permettre l’extradition pour des crimes politiques. Comme pour les demandeurs « domestiques », les cours anglaises qui examinaient des demandes d’habeas corpus pour ces activistes politiques maintenaient la promesse libérale du Rule of law.

29 En revanche, dans le cas des affaires « politiques » impériales, la ligne adoptée par les cours semble avoir été très différente, et beaucoup moins en harmonie avec le Rule of law. Ces cas illustrent bien le fait que dans les affaires les plus « politiques », le conseil juridique des prisonniers encourageait les juges à adopter une vision largement « constitutionnelle », qui limitait les pouvoirs législatifs délégués des autorités coloniales leur permettant d’édicter des proclamations qui affectaient la liberté personnelle. Malgré tout, les juges anglais adoptèrent une approche légaliste, acceptant que le Parlement anglais ait l’autorité de donner de tels pouvoirs aux administrateurs coloniaux, et justifiant cette démarche en avançant que les considérations qui s’appliquaient dans l’espace domestique n’étaient pas valables quand il s’agissait de traiter des « sauvages sans loi et guerriers, dont le nombre est cent fois celui des habitants européens »61. Les Africains, tout comme les Irlandais, découvraient que les principes politiques qui s’appliquaient en Angleterre ne traversaient pas toujours la mer.

NOTES

1. * Je souhaite remercier Frédérique Lachaud pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la traduction de cet article. 2. Les avocats étaient qualifiés pour la pratique en étant « appelés au barreau » d’une des quatre principales « Inns of courts ». Celles-ci étaient des associations privées responsables de la formation comme de la discipline du barreau. Après les réformes de 1875, la Haute Cour fut divisée en plusieurs sections (dont les Divisions du Queen’s Bench et de la Chancellerie). Les

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appels étaient d’abord examinés par la Cour d’appel, et dans un second temps par le Comité judiciaire de la Chambre des Lords. 3. Stefan Collini, Public Moralists: Political Thought and Intellectual Life in Britain, 1850-1930, Oxford, Clarendon Press, 1991. 4. Julia Stapleton, ‘Dicey and his Legacy,’ History of Political Thought, 16 (1995), p. 234-256, à la p. 234. 5. A. V. Dicey, Introduction to the Law of the Constitution, 8th edn, Londres, MacMillan, 1915, p. 108 [1re éd 1885]. 6. Les principaux jalons de cette histoire sont connus : la Grande Charte (1215), l’Habeas Corpus (1679) et le Bill of Rights (1689) (N.D.L.R.). 7. Cf. Paul D. Halliday, Habeas Corpus: From England to Empire, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2010. 8. Dicey, Introduction, op. cit., p. 144. 9. L’habeas corpus fut suspendu par le Parlement pendant les périodes d’agitation radicale dans les années 1790 et à nouveau en 1817. 10. Dicey, Introduction, op. cit., p. 145. 11. L’Irlande de la période mi-victorienne était perçue comme une terre fertile pour les insurrections et une violence défiant les lois. Cf. par exemple The Times, 14 décembre 1880, col. 9a. 12. En 1893, le deuxième projet de loi pour l’Irish Home Rule qui visait à accorder l’autonomie législative à l’Irlande, en rétablissant à Dublin un Parlement souverain compétent pour les « affaires intérieures » de l’île, comprenait une clause (empruntée au XIVe Amendement de la Constitution des États-Unis) qui tentait d’implanter la notion de Rule of law en Irlande. Selon Sir Charles Russell, cette clause signifiait que la législature irlandaise ne pouvait suspendre l’habeas corpus que « dans les cas où, selon un précédent établi, il y a une situation d’urgence ou un ensemble de circonstances justifiant l’action ». Parl Debs., 4th ser., vol. 13, cols. 1 116-7, 1 405-6. 13. Cf. The Queen v. Jackson [1891] 1 QB 671 à 679 (pour le cas et son contexte, cf. Maeve E. Doggett, Marriage, Wife-Beating and the Law in Victorian England: ‘Sub Virga Viri’, London, Weidenfeld and Nicolson, 1992). 14. Ex parte James Bell Cox (1887) 19 QBD 307. Cox avait auparavant engagé une procédure légale pour empêcher que le bref ordonnant sa détention soit délivré, mais il avait perdu dans la Cour d’appel. 15. Cf. Judith Farbey et R. J. Sharpe, The Law of Habeas Corpus, 3rd edn, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 218-28. 16. Ex parte Rev James Bell Cox (1888) 20 QBD 1 à 13-14, 21. 17. Cox v. Hakes (1890) 15 App. Cas. 506 à 514. 18. Norton etait parti avec Harry sans laisser d’adresse. Cf. Night and Day, 13 (décembre 1889). 19. The Times, 24 mai 1889, col. 12 b. 20. In the matter of Martha Ann Tye, an Infant, dans The Times, 23 mai 1889, col. 12 a, 24 mai 1889, col. 12 b. 21. The Queen v. Barnardo (1889) 23 QBD 305. En dépit du jugement rendu dans le cas de Cox, on accepta qu’un appel puisse avoir lieu dans les cas d’habeas corpus impliquant la garde d’enfants, puisqu’il s’agissait souvent autant du bien-être de l’enfant que de la liberté. 22. The Queen v. Barnardo (1889) 23 QBD 305 à 316. Cf. également le rapport dans The Times 16 juillet 1886, col. 3 b ; 17 juillet 1889, col. 3 d. 23. Barnardo v. Ford [1892] AC 326 à 333. 24. Cf. The Queen v. Barnardo, The Standard, 19 mai 1893. 25. Cf. Law Quarterly Review, 9 (1893), p. 8-9. 26. Parl Debs., 3rd ser. 184: 2007-8 (Lord Stanley). Royal Commission on Extradition, PP 1878 XXIV [C. 2039] 903, p. 7. 27. Rapport du Select Committee on Extradition, PP 1867-8 (393), p. 12.

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28. Parl. Debs. 3rd ser. 184: 2115. 29. T[he] N[ational] A[rchives] HO 144/479/X29665/8. Le frère de Castioni avait été assassiné à Stabio en 1880, et certaines rumeurs prétendaient qu’il avait crié : « Mon frère clame vengeance ». The Times, 25 octobre 1890, col. 12 b. 30. History of Criminal Law, Londres, MacMillan, 1883, vol. 2, p. 71: « fugitive criminals are not to be surrendered for extradition crimes if those crimes were incidental to and formed a part of political disturbances ». In re Castioni [1891] 1 QB 149. 31. Pall Mall Gazette, 5 mai 1894, p. 7. 32. The Standard, 7 mai 1894, p. 6. 33. On se mit d’accord sur le fait que l’explosion au café n’était pas un crime politique, puisqu’il s’agissait d’un acte de vengeance. 34. In re Meunier [1894] 2 QB 415 à 419. 35. Law Times, 97, p. 142-3 (16 juin 1894). Cf. Constance Bantman, The French Anarchists in London, 1880-1914. Exile and Transnationalism in the First Globalisation, Liverpool, Liverpool University Press, 2013, p. 144-146. 36. The Times, 23 décembre 1895. 37. In re Arton [1896] 1 QB 108 à 112. 38. Note du 11 janvier 1897, TNA HO 144/486/X 38150/31. 39. TNA HO 144/486/X38150 et TNA FO 97/560. Arton fut en tout cas acquitté de cette accusation. 40. Pour une discussion des cas d’habeas corpus en Inde, cf. Nasser Hussain, The Jurisprudence of Emergency: Colonialism and the Rule of Law, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2006. 41. ‘Report of the Commissioners appointed to inquire into the acts and behaviour of the Pondo Chief Sigcau since the annexation of East Pondoland’ Privy Council Case Papers [British Library: PP 1316], Case No. 12 de 1896: Sir John Gordon Sprigg v. Sigcau. 42. [Record of Proceedings], Privy Council Case Papers [British Library: PP 1316], Case No. 12 de 1896: Sir John Gordon Sprigg v. Sigcau, p. 20-1. 43. La règle de Cox v. Hakes ne s’appliquait pas aux colonies : cf. Attorney-General for the Colony of Hong Kong v. Kwok-a-Sing (1873) LR 5 PC 179. 44. Sprigg v. Sigcau [1897] AC 238 à 246. 45. Sprigg v. Sigcau [1897] AC 238 à 247. 46. Sur les Tawana, cf. A. Sillery, The Bechuanaland Protectorate, Oxford, Oxford University Press, 1952, ch. 14. 47. Pour le contexte, cf. J. M. Chirenje, ‘Chief Sekgoma Letholathibe II: Rebel or 20 th Century Tswana Nationalist?’, Botswana Notes and Records, 3 (1971), p. 64-9. 48. Le texte de la Proclamation est donné dans R v Crewe [1910] 2 KB 576 aux p. 577-79. 49. J. M. Chirenje, ‘Chief Sekgoma’, p. 67. 50. L’affidavit est dans TNA CO 879/103, p. 248-9. 51. Campbell v. Hall (1774) 1 Cowper 204 à 208-9. 52. TNA CO 879/103, p. 91-2. 53. Ces jugements figurent dans TNA CO 879/103, p. 63-9. 54. Le juge Darling déclara qu’il pensait que le Proclamation excédait sans doute les pouvoirs du Haut Commissaire, qui étaient d’après lui constitutionnellement limités. TNA CO 879/103, p. 69. 55. TNA CO 879/103, p. 121. Cf. les jugements dans R v Crewe [1910] 2 KB 576 à 592-3, 606, 618, 629. 56. En adoptant ce point de vue, ils suivirent le jugement du juge Willes dans Phillips v. Eyre (1870) LR 6 QB 1 à 20. Cf. également Riel v. The Queen (1885) 10 App Cas 675 à 678-9. 57. En agissant ainsi, ils suivaient The Queen v. Staples (1899) TNA CO 879/103, p. 3 ; cité par Lord Justice Farwell, R v Crewe, p. 615. 58. R v Crewe, p. 609-10. 59. R v Crewe, p. 615. 60. The Times, 6 mars 1911 5a.

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61. R v Crewe, p. 627.

RÉSUMÉS

Cet article propose une étude des perceptions de la notion de Rule of law dans l’Angleterre de la fin de l’ère victorienne et de l’ère édouardienne, en examinant l’usage du writ d’Habeas corpus, le célèbre « writ de liberté » utilisé pour libérer les personnes détenues de manière illégale. Trois types d’affaires différents sont analysés, qui impliquent des parties anglaises, des prisonniers politiques européens résistant à l’extradition, et des chefs africains détenus par les autorités coloniales pour des raisons politiques. L’étude de ces affaires montre que la manière dont les juges comprenaient l’application du rule of law variait considérablement en fonction du contexte.

This article explores understandings of the notion of the ‘rule of law’ in late Victorian and Edwardian England, by examining the use of the writ of habeas corpus, the famous ‘writ of liberty’ used to free people who were illegally detained. Three different kinds of cases are explored, involving English litigants, European political prisoners resisting extradition, and African chiefs detained by the colonial authorities for political reasons. A study of these cases shows that the judges’ understanding of how to apply the rule of law varied significantly according to context.

Der Artikel betrachtet die Auffassungen des Konzepts der Rule of Law in England am Ende des viktorianischen Zeitalters und des Zeitalters Eduards VII, indem er die Anwendung des ‚Writ of habeas corpus‘, das berühmte Habeas-Corpus-Prinzip, untersucht, das angewandt wurde, um zu Unrecht festgenommene Personen zu befreien. Drei verschiedene Typen von Fällen werden analysiert: englische Parteien, europäische politische Gefangene, die sich der Auslieferung widersetzten, und afrikanische Chefs, die von den kolonialen Autoritäten aus politischen Gründen inhaftiert wurden. Die Betrachtung dieser Fälle zeigt, dass die Auslegung der Rule of Law durch die Richter je nach Kontext erheblich variieren konnte.

AUTEUR

MICHAEL LOBBAN Michael Lobban est professeur à la London School of Economics and Political Science

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Le « pluralisme juridique ». Au fil d’un conflit de succession en Méditerranée à la fin du XIXe siècle A concept seen through an inheritance conflict in late nineteenth-century central Mediterranean Der „Rechtspluralismus“. Ein Nachfolgekonflikt im Mittelmeerraum am Ende des 19. Jahrhunderts

M’hamed Oualdi

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article doit beaucoup aux conseils et relectures de Franck-Alexandre Lecomte et Guillaume Calafat, qu’ils en soient ici remerciés.

1 La succession du général Husayn, parce qu’elle met en jeu des systèmes juridiques concurrents aux ramifications complexes, permet d’aborder un cas de pluralisme juridique spécifique aux situations de transition coloniale. L’origine de l’affaire tient au statut de Husayn : affranchi d’origine circassienne, éduqué et promu auprès des gouverneurs de la province ottomane de Tunis jusqu’à se voir confier la présidence de la municipalité de la capitale en 1860, puis la charge de ministre de l’éducation au cours des années 18702. Sitôt prévenu du décès du général, le 27 juin 1887, le consul ottoman à Florence, Musurus Ghikis, fit apposer des scellés dans la villa et l’appartement occupés par le défunt dans la capitale toscane3. Première autorité informée du trépas du dignitaire « tunisien », le consul qui considérait le défunt avant tout comme un sujet ottoman avait devancé toute action du représentant français alors que depuis l’instauration du protectorat français sur la Tunisie en 1881, les agents diplomatiques français étaient « chargés de la protection des intérêts tunisiens et des nationaux de la régence » de Tunis4 – ancienne province ottomane du Maghreb.

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2 Quelques jours plus tard, début juillet 1887, l’affaire connut son premier rebondissement : les autorités françaises découvrirent que Husayn prévoyait, dans un testament de léguer un tiers de son patrimoine à deux jeunes filles — ses filles illégitimes — à condition que, parvenues à l’âge adulte, elles épousent des musulmans. Pourtant, selon les normes musulmanes, le général ne disposait pas librement de sa succession : en l’absence de toute descendance reconnue, ses biens d’affranchi devaient revenir à son maître ou à l’héritier reconnu de ce patron, à savoir à cette date, ‘Alī Bey qui n’était autre que le gouverneur de Tunisie, maintenu par la nouvelle autorité française. Pour ‘Alī Bey, le général n’ayant pas reconnu les deux filles à qui il voulait léguer une partie de sa fortune, il n’était pas légalement en mesure de leur transmettre des biens.

3 Par cet imprévu testamentaire, le conflit de succession se compliquait d’affaires privées et publiques impliquant le gouverneur de Tunis, les mères des deux jeunes filles (l’une italienne, l’autre d’origine allemande) et un nombre toujours croissant d’experts, d’intermédiaires et de plaignants, anciens employés du gouvernement tunisien et créanciers du défunt général, installés en Toscane, venus de Tunis, de l’Algérie coloniale ou liés à des milieux d’affaires français, égyptiens voire britanniques.

4 Le lieu du décès, Florence, poussa des acteurs à recourir aux juridictions italiennes, sans pour autant situer l’affaire dans un système judiciaire hiérarchisé et cohérent car d’une part, dans les affaires de succession, le droit italien et le droit international privé en général, prenaient en considération le droit d’origine du défunt5. D’autre part, les conflits soulevés en Toscane autour de l’héritage du général Husayn étaient liés à d’autres litiges formulés devant d’autres tribunaux à Alexandrie6, et surtout auprès de tribunaux de France et de Tunisie7. Une grande partie des biens fonciers du défunt se concentrait autour de Tunis, suscitant des contestations de créanciers ou de locataires, et tout appel d’un jugement de tribunaux français installés à Tunis depuis 1883 se faisait auprès de la cour d’Alger8. En outre, le général Husayn avait représenté les intérêts de son gouvernement dans une affaire de succession autrement plus considérable, celle du caïd Nissim Scemama, directeur des Finances tunisiennes qui avait fui vers la France en 1864, puis en Toscane, en détournant près de 20 millions de francs du Trésor tunisien.

5 Pour toutes ces raisons, et parce qu’ils se méfiaient de leurs homologues italiens9, les représentants des autorités françaises s’accordèrent assez vite sur la nécessité de transporter tous les dossiers de cette affaire vers les tribunaux de Tunis10. Une fois présentés en Tunisie, à partir du début des années 1890, les multiples litiges liés à ce conflit de succession pouvaient être soumis à diverses institutions : tribunaux français placés sous la tutelle de la haute cour d’Alger11 ; conseil dit « charaïque » de juges musulmans12 voire tribunaux rabbiniques en charge des affaires de statut personnel. En ces années 1880-1900 – et c’est un point fondamental –, les services français contrôlaient des pans entiers de ce système judiciaire tunisien, mais aucune hiérarchie ne le structurait de manière formelle. Les juridictions poursuivaient des accusés selon la sujétion, la confession et la nationalité des uns et des autres. Elles disposaient de leurs propres systèmes d’appel. Et l’ordre judiciaire colonial pouvait lui même être travaillé par les normes locales13. La pluralité des terrains juridiques connectés dans cette affaire concorde de fait avec les définitions pour lesquelles il y a pluralisme juridique lorsque « deux systèmes légaux au moins coexistent dans un même espace social »14. Mais, sans se contenter de fondre ce cas dans une définition taillée sur

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mesure, c’est l’outil analytique du « pluralisme juridique » que nous voulons interroger au travers de l’étude de ce conflit de succession.

6 Ce concept dont les racines plongent au cœur du XIXe siècle dans des pensées évolutionnistes puis fonctionnalistes du droit, est formalisé dans les années 1970 et devient dans le même temps objet de débat pour les études du droit dans les espaces coloniaux et postcoloniaux15. À partir des années 1980 et plus clairement dans les années 1990, il n’a cessé d’être remis en cause surtout dans les champs du droit et de l’anthropologie16. Dans cette contribution, il ne s’agira pas de se positionner pour ou contre la notion de pluralisme juridique, mais d’abord de comprendre comment ce concept, ainsi que les amendements qui lui ont été apportés, peuvent aider à historiciser des rapports de force formulés par le droit. Jusqu’à quel point l’accentuation de rivalités coloniales et le chevauchement des autorités impériales se cristallisent-ils autour du juridique, aboutissant à un recours au droit ?

7 Dans une seconde étape, nous percevons quels types d’ordre ou de désordre résultent des initiatives d’acteurs placés en situation de pluralisme juridique. L’historienne du droit, Lauren Benton, y voit des dynamiques de constructions d’ordres juridiques coloniaux initiés par les actions des particuliers et entretenus par les réponses d’autorités administratives17, tandis que Paolo Sartori percevait à l’inverse la diffusion de la connaissance juridique comme une source de conflits juridiques et de fragmentation sociale de l’ordre colonial18. Or, l’étude de cas ici abordée, en ne se limitant pas au seul cadre colonial ou national, éclaire le jeu des dynamiques individuelles entre ces divers champs juridiques connectés. Enfin, à suivre le concept de pluralisme juridique, à penser que le pluralisme est partout, que tout espace social est marqué par un pluralisme normatif, en une troisième étape plus limitée, nous nous demanderons quelles autres perspectives peuvent être saisies au-delà du juridique afin d’appréhender la succession du général Husayn ?

Intensification des conflits et catégorisation d’un « droit musulman »

8 Si ce cas d’étude est le pur produit d’une situation de transition impériale, il ne constitue pourtant pas un conflit de succession à part. L’inclusion d’enfants non reconnus ou illégitimes dans un testament n’est en effet pas propre à cette affaire. De même, l’action rendue possible à partir d’un espace-tiers — l’Italie en l’occurrence — n’est pas singulier : le recours au droit international a été certes, plus fréquent aux temps coloniaux « pour régler les relations entre nations impériales »19, mais si l’on s’en tient à l’échelle d’analyse retenue ici, un espace juridique qui comprendrait la Toscane, la région de Tunis et une extension à Alger, l’on constate que dès le XVIe siècle, les tribunaux de Toscane et les tribunaux consulaires français en Afrique du Nord statuaient déjà sur des affaires impliquant des figures de l’autorité à Tunis et Alger. Il faut ici rappeler le rôle prégnant du port franc de Livourne dans les échanges entre l’Europe latine et les provinces ottomanes du Maghreb20.

9 Pour saisir la dynamique particulière de la succession du général Husayn, il faut la confronter avec deux autres affaires impliquant deux dignitaires de l’ancienne province de Tunis : celle de la succession du caïd Nissim Scemama, déjà évoquée, et celle du général Mahmoud Benayad qui s’enrichit en cumulant fermes d’État et fonctions gouvernementales avant de s’installer à Paris en 1852, puis à Istanbul en

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185721. Dans ces cas, des fonds publics et patrimoniaux de gouverneurs de Tunis sont dirigés et souvent détournés par des serviteurs de ces gouverneurs vers des circuits financiers européens, avant tout vers des banques françaises et italiennes. Dans les trois cas, le gouvernement de Tunis est amené à défendre ses intérêts devant des juridictions nationales variées. Et à chaque fois, c’est le statut juridiquement incertain des acteurs centraux de ces affaires qui permet des actions judiciaires en plusieurs lieux et en usant de multiples répertoires normatifs : une position d’« exilé » pour le général Husayn qui, au lendemain de la conquête française, ne bénéficie plus d’aucune charge du gouvernement tunisien ; des basculements d’allégeance dans le cas du général Benayad naturalisé français après sa fuite en 1852 et dans celui de Nessim Scemama, anobli par le roi d’Italie en 1866.

10 Ces trois cas qui s’échelonnent dans la seconde moitié du XIXe siècle ne sont pas suivis, à notre connaissance, d’autres équivalents, dans l’espace d’analyse concerné. Cela bien sûr ne veut pas dire qu’à partir des années 1890, d’autres affaires impliquant des gens de Tunis voire d’Alger n’aient pas été examinées par les juridictions toscanes. Mais rapprochés les uns des autres, ces trois cas exposent deux inflexions dans les dynamiques régionales du pluralisme juridique. Ces affaires n’impliquent pas seulement deux champs juridiques ou plus précisément deux territoires judiciaires (en l’occurrence la région de Tunis et la Toscane) mais des cours d’autres pays européens notamment des tribunaux français22. Et, surtout, les intérêts d’un gouvernement (en l’occurrence tunisien) sont non seulement pour partie dépersonnalisés, mais deviennent aussi l’enjeu de rivalités diplomatiques.

11 Outre le contexte diplomatique de transformations impériales, deux phénomènes majeurs plus profonds ont contribué à un raidissement des pratiques et des appréhensions du pluralisme juridique. Le premier phénomène est celui d’une intégration financière plus poussée dans la seconde moitié du XIXe siècle entre les institutions gouvernementales de Tunis (et d’autres capitales de l’Empire ottoman) et les banques européennes. Afin de financer la mise en place d’armées régulières et la montée en puissance de leurs administrations, des autorités dont celles de Tunis ont contracté des prêts sur des places européennes. Les conditions désavantageuses de ces prêts et la gestion patrimoniale de ces finances publiques par la dynastie de gouverneurs en place à Tunis, ont abouti à des pressions fiscales plus contraignantes sur des sujets de cette province ottomane. À partir des années 1860, la dette publique a été financée par une hausse des impôts. En conséquence, de plus en plus de Tunisiens ont été contraints à contracter des crédits pour payer des taxes diverses ou pour régler des amendes collectives. Les cas Benayad, Scemama, et Husayn dans une moindre mesure, traduisent cette connexion croissante des circuits financiers entre les deux rives de la Méditerranée et les revendications plus fortes autour des patrimoines et des fonds publics d’un territoire politique convoité23.

12 Mais ces biens et finances accaparés et parfois détournés ne poseraient pas tant de problèmes si ceux qui étaient réputés les posséder et les léguer, Mahmoud Benayad, Nessim Scemama et Husayn, n’avaient pas prêté allégeance à des autorités politiques diverses et souvent concurrentes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le phénomène très parlant de la protection s’est ainsi développé à travers l’ensemble du Maghreb non colonisé et dans les composantes de l’Empire ottoman. Les protégés étaient à l’origine des agents des consuls ou de marchands européens dépendant juridiquement et fiscalement d’autorités consulaires européennes. L’intérêt financier de ce type de statut

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n’échappa pas aux notables locaux, si bien que certains optèrent pour cette forme d’allégeance qui les plaçait dans un entre-deux, servant un pouvoir et ne rendant compte qu’à une autre autorité diplomatique. Le général Husayn relevait cependant d’un autre cas de figure : se percevant, dans sa correspondance, comme un agent des sultans ottomans, et se concevant comme un défenseur du monde musulman contre les « Francs »24, le général perdit tout lien avec le gouvernement tunisien quand des doutes furent émis sur la reddition de ses comptes au terme de sa mission en Toscane. Resté en Italie, ne se résignant pas à finir sa vie à Istanbul auprès d’exilés tunisois, la condition du général se rapprochait de celle d’un apatride au sens où il ne pouvait être clairement identifié ni comme un sujet ottoman, ni comme un sujet tunisien « protégé » par l’État colonial français.

13 Ce cas, tout comme celui des protégés, plaçait les hommes et leurs patrimoines à des carrefours de juridiction qui ont contribué à une cristallisation de revendications juridiques, mais ce recours privilégié au juridique a aussi été rendu possible par une autre dynamique, celle du champ normatif musulman qui commençait, sous l’influence des Européens, à être défini et essentialisé en « droit musulman », masquant de ce point de vue des polysémies et des différences d’usage25. Dans un processus comparable à celui discerné par Edward Saïd d’invention d’un Orient par l’Occident, les tenants de la thèse d’une invention d’un droit musulman – surtout par les juristes des institutions coloniales – se fondent sur toute une série de mutations et d’indices tels que la transplantation rigidifiée de catégories juridiques voire de normes issues de l’Europe et de la France postrévolutionnaire. Ainsi, la propriété individuelle se substitue à une multiplicité de régimes reconnus de l’appropriation26, et le mariage civil remplace un processus gradué de l’alliance matrimoniale27. Sont aussi mis en avant la transformation du régime de la preuve (qui, en contexte musulman, était fondé sur le témoignage oral plus que sur l’écrit), la codification de coutumes perdant de leur plasticité une fois écrites28, les procédures de centralisation et de standardisation29 : en somme la « traditionalisation » de ce qui était auparavant labile et ne devait pas se comprendre par référence à une langue européenne, par traduction de documents en cette langue30. Un des agents centraux de la résolution du conflit autour de la succession du général Husayn, le juriste David Santillana pourrait d’ailleurs être perçu comme un des acteurs de la constitution d’un « droit musulman ». Né à Tunis, arabisant, nourri de culture italienne, Santillana fut non seulement choisi par les autorités françaises pour représenter le gouverneur de Tunis dans l’affaire Husayn, mais par la suite, il fut aussi appelé à siéger dans la commission de codification des lois tunisiennes et connu comme auteur d’une somme sur le « droit musulman malékite », selon le nom d’une des écoles d’interprétation de ce droit31.

14 Ce qui nous semble plus fondamentalement en jeu dans ce double processus (de mise en conformité d’un champ normatif et de connexions accrues entre circuits financiers, allégeances politiques et hiérarchies judiciaires), c’est la valorisation ou à l’inverse l’abandon de territorialités juridiques, au sens des territoires de pratiques et de recours aux institutions judiciaires32. Un des derniers facteurs de raidissement et de cristallisation autour du droit fut la question des lieux d’arbitrage. Dans l’affaire de la succession du général Husayn, la hiérarchie politique ottomane se retire très vite du conflit, dès septembre-octobre 1887, et renonce rapidement à toute prétention formelle33. La Toscane se maintient un temps comme un espace de recours, mais parallèlement l’importance de l’espace juridique lié à la métropole française se confirme. Tout l’enjeu pour la diplomatie française est de recourir à des experts

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obéissant à une hiérarchie française mais surtout de transporter l’inventaire de la succession Husayn et les conflits qui y sont liés vers la Tunisie, contribuant à la constitution d’un espace juridique hiérarchisé à l’échelle de ce pays. À cette étape de la réflexion, se pose la seconde question : celle des conséquences de la concurrence des droits, de ses effets, au regard des actions et des conceptions des particuliers et des institutions.

Ce qu’acteurs et institutions font d’une situation de pluralisme

15 Selon cette seconde approche, à quel type de construction ou de déconstruction du social et du politique les acteurs aboutissent-ils ? Les analyses qui mettent avant tout l’accent soit sur la toute puissance des institutions ou à l’inverse sur la capacité des acteurs à jouer des failles entre institutions ne peuvent être satisfaisantes34. Un des acteurs de l’affaire Husayn, Léon Elmilik, juif d’Algérie et ancien bras droit du général, pourrait en effet illustrer ce type de stratégie par sa capacité à pousser à bout les autorités françaises et à obtenir une compensation financière non négligeable. Cependant, si ces analyses permettent d’affiner la compréhension des processus de domination, elles n’aident pas à resituer les acteurs et institutions dans des dynamiques et des constructions historiques plus larges.

16 De ce point de vue, une des grilles d’analyse les plus stimulantes est celle forgée par Lauren Benton à la fin des années 1990. Celle-ci prend à la fois en compte la force institutionnelle et l’agilité potentielle des acteurs. Son schéma d’interprétation propose de concevoir les mutations des ordres juridiques pluriels en situation coloniale à partir des interactions entre plaignants, représentants des institutions coloniales et médiateurs. Selon cette vision, la construction d’un ordre colonial, à partir d’une phase de relative fluidité du pluralisme juridique vers un modèle plus hiérarchisé, a procédé par à-coups et en réponse à une myriade de conflits autour des définitions des différences culturelles, de propriété et d’autorité morale. Dans ce schéma, ce qui a permis de renforcer le « droit étatique » (State law), c’est le fait que des acteurs aient fait appel à son autorité. De fait, pour Lauren Benton, il devient plus intéressant de prêter attention aux marques de ces luttes sur les institutions que d’évaluer les succès et échecs des manœuvres juridiques des colonisés35.

17 Les traits majeurs de la conclusion du conflit autour de la succession du général Husayn iraient ainsi dans le sens d’une construction d’un ordre colonial à travers les litiges impulsés par des particuliers et médiateurs. Face aux nombreux procès intentés en Toscane, les autorités françaises sont ainsi parvenues à « rapatrier », à partir de 1889, les papiers de l’inventaire et les conflits qui lui sont liés dans un territoire juridictionnel tunisien, puis à replacer la succession entre les mains du gouverneur de Tunis. Cependant, ne penser qu’en terme d’homogénéisation ne suffit pas à comprendre ce cas transnational car, d’un autre côté, ces autorités françaises ne parviennent à ce résultat qu’en multipliant les compromis avec les différentes figures de l’affaire. De fait, une explication trop dialectique sous-estimerait ou mettrait de côté la persistance, l’agrégation ou l’intensification des formes de contestation des ordres coloniaux. Dans une introduction à un dossier sur des biens de mainmorte (waqf, habous) aux temps coloniaux, l’historien de l’Asie centrale contemporaine, Paolo Sartori favorisait au contraire l’idée d’un « accroissement des conflits sociaux, de recherche de

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réglementation » et de « formulation juridique des relations entre musulmans », du fait de la coexistence de droits divers et de la « bureaucratisation de la pratique juridique » 36.

18 Les deux modes d’interprétation présentés ici brièvement et schématiquement, l’un de construction d’un ordre par la conflictualité et le second de diffusion des conflits par l’expansion d’un langage juridique, ont pour point commun de pointer ce qui est aux fondements de diverses stratégies juridiques, à savoir les registres de connaissance et d’appréhension du droit et des droits. En deçà de ces problématiques, le pluralisme juridique peut en effet aussi être saisi selon les propositions de l’anthropologue du droit, Beaudoin Dupret, selon une approche praxiologique, une analyse fondée « sur les orientations » et « les caractérisations des gens », selon l’idée que la loi est d’abord « déterminée par les gens, par leurs usages dans l’arène sociale »37. Dans le cas qui nous intéresse, ce choix méthodologique permettrait de saisir la perception qu’une partie de ces gens avait du droit, de leurs capacités plus ou moins grandes à distinguer des champs juridiques, pour discerner et éventuellement concilier des dynamiques forts différentes impulsées par la concomitance de différents systèmes juridiques.

19 Parmi les acteurs des conflits autour de la succession Husayn, nombre d’entre eux ont dû se déplacer entre la Toscane, Tunis, parfois Alger, Le Caire, Istanbul, les principales capitales européennes de l’époque (Paris, Londres), voire New York (pour la mère d’une des jeunes filles à qui était promis un sixième de l’héritage). Dans leur déplacement, il n’est pas évident que tous soient parvenus à établir des distinctions entre des institutions judiciaires voire entre des champs juridiques, et plus généralement encore entre des champs normatifs. Les cœurs peuvent difficilement être sondés mais l’hypothèse d’une notion confuse et polyvalente de ce qui est juste est certainement à prendre en compte. De même, il ne faut pas sous estimer la capacité des hommes de droit, avocats, conseillers, à insuffler à leurs clients un métalangage juridique et des manières d’identifier et de hiérarchiser les institutions38.

20 Cependant, parmi ceux qui ont le plus été à même d’agir dans ce cas, des agents de l’administration française jusqu’aux conseillers de ces autorités, la conscience d’une distinction des champs juridiques était plus évidente. Les diplomates et fonctionnaires français n’avaient d’ailleurs pas une lecture homogène du droit et des champs juridiques. À Tunis, le personnel français des tribunaux était en lutte contre la Résidence générale, représentant l’État français dans le pays ; les magistrats pouvaient refuser en cette période d’appliquer les lois locales et ne voulaient reconnaître que celles de l’administration française39. Hors de ce contexte tunisien, les diplomates percevaient les tribunaux toscans comme néfastes, cherchant à miner l’autorité française40. Plus largement encore, un banquier parisien tel qu’Erlanger – très engagé dans le remboursement de la dette tunisienne, dans la succession du caïd Nissim Scemama et de facto dans celle du général Husayn – établissait à sa manière des distinctions dans ce pluralisme en dénigrant la culture juridique « inférieure » des Orientaux41. Et, de son vivant, le général Husayn parlait pour sa part de manière générique, d’autorité au sens de « droit » des Francs (hukm al-Ifranj)42. Il savait par ailleurs très bien distinguer une loi musulmane (une loi de l’Islam) des lois mises en place par le gouvernement tunisien43, tout comme il parvenait très précisément à décrire le fonctionnement de la justice italienne44. Par des réifications nécessaires à leur stratégie propre, ces acteurs distinguaient donc différents champs juridiques, mais ils se situaient en deçà d’un schéma conscient de pluralité, à un niveau intermédiaire

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entre une hypothétique économie morale de ce que devait être, à leurs yeux, le droit et la justice, et des idées plus complexes de distinction et de compétition entre institutions judiciaires.

21 Insister sur ces approches distinctes ne vise pas à invalider les dynamiques mises en évidence par Lauren Benton ou Paolo Sartori. Ici, l’objectif consiste à combiner ces deux types d’interprétation afin d’expliquer à la fois la capacité des autorités françaises à l’emporter sur le fond (en faisant reconnaître le gouverneur de Tunis comme principal héritier du général Husayn) et la validité des stratégies des particuliers qui aboutirent à des formes de reconnaissance sanctionnées par des compromis contractuels. L’accent mis sur la dynamique de mise en ordre coloniale, ou à l’inverse l’insistance sur la dextérité de « subalternes » à faire entendre leurs revendications, ne se contredisent pas. Dans le même temps, elles s’avèrent insuffisantes : elles n’épuisent pas à elles seules les dynamiques engendrées par les situations de pluralisme juridique. D’autant plus qu’il peut s’avérer intéressant, dans une troisième étape de cette réflexion, de déborder du cadre juridique et de prendre en compte d’autres domaines et d’autres institutions, élaborant d’autres types de normes.

Les différents registres de normativité

22 Au fondement de la notion de pluralisme juridique, l’idée que le droit est davantage qu’un droit impulsé par l’État (« Law is more than State Law ») permet d’explorer d’autres institutions et d’autres secteurs producteurs de normes non juridiques, ou qui dupliquent par leurs formes et par leurs fins des normes juridiques45. Dans l’affaire de la succession du général Husayn, deux autres domaines de production de normes46 peuvent être pris en compte pour mieux saisir les dynamiques engendrées par la cristallisation autour du droit en situation de pluralisme juridique : il s’agit du service rendu à l’autorité administrative et des finances publiques et privées.

23 Les conflits qui émergent autour de cette succession ont beaucoup à voir avec les mutations des formes et des conditions du service de gouvernement dans la province ottomane de Tunis au cours du XIXe siècle. À partir des années 1830, à partir de ce qu’il est convenu d’appeler le temps des réformes ottomanes (ou tanzīmāt) de l’armée, de la fiscalité et des administrations, ce service est régi par deux registres normatifs dont les termes sont renouvelés et l’équilibre repensé. Des valeurs et des normes d’obéissance liées à la fidélité personnelle, aux pratiques de patronage, côtoient d’une nouvelle manière des normes de relation interpersonnelle et de service plus contractuelles et plus rigides. De façon plus nette que par le passé, émergent alors des règlements de service, des contrats d’engagement, des hiérarchies formelles dans les administrations civiles et militaires. Une difficulté majeure posée par la reconfiguration de ce double registre de l’exercice et de la conception du service a, par exemple, été illustrée dans les années 1880, par les poursuites que l’autorité tunisienne sous protectorat tunisien voulait intenter à l’encontre du général Husayn. Celui-ci était accusé d’avoir outrepassé les pouvoirs qui lui avaient été confiés durant sa mission jusqu’à présenter des comptes suspects. Le général clamait sa bonne foi, et se concevait comme un serviteur cherchant à défendre l’intérêt de son pays d’origine par tous les moyens47. Après son décès, les attaques et procès multiples initiés par son bras droit, Léon Elmilik, peuvent aussi s’interpréter par des décalages de perceptions de ce que devait être le service rendu à une autorité politique. Dans sa correspondance, ses mémoires et plaidoyers, Elmilik

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invoquait, pour défendre son bon droit, à la fois sa fidélité personnelle à toute épreuve envers le général et les promesses de son employeur.

24 De ce point de vue, ces conflits n’éclairaient pas un mode d’établissement d’un ordre ou d’un désordre colonial, mais une dynamique plus ancienne d’édification étatique dans un contexte provincial ottoman dont les legs et les effets continuaient à se faire sentir dans un moment de transition et d’éloignement de la tutelle et de la culture administrative ottomanes dans cette région. Le cadre d’analyse colonial étant souvent privilégié dans les études du Maghreb, ces legs ont été sous-estimés, ou perçus au mieux comme des vestiges, au pire comme des excentricités sans réel impact sur les conceptions et les pratiques locales, sociales et politiques.

25 Mais ce temps des réformes, comme nous l’avons déjà vu, et cette complexification du service rendu au prince ont aussi eu un impact financier. Les réformes du service princier ont coûté cher du fait des nouvelles infrastructures mais aussi des compensations financières qu’elles induisaient, car à défaut de garantir ou d’obtenir une fidélité personnelle dans des périodes de hiérarchisation plus formelle, il a fallu monnayer les obéissances et les allégeances. De ce point de vue, les questions de finances publiques et privées ont constitué un autre domaine de production de normes, également lié au juridique, qui aide à mieux comprendre ce que ce cas d’étude révèle de rapports de force sociaux et de dynamiques historiques. L’importance croissante du lien financier, notamment quand ce type de relation était contractualisé, a rigidifié les relations d’obligations d’un débiteur envers son créancier. Dans l’ancienne province ottomane de Tunis et en Toscane, ces relations de crédits étaient observées au sein de plusieurs groupes sociaux : parmi les communautés rurales astreintes à payer des taxes ou des amendes collectives ; parmi des dignitaires ne sachant comment valoriser leurs investissements dans le foncier ; et dans le conflit autour de la succession du général Husayn, parmi les plaignants endettés auprès d’avocats, parmi les locataires de terres du défunt général ou parmi les dignitaires tenus par des créances auprès de financiers européens… D’une manière comparable à ce que révélaient les mutations du service princier, ces réseaux financiers nourrissaient des relations plus contraignantes que par le passé, des relations formées donc avant le temps colonial, qui avaient contribué à l’instauration du protectorat français. Ce tissu densifié de l’endettement, les mutations parallèles du service princier, les effets d’un contrôle colonial sur les institutions judiciaires, toutes ces dynamiques percent dans ce conflit de succession, et le resserrement sur les institutions judiciaires ne permet d’en révéler que quelques pans.

26 Or on pourrait encore ajouter les domaines de la famille ou de la piété, eux-mêmes porteurs de normativité, pour comprendre certains des aspects de la succession Husayn, mais en s’en tenant aux dynamiques de conflictualité autour du droit, se posent à la fois le problème des relations entre ces sphères normatives, de leur cohérence d’ensemble, et surtout des problèmes méthodologiques d’une réflexion autour d’études de cas par des archives judiciaires qui obligent à mettre de côté d’autres domaines de production des normes et les corpus qui peuvent leur être liés. Prendre connaissance des apports et des limites de l’outil conceptuel que constitue le pluralisme juridique peut révéler des horizons d’analyse pour l’étude de ce cas, mais cela pose aussi la question des dimensions ou de l’échelle de l’étude. Les archives liées à un cas judiciaire peuvent bien sûr être lues pour y collecter des informations mais aussi comme actions en elles-mêmes : au sens où les sources sont produites dans un contexte spécifique, qui, certes, les affectent mais sur lequel, surtout, elles agissent en retour48.

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Cependant, ces archives témoignent de différents types de relations entre sphères normatives : elle peuvent indiquer un réseau dense de relations ou à l’inverse des marques d’autonomie entre ces sphères.

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27 Tout en étant discuté notamment pour son européo-centrisme, ce concept de « pluralisme juridique » aide à la fois à historiciser des dynamiques de rencontres juridiques et à pointer des limites dans des choix méthodologiques. En partant de ce que des archives laissent transparaître des conceptions même du droit, c’est aussi un temps d’élaboration de cette notion de pluralisme juridique que l’on historicise, en mettant en valeur l’influence que les juristes eurent à la fois sur les représentations que leurs clients avaient des institutions judiciaires, sur la judiciarisation voire la nationalisation de champs normatifs, ou bien encore sur les perceptions évolutionnistes et culturalistes des sociétés et du droit à cette époque.

28 Là encore, en essayant de se demander pourquoi plusieurs types d’acteurs interviennent et recourent à plusieurs degrés judiciaires dans une affaire transnationale, on peut aussi tenter de comprendre comment des cristallisations autour du droit et de conflits juridiques à un moment historique donné ont été rendues possibles, autant par l’essentialisation d’un champ normatif musulman en droit musulman que par des ramifications plus complexes et plus resserrées de statuts sociaux, de patrimoines et de hiérarchies judiciaires entre plusieurs territoires donnés. Cette situation peut alors aider à saisir comment, par ces cristallisations, des discours juridiques alternatifs à la portée potentiellement subversive ont été évacués49 ; comment une mise en rapport plus intense de groupes sociaux par le droit a abouti à lisser des différences, ou à penser la pluralité des institutions et du droit en fonction d’un rapport de forces et avant tout au miroir des expériences européennes.

29 D’un point de vue plus méthodologique, rappeler que cette pluralité juridique se reconfigure en un contexte large de transition impériale et que sa conceptualisation est énoncée a posteriori, rappeler que, dans ces analyses, une part trop belle a été faite aux situations coloniales ou pour le moins à des cadres d’analyse coloniaux et nationaux, peut aussi amener à prendre de la distance avec LE colonial et à inclure ce cadre parmi d’autres « bassins d’historicité » à cette échelle régionale50. Car le recours au concept de « pluralisme juridique » a montré que l’ordre juridique colonial fut en construction constante, par négociation permanente et contrainte de compromis, tant les rivalités impériales et les complexités des régimes d’appartenance étaient encore prégnantes. Plus encore, la cristallisation autour de conflits juridiques, dans la période que nous traitons, souligne à quel point d’autres espaces juridiques et d’autres dynamiques rivalisaient avec ceux qui furent établis par des autorités coloniales. Ces autres espaces, dynamiques et legs furent à la fois les fondements et les enjeux souterrains de conflits traduits, entre autres, dans le langage juridique.

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NOTES

2. M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks au service des beys de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 247-250, 396-397. 3. ANT (Archives nationales tunisiennes), C. (Carton) 11, d. (dossier) 113, doc. 8762, David Santillana, Florence, le 1er juillet 1887. 4. Article 6 du traité du Bardo, 12 mai 1881. ANT, C. 11, d. 113b, doc. 8959, Santillana au résident Massicault, Florence, 2 février 1888. 5. ANT, C. 11, d. 113, doc. 8762, David Santillana, Florence, 1er juillet 1887 ; C. 11, d. 113, doc. 8786, consulat de France à Florence au Secrétaire général, Régnault, Florence, 15 juillet 1887. 6. ANT, C. 11, d. 98, doc. 90, résidence générale au consul de France à Alexandrie, mai 1891 ; ANT, C. 11, d 103, doc. 7729, al-Hādī Zarrūq au Premier ministre, Bū ‘Attūr, 17 juillet 1887. 7. Ali Noureddine, « Opposants et serviteurs : les deux faces de la magistrature française dans la Régence de Tunis (1883-1886) », Contributions du séminaire sur les administrations coloniales (2009-2010), Paris, IHTP, 2011, p. 21. 8. Mary Dewhurst Lewis, ‘Geographies of Power : The Tunisian Civic Order, Jurisdictional Politics, and Imperial Rivalry in the Mediterranean, 1881-1935’, The Journal of Modern History, vol. 80, n° 4, p. 804, 2008. 9. ANT, lettre anonyme adressée à « un ministre », Tunis, le 17 janvier 1888, f° 1 r. 10. ANT, C. 11, d. 113b, doc. 9096, avocat Santillana à Régnault, secrétaire général, Florence, 28 janvier 1888. 11. ANT, C. 11, d. 98 doc. 18, huissier Carnol, Alger, 4 janvier 1890. 12. ANT, C. 11, d 103, doc. 8823, lettre du cadi al-Nayfar, au Premier ministre Bū ‘Attūr, 11 septembre 1887. 13. Paolo Sartori, Ido Shahar, ‘Legal Pluralism in Muslim-Majority Colonies: Mapping the Terrain’, Journal of the Economic and Social History of the Orient, n° 55, 2012, p. 638. 14. Sally Engle Merry, ‘Legal Pluralism’, Law & Society Review, volume 22, n° 5, 1988, p. 870. 15. Franz von Benda-Beckmann, ‘Who’s afraid of Legal Pluralism’, Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, n° 47, 2002, p. 16 ; Sally Engle Merry, ‘Legal Pluralism’, art. cit., p. 869 ; Beaudoin Dupret, ‘Legal Pluralism, Plurality of Laws and Legal Practices: Theories, Critiques, and Praxiological Re-specification’, European Journal of Legal Studies, 1, 1, 2007, p. 2, 12. 16. Chris Fuller, ‘Legal Anthropology: Legal Pluralism and Legal Thought’, Anthropology Today, volume 10, n° 3, 1994, p. 9-12. 17. Lauren Benton, ‘Colonial Law and Cultural Difference: Jurisdictionnal Politics and the Formation of the Colonial State’, Comparative Studies in Society and History, vol. 41, n° 3, juillet 1999, p. 563-588. 18. Paolo Sartori, « Premessa. Waqf, colonialismo e pluralismo giuridico nelle società musulmane », Quaderni storici, n° 132, 2009, p. 627-652. 19. Emmanuelle Saada, « Citoyens et sujets de l’empire français : les usages du droit en situation coloniale », Genèses, n° 53, 2003, p. 8. 20. Guillaume Calafat, « Les frontières du droit en Méditerranée. Marchands et marins face aux tribunaux maritimes (1570-1670) » in Albrecht Fuess et Bernard Heyberger [dir.], La frontière méditerranéenne. Échanges, circulations et affrontements, Turnhout, Brepols (à paraître). 21. Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), Tunis, MTE, Paris, PUF, 1959, p. 572, 600-601. 22. ANT, C. 107, doc. 136, 7 février 1874, « assignation de l’ancien Premier ministre de Tunis, Mustafa Khaznadar par Mahmoud Ben Aïad, devant tribunal de commerce de la Seine à propos

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d’une association pour l’achat en Europe et la vente de marchandises et toutes autres opérations commerciales ». 23. Didier Guignard, L’abus de pouvoir dans l’Algérie coloniale, Paris, Presses universitaires de Paris- Ouest, 2011. 24. Général Husayn, Lettres du Général Hussein à Khérédine (XIXe siècle), Carthage, Bayt al-Hikma, 1992, tome 2, lettre 159, 12 mai 1877, p. 126. 25. Sally Engle Merry, ‘Legal Pluralism’, art. cit., p. 871. 26. . Isabelle Grangaud, « Prouver par l’écriture : propriétaires algérois, conquérants français et historiens ottomanistes », Genèses, n° 74, mars 2009, p. 25-45. 27. Nawel Gafsia, L’invention coloniale du mariage tunisien : le cas tunisien, Paris, LGDJ, 2008. 28. Paul Molinier, L’islamologie juridique française durant la période coloniale, mémoire de master 2, EPHE, dir. Mohammed H. Benkheira, 2010. 29. Cas du Mejelle ottoman en 1876, Paolo Sartori, Ido Shahar, ‘Legal Pluralism…’, art. cit., p. 643. 30. Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 5-6. 31. Frederico Cresti, « Entre connaissance scientifique et politique coloniale. Les orientalistes italiens et les pays de la Méditerranée islamique entre la fin du XIXe et les premières décennies du XXe siècle », in Benoît Grévin [dir.], Maghreb-Italie. Des passeurs médiévaux à l’orientalisme moderne (XIIIe-milieu XXe siècle), Rome, École française de Rome, 2010, p. 400-403. 32. Alain Supiot, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151-170. 33. ANT, C. 11, d. 113, doc. 8824, Khayr al-Din à ‘Alī Bey, 18 septembre 1887. 34. Julia Clancy-Smith, ‘Women, Gender and Migration along a Mediterranean Frontier: Pre- Colonial Tunisia, c. 1815-1870’, Gender and History, n° 17, 2005, p. 77. 35. Lauren Benton, ‘Colonial Law…’, art. cit., p. 563-564, p. 588. 36. Paolo Sartori, « Premessa. Waqf, colonialismo… », art. cit., p. 643. 37. Beaudoin Dupret, ‘Legal Pluralism, Plurality of Laws…’, art. cit., p. 16, 18 ; Jérôme Pélisse, « A- t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, n° 59, juin 2005, p. 114-130. 38. Iris Agmon, Family and Court: Legal Culture and Modernity in Late Ottoman Palestine, Syracuse, Syracuse University Press, 2006. 39. Ali Noureddine, « Opposants et serviteurs… », art. cit., p. 26. 40. ANT, C11, d. 113b, doc. 9205, Santillana au secrétaire général, Régnault. 41. ANT, C. 11, d. 98, doc. 17, Erlanger à Guttieres, Paris, 4 octobre 1889 . 42. ANT, C. 11 d 105 doc. 7730 (2118) Husayn à Mustafā Murālī, 19 rajab 1299, 6 juin 1882. 43. ANT, C. 11, d. 97 doc. 86, Guttieres à Bompard, secrétaire général du gouvernement tunisien, Livourne, 12 octobre 1883 ; ANT, C. 11, d. 97, doc. 209, réponse à la réplique de M. Guttieres, Nice, 4 août 1885). 44. ANT, C. 11, d. 109, doc. 7989, général Husayn au Premier ministre tunisien, sans date. 45. Les relations entre ces ordres légaux ont suscité plusieurs lectures théoriques pensant soit ces ordres comme séparés au sein d’un même espace politique ou comme interpénétrés (Beaudoin Dupret, “Legal Pluralism, Plurality of Laws…’, art. cit., p. 8). 46. Au sens de règles implicites ou parfois explicites, portés à l’écrit sous une forme contractuelle ou non contractuelle. 47. ANT, C. 11, d. 97, doc. 209, Husayn à Guttieres, Nice, 4 août 1885, le général se présente comme « un membre du gouvernement lui même élu par le conseil des ministres », « abandonné avec pleins pouvoirs ». 48. Simona Cerutti, « “À rebrousse-poil” : dialogue sur la méthode », Critique, 769-770, juin-juillet 2011, p. 572.

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49. Simon Roberts, ‘Against Legal Pluralism…’, art. cit., p. 96 : Boaventura de Sousa Santos a développé l’idée d’un pluralisme juridique qui permet de redécouvrir le « pouvoir subversif de discours supprimés ». 50. Romain Bertrand, « Rencontres impériales. L’histoire connectée et les relations euro- asiatiques », Revue d’Histoire Moderne et contemporaine, n° 54-4 bis, 2007, p. 82.

RÉSUMÉS

En 1887, six ans après la colonisation de la Tunisie par la France, disparaissait à Florence un esclave affranchi, ancien ministre de la province ottomane de Tunis. Examinant les multiples conflits qui ont surgi autour de la succession de ce dignitaire, cette étude explore les apports et les limites du concept de « pluralisme juridique ». Les situations de coexistence entre au moins deux systèmes légaux révèlent des dynamiques complexes : à la fois, une formulation privilégiée des conflits par le droit, dans des moments d’intégration financière poussée avec l’Europe et de flottement des appartenances juridiques ; mais aussi une redéfinition plus générale des sphères juridiques, notamment une essentialisation d’un champ normatif musulman. Ce concept pose aussi la question de la prise en compte des normes extra-judiciaires (service de l’État, engagements financiers), des liens entre sphères normatives et de nos manières d’appréhender les archives judiciaires.

In 1887, six years after the French colonization of Tunisia, a manumitted slave and former minister of the Ottoman province of Tunis passed away in Florence. By analyzing the many conflicts that erupted around this dignitary’s inheritance, this essay assesses the benefits and shortcomings of the concept of legal pluralism. Legal pluralistic contexts, namely situations of coexistence between at least two legal systems, reveal complex historical dynamics within societies transitioning from one imperial domination to another. This concept shows that there is a privileged resolution of conflicts by law in times of forced financial integration with Europe and when legal identities are uncertain. More broadly, it demonstrates a more general redefinition of legal spheres, especially an essentialization of a normative Muslim field. This concept also raises the question of the consideration of extra-judicial standards (e.g., state service, financial commitments), of the links between normative spheres, and of our manner of understanding judicial records.

1887, sechs Jahre nach der Kolonisierung Tunesiens durch Frankreich, verschwand in Florenz ein freigelassener Sklave, der ehemalige Minister der ottomanischen Provinz von Tunis. Durch eine Untersuchung der zahlreichen Konflikte, die um die Nachfolge im Amt entstanden, betrachtet die vorliegende Studie Chancen und Probleme des Konzepts des Rechtspluralismus. Situationen mit zwei oder mehr Rechtssystemen machen komplexe Dynamiken deutlich. Das Konzept zeigt privilegierte juristische Lösungen von Konflikten in Zeiten erzwungener finanzieller Integration mit Europa und wenn legale Identitäten unklar sind. Es zeigt auch eine generelle Neudefinition der juristischen Sphäre, vor allem eine Festschreibung normativer muslimischer Rechtsfelder. Dieses Konzept stellt zudem die Frage nach der Berücksichtigung außerrechtlicher Normen (Staatsdienst, finanzielle Verpflichtungen), nach den Verbindungen zwischen den einzelnen normativen Sphären und nach der Art und Weise, wie mit juristischen Archivalien umzugehen ist.

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AUTEUR

M’HAMED OUALDI M’hamed Oualdi est Assistant professor à l’Université de Princeton

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Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur Law and the History of Literature: the Construction of the “Author” Recht und Geschichte der Literatur : Die Konstruktion des Begriffs „Autor“

Gisèle Sapiro

1 Négligée jusque-là par l’histoire littéraire, l’étude des rapports entre droit et littérature a connu un fort développement dans les deux dernières décennies. On peut répartir grossièrement ces travaux en deux ensembles selon l’angle et l’objet privilégié. D’un côté les représentations littéraires du droit, qui décloisonnent l’histoire du droit en analysant les formes de problématisation, de mise à distance, de critique ou de confirmation dont il fait l’objet dans les œuvres1. De l’autre, les travaux sur les conditions juridiques de la publication qui, suivant l’analyse de Michel Foucault sur l’importance du droit dans la genèse de la fonction-auteur2, étudient tantôt la notion d’« authorship » ou d’auctorialité telle qu’elle apparaît dans la législation sur le droit d’auteur3, tantôt les procès littéraires, qui ont de longue date intéressé aussi bien les juristes que les historiens de la littérature4. C’est à partir de cette seconde perspective qu’on tentera ici, dans le sillage de l’analyse foucaldienne, articulée à la théorie des champs de Pierre Bourdieu, de proposer une réflexion sur l’apport du droit à l’histoire de la littérature à travers le rôle qu’il joue dans la construction de l’auctorialité et de la responsabilité sociale de l’écrivain, ainsi que dans la professionnalisation du métier.

2 Selon Foucault, la définition pénale de la fonction-auteur prime historiquement sur ce qu’on peut appeler sa définition « professionnelle ». C’est, en effet, avec l’édit de Chateaubriant de 1551, qui rend obligatoire l’apposition du nom de l’auteur et de l’imprimeur sur toute publication, puis l’adoption en 1554 du nom d’auteur comme principe d’organisation des bibliographies d’ouvrages proscrits par la faculté de théologie de Paris, que la fonction-auteur comme principe de classification des discours s’institutionnalise et que l’attribution d’une série de discours à un nom propre devient la norme. Certes, on peut objecter que pour qu’une norme bibliographique devienne une norme sociale, il faut qu’elle soit relayée par un ensemble de représentations de la figure de l’auteur. Et de fait, les travaux de spécialistes montrent l’apparition à la même

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époque d’une conception de l’auctorialité assez proche de la définition moderne, qui se traduit dès le siècle suivant par des revendications « professionnelles » en termes de droits d’auteur5. Ce n’est, toutefois, qu’au XVIIIe siècle que le droit d’auteur est reconnu en France par l’État, d’abord comme une grâce, selon l’arrêt de 1777, puis comme un droit naturel sous la Révolution (en 1791 et 1793), au terme d’un long débat sur lequel on reviendra. La Révolution française pose également le principe de la liberté d’expression qui va profondément transformer les conditions de production des auteurs.

3 La notion moderne d’auteur se définit donc, juridiquement, d’un côté à travers sa responsabilité pénale, fixée par la législation sur la presse qui pose des limites à la liberté d’expression, de l’autre à travers son droit à tirer un revenu de son travail, droit qui s’applique aussi sous certaines conditions. Ce double cadre législatif détermine les conditions d’exercice du métier d’écrivain, qui connaît un développement professionnel avec l’essor de l’imprimé au début du XIXe siècle6. Ces principes et les modalités de leur mise en œuvre font l’objet de débats récurrents tout au long du siècle, dans la presse, à l’assemblée et au prétoire – débats qui, mettant aux prises des écrivains, des critiques, des éditeurs, des juristes, des parlementaires, des hommes d’Eglise et autres entrepreneurs de morale, sont un lieu d’observation privilégié des différentes conceptions des pouvoirs de la littérature et du rôle social de l’écrivain, de ses droits et de ses devoirs envers la société dans une période donnée. On voudrait montrer ici comment ce double cadre contraint les écrivains à s’organiser (avec la création des premières sociétés d’auteurs) et à élaborer des principes et des règles de déontologie sur lesquels du reste ils ne se mettront jamais d’accord, comme en témoignent les polémiques récurrentes sur la « littérature industrielle » et ses avatars ou sur les effets sociaux de la littérature. Ces principes et règles contribuent néanmoins au processus d’autonomisation du champ littéraire aussi bien par rapport à la religion, à l’État et à la morale publique que par rapport aux logiques économiques qui s’imposent aux écrivains à travers le capitalisme d’édition en pleine expansion7.

La responsabilité auctoriale : une liberté sous conditions

4 La Déclaration des droits de l’homme a proclamé la liberté d’expression, mais son application a été de courte de durée. Le passage d’un système préventif à un système répressif en matière de presse ne s’opère durablement qu’en 1819, avec les lois de Serre, qui prévoient les dispositions pour la mise en œuvre du principe de liberté de publier et de faire imprimer ses opinions édicté par l’article 8 de la Charte de 1814 (la censure théâtrale, dont on ne occupera pas ici, étant maintenue, en revanche, jusqu’en 1905). Le cadre législatif, qui énonce les restrictions à cette liberté, connaîtra plusieurs amendements suivant les conjonctures politiques, les rapports de force entre libéraux et ultras, et les événements, un durcissement intervenant en 1822 à la suite de l’assassinat du duc de Berry par Louvel, puis à nouveau en 1836 à la suite de l’attentat de Fieschi. Le Second empire impose à nouveau la censure préalable aux périodiques. Ce cadre législatif est entièrement redéfini sous la Troisième République par la grande loi libérale du 29 juillet 1881, durcie cependant dès l’année suivante, dans le cadre de la lutte contre la pornographie, puis, en 1893-1894, avec les « lois scélérates » visant à réprimer l’anarchisme.

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5 Dans son ouvrage majeur sur la responsabilité, le sociologue du droit Paul Fauconnet distingue deux dimensions, objective et subjective, de la responsabilité pénale8. La relecture du droit de presse et des procès littéraires au prisme de cette distinction apporte un éclairage sur les représentations et les pratiques en la matière9 : la responsabilité pénale de l’écrivain oscille entre, d’un côté, une définition objective qui a trait à la matérialité de l’acte, incarnée par le fait de la publication et ses conséquences supposées, de l’autre, une dimension subjective qui renvoie à l’intention prêtée à l’auteur. C’est la publication qui constitue l’acte susceptible de poursuite. Par conséquent, le premier responsable devant la loi est celui qui fait imprimer. Avant la division du travail entre imprimeur et éditeur, c’était l’auteur qui faisait imprimer ses textes, mais avec l’émergence de la figure de l’éditeur au XIXe siècle, ce dernier est aux yeux de la loi le responsable, l’auteur n’étant que son complice – ce qui permet de poursuivre les rééditions d’œuvres d’auteurs disparus, comme le marquis de Sade. Cependant, lorsqu’il est vivant, l’auteur est toujours plus sanctionné que l’éditeur (à la différence de la presse où les peines sont égales)10. Or, selon Fauconnet, qui suit en cela Durkheim, les peines constituent le meilleur indicateur de la part de responsabilité imputée à un « patient ». Ainsi, une fois le fait matériel attesté, c’est la responsabilité subjective de l’écrivain qui prévaut sur la responsabilité objective de ceux qui ont contribué à la publication.

6 La définition objective trouve ses fondements dans les discours et représentations sur la dangerosité du livre et de la lecture, conçue tant au niveau collectif – avec le schème de la contagion morale apparu au XVIIIe siècle et la hantise de la Révolution française – qu’au niveau individuel – avec la métaphore religieuse du poison ou du venin qui entraîne le dérèglement des sens11 (on se souvient qu’Emma Bovary, après avoir avalé le poison, a comme un goût d’encre qui lui remonte à la bouche) ou le déchaînement des ambitions sociales (thème obsessionnel sous la monarchie de Juillet, au cœur de la querelle sur le roman feuilleton12). Avec l’alphabétisation, les populations identifiées comme plus vulnérables sont les nouveaux lecteurs : femmes, classes populaires, jeunesse, sur la base d’une théorie de la réception avant la lettre, qui distingue la lecture distanciée des classes cultivées de la propension des « nouveaux lecteurs » à l’identification (ce qui étaye la théorie de la contagion morale). De ce fait, les conditions matérielles de la publication, en particulier le support – livre ou journal –, le prix du livre et le tirage, constituent, dans les procès, une circonstance atténuante ou aggravante selon le cas. Les opposants à la liberté d’expression, catholiques et ultras, s’insurgent contre le développement des collections populaires à bas prix. Ce débat se cristallise d’abord sous la Restauration autour des éditions des Œuvres complètes de Voltaire et de Rousseau, auxquelles les lois de Serre de 1819 ont donné une nouvelle impulsion (on en compte une trentaine pour le premier et vingt-cinq pour le second jusqu’en 1830). Si la plupart d’entre elles sont destinées à un public cultivé et nanti, comme en témoignent leur format et leur prix élevé, certaines visent les nouveaux lecteurs de classes populaires. L’imprimeur Touquet propose par exemple deux éditions : l’une, destinée à la « grande et moyenne propriété », est tirée à 3 000 exemplaires, l’autre, baptisée « édition des chaumières », à 5 000. Dans les procès, ces conditions de la publication sont prises à la fois comme indice du public potentiel et des visées de l’auteur, ce qui renvoie à la seconde perspective, celle des intentions.

7 De la responsabilité subjective relèvent les éléments recueillis sur la moralité de l’auteur et de l’éditeur, sur son œuvre. L’accusation tente d’apporter des preuves de

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l’intention nocive comme la recherche du scandale à des fins lucratives ou des visées d’atteinte à l’ordre social, quand la défense essaie au contraire de démontrer le sérieux du projet intellectuel, la probité et l’éthique de désintéressement de l’auteur. À l’instar du support, la qualité de l’œuvre et les aspects formels peuvent être utilisés comme indices des deux dimensions de la responsabilité, objective et subjective : ainsi, le procédé réaliste adopté par Flaubert dans Madame Bovary est considéré par le tribunal comme nocif indépendamment des intentions de l’auteur, reconnues pures, malgré les tentatives du procureur de démontrer qu’il s’agissait d’une glorification de l’adultère, en s’appuyant sur le choix de l’auteur de ne pas juger ses personnages et sur des passages où celui-ci employait la technique du discours indirect libre13. Néanmoins, si le procédé est sanctionné par un blâme inscrit au jugement, la pureté de ses intentions lui vaut d’être acquitté. De même, la valeur littéraire de l’œuvre est tantôt employée comme un argument en défense, en tant que preuve de l’intention esthétique de l’auteur (renvoyant donc à sa responsabilité subjective), tantôt comme un argument à charge, car l’effet sur le lecteur s’en trouve renforcé (ce qui accroît sa responsabilité objective, quelles que soient ses intentions).

8 Les procès littéraires et les débats qui les entourent donnent donc des indications sur les croyances dans les pouvoirs de la littérature, sur les conceptions des modes de réception, sur l’interprétation des œuvres, sur l’effet de scandale que peuvent produire des techniques nouvelles comme le discours indirect libre, génératrices de malentendus. Ils donnent aussi des indications sur les différentes conceptions de la responsabilité morale et sociale de l’écrivain, de ses droits et devoirs. Ces conceptions se diversifient tout au long du siècle. D’un côté, les définitions morales et pénales de la responsabilité de l’auteur se différencient entre celles qui mettent en avant la dimension subjective, c’est-à-dire l’intentionnalité, et celles qui en soulignent la dimension objective, à savoir les effets sociaux. Les premières – les plus communes – reposent sur une conception de l’écrivain comme acteur rationnel agissant selon son libre arbitre. Apparues après la défaite de la France en 1870, les secondes se nourrissant pour partie des théories de la dégénérescence, faisant des écrivains esthètes et décadents des dégénérés dangereux pour la société (cette conception est théorisée par le sociologue Jean-Marie Guyau et surtout par l’essayiste Max Nordau14). Face à ces définitions hétéronomes de leur responsabilité, les écrivains ont élaboré des conceptions autonomes de leur éthique professionnelle, au sens où elles reposent sur les principes et les valeurs spécifiques au champ littéraire : ils mettent en avant tantôt leur droit et leur devoir de critiquer les institutions sociales en régime représentatif, afin d’éclairer l’opinion, ce qui va fonder la posture de l’écrivain engagé que Zola incarnera dans l’Affaire Dreyfus, tantôt les règles qui dictent leur démarche, qu’il s’agisse du réalisme qui se doit d’être fidèle à la réalité contre l’hypocrisie bourgeoise, ou de l’art pour l’art qui récuse la subordination des principes esthétiques à des contraintes d’ordre moral. Revendiqués par Flaubert, qui les réunit en ne reconnaissant sa responsabilité que sur la forme et non sur le contenu de son œuvre (puisqu’il ne fait que décrire la réalité), les deux principes ont connu un développement séparé avec d’un côté le naturalisme qui renouvelle la tradition réaliste, de l’autre la théorie de l’art pour l’art conceptualisée par Théophile Gautier et ses émules, des décadents à Oscar Wilde.

9 Avec la conquête progressive de la liberté d’expression sous la Troisième République, les écrivains parviennent à faire admettre à la justice la différence entre auteur, narrateur et personnage, ou entre représentation et apologie, contribuant à modifier

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les habitudes de lecture. À partir du début du XXe siècle, écrivains et artistes s’allient en une Ligue pour la défense de la liberté de l’art, qui réclame une distinction entre art et pornographie. Sans que la liberté de création ait jamais été reconnue par la loi française (à la différence de l’Allemagne et même de l’Angleterre), l’écrivain conquiert, en tant qu’auteur, une reconnaissance sociale accrue qui lui assure, sinon une immunité à l’instar des médecins, du moins des droits au nom de la valeur esthétique de son œuvre et de la transubstantation que le travail de la forme faire subir aux représentations considérées les plus vulgaires, comme en témoigne la jurisprudence tout au long du XXe siècle. Être reconnu comme écrivain élève ainsi au-dessus du simple statut d’auteur et confère des droits mais aussi des responsabilités. Ce statut se traduit aussi par une progressive reconnaissance professionnelle.

Le droit d’auteur : entre propriété, service et travail

10 Les conceptions de la propriété littéraire et les débats qu’elles ont suscités permettent de compléter l’étude des visions prédominantes du rôle social de l’écrivain, de ses droits et devoirs envers la société. L’histoire sociale des luttes autour de la définition du droit d’auteur invite à problématiser les fondements de la propriété littéraire, souvent présentés dans les manuels de droit comme unifiés et dérivant de l’idée même de propriété. C’est cependant une propriété de type particulier puisqu’elle est limitée dans le temps, l’œuvre tombant ensuite dans le domaine public, et qu’elle n’est pas cessible (seuls les droits patrimoniaux peuvent être cédés, pas le droit moral), ce qui la différencie du copyright américain. Ainsi, la conception de l’œuvre comme un bien, une propriété, est limitée en France par trois représentations qui l’assimilent à un service d’intérêt public, à une émanation de la personne et à un travail15. Si l’histoire du droit d’auteur s’inscrit dans le temps long, ces trois représentations sont apparues dans des configurations historiques particulières.

11 C’est Diderot qui a donné la formulation la plus paradigmatique de la conception de l’œuvre comme propriété fondée sur le droit naturel : Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas16 ? À l’origine, le principe de la propriété privée des œuvres est apparu dans le cadre des revendications de la puissante Communauté des libraires et imprimeurs pour fonder en droit le privilège d’imprimer et donc pour renforcer son monopole. Reconnu pour la première fois en 1777 comme une grâce fondée en justice par un arrêt du Conseil du roi, le droit de l’auteur à tirer un revenu de son œuvre était en fait une limitation du droit de propriété des libraires, droit qui leur était néanmoins accordé comme une grâce également afin de protéger le marché du livre français de la contrefaçon étrangère17. Remettant en cause le monopole des libraires, l’arrêt permettait aux auteurs, au nom de leur droit héréditaire sur leur œuvre, d’imprimer et de vendre leurs livres ou d’en céder l’exploitation à un tiers. Alors que l’auteur et ses héritiers pouvaient jouir du privilège à perpétuité (sauf en cas de cession à un tiers), les libraires n’en bénéficiaient que durant la vie de l’auteur. Il n’était toutefois pas question que ce privilège devienne une propriété de droit. C’est donc par la reconnaissance de son droit

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à tirer un revenu de ses œuvres que l’auteur acquit un statut juridique autre que celui que lui conférait la justice pénale dans le but de contrôler les écrits en circulation.

12 Défendu notamment par les auteurs dramatiques réunis autour de Beaumarchais en 1777 pour faire reconnaître le droit d’auteur au théâtre, où les comédiens avaient coutume de s’emparer librement des textes, le principe de la propriété littéraire était loin de faire l’unanimité. Il était contesté d’un côté par les libraires de province dans le cadre de leur lutte contre le monopole des libraires parisiens, de l’autre par ceux qui, à l’instar de Condorcet, considéraient que les idées appartiennent à tous. Regardé par certains comme un privilège d’ancien régime, par d’autres comme un droit naturel dérivant du droit de propriété, le droit d’auteur fut finalement proclamé par les lois Le Chapelier (1791) et Lakanal (1793) moins comme une propriété à part entière que comme une récompense pour les services rendus par l’écrivain à la nation18. L’auteur se voyait donc reconnaître le droit de « disposer du produit de son génie », mais ce droit était limité à dix ans après sa mort, après quoi commençait « la propriété du public ». En comparant les textes révolutionnaires à la Constitution américaine, dans laquelle droit de l’auteur est une récompense accordée par la collectivité, les chercheuses américaines Carla Hesse et Jane Ginsburg ont remis en cause la conception traditionnelle des spécialistes français du droit d’auteur qui le considèrent comme relevant du droit naturel de propriété19. Tout en reconnaissant que la tradition juridique française a minoré l’importance de l’intérêt du public dans cette législation, le juriste et historien du droit Laurent Pfister montre de son côté que la notion de propriété y était bien présente et que la loi est un compromis entre ces deux conceptions : si l’œuvre appartient naturellement à son auteur, elle devient propriété publique une fois publiée ; dès lors, il revient à la loi de réguler les intérêts public (domaine public) et privés (exclusivité des droits)20.

13 Au cours du XIXe siècle, les écrivains vont lutter pour étendre leur droit de propriété dans le temps (prolongement du droit post-mortem) et pour qu’il s’applique à d’autres supports. Ces revendications sont à l’origine du développement professionnel du métier d’écrivain, avec la création en 1791 d’un embryon de Société des auteurs dramatiques dans la continuité du groupement créé par Beaumarchais en 1777, puis sa constitution en 1829 par Eugène Scribe ; elle est suivie en 1838 de la Société des gens de lettres (SGDL), dont un des buts était de faire appliquer le droit d’auteur, jusque-là réservé au livre, à la presse périodique. Un de ses fondateurs, Honoré de Balzac, élabore les fondements de ces revendications dans une série de textes rédigés entre 1830 et 1841, dont un « Code de la Propriété littéraire » proposé à la SGDL afin de réglementer le contrat d’édition entre écrivains et éditeurs, et les Notes remises à MM. les députés composant la commission de la loi sur la propriété littéraire en 1841, commission que présidait Lamartine21. Outre Balzac, nombre d’auteurs, dont Lamartine et Victor Hugo, luttent pour l’extension de la période de protection des œuvres. La loi de 1866 qui étend la durée de la protection à 50 ans post mortem satisfait ces revendications sans pour autant remettre en cause le principe du domaine public contesté par Balzac et par certains économistes libéraux disciples de Frédéric Bastiat, qui réclamaient la propriété perpétuelle. La lutte pour la protection de la propriété littéraire ne va pas tarder à s’internationaliser. L’Association Littéraire et Artistique Internationale, fondée à Paris en 1878, à l’initiative de la Société des gens de lettre, avec Victor Hugo pour président d’honneur, est à l’origine de la première convention

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internationale sur le droit d’auteur, adoptée à Berne en 1886, et qui connaîtra de nombreuses révisions.

14 La conception personnaliste du droit d’auteur, qui ne sera codifiée qu’en 1957 dans la loi, a vu le jour dans la jurisprudence française à partir de la fin du XIXe siècle à propos de la communauté conjugale. Elle a été entérinée dans deux arrêts célèbres : l’arrêt Ricordi de 1887 et le jugement rendu dans l’affaire Canal de 1936, qui réglait en faveur de Mme Canal le différend avec son ex-mari, lequel entendait exploiter à son profit les œuvres de son ex-épouse22. On trouve à cette conception personnaliste des antécédents dès la fin du XVIIIe siècle. Le Chapelier affirme ainsi, dans le sillage de Diderot, que « la plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain23 ». Balzac reprendra à son tour cette idée : « dans cette propriété, tout émane de l’homme […] la pensée imprimée procède de lui, là tout est de lui. C’est une valeur anthropomorphe, car un auteur y met sa vie et son âme et ses nuits24 ». Kant contestait quant à lui l’assimilation du livre à une marchandise : l’auteur devait rester propriétaire de ses pensées et ne faisait que déléguer à l’éditeur la gestion de son affaire25. C’est à cette époque qu’apparaît en Angleterre l’idée de propriété immatérielle26. Selon Fichte, la propriété littéraire ne porte cependant que sur la forme et non sur le contenu27. Cette conception personnaliste du droit d’auteur est à l’origine de la codification du droit moral, dont les principes sont posés par Balzac peu avant son apparition dans la jurisprudence en 1845, et plus d’un siècle avant son inscription dans la loi. Or ce droit est inaliénable en droit français, seul le droit d’exploitation pouvant être concédé. D’après cette conception, l’œuvre ne peut donc être considérée comme un simple bien commercial, ce que permet en revanche le copyright anglo-américain (c’est la raison pour laquelle les États-Unis n’ont jamais signé la convention de Berne). En revanche, la propriété ne porte que sur l’originalité de la forme et non sur le contenu des œuvres, conformément à la conception selon laquelle les idées appartiennent à tous. Plus largement, on peut mettre cette conception personnaliste de la propriété littéraire en relation avec les représentations de l’écrivain mercenaire qui, tout au long du XIXe siècle, associent le fait de vendre sa plume à la prostitution.

15 Dans l’arrêt de 1777, l’œuvre était présentée comme le fruit d’un travail. Cette conception sous-tend aussi la législation révolutionnaire, qui reconnaît aux auteurs le droit de revendiquer « le tribut légitime » d’un « noble travail », selon les termes de Lakanal28. Si elles n’étaient pas incompatibles au XVIIIe siècle, les notions de travail et de propriété se différencient nettement au XIXe siècle, avec l’essor du capitalisme, tandis qu’émergent des débats autour de la propriété des biens communs29. Les débats autour de la propriété littéraire répercutent ces évolutions, ressenties par les auteurs à travers les conditions drastiques qui leur sont faites dans la presse et dans l’édition, qui passent alors d’un mode de production artisanal à un mode de production industriel. L’apparition d’une fonction éditoriale distincte de celle de libraire et le développement autonome de cette activité entrepreneuriale qui participe de la création de la valeur littéraire a, en effet, entraîné la mise en place de rapports contractuels entre l’éditeur et ses auteurs, lesquels s’apparentent de plus en plus à la relation entre un employé et son employeur sans en octroyer les droits30. Parallèlement, la croissance du nombre de producteurs culturels issus d’un système scolaire qui s’est ouvert aux enfants des classes moyennes favorise la large diffusion de la représentation d’un « prolétariat intellectuel »31 prêt à tout pour réussir, et qui peuple les romans de l’époque, d’Illusions perdues de Balzac aux Déracinés de Barrès. Dans son article sur la « littérature

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industrielle », Sainte-Beuve avance l’idée, reprise par Tocqueville32, selon laquelle la démocratie aurait introduit « l’esprit industriel » au sein de la littérature. La notion de « littérature industrielle » désigne sous sa plume les livres écrits pour gagner sa vie. Rappelant l’idée ancienne selon laquelle faire commerce de sa plume est avilissant, il regrette les « idées de libéralité et de désintéressement » qui s’étaient attachées aux belles œuvres. La littérature de son temps lui apparaît « nécessiteuse », il lui reproche d’être gagnée par le « démon de la propriété littéraire », faisant allusion à la Société des gens de lettres qui vient d’être fondée33. Sainte-Beuve en redoute d’autant plus les conséquences sur les œuvres que les contraintes économiques pesant sur le commerce de l’imprimé se sont accrues. C’est la professionnalisation de l’activité littéraire qu’il critique donc.

16 Dans cette conjoncture, la notion même de « propriété littéraire », qui prévalait dans la première moitié du XIXe siècle, selon l’approche défendue par Balzac notamment, qui la faisait du reste découler du travail intellectuel34, est contestée à partir des années 1840. Le principe de la propriété intellectuelle est récusé notamment par nombre de penseurs socialistes tels que Proudhon, qui considère l’œuvre comme le produit d’un travail devant être non pas rémunéré mais subventionné pour le préserver des intérêts mercantiles35. À partir des années 1840, la notion de « propriété » se voit opposer celle de « droit », le « droit d’auteur », qui se diffuse à cette époque.

17 L’expansion sans précédent du marché du livre à la fin du XIXe siècle, associée à la croissance inédite du nombre d’auteurs à la faveur de la généralisation de la scolarisation et au développement de nouveaux médias, engendre bientôt une crise structurelle de l’édition36. Il faudra cependant attendre l’entre-deux-guerres pour que la conception de l’activité littéraire comme « travail » s’impose véritablement face à la montée en puissance des éditeurs, désormais perçus comme « patrons » ou « employeurs », à l’instar des patrons de presse, et pour faire valoir les droits sociaux des écrivains. Cette conception est portée par la Confédération des travailleurs intellectuels, créée en 1920 pour faire face à cette menace de prolétarisation qui guette les professions intellectuelles, pour lesquels elle revendique un statut social particulier, entre les ouvriers et le patronat. Etant parvenue à se faire représenter auprès de la Société des nations, elle voit ensuite ses idées reconnues par les pouvoirs publics en France sous le Front populaire37.

18 Le projet de loi déposé par Jean Zay le 13 août 1936 se fonde en effet sur cette conception du droit d’auteur comme rémunération d’un « travail », à une époque où le développement de nouveaux supports, notamment le cinéma, rendait nécessaire l’élaboration d’une législation d’ensemble sur le contrat d’exploitation. Se réclamant de la législation révolutionnaire et de la conception proudhonienne de l’œuvre, l’exposé des motifs stipulait que « l’auteur ne doit plus désormais être considéré comme un propriétaire, mais bien comme un travailleur, auquel la société reconnaît des modalités de rémunération exceptionnelles en raison de la qualité spéciale des créations issues de son labeur38 ». Il entérinait le caractère personnel et inaliénable du droit d’auteur qui rendait la notion de propriété inadéquate, substituant à la notion de cession celle de concession. Les droits des auteurs et ceux du public étaient défendus par une série de mesures comme la restriction de l’exclusivité de l’exploitation à dix ans après la mort de l’auteur et la remise en cause du caractère automatique du droit héréditaire. Ce projet ne vit pas le jour, ayant soulevé une levée de bouclier de la part des éditeurs et des notables du monde des lettres, qui y percevaient une menace de déclassement

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social et spirituel. Il n’arriva à discussion à la Chambre des députés qu’en juin 1939, largement amendé, et le débat fut suspendu par la guerre39. C’est un projet concurrent élaboré par la Société d’études législatives qui fut repris en août 1944 puis déposé en juin 1954, donnant lieu à la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique. Conçue comme loi d’organisation économique sous l’arbitrage de l’État, elle unifiait le droit d’auteur en l’étendant aux « œuvres de l’esprit », définies par l’originalité de la forme, sur des supports les plus divers (du livre au cinéma en passant par le dessin et la photographie). Reléguant à l’arrière-plan l’articulation entre intérêt public et intérêt privé, elle privilégiait la conciliation des intérêts des créateurs (et non plus des « travailleurs intellectuels ») avec ceux des éditeurs, définis comme des médiateurs culturels40.

19 Ainsi, loin de relever d’une définition unique, l’œuvre littéraire a pu être conçue soit comme un bien, soit comme le fruit d’un travail, soit comme un service, selon les intérêts des groupes et instances qui participent à sa fabrication et à sa valorisation sur le marché : auteurs, éditeurs, libraires, critiques, public, représentants étatiques. Il ressort de ces différentes conceptions que l’écrivain oscille entre plusieurs figures sociales : propriétaire de son bien, qu’il peut imprimer et vendre pour son propre compte ou dont il peut concéder l’exploitation à un tiers, ou travailleur rémunéré pour le fruit de son travail, mais qui se démarque des travailleurs manuels et des salariés par la dimension intellectuelle de son activité, par son indépendance, par son éthique de désintéressement et par la responsabilité à l’égard de son public : par conséquent, son travail peut être assimilé à la catégorie des services, le rapprochant des professions libérales et de la fonction publique au moment où les enseignants sont fonctionnarisés41.

20 Ces conceptions sont apparues dans des contextes historiques particuliers et leur poids relatif a changé dans le temps, au gré de l’évolution de la structure des rapports de force entre les catégories d’acteurs et les instances impliquées dans la chaîne de production des livres. Alors que la conception de l’auteur propriétaire de son œuvre prédominait dans la première moitié du XIXe siècle, les transformations des conditions d’exercice du métier d’écrivain, avec notamment le développement du capitalisme d’édition et le rôle accru que les éditeurs se donnent dans la création de la valeur littéraire, l’élargissement de la base sociale du recrutement des écrivains et la concurrence exacerbée entre eux, expliquent la remise en cause de la notion de propriété littéraire et l’apparition de la figure du travailleur intellectuel ainsi que l’identification croissante de toute une catégorie d’écrivains avec cette figure dans le cadre de leurs luttes pour l’obtention d’acquis sociaux. L’émergence de cette figure est inséparable des revendications sociales apparues dans le cadre du mouvement de professionnalisation qui touche toute la société française à partir de la fin du XIXe siècle. Mais elle n’a pu s’imposer à terme, l’idée de propriété l’ayant emporté, entraînant l’allongement du droit des héritiers post-mortem à soixante-dix ans, avec cependant les restrictions impliquées par la conception personnaliste et par le domaine public.

21 Appréhender l’activité des écrivains sous l’angle juridique permet non seulement de renouveler l’histoire de la littérature, mais aussi l’histoire du droit. Du premier point de vue, l’étude de la législation sur la presse ainsi que des procès intentés aux écrivains au pénal fait apparaître un aspect essentiel des conditions de production et des attentes auxquelles ils sont confrontés. Portant au jour les schèmes de perception et

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d’évaluation qui expliquent le scandale produit par certaines œuvres, elle révèle la croyance dans les pouvoirs de la littérature et le rôle social qui lui est assigné par diverses catégories d’acteurs : critiques, éditeurs, journalistes, moralistes, penseurs du social, philanthropes, avocats, magistrats et autres représentants de l’État. Elle donne ainsi à lire ce que l’éthique professionnelle des écrivains doit à ces représentations et à ces attentes, et en quoi elle s’en démarque. Les luttes pour l’autonomie du champ littéraire prennent tout leur sens si on les réinscrit dans ce contexte socio-juridique. Parallèlement, la mobilisation autour de la défense du droit d’auteur contribue à l’organisation professionnelle des écrivains et à la reconnaissance de leur statut par l’État, comme on l’a vu. Fondée sur sa philosophie de la liberté, la conception sartrienne de la responsabilité de l’écrivain, qui prend tout son sens par rapport aux procès de l’épuration, sera au XXe siècle l’expression la plus extrême et la plus élaborée de la définition subjective de cette responsabilité retraduite en termes autonomes, tandis que Barthes en formulera le versant objectif dans son article de 1968 sur « la mort de l’auteur » où, refusant d’identifier le sens de l’œuvre à l’intention de l’auteur, il transfère la responsabilité subjective vers le lecteur, en particulier ce lecteur idéal qu’est le critique42. Ainsi, une décennie après l’adoption de la loi de 1957 sur la propriété littéraire, qui entérine la conception personnaliste de l’auteur, l’identification de l’œuvre et de la personne de l’auteur est contestée, au profit d’une réflexion sur l’œuvre comme objet d’appropriation. Mais si le développement de la censure administrative donne raison à Barthes en éliminant tout débat sur l’intention de l’auteur, l’histoire du champ littéraire lui donne tort, qui voit depuis les années 1980 une focalisation médiatique accrue sur la figure de l’écrivain, sur sa personne et sur sa vie.

22 Du point de vue de l’histoire du droit, l’analyse des procès de presse et des débats autour de la propriété littéraire s’éclaire de l’étude des représentations du rôle social de l’écrivain et des catégories de jugement esthétique et éthico-politiques des œuvres. Sans les luttes menées par les écrivains pour défendre leur autonomie, on ne comprendrait pas la reconnaissance progressive des droits de la littérature par la justice, ni le fait que les distinctions entre auteur, narrateur et personnages, ainsi qu’entre représentation et apologie, soient devenues des arguments acceptables en défense des œuvres poursuivies, même si quelques affaires récentes – comme la condamnation en 1999 de Mathieu Lindon et de son éditeur Paul Otchakovski-Laurens pour le roman intitulé Le Procès de Jean-Marie Le Pen – ont montré que ces distinctions ne s’appliquaient pas dans tous les cas 43. De même, une véritable histoire sociale du droit d’auteur ne saurait éluder les luttes engagées par différentes catégories d’acteurs participant à la chaîne de production de l’imprimé et entre des visions concurrentes du métier d’écrivain. Ces luttes sont aujourd’hui d’une étonnante actualité, avec la polémique sur le téléchargement illégal des œuvres dans laquelle, sous couvert de défendre les droits des créateurs, c’étaient les intérêts des producteurs qui étaient protégés, et avec la revendication du droit du public à l’accès gratuit aux œuvres sur internet, à travers la notion de copyleft (autorisation donnée par l’auteur d’un travail relevant du droit d’auteur d’utiliser, d’étudier, de modifier et de diffuser son œuvre, qui contraint l’utilisateur à se soumettre au même principe).

23 Cette approche laisse aussi entrevoir ce que l’histoire des conditions juridiques faites à la littérature peut apporter de façon plus générale à l’histoire politique, culturelle et sociale. Ainsi, l’étude des débats législatifs sur la liberté de presse et des arguments mobilisés lors des procès littéraires par l’accusation et la défense, ainsi que les

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discussions qu’ils suscitent dans l’espace public, apportent une contribution significative à l’histoire de la liberté d’expression, tout en révélant les limites du pensable et du dicible à une époque donnée. Concernant la liberté politique, les procès littéraires gagneraient à être mis en série avec l’ensemble des procès politiques (catégorie dont ils relevaient au XIXe siècle). En même temps, ces débats et procès offrent un angle privilégié pour étudier les évolutions de la morale publique et des mœurs : il faut alors les mettre en relation avec les autres types de procès pour offense aux mœurs et avec les discours des entrepreneurs de morale, des représentants des églises aux ligues de moralité44.

24 Les revendications d’autonomie et d’extension du droit d’auteur s’inscrivent plus largement dans le mouvement de développement professionnel que connaît la société française et qui pose la question du statut des professions intellectuelles, tiraillées entre salariat, entreprenariat et fonction publique. Ce processus gagne à être analysé de manière relationnelle, comme l’a montré Abbott pour les professions dites « utiles », en portant au jour les luttes de concurrence qui les opposent, et non pour chacune prise isolément45. Les débats autour de l’éthique professionnelle du métier d’écrivain face aux restrictions à la liberté d’expression d’un côté, au droit d’auteur de l’autre, posent plus largement la question des fondements de la revendication d’autonomie, en particulier à travers les catégories de responsabilité et de désintéressement, dont se réclament les professions intellectuelles et artistiques pour se démarquer du travail manuel et des activités commerciales46. Les débats autour de la propriété littéraire sont par ailleurs révélateurs des différentes conceptions de la propriété qui s’affrontent au XIXe siècle, mais aussi des limites que rencontre l’appropriation privée des biens communs.

25 Il resterait à mettre en lumière les interférences entre ces deux dimensions juridiques de l’activité littéraire, les restrictions à la liberté d’expression d’un côté, le droit d’auteur de l’autre, pour comprendre comment elles se sont imprégnées l’une de l’autre, en étudiant la jurisprudence sur le droit d’auteur, notamment, et plus particulièrement les affaires de plagiat, notion juridique qui se fonde sur le principe de l’originalité de la forme (et non du contenu)47. Un autre questionnement concerne la circulation internationale de ces conceptions. Si le droit d’auteur français s’est internationalisé avec la première convention sur la propriété littéraire et artistique, adoptée lors du congrès de Berne de 1886, on peut se demander dans quelle mesure il s’est lui-même imprégné du modèle anglo-américain. De même, les conceptions de la liberté de presse et de ses limites se sont vraisemblablement nourries des exemples étrangers d’une façon qui reste à élucider. Une approche comparatiste devrait tenir compte de ces circulations tout en mettant en lumière les spécificités nationales tant sur le plan juridique que sur celui des conceptions de l’auteur48.

26 Enfin, prendre le droit pour objet de l’investigation socio-historique pose la question de l’articulation entre différentes temporalités : le temps long des institutions et des catégories de jugement (on a vu que la codification de la conception personnaliste du droit d’auteur a pris plus d’un siècle), le temps moyen des configurations socio- historiques (régimes politiques et cadres juridiques, circulations transnationales), et le temps court de l’événement (procès, querelle, polémique), inscrit dans une conjoncture particulière. La confrontation entre histoire du droit et histoire de la littérature est tout particulièrement intéressante sous ce rapport dans la mesure où ce sont deux champs ayant conquis un haut degré d’autonomie, ce qui se traduit par un recours

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constant à l’autotélisme, à savoir la référence à leur propre histoire comme mode de légitimation, mais dont l’évolution se fait pour l’un sous l’apparence de la continuité, pour l’autre sur le mode de la rupture, voire de la révolution permanente, ce qui n’est pas sans poser un défi à l’historien·ne.

NOTES

1. Voir en particulier les travaux de Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le Jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, « Lumière classique », 2002 ; « La plume et la loi », in Laurence Giavarini [dir.], L’Écriture des juristes, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 193-202. 2. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? » [1969], Dits et écrits, t. I, 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 789-820. 3. Voir notamment Carla Hesse, ‘Enlightenment epistemology and the laws of authorship in Revolutionary France, 1777-1793’, Representations, n° 30, 1990, p. 109-137 ; Mark Rose, Authors and owners. The invention of Copyright, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1993 ; Marta Woodmansee, The Author, Art and the Market. Rereading the History of Aesthetics, New York, Columbia University Press, 1994 et Roger Chartier, « Figures de l’auteur », in Culture écrite et société. L’Ordre des livres XIVe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1996, chapitre 2. 4. Du côté des historiens de la littérature, voir en particulier, sur les affaires françaises, Dominick LaCapra, « Madame Bovary » on Trial, Ithaca, Cornell UP, 1982 ; Yvan Leclerc, Crimes écrits. La Littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991 ; Elisabeth Ladenson, Dirt for Art’s Sake. Books on Trial from Madame Bovary to Lolita, Ithaca, Cornell University Press, 2007. Dans cette perspective, mais avec une approche de sociologie historique, voir aussi Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècles), Paris, Le Seuil, 2011. Du côté des juristes, on peut citer le livre déjà ancien d’Alexandre Zevaès, Les Procès littéraires au XIXe siècle, Paris, Perrin, 1924, et celui, récent, d’Emmanuel Pierrat, Accusés Baudelaire, Flaubert, levez-vous !, Paris, André Versaille, 2010. 5. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, et « Du caractère de l’écrivain à l’âge classique », Textuel, n° 22, 1989, p. 49-58. Voir aussi les travaux menés par et autour de Jean-Philippe Genet au LAMOP. 6. Suivant la proposition du sociologue Andrew Abbott, j’emploie le terme de « développement professionnel » pour éviter la connotation téléologique du concept de « professionnalisation » : A. Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1988. 7. Sur le processus d’autonomisation du champ littéraire à cette époque, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Libre examen, Paris, Le Seuil, 1992 ; et Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit. 8. Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1920. 9. Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit. 10. Yvan Leclerc, Crimes écrits, op. cit., p. 78. 11. Considérations sur la propagation des mauvaises doctrines, Paris, Société catholique des bons livres, 1826.

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12. La Querelle du roman-feuilleton. Littérature, presse et politique, un débat précurseur (1836-1848), textes réunis et présentés par Lise Dumasy, Grenoble, Ellug, 1999. 13. Gustave Flaubert, Œuvres, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 619. 14. Jean-Marie Guyau, L’Art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1887 ; Max Nordau, Dégénérescence, tome II, L’Égotisme [1892], trad. fr., Paris, Alcan, 1894. 15. Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? Les écrivains français en quête de statut », Le Mouvement social, n° 214, janvier-mars 2006, p. 119-145. 16. Denis Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie, in Œuvres complètes, tome VIII, Paris, Hermann, 1976, p. 509-510. 17. Voir Laurent Pfister, L’Auteur, propriétaire de son œuvre ? La formation du droit d’auteur du XVIe siècle à la loi de 1957, thèse de doctorat en droit, Université de Strasbourg, 1999. 18. Voir Carla Hesse, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, Berkeley/Los Angeles/ Oxford, University of California Press, 1991, chapitre 3. 19. Jane Ginsburg, ‘A Tale of two copyrights : literary property in Revolutionary France and America’, Revue internationale du droit d’auteur, n° 147, 1991, p. 124-210 ; et Bernard Edelman, Le Sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, 2004, p. 356-377. 20. Laurent Pfister, L’Auteur, propriétaire de son œuvre ?, thèse citée, titre 3. 21. Honoré de Balzac, « Notes remises à MM. les députés composant la commission de la loi sur la propriété littéraire », Œuvres complètes, tome XXII, Paris, Michel Lévy frères, 1872, p. 299-320. Voir aussi Frédéric Pollaud-Dulian, « Balzac et la propriété littéraire », L’Année balzacienne, volume 1, n° 4, 2003, p. 197-223. 22. La personnalisation du droit d’auteur et son apparition dans la jurisprudence sont étudiées par Laurent Pfister, L’Auteur, propriétaire de son œuvre, op. cit., 2e partie. 23. Cité in Bernard Edelman, Le Sacre de l’auteur, op. cit., p. 371. 24. Honoré de Balzac, « Sur les questions de la propriété littéraire et de la contrefaçon », Chronique de Paris, 30 octobre 1836, Œuvres diverses, tome 3, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 19. Voir aussi Frédéric Pollaud-Dulian, « Balzac et la propriété littéraire », art. cité, p. 8. 25. Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, trad. fr., Paris, PUF, 1995. 26. Mark Rose, Authors and owners, op. cit. 27. Le texte de Fichte est publié en traduction française dans le même volume que celui d’Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, op. cit. 28. Cité in Bernard Edelman, Le Sacre de l’auteur, op. cit., p. 377, n. 2. 29. Mikhaïl Xifaras, La Propriété, étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004. 30. Voir Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition (1880-1920), Paris, Fayard, 1988. 31. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Minuit, 1990. 32. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, tome 2 [1840], GF, Paris, Flammarion, 1981, 1re partie, chapitre XIV. 33. Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des deux mondes, 1er septembre 1839, p. 675-691 (p. 677 et 678 pour les citations). 34. Honoré de Balzac, « Sur les questions de propriété littéraire… », in Œuvres diverses, tome 3, op. cit. 35. Pierre-Joseph Proudhon, Les Majorats littéraires et autres textes choisis et présentés par Dominique Sagot-Duvouraux, Dijon, Les Presses du Réel, 2002. Voir aussi Laurent Pfister, « La propriété littéraire est-elle une propriété ? Controverses sur la nature du droit d’auteur au XIXe siècle », Revue internationale du droit d’auteur, n° 205, juillet 2005, p. 117-209. 36. Voir Christophe Charle, La Crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman. Théâtre. Politique. Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1979.

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37. Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Paris, Plon, 1994, pp 106-110 et 165-175 et « Le rôle de l’Etat : les politiques du livre », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition, tome 4, Paris, Fayard/Cercle de la librairie, 1991, p. 51-69. 38. Exposé des motifs, Journal Officiel. Documents parlementaires – Chambre, 13 août 1936, p. 1707. 39. Chambre des députés, séances du 1er et 2 juin, JO, 1939, p. 1429-1441, 1461-1469 et 1479-1487. 40. Voir Anne Latournerie, La Loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique : sacre de l’auteur ou organisation des professions ?, mémoire de DEA, sous la dir. de Jean-Noël Jeanneney, IEP de Paris, 1999, p. 273-274 et « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », Économie politique, vol. 22, n° 4, 2002, p. 21-73. 41. Gisèle Sapiro et Boris Gobille, « Propriétaires ou travailleurs intellectuels ? », art. cit. 42. Roland Barthes, « La mort de l’Auteur », in Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 61-67 ; Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 676-687 et épilogue. 43. Gisèle Sapiro, « Droits et devoirs de la fiction littéraire en régime démocratique: du réalisme à l’autofiction », Fixxion. Revue critique de fiction contemporaine, « Fiction et démocratie », n° 6, juin 2013. http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/ fx06.11/737 44. Marcela Iacub, Par le trou de la serrure. Une histoire de la pudeur publique XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2008 ; Annie Stora-Lamarre, L’Enfer de la République. Censeurs et pornographes (1891-1914), Paris, Imago, 1990. 45. Andrew Abbott, The System of Professions, op. cit. 46. Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le Mouvement social, 214, janvier-mars 2006, p. 3-24 ; Id., « Le concept de désintéressement : un opérateur axiologique », in Bernard Lacroix et Xavier Landrin [dir.], L’Histoire en concepts, à paraître. 47. Il existe une thèse de doctorat sur la période de la monarchie de Juillet : Annie Prassoloff, Littérature en procès. La propriété littéraire en France sous la Monarchie de Juillet, soutenue en 1989 à l’EHESS. 48. Une première mise en perspective comparatiste a été engagée entre spécialistes de différents pays et de différentes périodes lors du colloque « Law and literature » qui s’est tenu à l’Université d’Oldenburg les 21-22 mars 2014, et dont les actes sont à paraître.

RÉSUMÉS

Dans le sillage des travaux sur la notion d’auctorialité (authorship), cet article aborde le rôle que joue le droit dans la construction de l’auctorialité et de la responsabilité sociale de l’écrivain, ainsi que dans la professionnalisation du métier. Il vise ainsi à renouveler la réflexion sur l’apport du droit à l’histoire de la littérature, à partir d’une approche de sociologie historique qui articule la problématique foucaldienne sur la « fonction-auteur » à la théorie des champs de Pierre Bourdieu et à la sociologie des professions. La notion moderne d’auteur se définit en effet, juridiquement, d’un côté à travers sa responsabilité pénale, fixée par la législation sur la presse qui pose des limites à la liberté d’expression, de l’autre à travers son droit à tirer un revenu de son travail. Ce double cadre législatif détermine les conditions d’exercice du métier d’écrivain,

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qui connaît un développement professionnel au XIXe siècle. Les débats qu’il suscite dans la sphère publique, à l’Assemblée, au prétoire, sont révélateurs des différentes conceptions des pouvoirs de la littérature et du rôle social de l’écrivain. Ce double cadre contraint les écrivains à s’organiser et à élaborer des principes et des règles de déontologie qui, s’ils ne font pas consensus, contribuent au processus d’autonomisation du champ littéraire.

In the wake of the research on authorship, this article analyzes the role of law in the construction of authorship and of the social responsibility of the writer, as well as in the professionalization of the writing occupation. The paper aims at renewing the reflection on the contribution of law to the history of literature, on the basis of an approach of historical sociology which combines Foucault’s problematic of the “author function” with Bourdieu’s field theory and with the sociology of professions. Two juridical aspects frame the modern notion of author: legal responsibility (or liability), as defined by the laws on the freedom of the press and its limits; the author’s right to get an income out of his or her work. This double legal frame determines the conditions of the writing occupation, which underwent a professional development during the 19th century. The debates that this legal frame sparked off in the public sphere, at the legislative Assembly and at Court are revealing of the different conceptions of literature’s power and of the social role of the writer. This double frame constrains the writers to organize themselves and to devise common principles and a code of ethics which, though no consensus was ever reached about them, contributed to the autonomization of the literary field.

In Anbetracht der zunehmenden Arbeiten über die Urheberschaft (authorship) beschäftigt sich dieser Artikel mit der Rolle, die dem Recht bei der Konstruktion des Begriffs „Autor“, bei der sozialen Verantwortung sowie bei der Professionalisierung des Berufs des Schriftstellers zukam. Er strebt die Reflexion über den Anteil des Rechts an der Geschichte der Literatur an, ausgehend von einem geschichtssoziologischen Ansatz, der die Foucault‘sche Problematik der „Autorfunktion“ mit der Feldtheorie Bourdieus und der Professionalisierungstheorie verbindet. Das moderne Autorenverständnis wird in juristischer Hinsicht durch zwei Aspekte bestimmt: einerseits durch die strafrechtliche Verantwortlichkeit des Autors, die durch die Pressegesetzgebung, die die Meinungsfreiheit und ihre Grenzen festlegt, fixiert wird, andererseits durch sein Recht, aus seiner Arbeit ein Einkommen zu beziehen. Dieser doppelte rechtliche Rahmen legt die Bedingungen fest, unter denen der sich im 19. Jahrhundert professionalisierende Beruf des Schriftstellers ausgeübt wurde. Die Debatten, die hierdurch in der Öffentlichkeit, im Parlament und im Gerichtssaal ausgelöst wurden, bringen unterschiedliche Konzeptionen der Macht von Literatur und der sozialen Rolle des Schriftstellers ans Licht. Dieser doppelte Rahmen zwang die Schriftsteller, sich zu organisieren und Prinzipien und Regeln ihres Berufsstands auszuarbeiten, was, obwohl kein Konsens erzielt wurde, zur Autonomisierung des literarischen Feldes beitrug.

AUTEUR

GISÈLE SAPIRO Gisèle Sapiro est directrice de recherche au CNRS (CESSP) et directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales

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Varia

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« À bas les rats ! À bas les contributions ! ». Les résistances à l’impôt des boissons dans le département du Puy-de-Dôme au cours du premier XIXe siècle (1811-1851) « Down with rats ! Down with contributions ! » Rebellions against tax drinks in the Puy-de-Dôme (1811-1851) « Nieder mit den Ratten ! Nieder mit den Abgaben ! » Die Aufstände gegen die Besteuerung von Getränken im Departement Puy-de-Dôme (1811-1851).

Lisa Bogani

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est issu d’un mémoire de master couronné par le Prix de master 2013 en histoire du XIXe siècle décerné par la Revue d’histoire du XIXe siècle et le Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Universités Paris 1 – Paris 4)

1 Au cours de la première moitié du XIXe siècle, la fiscalité n’a cessé de soulever la colère populaire. Maurice Agulhon observait ainsi, à propos du département du Var : « On est ici à la source du combat le plus vaste, et pas toujours le moins âpre »1. Un constat que confortent de récentes recherches sur l’histoire des mouvements populaires et/ou des résistances à l’impôt, menées notamment par Nicolas Delalande, Aurélien Lignereux, Jean-Claude Caron ou Jean Nicolas2. Fort de cette dynamique historiographique à laquelle s’ajoute celle qui concerne la production et à la consommation d’alcool3, cet article propose de resserrer la focale sur l’un des motifs les plus récurrents des conflits

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rébellionnaires du premier XIXe siècle dans le Puy-de-Dôme : l’impôt des boissons – un mobile parmi d’autres de rébellion antifiscale4.

2 Si le système de l’impôt direct fut l’objet de multiples plaintes et parfois de soulèvements populaires de grande ampleur5, c’est néanmoins celui de l’impôt indirect qui motiva, dans le département du Puy-de-Dôme comme sur l’ensemble du territoire français, le plus grand nombre d’actes protestataires au début du XIXe siècle. Sur ce terrain des contributions indirectes, l’impôt des boissons apparaît comme l’une des premières sources de revendications et d’agitations populaires6, en particulier dans les régions viticoles. À l’issue d’une étude menée sur le phénomène rébellionnaire dans le Puy-de-Dôme des années 1811 à 18517, on observe que sur les 221 rébellions répertoriées, 82 d’entre elles sont de nature antifiscale. Par ailleurs, une analyse minutieuse des mobiles de l’ensemble de ces rébellions antifiscales révèle que l’impôt des boissons se trouve à la source de ces types de conflit dans plus de 39 % des cas. De plus, il fut au cœur des émeutes antifiscales qui éclatèrent en série dans le Puy-de- Dôme de septembre 1830 à octobre 1831 – et qui se prolongèrent même jusqu’en 18328.

3 À plusieurs reprises, sous la monarchie de Juillet puis sous la Deuxième République, l’impôt des boissons fut pourtant reconsidéré par le pouvoir. Certaines taxes furent abolies ou diminuées pour atténuer les mécontentements. Néanmoins, dans le Puy-de- Dôme, les différentes mesures d’allègement adoptées par les gouvernements successifs n’ont pas suffi à éviter les affrontements violents d’une partie de la population avec les employés des contributions indirectes. Comment expliquer et comprendre la prédominance et la persistance de cette animosité populaire contre l’impôt des boissons dans cet espace ? Il convient d’en examiner les causes, les formes et l’intensité.

4 Le rapport à l’impôt constitue un point central de la relation entre l’État et la population. La fiscalité, notamment indirecte, a contribué à modeler la perception par la population d’un État inquisiteur, violant au besoin la séparation entre espace public et espace privé pour procéder au prélèvement des taxes. Cette perception n’émerge certes pas au XIXe siècle, elle s’inscrit dans un temps long que révèle l’existence d’un héritage ou d’une transmission dans les formes de la protestation antifiscale à l’œuvre dès le Moyen Âge. Le passage d’un impôt versé par « contrainte » à un impôt versé par « consentement » dépend de la difficile définition d’un compromis acceptable par l’État et supportable pour les différentes catégories sociales. Le problème posé est notamment celui de la distinction entre le légal et le légitime, entre le droit – défini par la loi – et le juste – notion clivante mais essentielle pour comprendre le poids de la notion d’injustice, particulièrement sensible dans le cas de la fiscalité.

5 Aussi cet article propose-t-il d’interroger ces différentes problématiques à partir d’un secteur particulier de la politique fiscale française – l’impôt des boissons – qui constitue, au cours du premier XIXe siècle, une préoccupation majeure tant pour le peuple de province que pour les gouvernements successifs qui souhaitent assurer leur stabilité.

L’impôt sur les boissons : une source intarissable de rebellions

6 Si « l’omniprésence de la viticulture » sur l’espace français est une réalité au XIXe siècle 9, cet impôt vise une palette de produits bien plus large. En effet, eau de vie, bière,

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cidre, poiré, vinaigre, et huiles de toutes espèces, sont également soumis aux taxes. Toutefois, sur les 32 rébellions répertoriées contre l’impôt des boissons dans notre cadre d’étude, c’est bien le produit du vignoble qui se trouve systématiquement au centre du conflit.

Le vin : une denrée frappée de toutes parts

7 On ne peut comprendre ce fait – et, de manière générale, la « physionomie » du mouvement rébellionnaire dans le Puy-de-Dôme – sans prendre en compte, d’une part, les structures socio-économiques dominantes de la population et, d’autre part, les politiques fiscales menées par les gouvernements successifs du premier XIXe siècle. La nature des activités agricoles, les structures de la propriété foncière, le niveau d’industrialisation définissent, dans une certaine mesure, les préoccupations essentielles de la population et donc les terrains de « prédilection » de la protestation. Il n’est donc pas étonnant que dans un département où l’on compte une population viticole importante au début du XIXe siècle, les rébellions contre l’impôt des boissons représentent au moins 14,5 % de notre corpus total d’affaires (tous mobiles confondus). La viticulture conserve une place de premier choix dans l’économie locale, en particulier dans l’arrondissement de Clermont-Ferrand où l’on dénombre, en 1827, 1 200 vignerons – sans tenir compte des nombreux bourgeois et artisans qui possèdent un lopin de vignes dans la banlieue10. Par ailleurs, sur les 25 000 hectares de vignes que comptait le département au début du siècle, près de 15 000 étaient concentrés dans l’arrondissement de Clermont. Le vin se trouvait donc « au cœur de l’équilibre économique (au moins dans le domaine agricole) et fiscal de Clermont et de ses environs »11.

8 C’est sur cette structure socio-économique que se greffe l’existence de l’impôt des boissons qui, depuis sa création, est rejeté par les populations et entraîne d’incessantes plaintes et de graves désordres sur l’ensemble de l’espace national. Les conflits antifiscaux de la première moitié du XIXe siècle – notamment ceux ayant trait à l’impôt des boissons – s’inscrivent dans un temps long et témoignent d’une volonté toujours aussi vive de rompre avec des pratiques jugées abusives que la Révolution de 1789 n’a pas permis d’anéantir. On note donc une forme de continuité avec les pratiques contestataires de l’Ancien Régime12, quand bien même la Révolution s’est voulu le promoteur d’un changement radical en matière fiscale. À l’impôt inégalitaire et subi de l’Ancien Régime devait se substituer un impôt consenti et égalitaire13, ce que traduit le mot de contribution. Tentant de modérer les agitations populaires qui éclataient en série autour de la fiscalité, la nouvelle Assemblée nationale opta en février 1791, à la suite de longs débats, pour la suppression des barrières de l’octroi. Le 1er mai suivant, une grande fête de la concorde et de la consommation nationale célébra l’événement. Selon Didier Nourrisson, « la fureur révolutionnaire se passe au gros rouge, qui est d’ailleurs décrété le 19 février 1791 “boisson égalitaire, républicaine et patriote”. »14. Mais en dépit de toutes les innovations et réflexions développées autour de ce sujet litigieux, la période révolutionnaire ne parvint ni à régler le « problème du consentement »15, ni à abolir définitivement le système des impôts indirects. Dès le Directoire, et plus encore pendant la période napoléonienne, on assiste à une reconstruction et même à une extension du système fiscal indirect. L’avènement de Napoléon signe le retour des contributions indirectes avec la création de la régie des Droits réunis – une administration chargée de percevoir les droits sur les boissons

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(droits complétés et alourdis en 1806, puis en 1808). Au cours des décennies suivantes, les taxes indirectes sur la consommation retrouvent la place qu’elles occupaient avant 1789. Dans ce domaine, l’une des premières déceptions naquit du rétablissement de la fiscalité municipale – l’octroi – qui pénalisait non seulement les consommateurs urbains, mais aussi les producteurs venus des campagnes voisines. Rétabli dans un premier à temps à Paris, l’octroi reprend peu à peu sa place dans les villes de province. Ainsi, en 1811, dans le département du Puy-de-Dôme, dix villes possèdent de nouveau un octroi. Mais celui-ci ne constitue qu’une des multiples formes de taxe qui frappent les boissons et, tout particulièrement, le vin. En 1829, un Mémoire sur les contributions indirectes relatives aux boissons, rédigé par les membres du comité central des départements vinicoles16 et adressé à la Chambre des pairs, dresse la liste des seize impôts existants destinés à saisir le vin dans « tous ses mouvemens et dans toutes les destinations qu’il peut recevoir »17. Résultant d’une vague de pétitions émanant de propriétaires de vignes de diverses régions, ce Mémoire rédigé en 1829 dénonce la disproportion des taxes perçues sur les vins par rapport à la valeur de la matière qu’elles frappent. Au mois d’avril de la même année, des débats parlementaires sont consacrés aux doléances de ces propriétaires qui s’indignent, au reste, du caractère vexatoire du mode de perception de certains impôts sur les boissons. À défaut d’obtenir une abolition complète des fiscalités pesant sur le vin, ils plaident en faveur d’une suppression des droits de circulation qui entravent le libre commerce de leur production et provoquent des désordres. Leur suppression serait, selon eux, le gage d’une plus grande paix sociale.

9 Dans le cas du Puy-de-Dôme, force est de constater que les diverses taxes qui pèsent sur les boissons au cours du premier XIXe siècle apparaissent comme un multiplicateur de situations conflictuelles avec les agents du fisc. Les transports de chargement illégal de vin (sans expédition de la Régie), la fraude des recettes buralistes, les établissements de débit clandestin sont autant de manières de s’opposer à cet impôt et de pratiques susceptibles d’entraîner des conflits violents. Ainsi, en 1817, à Mozac, trois employés des contributions indirectes ayant entendu parler d’un cabaret clandestin établi chez le sacristain de la commune, procèdent à un contrôle qui dégénère en une violente rébellion18. En 1826, deux employés des contributions indirectes sont violemment molestés pour avoir procédé au contrôle d’un chargement de vin illégal dans le village du Broc19. Autre exemple, le 3 septembre 1830, vers les huit heures du soir, un attroupement « évalué à quinze cents personnes de tout âge et de tout sexe »20, se réunit avec la ferme intention de détruire toutes les barrières de la ville. Trois d’entre elles sont presque simultanément démolies à l’aide de pierres et d’outils en tout genre et les registres des contributions indirectes sont brûlés. Les employés de l’octroi, eux, sont attaqués à coups de pierre. Au préambule de cette affaire se place une « simple » altercation entre des employés de l’octroi et deux marchands de vin se refusant à livrer leur expédition et à payer les droits d’entrée. Cet événement marque le début, comme nous le verrons, d’une longue série d’événements similaires dans le Puy-de-Dôme.

Des politiques d’allègement fiscal hésitantes

10 Si, sous la Restauration, les modifications apportées au système des contributions indirectes n’ont pas vraiment apaisé les mécontentements, la monarchie de Juillet œuvra, elle, en faveur d’une reconsidération certes prudente mais réelle de ce secteur fiscal. Une loi datée du 21 avril 1832 (articles 35 à 46) réorganise les modes de

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perception de l’impôt des boissons dans les agglomérations de 4 000 habitants et plus. Celles-ci reçurent le droit de faire remplacer l’ensemble des droits sur les boissons – généralement dénommés : entrée, circulation, licence et détail – par une taxe unique à l’entrée, ce qui supprimait l’exercice (c’est-à-dire les visites à domicile des agents de la Régie)21. Cependant, la suppression de l’exercice n’a pas satisfait tout le monde car la conversion des taxes multiples en une taxe unique s’est révélée moins avantageuse pour les propriétaires récoltants que pour les débitants de boissons, seuls bénéficiaires du remplacement du droit de licence. Cette « générosité »22 fut d’ailleurs atténuée quelques années plus tard par la loi du 25 juin 1841 : il fut décidé que la taxe unique ne remplacerait plus que les droits d’entrée et de détail, ceux de licence et de circulation étant perçus comme autrefois. De plus, dès le début des années 1830, le gouvernement décida de taxer les cercles de paysans (telles les chambrées étudiées par Maurice Agulhon) où le vin se consommait sans être soumis aux droits de licence et de détail. Le contrôle de ces cercles devint systématique et provoqua de nombreuses rébellions antifiscales – un point sur lequel nous reviendrons.

11 La Révolution de février 1848 s’annonçait comme un tournant majeur dans ce domaine de la politique fiscale, sa réforme devant, en théorie, mettre un terme aux multiples revendications et affrontements rébellionnaires qui s’y rapportaient. En effet, un décret rendu le 31 mars 1848 par le gouvernement provisoire supprima les droits de détail et de circulation sur les vins, cidres, poirés et hydromels en les convertissant en un droit général de consommation qui frappait également le débitant et le consommateur. En conséquence, les droits d’exercice cessèrent d’être prélevés dans les débits de boissons23. Néanmoins, le droit d’entrée (auquel étaient soumises les vendanges) subsista, lui, intégralement, ce qui ne fut pas sans soulever des protestations dans les pays vinicoles. Près d’un an plus tard, en mai 1849, la suppression de l’impôt sur les boissons est votée par l’Assemblée législative. Mais, le 20 décembre de la même année, elle revient sur cette décision et restaure l’impôt des boissons sous le prétexte que la révision générale des lois régissant l’impôt devait être remise à plus tard. L’ancien système fut donc rétabli avec toutes ses rigueurs et ne fut revu que très difficilement par la suite en raison de l’importance des revenus que procurait l’impôt des boissons. Ainsi, il faut attendre, par exemple, la loi du 29 décembre 1897 pour que le droit d’entrée sur les boissons soit supprimé.

12 Ce rapide historique de la législation relative au système de l’impôt indirect et, plus précisément, de l’impôt des boissons montre les hésitations et les difficultés qui se sont posées aux gouvernements du premier XIXe siècle. Il permet aussi de mieux comprendre les raisons de la persistance des rébellions contre l’impôt des boissons dans le Puy-de-Dôme. Les avancées et les revirements législatifs en ce domaine ont suscité l’espoir, parfois devenu réalité, d’un allègement des impôts indirects et la déception quant à l’impossibilité de leur abolition définitive.

Des moments propices à la contestation de l’impôt des boissons

13 Les rébellions puydômoises contre l’impôt des boissons se concentrent globalement autour de trois types de situation spatio-temporelle : pendant les transitions politiques, à l’occasion des contrôles des lieux de débit de boissons et durant la période des vendanges.

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Les épisodes de transition politique : le temps des espoirs déçus

14 De manière générale, les périodes de transition politique – 1814-1816 ; 1830-1832 ; 1848-1849 – apparaissent comme des catalyseurs de la haine que partage une large partie de la population à l’encontre des contributions indirectes. Ces périodes furent marquées par une multiplication des actes de résistance à l’impôt – en particulier à l’impôt indirect (droits d’octroi, droits sur les boissons, droits d’entrée sur les foirails, etc.) –, sur l’ensemble du territoire français. L’espoir d’une abolition des impôts jugés les plus injustes renaît à chaque changement de régime, et la déception de les voir finalement maintenus réveille les plus vives rancœurs.

15 Généralement présenté comme un département calme, composé d’une population qui vit à l’écart ou se plie aux décisions venues de Paris24, le Puy-de-Dôme n’est pas resté à l’ombre de ces mouvements populaires. Il fut le théâtre de vagues d’émeute importantes qui témoignent d’une volonté de ses habitants de faire entendre leur « voix » dans le jeu des décisions politiques. Les soulèvements populaires qui eurent lieu en série dans le Puy-de-Dôme au cours des années 1830 et 1831 en sont la preuve. En 1814 et 1848, les conflits sont assez limités ou, tout du moins, très localisés dans le département puydômois. En revanche, la situation est autrement plus grave en 1830-1831 : l’esprit de révolte contre les impôts indirects se propage et on assiste à une véritable « flambée » des registres des contributions indirectes dans le département, entraînant des procès en chaîne devant la cour d’assises du Puy-de-Dôme. La remise en cause de l’impôt des boissons est bien souvent l’élément moteur de ces émeutes antifiscales. La première révolte éclate à Thiers, le 3 septembre 1830. En septembre de la même année, les communes de Nescher, de Champeix et de Beaumont se soulèvent à leur tour. Suivent les émeutes de Pont-du-Château les 12 et 13 décembre 1830, de Maringues le 13 mars 1831, de Beaumont et d’Aubière le 23 août 1831, puis de Montferrand, trois jours plus tard. Romagnat et Issoire complètent la liste des localités insurgées en août 1831. Des attaques plus « isolées » contre les employés de l’octroi ont lieu, dans le même temps, à Clermont-Ferrand. Enfin, quelques semaines plus tard, le 15 octobre 1831, la perception des droits sur les vendanges et la distribution, dans le même temps, d’avertissements pour un nouvel impôt personnel, mobilier et des portes et des fenêtres, provoquent l’émeute de Billom où des tirs sont échangés entre les gardes nationaux et la foule25. Dans le Puy-de-Dôme, ce soulèvement populaire achève la série de ces troubles antifiscaux que la monarchie de Juillet a eu grande peine à éteindre.

16 À côté de ces émeutes, des écrits et des discours sur les moyens d’abolir l’impôt sur les boissons se multiplient, relayés par les journaux départementaux. « De toute part – écrit ainsi le maire de la ville d’Issoire – on demande la suppression du droit sur les boissons. […]. L’abolition de l’impôt est donc indispensable, et tout député qui ne la voterait pas remplirait mal son mandat »26.

17 C’est parfois un malentendu ou des rumeurs persistantes qui furent, semble-t-il, à la source de certains soulèvements. Le service de l’octroi de l’arrondissement de Clermont-Ferrand, par exemple, a été interrompu quelque temps à la suite des Trois Glorieuses, ce que certains ont voulu interpréter comme une interruption définitive. Son rétablissement provoqua donc de multiples échauffourées (outrage et/ou

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rébellion). C’est pour cette même raison que la localité de Maringues, dépourvue de service d’octroi depuis la révolution, se révolte en 1831.

18 D’autre part, sans abolir l’impôt des boissons, la révolution de Juillet a entraîné des modifications bienvenues dans les modes de perception, que la population était décidée à défendre par les armes si leur pérennité s’annonçait menacée. Une loi datée de décembre 1830 permit aux communes non comprises dans des secteurs d’octroi de substituer à l’exercice (par lequel se percevait le droit de détail sur le vin) un mode de perception différent – l’abonnement – que presque toutes les communes du département du Puy-de-Dôme avaient adopté selon le journal L’Ami de la Charte27. Cependant, pour le transfert des boissons hors du département, il était toujours nécessaire que des congés soient délivrés par l’administration des contributions indirectes, sous peine de voir les marchandises saisies. Pour ce faire, l’administration envoya aux buralistes de diverses communes des registres destinés à cette formalité. Si l’on se réfère aux analyses des représentants de l’autorité ou des journaux départementaux, l’envoi de ces registres aurait été compris dans plusieurs localités comme un préambule au rétablissement de l’exercice supprimé depuis plus d’un an. Ces émeutes antifiscales sont parfois attribuées à la « malveillance [qui répand] dans les campagnes le bruit que l’exercice doit être remis en question »28. Les « nouvelles alarmantes » sont d’ailleurs régulièrement considérées comme un facteur déclenchant, voire comme la principale cause des soulèvements populaires29. Les adversaires de la monarchie de Juillet sont accusés d’être à l’origine de ces rumeurs et d’entretenir l’esprit de révolte pour déstabiliser le nouveau régime en trompant le peuple par des promesses illusoires. Ainsi, au début des années 1830, les légitimistes en exil mettent l’abolition de l’impôt des boissons et de l’impôt du sel au rang de leurs premières promesses de réforme30, ce que les journaux ministériels présentent comme de la malhonnêteté.

19 Pour le lieutenant commandant la gendarmerie du Puy-de-Dôme, ce sont aussi les débitants de boissons qui doivent être incriminés. Selon lui, la résistance qu’éprouve la rentrée des impôts entre les mois de septembre 1830 et d’octobre 1831 « doit être attribuée non pas à un esprit d’opposition aux actes du gouvernement mais bien aux mauvaises doctrines de la malveillance et à l’influence des débitants sur les classes peu aisées qui se laissent d’autant plus facilement séduire qu’elles sont d’une avarice remarquable et que l’état de gêne dans lequel se trouve le pays se fait plus particulièrement sentir chez elle ». « Cependant – poursuit-il – l’on ne trouverait pas une population plus dévouée et plus enthousiasmée de son gouvernement […] si on parvenait à supprimer ce mode [de perception : l’exercice] qui les exaspère »31. Selon lui, les résistances ne seraient donc aucunement la conséquence d’une opposition au pouvoir orléaniste mais plutôt de l’affirmation de particularités locales. Les sources permettent difficilement d’estimer le rôle réel qu’ont pu jouer les débitants de boissons dans ces émeutes de 1830-1831. D’ailleurs, de manière générale, on perçoit assez mal comment les mouvements rébellionnaires s’organisaient et quels étaient les arguments mobilisés par les émeutiers pour justifier leur action. Les relations sur les événements donnent souvent des informations approximatives, à l’aide de formules évasives telles que « une populace ameutée », « un attroupement considérable d’individus »32. Toutefois, sur l’ensemble de la période étudiée, on remarque que les débitants de boissons se trouvent souvent impliqués dans les faits incriminés et qu’ils représentent une part importante des accusés de rébellion.

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Le contrôle des établissements de débit de boissons : un temps et des lieux propices aux rébellions

20 Parmi les lieux de sociabilité du début du XIXe siècle, le débit de boisson figure comme l’un des espaces les plus sensibles aux rébellions. Les autorités de l’époque classaient sous ce terme générique un grand nombre d’établissements (chambrées, cabarets, cafés, auberges, limonadiers, etc.). Plus de 7 % des rébellions étudiées se sont déclenchées dans ces lieux de débit ; encore ce chiffre ne tient-il pas compte de celles qui ont eu lieu au cours d’un après-midi de foire. Or, à l’occasion de ces réunions marchandes, les lieux de débit de boissons – parfois installés temporairement – sont très fréquentés, ce qui n’est pas sans favoriser des comportements rébellionnaires. Les raisons expliquant la place qu’occupent ces espaces de sociabilité dans notre corpus d’affaires sont multiples. La consommation d’alcool et son effet désinhibant accompagnent de nombreux débordements. Par ailleurs, le contrôle des cabarets figure parmi l’un des premiers champs d’action du service de la gendarmerie, multipliant ainsi les occasions d’affrontement. « L’intrusion » des gendarmes dans ces lieux est souvent mal perçue et dégénère régulièrement en conflit avec les clients et/ou les tenanciers. De plus, les employés des contributions indirectes sont tenus de contrôler ces lieux pour s’assurer de leur régularité. Là encore, cette intrusion jugée « vexatoire » dans les lieux de débit est la cause d’un nombre important d’affrontements rébellionnaires. Ainsi, en 1814, des employés des contributions indirectes, appuyés par une trentaine d’hommes (gendarmes, agents et commissaires de police), procèdent au contrôle de l’ensemble des cabarets de la rue Balainvillier, située au cœur du centre-ville de Clermont-Ferrand, pour la perception des Droits réunis. Leur mission consiste à recenser les boissons contenues dans les caves pour établir la somme due par les débitants à la Régie, mais l’opération dégénère. Une foule s’ameute au cri de « aux rats, il faut les tuer ! », et poursuit les agents jusqu’à la préfecture, sous la menace d’armes en tout genre – le cortège rassemblant sur son passage de plus en plus de monde33.

21 Comme nous l’avons vu, les droits de détail et de licence n’ont pas toujours été en vigueur au cours de la première moitié du XIXe siècle, ou, tout du moins, ont pu être assouplis. En revanche, la monarchie de Juillet s’est attaquée à ce qui représente pour elle un manque à gagner fiscal : les « chambrées ». À l’abri jusque-là des droits de licence et de détail, leur taxation se généralise dès le début des années 1830. Les « chambrées » durent se mettre en règle avec le fisc, subir l’exercice et payer les droits ou souscrire un abonnement. Comme le souligne Maurice Agulhon, « c’est désormais toujours à l’occasion d’une tentative de taxation de chambrées que se déclenchent les émeutes anti-fiscales, ce qui est un fait singulièrement nouveau »34. Et les émeutes peuvent être très violentes. C’est parfois toute la communauté villageoise qui se ligue pour chasser les employés des contributions indirectes. Ainsi, dans la soirée du 4 août 1844, l’agitation gagne le village de Cébazat après le contrôle durement opéré d’une cave où du vin était frauduleusement entreposé. Une rumeur fabriquée en temps réel aurait couru de maison en maison selon laquelle la propriétaire du débit clandestin serait morte sous les coups des agents du fisc. L’émotion s’empare des villageois et, bientôt, les employés sont contraints de fuir sous les coups35. Malgré la révolution de Juillet, l’État continue donc d’apparaître comme une institution prédatrice. La difficulté pour ces « cercles de paysans » de s’assujettir à « l’œil inquisiteur »36, de plus en plus omniprésent, de l’État fiscal se trouve à la base d’une part non négligeable des

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rébellions répertoriées. À cela s’ajoute une taxe qui suscite plus particulièrement l’exaspération de la population puydômoise : le droit d’entrée sur les vendanges. Or, celui-ci n’a jamais été remis en question durant la période, même après la Révolution de 1848.

Le temps des vendanges : une période d’exacerbation des tensions

22 Temps de labeur et de festivités familiales, la période des vendanges est aussi un temps d’exacerbation des tensions entre les autorités et la population vivant du produit de la vigne. Cela se traduit par une intensification des conflits rébellionnaires au cours des mois de septembre et d’octobre. Ils concentrent à eux deux plus de la moitié (57 %) des rébellions antifiscales relevées sur la période 1811-1851. À l’examen de notre corpus, il apparaît que cet état de fait doit être imputé à la haine que voue une large partie de la population vigneronne au droit d’entrée sur les vendanges. En vigueur uniquement dans les agglomérations d’au moins 4 000 habitants et perçu en partie par l’exercice à domicile, ce droit est jugé injuste, humiliant et onéreux. Pour prévenir les débordements et apaiser les esprits, les autorités organisent minutieusement les opérations et multiplient les mesures de sécurité. Le ban des vendanges fixe l’époque de l’ouverture des récoltes après inspection de l’état des raisins : la mesure permet à la fois d’empêcher leur récolte avant leur parfaite maturité et le pillage des vignes, et d’organiser la perception sur les paniers de vendanges. D’autre part, avant le début des récoltes, les propriétaires de vignes doivent présenter les vases qu’ils se proposent d’employer pour l’introduction de leur récolte en ville afin que ceux-ci soient jaugés et estampillés, aux dates, heures et lieux fixés par le conseil municipal de leur commune. Une organisation précise rythme ensuite l’entrée des vendanges pour éviter l’encombrement aux portes de la ville et assurer le service de l’octroi sans difficulté. Les barrières par lesquelles se fait l’introduction des vendanges sont clairement définies, tout comme les heures auxquelles elle peut se faire. Par ailleurs, des détachements d’infanterie sont placés et répartis entre les différentes barrières de la ville où s’effectue la perception, et ce jusqu’à la fin des récoltes37. En principe, ces dispositions doivent décourager les fraudeurs et les « rebelles », mais elles semblent en fait avoir un effet pernicieux puisque les chances de découvrir une infraction et que celle-ci débouche sur un affrontement s’en trouvent considérablement augmentées. De plus, à la fin de la campagne des vendanges, vient le recensement : les récoltes sont inventoriées par les employés des contributions indirectes et les propriétaires récoltants doivent payer une partie des droits. Là encore, pour que le service soit assuré sans complication, les autorités prévoient généralement que les agents soient accompagnés de renforts : les occasions d’affrontement se trouvent, de nouveau, multipliées. Car c’est bien ce mode de perception appelé l’exercice, par lequel s’opérait le prélèvement d’une partie du droit d’entrée sur les vendanges, qui attise le plus grand nombre de mécontentements. En principe, le décret du 31 mars 1848 souhaitait abolir ce qui, dans l’impôt des boissons, était fondé sur la perquisition à domicile. Mais, en laissant subsister le droit d’entrée, il n’a pas permis de supprimer définitivement cette pratique jugée abusive par la population concernée et qui était devenue, à ses yeux, intolérable.

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Un impôt au centre de tous les antagonismes

23 Pour mieux mesurer et saisir l’exaspération que suscite l’impôt des boissons au cours du premier XIXe siècle, il convient de s’arrêter sur les différentes critiques dont il fut l’objet : de quel ordre étaient-elles ? Peut-on parler d’une unité populaire dans la contestation à l’impôt des boissons ?

Des pratiques vexatoires : la haine des employés des contributions indirectes

24 Pour bon nombre de commentateurs de l’époque (journalistes ou représentants de l’autorité), les rébellions contre l’impôt des boissons ne s’expliquent pas tant par un refus de la population de payer les taxes que par la haine qu’elle porte à la manière dont elles sont perçues : c’est-à-dire par l’exercice à domicile. « Il est à souhaiter que […] le ministère présente une loi ayant pour objet de remplacer l’exercice par un autre impôt ; car observez bien que c’est moins contre la quotité que contre le mode de perception que réclament les habitans de nos campagnes », peut-on ainsi lire dans Le Patriote38. Ce mode de perception est perçu comme intrusif et humiliant. La faute en reviendrait notamment à l’attitude des agents chargés de collecter l’impôt. Assimilés à des « rats de cave », s’infiltrant dans les moindres recoins des maisons pour trouver matière à perception, ils renvoient à des images qui semblent profondément ancrées dans le système d’appréciation des sociétés du XIXe siècle. On leur reproche leur attitude méprisante et provocatrice à l’égard du peuple. Les employés sont accusés d’user de moyens illicites pour améliorer leur situation, leurs visites s’apparentant à de véritables perquisitions : « On ne sait pas assez, hors des contrées vinicoles, comment la Régie procède à la perception de cet impôt. Aussitôt après les vendanges, ses employés envahissent les divers quartiers de la ville et vont, de maison en maison, procéder à l’inventaire des récoltes. En temps de révolution, cela se fait sans doute avec modération et retenue. Mais le calme revenu, chaque employé ne songe qu’à son avancement, et il n’arrive que trop fréquemment que c’est à qui d’entre eux montrera le plus de zèle. Alors on ne s’arrête pas aux caves et aux celliers ; toutes les parties des habitations sont fouillées avec une rigoureuse sévérité. Il faut renverser des piles de bois, éventrer les tas de fourrages, souvent même défaire les lits, pour se justifier du soupçon de fraude. En présence de tant d’humiliations, doit-on s’étonner qu’il en sorte si fréquemment des emportements, des collisions, des violences, des procès et parfois des soulèvements populaires ? »39.

25 Les représentants de l’autorité fiscale sont clairement détestés par les populations. L’importance de leur présence au sein de notre documentation en témoigne. Toutes fonctions confondues (receveur ambulant, commis, contrôleur des contributions indirectes, buraliste, etc.), ils se trouvent au centre de 79 rébellions sur 221 répertoriées et sont victimes d’actes de violence très sévères. La haine qu’on leur voue est tenace et les avertissements qu’on leur adresse peuvent être particulièrement intimidants : c’est la mort qui leur est promise s’ils osent se présenter pour percevoir les taxes. Ainsi, en 1833, à l’occasion de la fête patronale, les habitants de la commune d’Aubière se font remarquer en arborant des « décors » qui ont pour but de terrifier les employés des contributions indirectes. Au milieu de la place publique s’élève un arbre de la liberté sur lequel ont été accrochés « deux énormes rats, non point des rats au figuré, mais deux rats naturels pendus, avec cette inscription : CITOYENS, VOILÀ LA SENTENCE DES RATS, et

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plus bas, À BAS LES RATS ! S’ILS SE MONTRENT ICI, ILS SERONT PENDUS COMME LEURS FRÈRES »40. Au même titre qu’il existe une forme de « gendarmophobie » au cours du premier XIXe siècle41, les agents de l’administration fiscale semblent faire l’objet d’une sorte de « phobie populaire ». Cependant, la détestation de ces fonctionnaires et de la pratique de l’exercice n’est pas la seule raison qui motive les emportements populaires. Si l’impôt des boissons est critiqué sur sa forme, il l’est aussi sur son fond.

Le plus « injuste et onéreux » des impôts

26 Oppressant et vexatoire, l’impôt des boissons est aussi jugé injuste et démesuré. Tout au long du XIXe siècle, il motive non seulement de multiples actions frauduleuses et rébellionnaires mais aussi, sur un autre registre, de nombreux mémoires, pétitions ou pamphlets journalistiques. Dans la presse départementale et les écrits d’expert, les divers droits qui pèsent sur l’une des principales sources de richesse du département – le vin – faisant vivre, selon le journal Gazette d’Auvergne, plus de six millions de Français en 184842, sont présentés comme une véritable menace pour la survie d’une activité agricole essentielle à l’économie du pays. Sur ce point, les discours tenus par les élites intellectuelles locales sont particulièrement intéressants. Ils donnent une dimension d’intérêt national aux revendications des viticulteurs puydômois, conférant une forme de légitimité aux contestations locales. Le refus du consentement à l’impôt des boissons ne s’expliquerait pas uniquement par la haine que suscitent « l’uniforme » et l’attitude des percepteurs, mais bien par le fait que cet impôt soit considéré comme injuste car structurellement désastreux. Ainsi présentées, les rébellions contre l’impôt des boissons ne sauraient donc être réduites à « d’aveugles soubresauts » traduisant des comportements « archaïques ». Certains discours (émanant, par exemple, d’experts, de délégués ou de journalistes) cherchent à donner une dimension plus intelligible aux soulèvements rébellionnaires. Suivant cette logique, les rébellions ne traduiraient pas seulement une volonté de défendre des logiques et des particularismes territoriaux – même si cette dimension reste bien présente en raison de la forte concurrence existant sur le marché viticole français –, mais aussi un combat pour sauvegarder un secteur dont dépendent les ressources d’une bonne partie de la population française. Les critiques se structurent autour d’une idée centrale : la non-considération de cette réalité par les élites gouvernantes de la capitale. Sur le terrain de l’impôt des boissons, se dessine ainsi une opposition Paris-province dont les élites intellectuelles locales sont les premiers vecteurs. Il s’agit de dénoncer une forme « d’impérialisme » parisien et de défendre les besoins de la province, « si souvent sacrifiés aux intérêts de la reine orgueilleuse qui pèse sur la France »43. Aussi reproche-t-on, par exemple, au décret du 31 mars 1848 de négliger les réalités socio-économiques des régions vinicoles : « Il est arrivé, en cette circonstance, ce qui s’est vu trop souvent ; c’est que la loi s’est faite pour les besoins de Paris, et que ceux de la province ont été sacrifiés, faute d’être entendus. »44. En ne supprimant pas le droit d’entrée, ce décret oublie que ce qui pèse le plus lourdement sur les vignerons est le droit d’entrée sur les vendanges : d’une part, parce qu’il est perçu en partie par l’exercice à domicile et, d’autre part, parce qu’il serait responsable d’une élévation scandaleuse du prix de vente du vin sur le marché national. Il bloquerait ainsi tout développement de la consommation. En cela, le décret du 31 mars n’aurait donc pas apporté une réponse satisfaisante, si ce n’est aux Parisiens. Il est vrai qu’une part importante des vins produits en France était écoulée sur le marché parisien. Le droit d’entrée payé par les marchands représentait une

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source de revenus importante pour la capitale tandis qu’il était une nouvelle source d’appauvrissement pour le viticulteur. En 1848, de vifs reproches sont donc adressés au gouvernement provisoire qui n’aurait écouté que les réclamations du commerce de Paris – les pays vinicoles n’étant pas suffisamment bien représentés dans les députations envoyées à l’hôtel de ville de Paris pour formuler leurs doléances. Ce type de critique est fréquemment formulé au cours de notre période. Par exemple, dans un mémoire sur « les funestes conséquences des droits établis sur les boissons dans le département [du Puy-de-Dôme] », rédigé par un magistrat à la cour royale de Riom (Tiolier), une série de chiffres est exposée pour démontrer que « ce sont les pays de vignobles qui payent réellement la dépense municipale et les contributions nobiliaires de Paris »45. Tandis que les employés des contributions indirectes sont comparés à des « rats de cave », la capitale se trouve assimilée à une araignée qui déploie sa toile et absorbe « par ses mille canaux toutes les forces vitales du pays »46.

27 Cela posé, les formes prises par la culture rébellionnaire contre l’impôt des boissons (cris et chants) ne semblent pas spécifiquement traduire la remise en cause d’une quelconque hégémonie parisienne. L’opposition Paris-province n’est pas clairement perceptible ou intelligible au moment même des affrontements. On relève plutôt l’expression d’une opposition État-peuple ou gouvernants-gouvernés qui se traduit souvent, au moment des faits, par le cri de « vive la liberté ! ». Quel que soit l’ordre des critiques ou leur niveau, on relève néanmoins une forme d’unanimité antifiscale autour de l’impôt des boissons qui s’exprime encore au niveau de la justice rendue.

L’impôt des boissons : le terrain d’un « unanimisme » contestataire ?

28 Au vu du nombre d’acquittements et de condamnations prononcés contre des accusés de rébellion dans le Puy-de-Dôme de 1811 à 1851, il semble que le mobile du conflit n’ait pas été sans influence sur la décision des jurés. En effet, les rébellions antifiscales jugées en Cour d’assises bénéficient du plus haut taux d’acquittement après les rébellions anti-conscriptionnelles. Dans 74 % des cas, les individus qui se sont opposés à la taxation ressortent libres. Cette indulgence s’explique d’abord par la composition du jury où siègent majoritairement des propriétaires. Ce sont donc des contribuables, et, même si les sources ne précisent pas toujours s’ils sont propriétaires viticoles, leurs préoccupations ne sauraient être très éloignées de ceux qu’ils ont à juger. Ces jurés semblent assez disposés à innocenter des individus qui se sont opposés à l’État « prédateur ». Aussi les percepteurs des contributions indirectes expriment-ils régulièrement leur indignation face à ces « acquittements scandaleux ». Ils insistent sur le besoin de sanctions efficaces pour qu’ils puissent poursuivre sereinement leur mission et imposer leur autorité. En 1848, après avoir essuyé une rébellion, un receveur de l’octroi de Maringues écrit ainsi au procureur de la République qu’il « ne serait pas possible de pouvoir exercer la surveillance nécessaire ou plutôt indispensable dans l’intérêt de l’octroi, si [ce fait] ne recevait pas une juste et prompte réparation »47. La crainte de l’impunité est réelle et l’examen des verdicts rendus suggère l’existence d’un « unanimisme » antifiscal, exprimé sous des formes et à des degrés divers.

29 Cela posé, si l’on se limite à l’impôt des boissons, cette idée mérite d’être nuancée : le rejet de cet impôt n’est-il pas, en réalité, le fait d’une part limitée ou très ciblée de la population ? L’étude du profil des accusés de rébellion contre l’impôt des boissons laisse penser que les mouvements contestataires revêtent, en fait, un caractère très

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corporatif. Ce sont essentiellement des débitants de boisson ou des viticulteurs qui se trouvent sur le banc des accusés. Constat qui, au fond, n’est pas vraiment étonnant car ils sont les premiers concernés par cet impôt et, de surcroît, ils sont considérés comme des groupes à risque par les autorités qui semblent alors les désigner coupables par avance. Toutefois, ils ne représentent qu’une partie des individus ayant pris part à la rébellion pour laquelle ils sont poursuivis. Or les soulèvements contestataires contre l’impôt des boissons figurent parmi ceux qui ont les niveaux d’attroupement les plus élevés. Ce sont parfois des centaines d’individus qui prennent part aux actes rébellionnaires48. Vivent-ils tous du produit de la vigne ? Les sources nous conduisent à répondre par la négative. Cependant, la pluriactivité caractérise les sociétés du XIXe siècle et il est donc souvent difficile de connaître la situation professionnelle exacte d’un individu. Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’une large partie des Puydômois défendent le « patrimoine » des communautés locales contre les activités du fisc et partagent d’une manière ou d’une autre (parce qu’ils sont, par exemple, père, frère ou fils d’un vigneron ou encore ouvrier-vendangeur) les difficultés qu’entraînent les diverses taxes sur le vin. On peut donc évoquer l’existence d’une solidarité locale dans la contestation de l’impôt des boissons, visant à défendre une ressource dont dépend une large communauté. Cependant, il convient de souligner que les préoccupations et les difficultés auxquelles devaient faire face les viticulteurs ne touchaient pas uniformément, pour autant, toute la population. De plus, leurs revendications posaient un certain nombre de problèmes au plan local. Par exemple, au début du siècle, les vendanges constituaient la principale rentrée d’argent pour les municipalités du Puy- de-Dôme (en particulier dans l’arrondissement de Clermont-Ferrand). L’abolition du droit d’entrée sur les vendanges aurait donc été synonyme d’une perte d’argent considérable pour les municipalités ; une perte qu’il aurait fallu combler par un autre impôt ou par un accroissement de ceux déjà existants. Comment ne pas faire rejeter sur le peuple une grande partie de l’impôt dont les propriétaires de vignes cherchaient à s’affranchir ? Nombre de représentants ou d’experts ont proposé des solutions, mais les propriétaires de vignes ou leurs délégués, eux, s’accordaient généralement pour dire qu’il ne leur appartenait pas de proposer un nouvel impôt. Le souhait d’introduire « de la justice jusque dans la fiscalité »49 se heurtait à des considérations qui dépassaient les seuls intérêts des viticulteurs puydômois. Particulièrement sensible dans le cas de la fiscalité, la conception du juste dépend donc notoirement du point de vue adopté. De plus, selon le statut des individus envisagés (propriétaire-viticulteur, marchand intermédiaire, débitant ou consommateur), le sentiment d’injustice suscité par l’impôt des boissons ne reposait pas forcément sur les mêmes critères d’appréciation et n’était probablement pas ressenti avec la même intensité. À cet égard, il conviendrait de mieux évaluer le niveau de solidarité des contribuables face à cette « intrusion » de l’État, ce en particulier à l’occasion de chaque réforme. Quoi qu’il en soit, en fonction des points de vue étudiés (presse locale, agents de l’ordre, de la justice, élites nationales ou locales, prévenus ou témoins, etc.), les soulèvements collectifs contre cet impôt font l’objet de regards et d’interprétations divers, voire contradictoires. Autour de ces événements, il se déploie tout un jeu de représentations sociales et de stratégies interprétatives tendant à les justifier ou à les instrumentaliser à des fins politiques ou plus personnelles. On ne saurait donc être trop attentif aux intérêts qui se jouent derrière le récit d’une rébellion antifiscale, d’autant plus qu’il est assez rare que nous puissions le confronter avec le point de vue des « rebelles ». Certes, nous pouvons toujours avoir recours aux interrogatoires des prévenus de rébellion, mais là encore on

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ne peut faire abstraction du contexte dans lequel ces sources ont été produites50. Les prévenus cherchent plus souvent à se disculper de toute implication qu’à justifier leur action. Quant au juge d’instruction, il cherche plus à briser les logiques de solidarité communautaires pour découvrir la « vérité » sur les faits – autrement dit le nom des principaux meneurs de l’attroupement – qu’à saisir les motivations profondes de ceux- ci.

30 Dans le Puy-de-Dôme, comme dans d’autres départements tels que le Var, les contestations contre l’impôt des boissons expriment, en vue de surplomb, une forme d’« unanimité sociale »51. Pour comprendre ceci, il importe d’estimer un ensemble d’éléments qui ne sauraient être appréhendés indépendamment les uns des autres : les réformes fiscales de très faible ampleur adoptées par les gouvernements successifs du premier XIXe siècle, les structures socio-économiques dominantes, les modes de perception vexatoires, la haine « immémoriale » des représentants de l’autorité fiscale, le jeu des solidarités communautaires, sont autant de critères à prendre en compte pour saisir les raisons de cette animosité populaire contre l’impôt des boissons. Aussi les rébellions antifiscales ne peuvent-elles être comprises uniquement comme des réactions instinctives disjointes et dépourvues de toute cohérence. En plus de marquer une « cristallisation exemplaire »52 du conflit de normes entre l’État et les communautés, elles expriment des désirs, des attentes, des déceptions, et des représentations de l’avenir également, qui témoignent, pour reprendre l’expression de Jean Nicolas, de l’existence d’une « conscience sociale » : celle qui suggère que les attitudes rébellionnaires ne sont pas que passivité ou même refus de normes nouvelles, mais aussi expression d’une volonté de changement et de maîtrise, dans une certaine mesure, de l’avenir. Cette « conscience sociale » se manifeste tout particulièrement à travers les émeutes contre l’impôt des boissons qui agitent le Puy-de-Dôme tout au long du premier XIXe siècle. S’il est malaisé de les présenter (y compris celles qui suivent la Révolution de 1830) comme des conflits politiques ou des marqueurs d’un engagement plus prononcé de la population dans les affaires politiques, ces manifestations rébellionnaires témoignent bien, en revanche, d’une volonté du peuple « d’influencer » la politique fiscale du gouvernement ; en d’autres termes, d’agir sur ce qui peut avoir une répercussion directe sur ses conditions de vie. À ce titre, les rébellions contre l’impôt des boissons constituent un terrain d’analyses propice pour revisiter le concept « d’économie morale de la foule » formulé par Edward E. Thompson et d’entitlement collectif développé par Louise Tilly et Nicolas Bourguinat, au sujet des émeutes frumentaires53. En définitive, l’abolition des taxes et des pratiques jugées les plus insupportables s’est imposée comme l’une des conditions sine qua non pour parvenir à une contribution sans résistance des citoyens. De nos jours, le consentement à l’impôt reste étroitement lié à la notion d’injustice. La fiscalité continue à poser des questions semblables comme en témoignent le débat actuel sur le rapport entre fiscalité directe et fiscalité indirecte et, plus précisément, les critiques émises contre le système proportionnel de la taxe sur la valeur ajoutée.

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NOTES

1. Maurice Agulhon, La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la IIe République, L’Univers Historique, Paris, Seuil, 1979 [1re édition 1970], p. 107. 2. Nicolas Delalande, Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, L’Univers Historique, Paris, Seuil, 2011 ; Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1869), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Jean-Claude Caron, L’été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002 ; Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale. 1661-1789, Paris, Gallimard, 2008, [1re édition 2002]. 3. Cf. Didier Nourrisson, Le Buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1990 ; Didier Nourrisson, Crus et cuites. Histoire du Buveur, Paris, Perrin, 2013 ; Geneviève Gavignaud-Fontaine [dir.], « Le cours des vins en Catalogne et Languedoc-Roussillon. Fluctuations et portée des prix dans le temps long de l’histoire », Annales du Midi. Revue de la France méridionale, tome 125, n° 281, janvier-mars 2013 ; Gilbert Garrier, Histoire sociale et culturelle du vin, Paris, Larousse, 1995. 4. Est désignée sous le terme de « rébellion antifiscale », « toute attaque, toute résistance avec violence et voies de fait » (art. 209 du Code pénal de 1810), individuelle ou collective, qui s’en prend aux contributions directes ou indirectes. 5. Cf. Jean-Claude Caron, op. cit. ; Rémi Gossez, « La résistance à l’impôt. Les quarante-cinq centimes », Bibliothèque de la Révolution de 1848, tome 15, 1953, p. 89-132. 6. Cf. notamment Maurice Agulhon, op. cit., p. 112-125 ; Pierre Lévêque, Une société en crise. La Bourgogne au milieu du XIXe siècle (1846-1852), Paris, Éditions de l’EHESS, 1983, p. 69-73. 7. Lisa Bogani, Les rébellions dans le Puy-de-Dôme de 1811 à 1851, Mémoire de Master 2 d’histoire sous la direction de Jean-Claude Caron, Université Blaise Pascal-Clermont II, 2012, 343 f°. 8. Pour appréhender le phénomène rébellionnaire puydômois de la manière la plus fine et complète possible, plusieurs types de sources ont été consultés au rang desquels figurent les archives judiciaires, policières et administratives (contenues dans les séries U et M. des Arch. dép. du PDD (Archives départementales du Puy-de-Dôme), journalistiques (exclusivement la presse départementale) et militaires (série R des Arch. dép. du PDD, et série F du S.H.D. (Service historique de la défense)). Les sous-séries F7 (Police générale) et BB18 (Correspondance générale de la division criminelle) des Arch. nat. (Archives nationales) ont également été consultées. À l’issue de cette enquête, un corpus de 221 rébellions a été établi. 9. Didier Nourrisson, Le Buveur du XIXe siècle, op. cit., p. 22 et sq. 10. André-Georges Manry, Histoire de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, Bouhdiba, 1993, p. 329. 11. Jean-Claude Caron, op. cit., p. 168 et p. 109 pour la citation. 12. Cf. Jean Nicolas, op. cit. ; Yves-Marie Bercé, Croquants et nu-pieds. Les soulèvements paysans en France du XVIe au XIXe siècle, Folio histoire, Paris, Gallimard, 1991 [1re édition 1974]. 13. Nicolas Delalande, op. cit., p. 30. Cf. également : François Hincker, Les Français devant l’impôt sous l’Ancien Régime, Question d’histoire, Paris, Flammarion, 1971 ; Jean Bouvier et Jacques Wolff [dir.], Deux siècles de fiscalité française, Paris-La Haye, Mouton, 1973. 14. Didier Nourrisson, Crus et cuites…, op. cit., p. 107. 15. Nicolas Delalande, op. cit., p. 30. Les lignes qui suivent doivent beaucoup à cette étude, p. 38 et sq. 16. Le département du Puy-de-Dôme est représenté par le signataire M. Collon, banquier et délégué des propriétaires de vignes du Puy-de-Dôme. 17. Mémoire sur les contributions indirectes soumis à la chambre des pairs, par des Propriétaires et Délégués de Propriétaires de Vignes, réunis à Paris, Paris, Dondey-Dupré père et fils, 1829, p. 14-15. Le

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Journal du Puy-de-Dôme réserve un article conséquent à ce mémoire en en proposant des extraits dans son numéro du samedi 11 avril 1829, 24e année. 18. Arch. dép. PDD, U 2360, année 1817. 19. Arch. dép. PDD, U 26394, dossiers n° 1700-1704. 20. Arch. dép. PDD, U 26399, dossiers n° 2011-2015. 21. Bulletin des lois du royaume de France, IXe série, règne de Louis-Philippe Ier, roi des Français. Ire partie contenant les lois rendues pendant l’année 1832, Tome IV, Paris, Imprimerie royale, 1833, p. 238. 22. Maurice Agulhon, op. cit., p. 117. 23. Décret sur la suppression de l’Exercice dans le débit des Boissons, du 31 mars 1848, in Bulletin des lois de la République française, Xe série, Premier semestre de 1848 (2 e partie), contenant les lois, les décrets, et arrêtés d’intérêts public et général, tome Ier, Paris, Imprimerie nationale, 1848, p. 204. 24. Daniel Martin [dir.], L’identité de l’Auvergne. Mythe et réalité historique (Auvergne-Bourbonnais- Velay). Essai sur une histoire de l’Auvergne des origines à nos jours, Nonette, Éditions Créer, 2002. 25. On peut prendre connaissance de ces événements notamment à partir des dossiers de procédure de la cour d’assises du Puy-de-Dôme conservés aux Arch. dép. PDD, sous les cotes U 26401 à U 26402, et à partir des rapports de gendarmerie conservés aux Arch. nat. sous la cote F7.4120. 26. L’Ami de la Charte, samedi 25 septembre 1830, 25e Année. 27. L’Ami de la Charte, mercredi 24 août 1831, 26e année. 28. Ibidem. 29. Sur le rapport entre rumeur et révolte populaire, cf. Jean-Claude Caron, op. cit., p. 76-84 ; François Ploux, Naissance et propagation de la rumeur dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 2003. 30. Maurice Agulhon, op. cit., p. 116. 31. Arch. nat. F7.4121. 32. Arch. dép. PDD, U 2268, année 1820. 33. Arch. dép. PDD, U 2565, année 1814. 34. Maurice Agulhon, op. cit., p. 118. 35. Arch. dép. PDD, U 2277, année 1844. 36. Jean-Claude Caron, op. cit., p. 248. 37. Arch. dép. PDD, M. 93. 38. Le Patriote, mercredi 23 août 1831, 1re année. 39. Gazette d’Auvergne et du Bourbonnais, samedi 6 mai 1848, 19e année. 40. Gazette d’Auvergne, mardi 3 septembre 1833, 3e année. 41. Jean-Noël Luc [dir.], Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons- Alfort, Service historique de la Gendarmerie nationale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005 ; Jean-Noël Luc [dir.], Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002. 42. Gazette d’Auvergne, samedi 6 mai 1848, 19e année. Il s’agit là d’une évaluation à considérer avec précaution. 43. L’Ami de la Patrie, lundi 23 octobre 1848, 29e année. 44. Gazette d’Auvergne et du Bourbonnais, samedi 6 mai 1848, 19e année. 45. Discours sur les effets des contributions indirectes appliquées aux boissons, adressé au conseil général du département du Puy-de-Dôme, par M. Tiollier, s.d., [début XIXe]. 46. Gazette d’Auvergne et du Bourbonnais, jeudi 12 octobre 1848, 19e année. 47. Arch. dép. PDD, U 6813, année 1848. 48. En général, seul un petit nombre d’entre eux sont au final poursuivis en justice. 49. Décret sur la suppression de l’Exercice dans le débit des Boissons, 31 mars 1848. op. cit., p. 204. 50. Frédéric Chauvaud, « La parole captive. L’interrogatoire judiciaire au XIXe siècle », Histoire et Archives, n° 1, janvier-juin 1997, p. 33-60.

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51. Maurice Agulhon, op. cit., p. 114. 52. Aurélien Ligneureux, « Aspects rituels des rébellions à la gendarmerie dans la France du premier XIXe siècle », in Frédéric Pitou et Jacqueline Sainclivier, Les affrontements. Usages, discours et rituels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 137. 53. Edward P. Thompson, « The moral economy of English crowd in the Eighteenth Century », Past and Present, n° 50, 1971, p. 76-136 ; Louise A. Tilly, « Entitlement and troubles de subsistances in Nineteenth-Century France », in L’histoire grande ouverte. Hommage à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 199-213 ; Nicolas Bourguinat, Les grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2001.

RÉSUMÉS

Cet article propose d’examiner l’un des motifs les plus récurrents des rébellions antifiscales puydômoises du premier XIXe siècle : la contestation de l’impôt des boissons. Pour comprendre la persistance et l’intensité de cette animosité populaire, il convient d’interroger les motivations, le sens et les facteurs déterminant l’acte rébellionnaire. Pour ce faire, l’analyse portera d’abord sur les évolutions législatives relatives à ce domaine particulier de la politique fiscale, et examinera ensuite les temps et les lieux propices à la contestation de l’impôt des boissons. Enfin, nous verrons de quel ordre sont les critiques émises à l’encontre de cet impôt et à quels niveaux elles s’expriment. Fort d’une récente dynamique historiographique portant sur les soulèvements populaires et sur la problématique du consentement à l’impôt, cet article entend ainsi interroger en quoi ce secteur de la politique fiscale française constitue, au cours du premier XIXe siècle, une préoccupation majeure tant pour le peuple provincial que les gouvernements soucieux d’assurer leur stabilité.

This article focuses on the dispute over tax drinks which was one of the most regular reasons for rebellious violences in Puy-de-Dôme in the early nineteenth century. To have a good understanding of the persistence and of the intensity of popular animosity against this tax, it is necessary to consider both the motivations, the meaning and the factors which were at the root of these rebellious deeds. First, the analysis is about legal developments relating to this area of the fiscal policy. It then focuses on specific times and places conducive to the dispute over tax drinks. Finally, it is important to determine the nature of criticisms about this tax and the ways in which they developed. With a recent historiographic dynamic about popular revolts and about the issue of tax consent, this article wonders how this part of the French tax policy was, during the first half of the 19th century, a major worry for the provincial people as well as for governments that were concerned with ensuring their stability.

Der Artikel geht einem der häufigsten Motive der gegen Steuererhebungen gerichteten Unruhen nach: der Anfechtung der Besteuerung von Getränken. Um zu verstehen, wieso diese populäre Ablehnung so langanhaltend und intensiv war, wird nach den Motiven, dem Sinn und den entscheidenden Faktoren der aufständischen Handlung gefragt. Hierfür beschäftigt sich die Analyse zunächst mit der rechtlichen Entwicklung dieses Spezialbereichs der Steuerpolitik, um anschließend spezifische Orte und Zeitpunkte der Anfechtung der Getränkebesteuerung zu betrachten. Schließlich werden die Art der Kritiken an der Steuer und die Ebenen, auf denen sie

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zum Ausdruck kamen, in den Blick genommen. In Anbetracht der seit Kurzem zunehmenden Dynamik in der historiographischen Beschäftigung mit populären Unruhen und der Ablehnung von Steuern fragt der Artikel, inwiefern der Sektor der französischen Steuerpolitik im Zuge des 19. Jahrhunderts eine zentrale Sorge sowohl für die ländliche Bevölkerung als auch für die um Stabilität bemühten Regierungen darstellte.

AUTEUR

LISA BOGANI Lisa Bogani est doctorante allocataire-monitrice à l’Université Blaise Pascal, Clermont II. Elle est lauréate du prix d’Histoire du XIXe siècle attribué au meilleur master soutenu en 2011-2012

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À l’école du régiment. Instruction, culture scolaire et promotion dans les rangs de l’armée française au XIXe siècle At the school of the regiment. Instruction, school culture and social advancement in the 19th century’s French army In der Regimentsschule. Unterweisung, schulische Kultur und Aufstieg in der französischen Armee im 19. Jahrhundert.

Mathieu Marly et Stéphane Lembré

1 « Formez une armée de professeurs agrégés, mettez en face une armée d’Auvergnats et de Savoyards illettrés, ordonnez l’attaque et, si au bout de vingt minutes, il reste un seul savant debout, nous portons de nos mains la Sorbonne au Panthéon »1. Comme en témoigne cet affrontement guerrier imaginé par François Dutreuil de Rhins, un sous- officier plusieurs fois « recalé » à la préparation scolaire de l’école de Saumur, l’écart entre les finalités militaires et l’instruction scolaire dans l’armée au XIXe siècle pouvait être l’objet de sarcasmes et d’incompréhension. Car si la préparation de la guerre justifie que l’officier et le sous-officier de carrière soient des éducateurs, capables de transmettre aux recrues la maîtrise des techniques et le sens de la discipline, en revanche l’instruction et la culture scolaire ne firent jamais tout à fait l’unanimité parmi les cadres. Malgré les reproches adressés à l’armée française et le rôle attribué à l’instituteur prussien après 1870, qui suggèrent l’enjeu des relations entre les deux institutions essentielles de la société française du XIXe siècle que furent l’école et l’armée, la place de l’instruction générale dans l’armée semblait à beaucoup, tout au long du siècle, devoir être secondaire par rapport à l’instruction militaire (apprentissage des techniques) et à l’éducation militaire (transmission des valeurs). Inversement, c’est probablement par l’absence de consensus que l’instruction et la culture scolaire, en tant que culture globale diffusée par l’école aux jeunes générations,

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purent trouver une place dans l’armée, place qui ne fut cependant jamais acquise une fois pour toutes2.

2 De cette éducation militaire, les grandes écoles scientifiques au régime militaire comme l’École polytechnique offrent quelques-uns des exemples les plus connus3. Toutefois les relations entre l’armée et l’instruction furent polymorphes. Outre les éphémères bataillons scolaires et la naissance de l’éducation physique, les écoles régimentaires sont à certains égards les plus insaisissables : créées dès 1818 alors que la France réintégrée dans le « concert des nations » retrouve sa pleine souveraineté, réformées, redéfinies à plusieurs reprises, leur activité et leurs limites en dessinent l’instabilité4. Elles fonctionnent à un double niveau, primaire pour les soldats illettrés ou peu instruits, secondaire pour les sous-officiers en quête de l’épaulette. L’effort d’alphabétisation des soldats, l’ambition d’instruction des cadres subalternes de l’armée, s’ils nous paraissent pleinement légitimes, pouvaient pour certains constituer une menace en vue de la préparation des fonctions proprement militaires.

3 Quels objectifs l’institution militaire poursuivit-elle en adoptant certains des codes, plus ou moins définis et changeants, de la culture scolaire ? Comment conçut-elle, durant le XIXe siècle, la fonction dévolue avec une ambition très mesurée aux écoles régimentaires ? Notre hypothèse consiste à envisager les intentions d’utilité sociale, d’alphabétisation et de promotion dans et hors de l’institution militaire, ainsi que les effets produits sur l’institution militaire par l’introduction du modèle scolaire. Cela implique de rappeler la généalogie de l’armée institutrice, à ses différents niveaux, dans ses avancées et ses limites, jusqu’à la nouvelle rencontre républicaine de l’école et de l’armée aux lendemains de la défaite de 1870 et ses profondes répercussions. Celle-ci relance l’enseignement dans le régiment, en s’appuyant sur le modèle issu de la sphère civile. L’institution militaire se transforme-t-elle alors sous l’influence de l’école républicaine ? Le recours aux archives convainc de la complexité de la question, imputable aux réformes de cet enseignement et à la réorganisation militaire après 1870, mais aussi à la pluralité des effets, entre introduction partielle de la culture scolaire et résistance au nom de la défense des traditions militaires. Les écoles régimentaires fournissent un excellent observatoire des redéfinitions réciproques de l’école et de l’armée républicaines, réunies par l’instruction, à la fois savoir acquis à l’école et initiation au métier des armes5.

L’armée, impossible institutrice ?

Les efforts contre l’analphabétisme (1818-1872)

4 À l’origine des écoles régimentaires, selon une démarche caractéristique de cet « âge des philanthropes6 », l’initiative du jeune philanthrope romantique Benjamin Appert a contribué à démontrer les bienfaits de l’instruction des soldats. Expérimentée dans la légion de la Nièvre, l’instruction est copiée sur celle qu’Appert propose aux jeunes mineurs d’Anzin7. Le choix de l’enseignement mutuel par Appert, qui a lui-même pratiqué un enseignement plus traditionnel à l’école impériale de dessin à partir de 1812 avant d’être exclu et d’étudier les méthodes d’enseignement mutuel, se justifiait par la grande faveur dont ce mode d’enseignement né en Angleterre jouissait dans les milieux philanthropes8. En outre, il permettait de ménager les susceptibilités et de responsabiliser des moniteurs. La méthode est diffusée par Appert lui-même, qui forme

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à Paris des officiers et des sous-officiers instructeurs, chargés de créer dans plusieurs régiments ces écoles. En 1819, si l’on en croit une autobiographie parfois complaisante, ses premiers élèves auraient organisé 120 écoles mutuelles régimentaires avec plus de 15 000 élèves moniteurs. Ainsi, Châteauroux dispose brièvement d’une telle école régimentaire, contemporaine de la création de l’école mutuelle sous l’influence du préfet9. La force du projet, construit dans un milieu libéral dans lequel Appert dispose d’un réseau solide, devint une faiblesse lors du retour au pouvoir des ultras.

5 Comme l’enseignement mutuel, les écoles régimentaires ne sont toutefois pas abandonnées. À propos de celle qu’il a mise en place au 60e régiment d’infanterie, Alphonse Guichard préconise la modestie des ambitions : « N’employer à ces études que deux ou trois heures par jour, pour ne pas nuire à l’instruction militaire ; les réunir à une seule heure et dans un même local, pour exciter davantage l’émulation ; les restreindre aux connaissances strictement nécessaires aux régiments, pour ne pas rebuter les élèves par des positions gênantes et une trop forte application d’esprit ; et enfin n’y occuper que des soldats choisis, parce qu’ils n’auraient pas tous d’égales dispositions à en profiter »10. Pour garantir l’efficacité pédagogique, la « méthode Rolland », nouvel hybride d’un enseignement mutuel qui eut autant d’adeptes que de méthodes, préconise la répétition des paroles et des gestes comme moyen d’acquisition des savoirs élémentaires. L’automatisme de la méthode – qui rappelle le « drill » prussien alors dominant dans l’instruction militaire11 – n’eut sans doute pas l’efficacité escomptée. Ces écoles, peu soutenues et souvent dénuées de moyens, concentrent les critiques. Celles du saint-simonien Michel Chevalier sont vives12. Plutôt que d’installer l’école dans l’armée, pourquoi ne pas faire de l’armée une école ? Celle-ci serait chargée de délivrer aux masses laborieuses une formation professionnelle bienvenue dans le domaine des travaux publics. Chevalier déplore les conditions qui sont faites à ces écoles régimentaires, sur la foi de rapports d’officiers : des cours après une longue journée de service, huit leçons par mois en général, qui visent à apprendre à lire, écrire et calculer. L’officier chargé de « l’instruction civile » reçoit de surcroît bien peu d’encouragements13.

6 Du point de vue des officiers, le bilan des écoles régimentaires serait assurément négatif. Dans son état des lieux de l’armée française en 1867, le général Trochu les évoque ainsi comme un « vrai trompe-l’œil, où tout à peu près, excepté la lecture et l’écriture pour quelques illettrés, est artificiel »14 – comprenons : inutile. Pourtant, les différentes sources montrent que l’école régimentaire a rempli une mission d’instruction qui ne doit pas être négligée si on l’insère dans les voies plurielles de diffusion de l’instruction dans la population. Dans la lignée des intentions de la Convention, le rôle de l’armée comme « deuxième école » était potentiellement décisif pour l’alphabétisation, et sans doute est-il à mieux estimer15. S’y répercutaient aussi les évolutions pédagogiques plus générales, par exemple celle qui contribua à institutionnaliser l’enseignement du dessin16.

7 Toutefois, la faiblesse des moyens mis en œuvre et les aptitudes pédagogiques limitées des militaires chargés des écoles régimentaires confirment plutôt la modestie des résultats. La tentation se fait jour de reporter la préparation et l’instruction hors de l’armée et de les confier à l’école17.

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Les incertitudes de l’instruction primaire (1872-1914)

8 Évoquées ponctuellement sous le Second Empire sans avoir pour autant disparu, les écoles régimentaires sont l’objet d’un regain d’intérêt après la défaite contre l’armée prussienne, même si Ernest Renan ne les évoque pas en 1872, pas plus qu’un universitaire comme Michel Bréal18. La supériorité du soldat prussien, jugé plus instruit, et la conviction de la régénération nécessaire de la France, relancent les écoles régimentaires, tout en modifiant sensiblement leurs missions. Le rôle de l’armée pour l’instruction est jugé décisif par beaucoup19. De multiples écrits émanant de l’armée soulignent l’intérêt d’écoles régimentaires « bien dirigées [qui] donneront au conscrit de l’instruction et des préceptes de morale »20. Elles sont réagencées dans le cadre de la réorganisation militaire. Il est désormais prévu dans la loi de maintenir les « bons numéros » (censés ne faire qu’un an) une année de plus à la caserne s’ils ne savent pas lire et écrire21. L’article 69 de la loi de 1872 impose le principe de l’instruction générale reçue à l’armée. Plusieurs circulaires et règlements viennent fixer l’organisation des écoles régimentaires. La circulaire du 21 janvier 1872 les transforme : les cours sont à présent dispensés à la chambrée, sous la responsabilité du capitaine, les moniteurs sont des sous-officiers et l’enseignement mutuel est réinstauré22.

9 L’optimisme qui émane en 1872 de rapports comme celui du 2e arrondissement militaire d’infanterie, d’après lequel « dans quelques années on pourra dire que l’ignorance absolue aura disparu de l’armée23 », traduit un enthousiasme lié à la Revanche, à l’atmosphère de régénération, ainsi qu’à la distance habituelle de ces inspecteurs vis-à-vis des réalités régimentaires. Pour le 8e arrondissement d’infanterie, le rapport salue le retour de la méthode mutuelle, envisagée comme une « nouvelle méthode [qui] a déjà produit d’excellents résultats et est infiniment supérieure au système d’instruction collective, où les paresseux qui sont souvent en majorité, arrêtent bien vite les jeunes gens studieux disposés à faire des progrès ». L’organisation de l’enseignement du premier degré dans la chambrée semble beaucoup plus souple et efficace. Elle permet de recruter des élèves caporaux, puisque le recrutement des cadres reste la priorité de l’armée24.

10 Les critiques sur le thème de l’armée-école vont croissantes de la part des officiers étrangers à l’enthousiasme républicain à l’égard des écoles régimentaires. Ils contestent le rôle et l’existence même de celles-ci, synonymes de perte de temps pour l’armée, de mobilisation de moyens par ailleurs insuffisants. En 1878, la tonalité est désormais négative. Le rapport sur le 34e arrondissement militaire évoque des conscrits du Gers et du Puy-de-Dôme « d’une intelligence faible et qui ont tiré peu de fruits des cours du premier degré, malgré les efforts des moniteurs »25. L’instruction élémentaire tient une place de plus en plus incertaine au régiment. Son opportunité semble dépassée au lieutenant Dejey, du 103e régiment d’infanterie, dans une armée au service court, qui sert à former des réservistes. Si elle avait un sens à l’époque où l’instruction n’était pas suffisamment répandue, l’armée n’a plus à compléter l’école primaire26. Ces critiques n’excluent pas les démarches comme celle du polytechnicien Art Roë, officier d’artillerie et en charge du cours primaire des illettrés dans les années 1890. Attaché à résoudre le problème de l’instruction, dans une réflexion que les polytechniciens avaient engagée depuis longtemps à travers les associations polytechniques et philotechniques, Roë met en place une pédagogie où l’enseignement mutuel conserve une grande influence27. Selon les armes, les réalités sont bien différentes : dans les

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mêmes années, le lieutenant-colonel Étienne Peroz, sorti du rang dans l’infanterie de marine, conçoit surtout son enseignement comme un cours de morale patriotique28.

11 Les modalités de cet enseignement connaissent une nette transformation sous l’effet des réformes radicales entreprises par le général André. L’instruction ministérielle sur l’éducation morale et intellectuelle du 9 octobre 1905 vient rappeler la primauté de l’éducation morale. Peu à peu, l’école régimentaire ne conserve de l’instruction élémentaire que la fonction de baromètre de l’illettrisme, fonction instituée par la loi du 29 juillet 1910 qui rend obligatoire un examen annuel pour repérer les illettrés29. Dès lors, il s’agit « d’instruire ou de distraire le soldat », et les méthodes pédagogiques ont bien changé : les visites d’établissements industriels ou d’exploitations agricoles, de musées, aux environs de la garnison, les conférences avec projection lumineuse sont ainsi encouragées. Dans un esprit de prévention de déséquilibres jugés dangereux pour la société française, les républicains s’engagent dans la promotion de l’enseignement agricole contre l’exode rural. Cette politique passe par la réévaluation de l’agriculture dans les programmes de l’enseignement primaire et par les conférences agricoles, y compris à la caserne30. Les manuels de conférences agricoles destinés aux officiers comme aux corps de troupe témoignent de cet effort conforme à l’idéologie agrarienne31. Mais on peut douter de l’application concrète de ces recommandations tant le rejet de « l’armée-école » est un réflexe répandu chez de nombreux officiers opposés aux réformes du pouvoir radical32.

12 Si les finalités propres à l’éducation militaire écartent l’instruction primaire du quotidien des casernes, les perspectives de promotion vers l’épaulette rendent-elles l’instruction plus importante pour les écoles régimentaires s’adressant aux sous- officiers ?

L’école des cadres

L’avancement sans l’instruction (1835-1872)

13 Lorsque les écoles régimentaires du second degré sont organisées pour la première fois en 1835, elles répondent à une préoccupation née de la singularité du recrutement des officiers dans l’armée française. Avec la loi Gouvion-Saint-Cyr (1818) et la loi Soult (1832), au recrutement externe des grandes écoles (Saint-Cyr, Polytechnique) est associé, dans une proportion plus large, un recrutement interne qui permet aux sous- officiers d’accéder à l’épaulette sans examens ni concours. Le fossé séparant l’élève des écoles militaires de l’ancien sous-officier, souvent peu instruit, explique l’intérêt constant de l’institution militaire pour les écoles régimentaires du second degré, censées sinon combler cet écart, au moins améliorer l’instruction des officiers sortis du rang en leur dispensant quelques notions élémentaires en grammaire, comptabilité, géométrie ou fortifications33. Mais à l’instar des cours primaires, ces écoles secondaires destinées aux cadres montrent rapidement leurs limites. Si ces cours fonctionnent mieux dans le génie et l’artillerie où les connaissances scientifiques exigées sont plus importantes que dans les autres armes, en revanche, l’infanterie et la cavalerie peinent à les organiser. Le manque de temps et de moyens, la présence trop rare d’officiers engagés dans cette fonction enseignante expliquent l’inefficacité révélée par les rapports de comité d’armes sous le Second Empire. L’absence d’enthousiasme des cadres achève de rendre ces écoles totalement inefficaces. Comme le souligne un

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capitaine d’infanterie après la défaite de 1870, les sous-officiers vont alors « à l’école sans goût, en rechignant, la plupart du temps, ils y manquent ou obtiennent des permissions, sous différents prétextes, et comme l’officier directeur est souvent un jeune sous-lieutenant de 22 ou 24 ans, il a lui aussi besoin de faire des permissions qu’il se donne en ne faisant pas cours »34.

14 Derrière les raisons matérielles souvent invoquées pour justifier cet échec, le désintérêt des cadres répond à plusieurs considérations. L’instruction générale reste secondaire dans le recrutement interne des officiers qui repose avant tout sur la décision des chefs de corps, lesquels se montrent sensibles à l’ancienneté du sous-officier et, dans la mesure du possible, à ses « bonnes manières » et à ses « recommandations ». Si un examen est imposé à partir de 1852 aux sous-officiers pour accéder à l’épaulette, la modestie du programme proposé explique que cette mesure n’ait pas suffi à rompre avec une pratique d’avancement déjà bien établie dans les régiments35. L’échec des cours du second degré pendant cette période révèle donc une attitude générale de l’institution militaire vis-à-vis de l’instruction des cadres : celle-ci est jugée utile aux grandes écoles militaires mais ne trouve pas sa place dans une armée semi- professionnelle qui recrute la majorité de ses officiers dans le rang. À la méritocratie de l’examen ou du concours, l’armée préfère un avancement massif à l’ancienneté, lequel offre le triple avantage de l’émulation, de la paix sociale dans les rangs et de la fidélité politique de la troupe, particulièrement sous le régime impérial. En récompensant ainsi les « vieux serviteurs », les officiers supérieurs le plus souvent issus des « écoles » peuvent garder la main sur les procédures d’avancement et éviter que l’instruction reçue dans les écoles régimentaires ne fasse naître dans les rangs des « prétentions exagérées »36. Avant les réformes de la formation des cadres entreprises sous la Troisième République, le système de recrutement interne des officiers privilégie l’ancienneté et la cooptation sociale, marginalisant ainsi le rôle de l’instruction scolaire et des écoles régimentaires du second degré. Si l’on excepte le cas des sous-officiers comptables pour lesquels l’instruction est une condition indispensable du recrutement, les sous-officiers restent donc à l’écart d’une instruction scolaire jugée peu utile dans l’armée. Cette singularité dans la formation des cadres militaires apparaît d’autant plus troublante que, par comparaison, la gendarmerie offrait déjà depuis les années 1830 un exemple de développement de l’instruction de ses cadres sous la pression de l’appareil judiciaire37.

L’avancement par l’instruction (1872-1914)

15 Dans l’atmosphère de recueillement qui suit la défaite, les faiblesses de l’instruction scolaire des gradés ne sont pas toujours mises en cause dans les débats publics qui conduisent à la réorganisation militaire38. Néanmoins, l’insuffisante formation intellectuelle des cadres préoccupe de nombreux acteurs du monde militaire et pousse le général de Cissey, alors ministre de la Guerre, à élever le niveau des connaissances générales des officiers39. Ce volontarisme se traduit par une attention plus grande portée aux écoles régimentaires du second degré, le ministre invitant dès 1872 les sous- officiers à participer davantage aux cours40. Établis une première fois en 1875, les programmes des écoles régimentaires du second degré sont rendus facultatifs par la circulaire du 31 juillet 1879, l’obligation d’assister à ces cours ayant fait l’objet de plaintes de la part des inspecteurs généraux, inquiets de la désaffection de nombreux sous-officiers pour le métier militaire41. Sous la direction de lieutenants ou de sous-

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lieutenants désignés pour leur goût des études, les élèves de ces écoles reçoivent alors des cours de grammaire, d’histoire, de géographie, de mathématiques et surtout de fortification et de topographie42.

16 Dans les mêmes années, l’effort de relèvement intellectuel se porte vers la création d’écoles de sous-officiers se destinant à l’épaulette. À Saumur, le général Du Barail s’appuie sur une tradition déjà ancienne de perfectionnement des gradés inférieurs pour organiser des stages scolaires à destination des sous-officiers de la cavalerie. À Avord, le général Ducrot s’inspire ouvertement des écoles allemandes de sous-officiers pour établir la première école de sous-officiers d’infanterie. L’expérience, jugée satisfaisante pour l’infanterie, est étendue à l’échelle nationale en 187543. La complémentarité difficile avec les écoles régimentaires et surtout l’absence de garantie quant à l’avancement donnée aux sous-officiers assidus limitent l’efficacité de telles mesures. Si l’évaluation de l’instruction générale s’impose alors timidement à travers les classements de sortie des écoles d’Avord et de Saumur, elle n’assure pas encore aux sous-officiers instruits la garantie d’un accès immédiat à l’épaulette. Dans ces conditions, l’instruction générale reste un critère secondaire dans l’avancement et les rapports d’inspection générale relèvent encore d’importantes défaillances dans le fonctionnement des cours régimentaires du second degré : les sous-officiers peu instruits et généralement peu motivés y reçoivent l’enseignement de jeunes officiers fraîchement sortis des grandes écoles et souvent piètres pédagogues44.

17 L’inachèvement de ces mesures révèle l’hésitation des cadres de la vieille armée à admettre l’instruction scolaire comme critère principal d’accès à l’épaulette pour les sous-officiers, et ce au même titre que les officiers sortis de Saint-Cyr et Polytechnique. Cette indécision autorise les premières critiques républicaines à l’égard de la cooptation dans la promotion interne à l’épaulette et encourage l’adoption progressive du compromis méritocratique instauré à l’école jusque dans l’armée, compromis qui s’inscrit alors dans la légitimation du pouvoir républicain45. Celui-ci s’impose réellement avec le décret présidentiel du 4 février 1881, appliqué sous le premier gouvernement Ferry, créant l’École de Saint-Maixent dont le modèle est progressivement étendu aux autres armes. Si la mission officielle de l’école reste de « compléter l’instruction militaire des sous-officiers jugés susceptibles d’être nommés sous-lieutenants », dans les faits l’école donne un accès direct au grade de sous- lieutenant et soumet les candidats à un examen d’entrée destiné à écarter les moins instruits46. La préparation du concours donne un nouveau souffle aux écoles régimentaires du second degré. Bien vite, l’apathie fait place à l’enthousiasme de sous- officiers instruits et volontaires : « Dans certains régiments, les candidats sont mis en serre chaude ; on charge un officier quelquefois plusieurs officiers de leur faire entrer le programme dans la tête. Cours, études, interrogations, voilà leur vie pendant un an. Quelques exercices de temps en temps pour ne pas avoir l’air trop gauche devant la troupe et puis c’est tout »47. Mais cette transformation ne fait pas l’unanimité dans l’armée et de nombreux rapports signalent les défauts d’un système fonctionnant surtout « à la grande satisfaction des parents » en favorisant les « fils de famille » et les « candidats malheureux aux grandes écoles »48.

18 La sélection scolaire induit en effet une sélection sociale révélée par la multiplication d’écoles privées préparant le concours49 et encore accentuée en 1908 par la réforme des concours d’admission qui relève l’exigence scolaire au niveau de l’enseignement primaire supérieur. Les cours du second degré réunissent souvent une poignée

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d’anciens élèves de lycée dirigés par de jeunes sous-lieutenants et quelques professeurs civils. Les élèves de toutes les armes y reçoivent des cours de littérature, d’histoire, de géographie, de morale, de mathématique. Enfin, la physique et la chimie, imposées à partir de 1908, sont enseignées avec la collaboration matérielle des écoles normales, collèges et lycées50. Pour le jury des concours d’admission, cet enseignement élimine de fait les anciens élèves de l’école primaire, pour lesquels l’enseignement des sciences dispensé ne suffisait certainement pas51. Les statistiques réalisées par les jurys d’examen le confirment : en 1910 seuls 16,8 % des candidats admissibles à Saint- Maixent n’ont pas dépassé l’enseignement primaire, cette part étant de 4 % pour les écoles de Saumur (cavalerie) et Versailles (artillerie et génie). À partir de 1908, les bacheliers constituent plus de la moitié des admis à Saint-Maixent et plus de 75 % des sous-officiers entrant à l’école de Saumur52. L’élévation intellectuelle des cadres militaires voulue par les républicains opportunistes – et plus encore par les radicaux – entre en contradiction avec l’ouverture sociale qui avait caractérisée le recrutement du corps des officiers français au XIXe siècle53. À la méritocratie des armes ou des chevrons, l’armée de la Troisième République substitue un idéal méritocratique fondé sur des parcours scolaires construits à l’extérieur des casernes et prolongés dans les écoles régimentaires du second degré.

L’armée républicaine au défi de l’instruction

L’armée face à la culture scolaire après 1870

19 La rencontre de cette expérience des écoles régimentaires vieilles de près d’un demi- siècle avec une culture scolaire en pleine expansion contraint l’institution militaire de la Troisième République à définir les finalités de l’instruction délivrée dans ces écoles et plus largement dans les casernes du service obligatoire. La dimension « institutrice » de cette culture scolaire, centrée sur les savoirs, fait très tôt l’objet d’une vive résistance. Nul épisode ne le signale mieux que l’initiative du capitaine Mounier, chef de bataillon dans l’infanterie soutenu en décembre 1879 par Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique du gouvernement Waddington, pour créer une école normale de sous-officiers instituteurs. En guise de réponse, le ministère de la Guerre rappelle sèchement le règlement de 1879 sur les écoles régimentaires et fait état d’effectifs de sous-officiers trop faibles pour pouvoir en détacher dans cette fonction d’instituteur. Selon les rapports d’inspection générale, on ne peut faire du régiment une école compte tenu de l’âge des soldats, de leur fatigue à la fin de la journée, de la concentration nécessaire sur les missions principales. La conclusion est claire : « ce n’est point à l’armée d’instruire la Nation », estime le rapport du 4e corps d’armée, mais à l’Instruction publique54. Que l’éducation de la nation puisse constituer un rôle commun pour l’école et l’armée, voilà toutefois une question qui est loin de laisser indifférente cette dernière, tant sont grandes les craintes mais aussi les attentes autour de la loi de 1872. L’heure est en effet à la recherche d’un compromis entre les intérêts de la nation et les attentes spécifiques de l’Armée, équilibre fragile qui doit éviter le double écueil de la militarisation excessive et de la dilution de l’esprit militaire dans une armée réduite à l’état de garde nationale. Comme le résume en 1887 le général Thoumas, « si l’ancien esprit militaire ne peut être ressuscité […] il faut mettre quelque chose à la place et créer l’esprit militaire de la Nation »55.

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20 On comprend dès lors l’attention prêtée à la dimension éducative et patriotique des écoles régimentaires et plus largement à la pratique du commandement. Dès 1879, le général Trochu invite les officiers à s’inspirer des manuels de morale de l’école publique pour développer leurs « causeries » morales et patriotiques destinées aux soldats56. La publication en 1891 du célèbre article d’Hubert Lyautey sur « le rôle social de l’officier » s’inscrit également dans cet esprit de conciliation en appelant les officiers à prendre en main leurs fonctions d’éducateur57. Ces théories éducatives trouvent alors un écho dans l’armée en insistant sur la nécessité de développer chez le soldat cette « force morale » et cette « obéissance active » censées renforcer son efficacité sur le champ de bataille58. Ce rôle éducateur est défendu par des hommes liés au monde de l’enseignement. Ainsi, deux fils de Victor Duruy, Georges et Victor, défendent la mission éducatrice des gradés quand Charles Ebener, professeur à l’École supérieure de Guerre et officier de l’Instruction publique, se fait le promoteur du rôle social de l’officier par des conférences données à Saint-Cyr et à Saint-Maixent59. Le courant éducateur qui traverse l’institution militaire dans les années 1900 vise à préparer le contingent à la vie sociale par l’éducation civique et morale, par les préceptes de tempérance et d’hygiénisme, par la sensibilisation au mutualisme ou aux retraites60, prolongeant ainsi l’œuvre de l’école primaire.

21 La sensibilité d’une partie de l’armée aux thèmes « éducatifs », même empreinte de méfiance face aux initiatives radicales et aux fonctions institutrices à la fin des années 1900, est bien illustrée par Gaston Moch, dont les écrits eurent une influence sur Jean Jaurès61, et renvoie à la porosité de l’institution vis-à-vis de la culture scolaire. Dans l’article consacré en 1911 aux écoles régimentaires par le Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, on rappelle que « dans beaucoup de corps, l’habitude s’est introduite d’associer à l’œuvre d’éducation à la caserne le personnel de l’enseignement primaire »62. Réciproquement, le rôle joué par les officiers dans ces écoles signale le chemin parcouru : le mépris de la culture scolaire affiché par les cadres sous le Second Empire fait place à un investissement réel, particulièrement dans les écoles du second degré.

22 Aux écrits nombreux sur les rapports entre la culture scolaire et l’armée, il faut ajouter les indices d’une culture matérielle commune. La description de la salle d’école proposée par le règlement sur le service des écoles régimentaires en 1879 témoigne de l’introduction d’un espace proprement scolaire au sein de la caserne : on y trouve une estrade pour l’officier professeur, des murs avec porte-manteaux, un globe terrestre, quatre cartes géographiques, un tableau chronologique des rois de France, des cartes en relief, des règles et équerres63. Dans les années 1900, les espaces réservés à la lecture et aux cours du soir complètent ce dispositif en introduisant dans les casernes des bibliothèques gérées par les coopératives de soldats et de sous-officiers.

23 Reste que cette culture scolaire, même rattachée aux finalités de l’instruction militaire, ne parvient pas à faire l’unanimité. Des libéraux de la Restauration aux radicaux de la Belle Époque en passant par l’élan régénérateur des années 1870, celle-ci reste imposée politiquement à l’armée. De plus, l’inertie des pratiques de commandement et d’instruction, le « formalisme de la mentalité militaire »64, constituent certainement un frein à cette « scolarisation » dont il ne faudrait pas exagérer l’importance sous l’effet d’une littérature éducatrice bien plus prescriptive que descriptive. À l’inverse, l’adoption des critères scolaires pour la sélection et l’avancement en grade, parce

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qu’elle concernait au premier chef les cadres permanents de l’armée, eut de profondes répercussions sur les discours et les pratiques militaires.

La barrière et le niveau65 : les ambivalences de la méritocratie scolaire

24 Par le biais des concours, l’exigence scolaire imposée dans le recrutement des officiers du rang provoque un débat au sein de l’armée. Dès les premières mesures, un grand nombre de voix s’élèvent contre les risques que le « mandarinat » fait peser sur la formation des cadres. La crainte de voir disparaître les compétences spécifiquement militaires acquises dans le rang et non sur les bancs des écoles pousse les inspecteurs généraux à réclamer dans les années 1880 une réforme de l’admission aux écoles de recrutement interne afin de favoriser les sous-officiers plus âgés et moins instruits. Mais les demi-mesures adoptées par le général Boulanger ne permettent pas d’inverser une tendance croissante à la sélection scolaire dans le recrutement des officiers66. Pour la même raison, l’idée d’une formation universitaire pour tous les officiers, avancée par Jean Jaurès dans L’Armée nouvelle, soulève des protestations jusque dans la presse militaire radicale, pourtant la plus ouverte aux exigences scolaires67.

25 En dépit de ces résistances, l’institution militaire se plie vite à l’injonction méritocratique, seule à même de former des cadres suffisamment instruits et nombreux dans un contexte de hausse des effectifs et de technicité croissante de l’armement, dans l’armée active comme dans la réserve68. Surtout, la méritocratie scolaire autorise une sélection sociale réclamée de longue date par les conservateurs qui, comme Adolphe Thiers, veulent une distance sociale marquée entre les officiers et la troupe69. La présence d’anciens sous-officiers peu instruits et sans éducation dans le corps des officiers était un motif courant de plaintes sous le Second Empire. En 1878, un rapport d’inspection insiste encore pour que la sélection des sous-officiers visant l’épaulette s’opère de telle manière que ceux-ci « se rapprochent le plus possible des classes sociales qui fournissent les élèves à l’École de Saint-Cyr »70. La sélection sociale opérée par les concours internes de recrutement des officiers répond donc à des attentes anciennes, expliquant la profonde ambiguïté des officiers supérieurs face à la méritocratie scolaire tout à la fois préconisée et redoutée.

26 Loin d’être anecdotique, la barrière scolaire des concours redessine les rapports hiérarchiques au sein de l’armée française. À l’ancienne proximité unissant officiers subalternes et sous-officiers, la méritocratie scolaire oppose des officiers de plus en plus instruits à un corps de sous-officiers rengagés bloqués dans son avancement et à qui l’État promet, sans toujours tenir ses engagements, de modestes emplois dans la fonction publique. Effets parmi d’autres de cette barrière scolaire, la crise de recrutement et l’image sociale dépréciée des sous-officiers rengagés sous la Troisième République se nourrissent de cette distance croissante des officiers et de la troupe. L’appel du capitaine Lyautey à la « jeunesse éclairée » en 1891 contient ainsi un avertissement contre l’action néfaste de ses modestes subordonnés accusés de mettre en péril l’autorité bienveillante et paternelle des officiers71. Cette distance sociale et scolaire est encore accentuée par une « division morale du travail » qui laisse aux sous- officiers les soins de la discipline quotidienne et permet aux officiers de renforcer leur ethos aristocratique72.

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27 Dans le même temps, l’arrivée progressive de jeunes bourgeois lettrés à la caserne bouscule l’autorité autrefois établie de sous-officiers dont l’alphabétisation, condition nécessaire à l’obtention du grade depuis 1818, pouvait faire d’eux « une élite du premier degré » à l’intérieur des rangs73. Désormais, l’écart entre l’instruction scolaire des sous-officiers rengagés et l’autorité qui leur est déléguée sur la troupe ne manque pas de produire les commentaires acerbes de la jeunesse instruite soumise au service militaire. Le sous-officier imbécile et tyrannique, incarné par « l’adjudant Flick » sous la plume de Georges Courteline, devient un « type » social dans la littérature de caserne et le dessin satirique de la Belle Époque74. Si cette représentation des sous-officiers s’inscrit en partie dans une dénonciation plus large de l’institution – notamment à travers la presse et la littérature antimilitariste – ces figurations les plus communes empruntent leurs modèles au comique troupier75. Celui-ci conforte les préjugés sociaux à l’encontre des sous-officiers frustres et des paysans balourds transformés en soldats et couvre d’un même mépris amusé, le gradé et le soldat peu instruit, le « sergent Bitur » et le « sapeur Camember »76.

28 Le rôle joué par les écoles régimentaires permet d’observer à un double niveau les réagencements de la « spécificité militaire »77 au contact de la culture scolaire. Cette spécificité désigne initialement l’ensemble des modalités propres à l’institution : puissance de la hiérarchie, unité de conception et d’exécution, autorité indiscutée des chefs et primat de la communauté sur l’individu. L’abandon de la méthode Rolland pour les techniques de l’enseignement mutuel – plus faciles à mettre en œuvre lorsque les effectifs sont nombreux –, l’éducation morale délivrée en vue de renforcer chez le soldat une « autonomie »78 nécessaire à son efficacité sur le champ de bataille, sont les témoins d’une évolution qui pousse l’armée à se défaire en partie du modèle disciplinaire forgé sous les monarchies censitaires. L’enseignement comme les fonctions des écoles régimentaires changent en profondeur en l’espace de quelques décennies, tandis que la « culture militaire » évolue sous l’effet du service obligatoire et de la sélection scolaire imposée par les concours internes de recrutement. Désormais, le « capital scolaire » est investi à tous les niveaux de la hiérarchie et redessine les relations sociales au sein de l’armée, en même temps qu’il fragilise un mode d’autorité plus traditionnel79. Le renforcement de la distance sociale des officiers avec la troupe et la crise de l’autorité des « petits chefs » en sont des symptômes marquants, notamment à partir des années 1890. Cette évolution silencieuse de la spécificité militaire ne doit pas cacher la résistance opérée en vue d’en préserver les caractères les plus fondamentaux, mais invite à se défier de cette fausse continuité qui fait de l’institution militaire un bloc de conservatisme insensible aux transformations républicaines et démocratiques. Comment comprendre le succès des discours paternalistes sur le « rôle social de l’officier » sans voir qu’ils s’inscrivent pleinement dans cette pratique scolaire développée dans l’armée selon le double principe d’éducation morale du soldat et de sélection scolaire des cadres ? En dépit des résistances nombreuses qui opposent la caserne et l’école, les réformes militaires de la Troisième République ont donné une place plus grande à l’instruction scolaire dans les référents culturels du monde militaire. Cette lente évolution, suivant l’imposition du compromis méritocratique dans la société française, a permis la constitution d’une armée de réserve, combattante à partir de 1914, dans laquelle l’instruction scolaire s’impose comme le principal critère de promotion, redessinant là aussi, mais à une toute autre échelle, les relations sociales et hiérarchiques sous l’uniforme80.

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NOTES

1. F.-M.-J. Dutreuil de Rhins, La Bohême militaire, ou de l’Avenir des sous-officiers dans l’armée, Paris, Forestier, 1882, p. 56. Les auteurs remercient Jean-François Chanet et Emmanuel Saint-Fuscien pour leurs conseils. 2. André Chervel, La culture scolaire. Une approche historique, Paris, Belin, 1998, p. 5. 3. Bruno Belhoste, La formation d’une technocratie : l’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003. 4. Albert Bourzac, Les bataillons scolaires, 1880-1891 : l’éducation militaire à l’école de la République, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Pierre Arnaud, Le militaire, l’écolier, le gymnaste. Naissance de l’éducation physique en France (1869-1889), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991 ; sur les écoles régimentaires : William Serman, Les origines des officiers français, 1848-1870, Paris, Publications de la Sorbonne, 1979 ; Odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2000. 5. Jean-François Chanet, « La férule et le galon. Réflexions sur l’autorité du premier degré en France des années 1830 à la guerre de 1914-1918 », Le Mouvement Social, n° 224, juillet-septembre 2008, p. 105-122. 6. Catherine Duprat, « Punir et guérir. En 1819, la prison des philanthropes », in Michelle Perrot [dir.], L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980, p. 64-122. 7. Benjamin Appert, Dix ans à la cour du roi Louis-Philippe, et souvenirs du temps de l’empire et de la restauration, Paris, Jules Renouard, 1846, volume 1, p. 95 et sq. Cf. Jacques-Guy Petit, « Le philanthrope Benjamin Appert (1797-1873) et les réseaux libéraux », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 41-4, octobre-décembre 1994, p. 667-679. 8. Raymond Tronchot, L’enseignement mutuel en France de 1815 à 1833, les luttes politiques et religieuses autour de la question scolaire, thèse de doctorat d’État, Université Paris 1, 1973 ; Michel Chalopin, L’enseignement mutuel en Bretagne. Quand les écoliers bretons faisaient la classe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. 9. Marie-José Senet, Annette Surrault, L’École du peuple dans l’Indre avant Jules Ferry, Vendœuvres, Lancosme, 2007, quatrième partie. 10. Alphonse Guichard, Méthode à l’usage des écoles régimentaires, chez l’auteur au Gros-Caillou, Paris, 1831, p. 4, cité par Nicolas Tachon, Enfants de troupe dans les régiments 1788-1888, Sceaux, L’esprit du livre, 2005, p. 99. 11. Sur la porosité entre méthodes d’instruction scolaires et militaires, Michel Foucault, Surveiller et Punir. Naissance de la Prison, Paris, Gallimard, 2004 [1975], p. 190-199. 12. Michel Collinet, « Le saint-simonisme et l’armée », Revue française de sociologie, 1961, volume II, n° 2, p. 38-47. 13. Michel Chevalier, Lettres sur l’Amérique du Nord, tome II, 4e édition, Paris, Librairie de Charles Gosselin, 1839, p. 227 et note 41, p. 451-453. 14. L’armée française en 1867, 17e édition, Paris, Amyot, 1867, p. 120. 15. François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Minuit, 1977, volume 1, p. 292 ; Annie Crépin, « De la nation armée au service militaire obligatoire : la conscription au XIXe siècle. Perspectives et méthodologie d’un champ historiographique », Annales historiques de la Révolution française, 1999, n° 316, p. 381. 16. Renaud d’Enfert, L’enseignement du dessin en France. Figure humaine et dessin géométrique (1750-1850), Paris, Belin, 2003, p. 115-116. 17. Sabrina Loriga, « L’épreuve militaire », in Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt [dir.], Histoire des jeunes en Occident. 2. L’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1996, p. 19-50.

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18. Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Paris, M. Lévy frères, 1871 ; Michel Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique en France, Paris, Hachette, 1872. 19. Jean-François Chanet, ‘“Schools Are Society’s Salvation”: The State and Mass Education in France, 1870-1930’, in Laurence Brockliss et Nicola Sheldon [ed.], Mass Education and the Limits of State Building c. 1870-1930, New York, Palgrave MacMillan, 2012, p. 119. 20. Notes d’un prisonnier de guerre, 2e série. La Cavalerie pendant la guerre 1870-1871, Paris, V. Palmé, 1871, p. 59. 21. Article 41 de la loi de 1872 sur le recrutement. 22. Odile Roynette, op. cit., p. 332-333. 23. Service historique de la Défense (SHD), XS 248 : rapport d’inspection générale du 2 e arrondissement d’infanterie (1872). 24. SHD, XS 248 : rapport d’inspection générale du 8e arrondissement d’infanterie (1872). 25. SHS, XS 254 : rapport d’inspection générale du 34e arrondissement d’infanterie (1878). 26. Lieutenant Dejey, Les écoles régimentaires dans l’infanterie et le service de trois ans, Paris, Baudoin, 1892. 27. Art Roë [Patrice Mahon], Pingot et moi. Journal d’un officier d’artillerie, 2e édition, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1893, p. 34-37 ; Gérard Bodé, « Les Associations Polytechnique et Philotechnique entre 1830 et 1869 », in Bruno Belhoste, Françoise Masson et Antoine Picon [dir.], Le Paris des Polytechniciens. Des ingénieurs dans la ville 1794-1994, Paris, Délégation à l’action artistique de la ville de Paris, 1994, p. 62-67. 28. Lieutenant Colonel Peroz, Par vocation. Vie et aventures d’un soldat de fortune 1870-1895, Paris, Calmann-Lévy, 1905, p. 455-458. 29. « La question primaire dans l’armée », Armée et démocratie, 14 mars 1908. 30. Jean-François Chanet, « L’école rurale et la désertion des champs. Les débats sur la place de l’agriculture dans l’enseignement primaire des années 1880 aux années 1920 », in Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud [dir.], Au nom de la terre. Agrarisme et agrariens en France et en Europe du 19e siècle à nos jours, Paris, La Boutique de l’histoire, 2007, p. 93-118. 31. Charles-Gabriel Aubert, Manuel de conférences agricoles techniques et pratiques à l’usage des officiers et des corps de troupe, Paris, Berger-Levrault, 1903. 32. Raoul Girardet, La société militaire dans la France contemporaine (1815-1939), Paris, Plon, 1953, p. 248-279. 33. William Serman, op. cit., p. 61. 34. Archives nationales C 2808, pétition sur l’avancement des sous-officiers (1872). 35. Colonel Eugène Canelle de Lalobbe, Mémoire sur la nécessité de créer des écoles de sous-officiers, Paris, Ch. Tanera, 1872. 36. Expression extraite d’un procès-verbal de comité d’infanterie en 1837, cité par William Serman, op. cit., p. 61. 37. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 120-127. 38. Seule exception, le député et ancien lieutenant de vaisseau Jérôme Farcy met publiquement en cause la formation des cadres dans la défaite. Cf. Jean-Charles Jauffret, Parlement, Gouvernement, Commandement : l’armée de métier sous la Troisième République 1871-1914, thèse d’État dactylographiée, Paris I, imprimerie du Service historique de l’armée de terre, château de Vincennes, 1987, vol. 1, p. 77-79. Sur les réformes militaires des années 1870, cf. Jean-François Chanet, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire, 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. 39. Georges Gugliotta, Un officier du corps d’état-major : le Général De Cissey (1810-1882), thèse de doctorat d’histoire, Université Paul Valéry (Montpellier III), 1987, vol. 2, p. 463-464. 40. Odile Roynette, op. cit., p. 89.

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41. SHD 7N 62 : Rapport sur les causes connues ou probables qui empêchent les sous-officiers de se rengager (18 décembre 1875). 42. La lecture et le commentaire de la carte topographique deviennent un enjeu après 1870 pour nombre d’officiers à l’instar du Général Cremer qui encourage cet apprentissage dans les écoles régimentaires : De la condition du sous-officier dans l’armée française et des écoles de sous-officiers, Paris, Mauld et Cock, 1874. 43. Général Du Barail, Mes souvenirs, Paris, Plon, 1895, tome 2, p. 278 ; Proposition de loi du général Ducrot relative au recrutement de l’armée (28 mai 1871) cité dans Jean-Charles Jauffret, op. cit.. p. 124-126. 44. SHD, XS 248, rapport d’inspection générale du 6e arrondissement (1872). 45. Selon une logique décrite pour la haute fonction publique et les fonctions intermédiaires de l’administration : Christophe Charle, Les élites de la République (1880-1900), Paris, Fayard, 2006 [1987], p. 46-56 ; Jean Le Bihan, Au service de l’État. Les fonctionnaires intermédiaires au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 145-157. 46. SHD 9N 7 : Instruction pour l’admission des sous-officiers à l’école militaire d’infanterie (17 mai 1881). 47. SHD Xo 114 : rapport de l’inspecteur général de Saint-Maixent. (23 février 1886). 48. SHD Xo 114 : note de l’inspecteur général du 3 e arrondissement d’infanterie (25 septembre 1885). 49. Dans la presse militaire à destination des sous-officiers, tel Le Serre-file ou Le Journal des sous- officiers les annonces publicitaires pour ces écoles privées apparaissent dans les années 1900. 50. SHD Xo 111 : rapports sur la réorganisation des écoles de sous-officiers élèves officiers (1908). 51. SHD Xo 112 : rapport de l’inspection générale sur les concours du second degré (25 septembre 1909). 52. SHD Xo 24-103-114 : rapports des centres d’examens pour les concours d’admission aux écoles de Saint-Maixent, Saumur et Versailles. 53. William Serman, op. cit. p. 308-310. 54. SHD, Xo 116 : Correspondance du ministère de l’Instruction publique, direction de l’enseignement primaire, au ministère de la Guerre (17 décembre 1879) ; réponse du ministère de la Guerre, 23 décembre 1879 ; rapport fait au ministre par la 1re direction de l’infanterie sur la proposition Mounier soutenue par Jules Ferry, 10 janvier 1880. 55. Général Thoumas, Les transformations de l’armée française, Paris, Berger-Levrault, tome 2, 1887, p. 639. 56. Général Trochu, L’armée française en 1879, Paris, Hetzel et Cie, p. 66. 57. Hubert Lyautey, « Le rôle social de l’officier dans le service universel », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1891. 58. Emmanuel Saint-Fuscien, À vos ordres ! La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 23-51. 59. Georges Duruy, L’officier éducateur. Leçons faites à l’École Polytechnique, Paris, Chapelot, 1904. Victor Duruy, Le sous-officier dans l’armée moderne, Paris, R. Chapelot et Cie, 1906 ; Charles Ebener, Conférences sur le rôle social de l’officier, Paris, Charles Lavauzelle, 1901. 60. Raoul Girardet, La société militaire…, op. cit., p. 292-293. 61. Cf. la réflexion de Gaston Moch : « Le régiment éducateur est une erreur pédagogique, comme le soldat laboureur est une erreur économique. Que le soldat, à la caserne ne soit que soldat : il y a temps pour tout ». Cité par Paul-Henri Bourrelier, « Portrait d’un dreyfusard : Gaston Moch, combattant de la paix », Bulletin de la SABIX, n° 42, 2008, p. 75-91. Cf. également Philippe Vial, « L’Armée nouvelle, une ambition en trompe-l’œil ? », Cahiers Jaurès, n° 207-208, janvier-juin 2013, p. 39-62.

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62. « Régimentaires (écoles) », in Ferdinand Buisson [dir.], Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911. Cf. Michel Auvray, L’âge des casernes : histoire et mythes du service militaire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998. 63. Règlement sur le service des écoles régimentaires des corps d’infanterie suivi des programmes pour l’enseignement adoptés le 31 juillet 1879, mis à jour jusqu’au 1er mai 1889, Paris, Lavauzelle, 1889, article 28. 64. Selon l’expression proposée par William Serman, Les officiers français dans la nation. 1848-1914, Paris, Aubier, 1982. 65. Edmond Goblot, La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, Félix Alcan, 1925. 66. En 1886, le ministère Boulanger parvient à imposer un certificat d’aptitude militaire et une majoration à l’ancienneté pour les candidats aux écoles de sous-officiers élèves officiers. André Bach, L’armée de Dreyfus. Une histoire politique de l’armée française de Charles X à « l’Affaire », Paris, Tallandier, 2004 p. 378-385. 67. Œuvres de Jean Jaurès, tome 13, édition établie par Jean-Jacques Becker, Paris, Fayard, 2012. Cf. le compte rendu de l’ouvrage de Jean Jaurès dans le journal militaire de tendance radicale Armée et Démocratie (6 août 1911). 68. Le statut des « engagés conditionnels », créé par la loi de 1872 permettait entre autres aux jeunes hommes « instruits » de faire un temps plus court dans l’armée active et d’obtenir un grade dans la réserve. Progressivement abandonné, ce principe est repris avec la création du statut d’Élève Officier de Réserve (EOR) en 1905. Dans les deux cas, il s’agit de recruter les officiers de réserve parmi la jeunesse instruite. 69. Cité dans Jean-Paul Bertaud et William Serman, Nouvelle histoire militaire de la France 1789-1919, Paris, Fayard, 1998, p. 278. Au lendemain de la défaite, Ernest Renan, visiblement influencé par le modèle prussien, réaffirme la nécessité de cette distance sociale propice à la discipline : La réforme intellectuelle et morale de la France, Paris, Michel Lévy et frères, 1872 [1871], p. 54-55 et p. 78. 70. SHD, XS 254 : rapport d’inspection générale du 32 e arrondissement militaire (14 octobre 1878). 71. Hubert Lyautey, op. cit., p. 39-42. 72. Jean Boulègue, « De l’ordre militaire aux forces républicaines : deux siècles d’intégration de l’Armée dans la société française » in André Thieblemont [dir.], Cultures et logiques militaires, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 264. 73. Jean-François Chanet, « La férule et le galon… », art. cit, p. 108. 74. La liste des témoignages littéraires ou des « romans de caserne » dans laquelle apparaît ce « type » de sous-officier est suffisamment longue pour que l’on nous permette de citer seulement quelques titres : Georges Courteline, Le train de 8 h 47, Paris, Flammarion, 1932 [1888] ; Henri Fèvre, Au port d’arme (mœurs militaires), Paris, Charpentier et Cie, 1887 ; Lucien Descaves, Sous-offs, Genève, Slatkine reprints, 1980 [1889]. 75. Odile Roynette, « Le comique troupier au XIX e siècle : une culture du rire », Romantisme, n° 161, 2013-3, p. 45-59. 76. Michel Auvray, op. cit., p. 412. 77. Laure Bardiès, « Du concept de spécificité militaire », L’Année sociologique, 2011/2, vol. 61, p. 273-295. 78. Alain Erhenberg, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983. 79. Pour une analyse récente du rôle joué par l’instruction scolaire dans la construction des pratiques de commandement, cf. Christel Coton, « “Briller sous l’épaulette”. Capital culturel et capital combattant dans le corps des officiers de l’armée de terre », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012/1, n° 191-192, p. 14-27.

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80. Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013.

RÉSUMÉS

Investies au début du XIXe siècle d’une fonction d’instruction, les écoles régimentaires occupent une place instable dans l’institution centrale de la France postrévolutionnaire que constitue l’armée. Qu’il s’agisse d’alphabétiser le simple soldat ou d’instruire de futurs cadres, les dispositifs réglementaires et pédagogiques ainsi que la légitimité de ces écoles régimentaires ont souvent changé. Leurs partisans, des libéraux de la Restauration aux radicaux de la Troisième République en passant par certains saint-simoniens, y voient un levier d’instruction puissant. La porosité entre l’école et l’armée, toutes deux emblématiques de la cohésion de la nation et de l’enracinement de la République à la fin du siècle, fut importante mais aussi contestée, au nom de la priorité à accorder à la préparation militaire et de la crainte de voir l’école républicaine remodeler l’institution militaire. Les moyens manquent souvent à ces écoles régimentaires. Avant et après 1870, elles jouent pourtant un rôle dans la mobilité sociale permise par l’institution militaire.

At the beginning of the 19th century, the écoles régimentaires have an educational function in France. They keep an unstable place in the army, which is a central institution in post- revolutionary France. That it is a question of teaching to read and write the private soldiers or of educating the future executives, the statutory and educational plans as well as the legitimacy of these regimental schools often changed. Their partisans, from liberals of the Restoration to the radicals of the Third Republic by way of some saint-simoniens, see a powerful way of instruction in these schools. The porosity between the school and the army, both symbolic of the cohesion of the nation and the implanting of the Republic at the end of the century, was important but also disputed, according to the priority to grant to the military preparation and some fear of seeing the republican school altering the military institution. The means are often lacking at these regimental schools. Before and after 1870, they play nevertheless a role in the social mobility allowed by the military institution.

Als die Regimentsschulen zu Beginn des 19. Jahrhunderts mit einem Bildungsauftrag betraut werden, befinden sie sich in einer unsicheren Position innerhalb der Armee, die im postrevolutionären Frankreich eine zentrale Institution darstellt. Ob im Hinblick auf die Alphabetisierung des einfachen Soldaten oder die Ausbildung zukünftiger Führungskräfte, die Regimentsschulen sahen sich sowohl was die Regelungen und pädagogischen Konzepte betrifft, als auch bezüglich ihres rechtlichen Status, häufigen Änderungen ausgesetzt. Den Anhängern der Schulen, die von Liberalen der Restauration bis hin zu Radikalen der Dritten Republik reichten und auch einige „Saint-Simoniens“ umfassten, galten die Schulen als ein wirkungsvolles Bildungsinstrument. Die Durchlässigkeit zwischen Schule und Armee, die beide für den Zusammenhalt der Nation und die Verankerung der Republik am Ende des 19. Jahrhunderts stehen, war wichtig aber auch umstritten, da die militärische Ausbildung eigentlich im Vordergrund stehen sollte und durch den Einfluss der republikanischen Schulen eine Umgestaltung der militärischen Institution befürchtet wurde. Den Regimentsschulen fehlten

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zudem häufig die nötigen Mittel. Dennoch spielten sie vor und nach 1870 eine wichtige Rolle für die soziale Mobilität, die von der militärischen Institution zugelassen wurde.

AUTEURS

MATHIEU MARLY Mathieu Marly est doctorant en histoire contemporaine (IRHIS- 3) et ATER à l’université de Savoie

STÉPHANE LEMBRÉ Stéphane Lembré est maître de conférences en histoire contemporaine à l’ESPE Lille Nord de France (CREHS)

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Documents

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Le bruit du dessin. À l’écoute de la fabrique, entre production et conservation Design’s noise. Listening to the factory, between production and conservation Das Geräusch der Zeichnung. Ein Hörbild der Fabrik, zwischen Produktion und Aufbewahrung

Stéphane Lembré et Audrey Millet

1 Tracer, griffonner, gommer, crayonner, hachurer, rayer : les traces laissées par le dessinateur sont multiples. Difficiles à lire dans le cadre des arts appliqués, car éminemment techniques, certains documents sont pourtant particulièrement prolixes pour qui entreprend de les écouter avec attention : tel est le cas des dessins, esquisses et brouillons de l’entreprise Davenière, conservés à la Cité internationale de la dentelle et de la mode de Calais, complexe muséal ouvert depuis 2009 et où le chercheur peut entendre les démonstrations des tullistes tout en découvrant un précieux fonds documentaire. Pour éviter le vertige face à ce fonds riche de 15 000 esquisses de différentes provenances et de 947 registres d’échantillons de l’entreprise, l’analyse précise d’un dessin mérite de précéder toute étude sérielle1. Plutôt que d’en considérer un cas parfaitement représentatif, le dessin retenu, réalisé au sein de l’entreprise dans les années 1860, doit être envisagé comme un cas « exceptionnel normal », selon la définition qu’en propose Edoardo Grendi2.

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2 À travers ce seul document, qui apparaît de prime abord comme un brouillon plutôt qu’un modèle fini, c’est un univers productif qu’il s’agit de comprendre à plusieurs échelles, depuis les conditions de réalisation de ce dessin dans cette ville traditionnellement ouverte aux échanges avec l’Angleterre et en pleine spécialisation dans l’industrie du tulle (ou dentelle mécanique) depuis la fin des années 1810, jusqu’au travail et aux gestes du dessinateur. Ce document a le mérite d’incarner, dans sa normalité, la puissance d’un cas spécifique mais non singulier. En effet, son analyse permet d’évoquer les difficultés de définition de la nature du document : devons-nous le considérer comme un brouillon ou comme la première projection technique de l’idée du dessinateur ? Comment concilier la liberté créatrice et l’unicité d’un dessin artistique avec les exigences de la fabrique et du multiple industriel ? L’examen de ce dessin peut nous aider à éclairer un pan de l’histoire de la production textile, de l’histoire du dessin industriel et à renouveler la question du modèle si chère à l’histoire de l’art.

3 La lecture de ce même document selon deux perspectives distinctes démontre que méthodes et interprétations s’avèrent complémentaires, indépendamment de l’appétence et de l’habitude liées à la lecture de tels dessins. C’est la raison pour laquelle le document sera étudié, d’abord, sous l’angle de l’histoire économique et sociale (Stéphane Lembré), avant d’être envisagé selon les méthodes et les problématiques de l’histoire des techniques et des gestes au travail (Audrey Millet), ces deux démarches se caractérisant elles-mêmes dans et grâce à l’analyse du document plutôt que par une assignation a priori de sous-champs disciplinaires. S’il y a bien continuité entre ces approches, la différence des regards s’éprouve aussi dans l’exercice du « métier d’historien »3. Que les outillages épistémologiques, les problématisations, les chemins empruntés et les acquis de la démonstration soient l’expression de démarches et de sensibilités historiennes particulières, rien ne le dit mieux, en définitive, que des analyses contiguës et complémentaires construites autour et à partir d’un même document. Ainsi, comment définir le dessin de fabrique et que peut-il

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apprendre aux historiens quant à la production textile et à l’histoire industrielle ? La conception du dessin de fabrique questionne le processus créatif et la place dévolue à la copie et à l’imitation, au point d’aboutir à la formalisation d’une esthétique scientifique de l’esquisse. La conséquence de l’analyse mène toutefois plus loin : comment concevoir la nature du document sans s’interroger sur les regards portés par les historiens sur ce document ?

4 Pour suivre l’histoire du document étudié, il est nécessaire de revenir dans un premier temps sur le fonds dont il est issu, tant l’histoire et la composition de ce fonds sont décisives pour insérer le dessin dans la fabrique calaisienne. L’évolution de l’enjeu et des institutions de formation au XIXe siècle permettra ensuite de préciser la place du savoir-faire mobilisé dans la conception et la réalisation du dessin, l’analyse de ce dernier permettant enfin d’en comprendre les caractéristiques et la singularité.

Les conditions de réalisation et de conservation d’un dessin de fabrique

5 Aborder l’expérience sensible du dessin pour en apprécier les caractéristiques esthétiques et techniques suppose d’abord d’envisager le dessinateur dans son monde. Celui-ci doit s’entendre au moins en trois sens : un environnement technique, répertoire de savoir-faire diversement appropriés, intégré à un environnement industriel local, lui-même structuré par un environnement économique et social. À l’étagement de ces niveaux, on préférera l’enchâssement, tant l’indifférenciation l’emporte dans l’acte productif : prendre en compte les dessins comme artefacts, c’est entendre la main et voir la machine, et distinguer les rôles dans la production tout en expliquant les manières de faire. Afin d’en rendre compte, il convient de suivre l’histoire économique et sociale du dessin en procédant à rebours, de sa conservation à sa production.

Le chant du métier

6 Au moment où nous retirons le dessin choisi pour cette étude de son papier de soie4, un vrombissement vient rompre le silence qui règne dans la salle de documentation calaisienne. La quiétude de la rencontre entre l’archive et l’historien – comprenons : celui qui érige, avec la complicité des conservateurs, au sens premier, la trace en archive – n’est-elle pas déjà une mesure de la distance qui sépare ce dernier d’un passé révolu ? En réalité, ce vacarme et ces secousses qui font trembler table, cartons et dessins correspondent à l’écho lointain des conditions de travail du dessinateur en entreprise. Le travail du dessinateur interpelle bruyamment celui de l’historien. À l’étage, les tullistes font leur démonstration au public et nous rappellent fort à propos que ce brouillon était à la fois le geste du dessinateur, par les innombrables traces qu’il conserve, et le guide de la machine, par sa finalité (une application au métier à tulle) : de l’intérêt d’un centre de recherche intégré à un complexe muséal, que de reconstituer en partie l’atmosphère du travail. Jusqu’à la configuration des lieux, puissamment évocatrice : au moment de la grève des tullistes de Calais, en 1901, le journaliste et collaborateur du Musée Social Léon de Seilhac notait le « bruit assourdissant dans l’atelier où fonctionnent souvent de quinze à vingt métiers. Ces métiers, pour éviter l’humidité des salles basses, sont généralement placés à un premier étage. Le plancher

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tremble, les coups de manivelle se succèdent rapidement, et le tapage est intolérable5. » L’expérience sonore est une invitation à la réflexion6.

7 Grâce à cette expérience, la nature complexe du document devient perceptible. Pourrait-il s’agir d’un simple brouillon ? L’histoire du fonds Davenière aide à examiner cette hypothèse. Les dessins, esquisses et brouillons du fonds ont été acquis par la municipalité de Calais en 1938, douze ans après la création du musée de la dentelle dans deux salles de l’École des arts décoratifs et un siècle après la fondation du premier musée de Calais (1836). Au sein de la Cité internationale de la dentelle et de la mode, où sont conservés environ 100 000 échantillons, la profusion de ce fonds interpelle, même s’il est impossible de connaître la provenance exacte de l’ensemble des échantillons. Outre ceux-ci, les volumes issus de la bibliothèque, les recueils de planches, les revues ou les recueils d’esquisses et de dessins avec annotations forment un massif documentaire considérable. Tous ces documents ne sont pas des réalisations des seuls salariés de l’entreprise : de nombreux dessins ont été agrégés dans le fonds de cette entreprise, l’une des plus importantes fabriques de dentelle mécanique de Calais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Non seulement ce fonds réunit indifféremment des échantillons de dessins produits hors de l’entreprise et ceux qui ont été produits par l’entreprise, mais les premiers sont mis au service de la conception des seconds7. C’est dans cette perspective que le dessin étudié garde les traces d’un travail qui mêle les emprunts et la création au point de rendre caduque cette distinction. Comment, dès lors, caractériser le travail du dessinateur, sans rappeler d’abord dans quel contexte il est mené ?

Le dessin, le musée et l’entreprise

8 Le propriétaire de la manufacture, Émile Davenière, a succédé en 1869 à la maison A. G. Pulsford et réussi, selon un témoignage de l’époque dépourvu de nuances, à créer « un établissement de premier ordre et faire de cette petite fabrique, qui employait alors de 30 à 40 personnes et faisait marcher cinq à six métiers, l’usine la plus importante et la mieux agencée du monde entier »8, lorsque le président de la République Sadi Carnot la visite en 1889. Le fabricant étend très vite son entreprise. Il installe des boutiques et show-rooms à Calais, Paris, Berlin, Londres et New-York9. L’historien, cédant à la tentation de l’anticipation, se plaît d’ailleurs à voir, dans « la collection innombrable de nouveautés créées par la maison [parmi laquelle] l’œil ne sait où s’arrêter10 », lors de la visite présidentielle, un moment dans la constitution progressive de ce qui deviendra le fonds Davenière. D’après Henri Hénon, fabricant de dentelles mécaniques et président de l’Association des fabricants de tulles et dentelles de Calais en 1900, 850 des 1 800 métiers employés en France pour la fabrication du tulle en 1841 le sont à Calais. Ces métiers « représentent une valeur de cinq millions et demi [de francs] et sont la propriété de 268 fabricants qui occupent 6 193 ouvriers et 1 766 commis, contremaîtres, mécaniciens, brodeurs, etc. 3 000 à 5 000 personnes sont employées pour la broderie à la main, des tulles qui proviennent de la fabrique de Calais11. » Notre dessin est donc la trace d’une activité et d’une concentration industrielles importantes : l’industrie du tulle occuperait alors, au total, de 11 000 à 13 000 ouvriers et ouvrières. Les variations de l’activité sont toutefois une caractéristique majeure. En 1851, on compte « 143 fabricants dans la circonscription de Calais et 603 métiers de divers systèmes12 ». La diminution serait compensée par l’augmentation de la valeur et de la qualité de la production. Après un développement lent dans la première moitié du XIXe siècle,

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l’industrie du tulle s’impose à Calais à partir des années 1860, au moment où ce dessin est réalisé13. Le bruit du dessin est donc aussi celui de l’activité intense d’une cité qui se découvre tulliste.

Un dessin calaisien ou les desseins de Calais

9 Pour la production de dentelles et de tulles, le XIXe siècle est une époque de bouleversements. De grandes manufactures se développent tandis que le produit se transforme. La dentelle à la main, ancestrale sans être archaïque, est soudainement concurrencée par les tulles mécaniques. À bien des égards, les oppositions l’emportent entre ces deux modes de production14. Ainsi, la dentelle à la main est une activité principalement féminine, quand les dessinateurs de l’industrie du tulle sont essentiellement des hommes ; le temps nécessaire pour concevoir une dentelle artisanale est nettement plus long que celui d’une dentelle mécanique. Si le produit est similaire, la qualité varie parfois considérablement, bien que les métiers utilisés pour le tulle soient rapidement perfectionnés. Aussi ce document témoigne-t-il de la réussite à la fois esthétique et technique de la production calaisienne et de l’intégration par les dessinateurs de dentelle des caractéristiques du métier à tulle.

10 Malgré l’accroissement rapide de la production et l’amélioration de la qualité des dentelles, l’industrie du tulle subit de fortes turbulences : en difficulté dans les années 1880 sous l’effet de la dépression économique, elle connaît une crise profonde après la guerre, ses circuits de commercialisation ayant été fortement perturbés. Cette situation a une conséquence directe sur l’existence du dessin du fonds Davenière. D’esquisse inscrite dans l’acte productif, le dessin devient échantillon dans un catalogue, avant de constituer une pièce d’archive ou de musée dans les années 1920 et 1930. En réalité, ces trois vies sont étroitement liées ; elles plaident pour une approche qui ne soit pas limitée au moment de sa réalisation, mais au contraire sensible aux contextes différenciés de sa conservation, de sa consultation voire de son exposition. Au sein de la Cité internationale, ce document du fonds Davenière témoigne des origines d’une épopée industrielle dont il subsiste quelques entreprises au début du XXIe siècle. Utilisé par le fabricant au XIXe siècle, le dessin est désormais intégré à des systèmes d’exposition qui privilégient essentiellement l’observation dans un sens esthétique ou artistique. La compréhension des contextes successifs doit aider à entretenir la permanence du rapport de la population calaisienne à ce passé dentellier, par la valorisation d’un savoir-faire et la fierté d’un patrimoine15.

11 Les conditions de réalisation et de conservation du dessin de fabrique, envisagé parmi un grand nombre d’autres dessins comparables, renvoient à l’évolution économique et sociale d’une place textile en pleine croissance malgré des crises ponctuelles mais sévères. De cette évolution générale aux caractéristiques particulières du dessin, le rôle du dessinateur et de son savoir-faire s’avèrent déterminants.

Le savoir-faire des dessinateurs

12 Du dessinateur de ce dessin, l’histoire n’a rien retenu sinon des traits témoins du savoir-faire. Mais dans son portrait collectif, notre dessinateur œuvrant dans une manufacture calaisienne a toutes les chances d’avoir fréquenté des cours de dessin, organisés depuis les années 1840 à Saint-Pierre-lès-Calais, à moins qu’il ne soit arrivé

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après avoir acquis de l’expérience ailleurs. La formation des dessinateurs est en effet un enjeu crucial pour les industries.

Les besoins de formation

13 La réalisation de ce dessin dépend d’un savoir-faire lié à des apprentissages volontiers imputés à l’acquisition « sur le tas », par imitation et tâtonnements. Cet apprentissage au travail n’est pas contradictoire avec la mobilisation de savoirs acquis dans un cadre scolaire. Néanmoins, l’existence de ce dernier dépend de la reconnaissance de besoins de formation et de l’acceptation de la scolarisation de celle-ci16.

14 Réunis depuis 1846 au sein d’une Chambre consultative des arts et manufactures, ancêtre de la Chambre syndicale des fabricants de tulle constituée en 1883, les industriels de Calais ne se préoccupent que dans les dernières années du siècle de la formation à l’école des jeunes tullistes. La capacité créatrice des dessinateurs, indissociable de leur savoir-faire, était cependant suffisamment précieuse à leurs yeux pour que des réalisations soient engagées plus précocement. Une telle reconnaissance ne s’étendait pas à l’ensemble de la main-d’œuvre, loin s’en faut : la formation reste longtemps l’apanage d’une minorité. De plus, pour le tulle, le machinisme a contribué puissamment au morcellement et à la simplification des tâches. Dès lors, une main- d’œuvre peu voire non qualifiée pouvait suffire aux yeux des manufacturiers. Il demeure toutefois des spécialistes qualifiés, à commencer par le dessinateur et le metteur en carte. Par contraste avec l’apprentissage indispensable, long et difficile de la dentelle à la main, les observateurs sont nombreux à considérer que l’origine de la formation du personnel de l’industrie du tulle réside dans la difficulté à recruter en période d’intense activité17. Avant l’institutionnalisation de l’enseignement, on cherche dans chaque centre de production d’habiles esquisseurs et des dessinateurs-metteurs en carte qualifiés afin d’améliorer la qualité de la production18. Faute de formation sur place, « pendant longtemps, c’est à des dessinateurs parisiens que s’adressait la fabrique »19 . L’attitude des responsables locaux change peu à peu : « on n’improvise pas un ouvrier, on le forme alors qu’il est jeune, on le fortifie dans une collaboration bien raisonnée ; l’intelligence et la persévérance font le reste » 20, écrit le journaliste Jules Bertrand en 1885, lors de la fusion des communes de Saint-Pierre et de Calais. Néanmoins, l’intérêt pour cette question se développe aussi dans la mesure où la formation est envisagée comme un moyen de limitation de l’accès à la profession, marquant le double mouvement d’attraction et de réticence éprouvé à l’égard de la formation professionnelle. Seuls le recrutement et la formation de jeunes hommes sont envisagés, même si les femmes trouvent à s’employer dans le raccommodage, fonction « aval » de la production.

Des institutions d’enseignement au service de la fabrique

15 L’adoption de la forme scolaire est relativement tardive : alors qu’un enseignement existe à Nottingham à partir de 1842, à Calais, l’École d’art décoratif et industriel est inaugurée officiellement en 1882. Pourtant, les tentatives de formation, aussi fragiles soient-elles, n’ont en réalité guère cessé depuis la première croissance de la production de tulle. Une « école d’architecture et de dessin » est attestée en 1817 dans une enquête du ministre de l’Intérieur, et un cours de dessin fonctionne au début des années 1840, de sorte que l’auteur du dessin étudié a pu bénéficier d’une formation au dessin à

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Calais21. Les origines de l’enseignement du dessin seraient donc à rapprocher chronologiquement du premier métier à tulle calaisien installé, selon la légende, par trois Anglais en 181622. Cette réalité renvoie au développement des cours de dessin sous la Restauration, dont la finalité n’est pas artistique mais liée à une formation technique élémentaire et polytechnique23.

16 La reconnaissance de l’enjeu de la formation n’est pas initialement le fait des industriels mais de quelques notables qui, dans les années 1860, commencent à s’y intéresser24. Le cercle calaisien de la Ligue de l’enseignement, fondé en 1869 – trois ans après la création officielle, par Jean Macé, de ce réseau peu centralisé et sans objectif spécifique relatif à l’enseignement technique et professionnel – et déjà fort d’environ 300 membres, provoque dès mars 1870 une enquête incluant cet aspect : « Est-il possible d’organiser une école professionnelle pour l’industrie des tulles ? Ce projet répond-il à des besoins sérieux ? »25. Cette enquête trouve un large écho. Quelques mois plus tard, une pétition circule parmi les fabricants en vue d’organiser une « école industrielle » et reçoit 87 signatures. Le programme et le règlement sont adoptés le 23 janvier 1872. Cette école de dessin « pour la bosse, l’ornement, la perspective et les applications à l’industrie tullière26 », nettement orientée vers l’industrie et fonctionnant par cours du soir après la journée de travail, dispose d’une première année commune d’initiation aux « principes du dessin d’après les plâtres antiques ». Trois cours supérieurs sont ensuite proposés en fonction de l’orientation professionnelle des élèves : la classe d’architecture accueille les futurs ouvriers du bâtiment, celle de composition, les peintres ou menuisiers, celle « de dessins et de peinture de la fleur », les élèves qui se destinent à la fabrique27.

17 Cette dynamique aboutit à la création de l’École d’art décoratif et industriel. Les industriels calaisiens restent divisés face à ces réalisations dont ils critiquent le coût et l’inadaptation à leurs besoins précis. En 1884, note Henri Hénon, « des plaintes qui semblent justifiées sont adressées à la Chambre syndicale des fabricants au sujet des ouvriers tullistes, dont beaucoup n’ont pas les connaissances et les aptitudes professionnelles voulues pour faire du bon travail. On lui demande de former des apprentis par l’achat d’un métier qui leur serait affecté et l’organisation d’un cours professionnel dirigé par un ouvrier capable ou par un bon contremaître »28. Le dessin étudié, antérieur à l’organisation de l’enseignement du dessin à Calais, confirme la présence de dessinateurs dotés d’un savoir-faire au milieu du XIXe siècle.

18 Le savoir-faire mis en œuvre pour ce dessin renvoie à la montée de l’enjeu de la formation technique des dessinateurs. Dans cette dynamique et pour rendre pleinement compte de la singularité de ce dessin dans le contexte des années 1860, il convient de s’approcher des gestes du dessinateur et du processus de réalisation tels que le dessin permet de les comprendre.

L’esthétique scientifique29

19 Au premier abord, cette pièce n’est certes qu’un essai parmi tant d’autres. Elle nous rappelle simplement combien les tentatives peuvent être nombreuses avant de parvenir à une esquisse nette. Toutefois, les conditions de la consultation dévoilent la part d’exceptionnel de ce dessin si ordinaire.

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Frisson du papier et bruit du graphite : un dessin à plusieurs mains

20 Ni savoir formalisé, ni adresse routinière, le savoir-faire impose son omniprésence dans ce dessin. Il peut apparaître mystérieux tant l’éloignement est fréquent entre l’historien habitué des textes, fussent-ils écrits dans une langue datée ou étrangère, et le langage graphique. Tributaire d’un savoir-faire spécifique, ce langage graphique relève, comme tout langage, d’une intentionnalité qui renvoie à l’étymologie conjointe du dessin et du dessein. C’est depuis le XVIIIe siècle seulement que le dessin n’évoque plus simultanément le geste de dessiner et le projet. De même que les sciences sociales ont désormais davantage recours aux objets, y compris dans les interactions sociales auxquelles ceux-ci contribuent30, de même, les historiens prêtent une attention bien plus grande qu’auparavant aux sources non textuelles. Sans doute cette dynamique doit-elle être encore prolongée pour donner une meilleure place à l’appréhension sensorielle des choses. En l’espèce, le dessin mobilise d’abord la vision dans l’ordre d’évidence de l’expérience sensible mais il faut ici intégrer davantage la sédimentation des usages et des traces du passé que nous érigeons en sources et notamment le toucher.

21 Dans cette pièce on remarque deux parties bien distinctes, aux contours flous, mais pourtant rattachées l’une à l’autre.

Schéma : une dentelle entre brouillon et esquisse chez Davenière

22 Au niveau de la bande supérieure, l’auteur du dessin a appliqué son graphite sur le papier dans toute sa longueur, sans trop appuyer. Le matériel utilisé n’étonne pas : il fait partie de la boîte à outils des dessinateurs dès le XVIIIe siècle. Le résultat est léger, délicat, dans des tons gris clair. Il ressemble à une toile d’araignée. Dans la partie inférieure, le dessinateur a utilisé un fusain, devenu un véritable instrument de dessin

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dans la seconde moitié du XIXe siècle. Son geste est pressé, vif et expéditif, et trace les contours bornés de fleurs et d’ornements, dans des variantes rocaille. Des bandes semi- circulaires raccordent les deux parties. Légèreté et empressement : est-ce un dessin à quatre mains, la rencontre de deux projets ? Une nouvelle fois, le brouhaha du métier à tulle nous aide à mieux comprendre. La partie supérieure s’avère particulièrement intéressante. Légèrement en relief, les traces les plus foncées gondolées, le dessin est réalisé dans la longueur du graphite en peu de traits, et montre des frottements… La technique nous est familière, au moins comme enfants décalquant par frottements une pièce de monnaie ou l’écorce d’un arbre. Le dessinateur a donc décalqué une dentelle. L’idée est judicieuse car la particularité du tulle est d’être composé de trois fils de différentes grosseurs figurés, grâce au graphite, dans un camaïeu de gris en trois tons.

23 Ainsi, ce dessin apparaît au premier regard comme le premier jet sur un papier de l’idée du dessinateur. Si l’on prend en compte la catégorisation traditionnelle des dessins de fabrique (brouillon, esquisse, mise au net, mise en carte ou dessin de modèle), il entrerait plutôt dans la catégorie des brouillons puisqu’il ne s’agit pas d’un dessin arrêté, c’est-à-dire qualifié par l’arrêtage31. Loin des cris de la machine, c’est le doux frisson d’une feuille fine et légère, bien différente d’un papier Canson, à grammage important, pourtant plus habituel dans les fonds d’esquisses. Voici un papier à décalquer. Translucide, il permet de reporter un motif et d’obtenir un tracé identique. On s’en doute, le premier jet d’un dessin ne suffit pas. Au cours du XIXe siècle, ce seul papier remplace des techniques vieilles de plusieurs siècles, comme celle du carton à trou ou du picotage à l’aiguille du dessin32. Le temps de reproduction du dessin est alors raccourci, et les variations des motifs sont plus aisées. La reproduction est facilitée. Henri Lebert (1794-1862), spécialiste alsacien des indiennes, dessine sur le même support vers 182033. Toutefois, on remarque que ce papier n’est pas totalement transparent : les dessinateurs de chez Davenière utilisent un support dont les propriétés se situent entre les « papiers huilés » du tournant des XVIIIe et XIXe siècles34 et le papier calque. Pourtant, la fabrication d’un papier calque translucide et lisse, est au point avant la fin du XIXe siècle35. Le dessinateur de chez Davenière choisit d’utiliser un papier d’un autre temps.

24 Le résultat est donc éminemment technique, sorte de description du métier à tulle, car il représente parfaitement les différents fils. S’il n’y a pas deux dessinateurs pour ce dessin, il est bien réalisé à plusieurs mains : celle du dessinateur-auteur, bien entendu, mais celles également du tisseur et du dessinateur de la dentelle utilisée pour copier. On peut aussi ajouter le directeur de la fabrique, jamais très éloigné du cabinet de dessin. L’interrogation en sort alors transformée : ce dessin n’est-il qu’une simple copie ?

De l’« adoptation » d’une dentelle : l’esthétique technique d’une esquisse

25 Évidemment, compte tenu de l’usage du papier à décalquer, la technique utilisée ne fait aucun doute : la moitié du dessin correspond à la copie d’une dentelle, traits pour traits. Pourtant, cette réplique s’insère parfaitement au sein du processus créatif. De l’observation au travail en fabrique, en passant par les lieux de formation, imiter permet d’apprendre, de s’inspirer mais également d’inventer36. La création de nouveaux dessins s’appuie sur un processus de familiarisation des dessins anciens et à

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la mode et donc sur l’adoption de certains d’entre eux. Toutefois, il est préférable d’emprunter au sociologue et statisticien Rogers le concept d’« adoptation », néologisme fusionnant adoption et adaptation, puisque ce dessin n’est pas adopté terme à terme et qu’un ajout est fait par son auteur37. De la réception, ne préjugeons pas du réceptacle : tout emprunt est « réinterprétation créatrice », et le produit du travail est bien singulier. L’« adoptation » témoigne de goûts mélangés et de la capacité de composition du dessinateur. Ce dessin en est une puissante illustration.

26 Alors qu’habituellement, les définitions séparent clairement le dessin d’art et le dessin technique, cette pièce nous montre que l’un et l’autre sont pensés ensemble dès le brouillon. Le dessin de figure, de fleurs et d’ornements est maîtrisé tandis que la composition est réfléchie. Les deux idées qui composent la dentelle sont réunies par le raccord. Il s’agit aussi d’un dessin arrêté. De plus, sur l’intégralité du dessin, on repère les trois traits nécessaires à la réalisation de la dentelle, représentations graphiques des trois fils indispensables : les traits de tulle, les traits de guimpe et les traits de brodeur38.

27 Le dessinateur est donc un technicien qui utilise un langage à la fois artistique et industriel à la recherche de la beauté et de l’utilité. Par exemple, un fil ne peut pas retourner en arrière sur le métier à tulle : l’esquisseur, averti de son fonctionnement, prend en compte cette particularité technique qui oriente son dessin. Le sens des traits du dessin inférieur, qui indiquent un mouvement global, signale la prise en compte de cette information. Son esquisse est finalement traduite sous la forme d’un carton destiné à la mécanique. Elle est donc une traduction du métier en deux dimensions. Ce papier n’est pas un brouillon car il est déjà une composition, la réunion de deux idées, et une application technique. De ce dessin à la carte39, il n’y a qu’un pas… Terrain de la technique, l’esquisse est également un espace de dialogue entre geste et machine40. L’analyse de l’esquisse propose donc une troisième voie aux dichotomies traditionnelles (art/industrie, Beaux-Arts/industriels), celle de l’esthétique scientifique.

*

28 Le dessin mérite bien son histoire à la fois esthétique, technique, sociale. L’enjeu de sa définition est à la mesure de la difficulté qui consiste à nommer notre objet d’étude : dessin, brouillon ou esquisse, cet objet relève de perceptions et de logiques plurielles. Il enseigne et renseigne sur l’exercice du métier, sur les savoir-faire dans l’entreprise, mais aussi sur le fonctionnement de la place calaisienne tout entière. La compréhension de l’esthétique technique et scientifique suppose d’envisager ensemble ces dimensions du processus de production jusqu’à celui de la conservation, le document n’étant pas figé dans sa matérialité du XIXe siècle, mais au contraire l’objet d’usages successifs qui en modifient la définition. Grâce à la qualité de la conservation, l’historien peut faire l’expérience du sensible : il voit, touche et entend ces bribes du passé. À la fois papier technique et esthétique, ce dessin nous rapproche des contextes de production, des voies plurielles de l’industrialisation, mais aussi de l’air du temps et des goûts des clients.

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NOTES

1. Esquisse 135, Dessin, Cité internationale de la dentelle et de la mode de Calais, Fonds Davenière, archives, dentelles et dessins, 1840-1880, Carton B, 127 à 137 2. Edoardo Grendi, « Microanalisi e storia sociale », Quaderni storici, 35, 1977, p. 512. 3. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 (1re édition 1949). 4. Le papier de soie protège le dessin dans les boîtes. 5. Léon de Seilhac, « La grève des tullistes de Calais », Musée social, bulletin mensuel, n° 4, avril 1901, p. 99. 6. Notons que seuls deux métiers à tulle sont en fonctionnement et que leur nombre était bien plus important à la fin du XIXe siècle. 7. Des dessins sont achetés dans des cabinets extérieurs, d’autres dans des salles des ventes, tandis que certains sont réalisés en entreprise. 8. Bertol-Graivil, Les Voyages présidentiels illustrés. Voyage de M. Carnot, président de la République, dans le Pas-de-Calais, Paris, Van Bosch, 1889, p. 66. 9. En-tête du papier de correspondance de l’entreprise, Fonds Davenière, archives, dentelles et dessins, 1840-1880, Carton I, n° 282. 10. Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapports du Jury international des récompenses. Classe 84. Industries de la dentelle à la main, de la dentelle mécanique, de la broderie, de la passementerie et du rideau. Rapport de M. Henri Hénon, Paris, Imprimerie nationale, 1901, p. 69. 11. Idem, p. 34. 12. Ibidem. 13. Michel Caron, Trois âges d’or de la dentelle. Calais 1860-1905, Roubaix, Le Geai bleu, 2003. 14. Stéphane Lembré, « La qualification, la main et la machine. Filles et garçons face aux formations dentellières (XIXe-XXe siècles) », in Fabien Knittel et Pascal Raggi [dir.], Genre et techniques, XIXe-XXIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 53-68. 15. Noël Jouenne, « Force et fragilité de l’industrie dentellière », in Michael Kenna, Et la dentelle ? L’industrie d’une ville : Calais, Paris, Marval, 2002. 16. Stéphane Lembré, L’école des producteurs. Aux origines de l’enseignement technique en France, 1800-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 17. Léonce Bajart, L’industrie des tulles et des dentelles en France. Son établissement dans le Cambrésis. L’essor de Caudry, Lille, Société d’impressions littéraires, industrielles et commerciales, 1953, p. 142. 18. Sheila A. Mason, Nottingham Lace, 1760’s-1950’s: the machine-made lace industry in Nottinghamshire, Derbyshire and Leicestershire, Ilkeston, S. A. Mason, 1994. 19. Jules Senlis, De l’industrie des tulles en dentelles à Calais, thèse pour le doctorat en droit, Université de Lille, Lille, C. Robbe, 1909, p. 161. 20. Jules Bertrand, Le Livre d’or de Saint-Pierre-lès-Calais. Histoire des dentelles, des tulles et de leur fabrication, Calais, Impr. Tartar-Crespin, 1885, p. 45. 21. Archives municipales de Calais, 1 RSP 38 et délibération du conseil municipal de Saint-Pierre, 20 décembre 1841. Voir Laurent Buchard et Benoît Noël, L’école d’art de Calais. Arts, industrie et politique du XVIIIe siècle à nos jours, Calais, Communauté d’agglomération du Calaisis, 2007. 22. Benoît Noël, « Les Anglais et l’origine de la dentelle de Calais », Revue du Nord, tome 88, n° 364, janvier-mars 2006, p. 67-88. 23. Renaud d’Enfert, L’enseignement du dessin en France : figure humaine et dessin géométrique, 1750-1850, Paris, Belin, 2003 ; Agnès Lahalle, Les écoles de dessin au XVIIIe siècle. Entre arts libéraux et arts mécaniques. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, notamment p. 30-57 ; Gérard

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Bodé, « Les écoles de dessin linéaire de la Restauration. Les cas des départements du Lot et de l’Yonne, 1817-1831 », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 2, 2014, à paraître. 24. Michel Caron, Trois âges d’or…, op. cit., p. 116-117. 25. Henri Hénon, L’industrie des tulles et dentelles mécaniques dans le Pas-de-Calais 1815-1900, Paris, Belin Frères, 1900, p. 186. 26. S. Reboul, Mémoire historique sur le tulle et les dentelles mécaniques de Calais (Saint-Pierre), Calais, Impr. L. Fleury, 1885, p. 115. 27. Laurent Buchard et Benoît Noël, L’école d’art de Calais…, op. cit., p. 36-38. 28. Henri Hénon, L’industrie des tulles…, op. cit., p. 284-285. 29. Par esthétique scientifique nous entendons : une esthétique qui n’a pas cherché le beau dans son essence mais dans ses moyens et ses effets. Plutôt que l’imitation, c’est l’expression qui est mise en avant. Cette esthétique rationnelle est développée à partir du milieu du XIXe siècle et devient le lieu d’un dialogue entre philosophes et praticiens. La manufacture est aussi un lieu de réflexion et de pratique de cette science de l’art. Consulter à ce sujet : Jacqueline Lichtenstein, Carole Maigné, Arnaud Pierre, Vers la science de l’art : l’esthétique scientifique en France, 1857-1937, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2013. 30. Sophie Houdart et Olivier Thiery [dir.], Humains non humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011. 31. Le brouillon est la première idée de la dentelle. L’esquisse, second dessin, met en place les motifs et la composition. La mise au net n’est pas toujours réalisée : elle est un papier de propreté, souvent décalque de l’esquisse, et prépare la mise en carte ou le dessin de modèle. Cette dernière étape est un dessin technique, sorte de description de la machine. 32. Le picotage abîme fortement le dessin original. 33. Calques, Henri Lebert, Bibliothèque municipale de Colmar, Mss Achat 85-09, Journal d’Henri Lebert, vol. 1, Esquisses 1818-1821. 34. On en trouve dans le fonds César Galais : Bibliothèque des Arts décoratifs, 4983, CC109.1- CC110. 35. Barthélemy de Canson développe les manufactures familiales et met au point de nombreux procédés techniques dont celui du papier calque (ou papier végétal à calquer à l’époque) en 1807, pour les 250 ans de la fabrique. Grâce à un procédé de très fort raffinage de la pâte à papier, pour faire disparaître les éléments qui rendent le papier opaque, ainsi qu’un calandrage supplémentaire. Il est fabriqué par immersion de papier de bonne qualité dans de l’acide sulfurique pendant quelques secondes. L’acide a pour effet de transformer une partie de la cellulose, et cela donne pour effet le caractère translucide du papier calque. C’est l’air emprisonné entre les fibres qui rend le papier opaque et visuellement blanc. Si le papier est suffisamment « raffiné » pour éliminer l’air entre les fibres, la feuille sera également translucide. Il fait installer la première machine Robert, vers 1820. On connait le succès de ce papier. De plus, rapidement, la manufacture diversifie les grammages pour s’adapter aux besoins des clients. Le grammage du papier calque varie de 45 à 140g/m2. Cf. Natalie Coural [dir.], Le Papier à l’œuvre [exposition, Musée du Louvre, salle de la Chapelle, 9 juin-5 septembre 2011], Paris, Hazan, Musée du Louvre éd., 2011. 36. Audrey Millet, « Dessiner en régime de fabrique : l’imitation au cœur du processus créatif », Konsthistorisktidskrift/Journal of Art History, Special issue : ‘Fashion and the Print: Translation and Transformation’, Routledge, Taylor & Francis, 2013, vol. 82, Issue 3, p. 272-286. 37. Everett M. Rogers, Diffusion of Innovations, New York, Free Press, 2003 (5e edition). 38. Les mises au net les plus lisibles se trouvent dans les cahiers des prud’hommes conservés à la Cité internationale de la dentelle et de la mode de Calais. Les auteurs remercient vivement les tullistes de cette institution pour leurs explications très précieuses. 39. La mise en carte est un dessin arrêté, c’est-à-dire qualifié par l’arrêtage. L’esquisse pour soierie adoptée, un dessinateur – dit aussi metteur-en-carte – la figure sur un papier quadrillé. Le

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but est de fixer par des conventions le mouvement des fils se croisant avec la trame afin de reproduire le dessin sur le tissu. Cette traduction obligatoire par un langage conventionnel induit une connaissance approfondie de la technique du tissage. Les ouvrages traitant de l’esquisse et de la mise en carte sont rares. Celui de Claude Villard n’en est que plus précieux. Il y indique une théorie complète des étoffes unies et façonnées, d’après les points de vue du fabricant, du dessinateur, du liseur, du monteur de métiers et du tisseur : Claude Villard, Manuel de théorie du tissage, 3e éd. Lyon, Société Anonyme de l’Imprimerie A. Rey, 1948, 2 tomes. 40. Audrey Millet, ‘Design applied to machine lace: combining beauty, technique and economy’, Lace designs. Calais, XIXth-XXIst centuries, Calais, Cité internationale de la dentelle et de la mode, 2011, p. 11-21.

RÉSUMÉS

Suivre l’histoire des dessins de fabrique implique d’en restituer le contexte de production et de conservation, ainsi que d’en comprendre la conception. Dans ce but, cet article propose deux approches complémentaires d’un même document, un dessin réalisé dans les années 1860 dans la cité textile de Calais, spécialisée depuis le début du XIXe siècle dans l’industrie du tulle. Réalisé au sein de l’entreprise Davenière, ce dessin a rejoint l’abondant fonds Davenière de la Cité internationale de la dentelle et de la mode de Calais. La convergence et la spécificité des deux approches se concrétisent dans le questionnement, dans la méthode et dans les conclusions. En interrogeant la définition de l’objet d’étude, la nature et la portée du document sont remises en cause pour dépasser les évidences et la marginalité relative dans laquelle de tels dessins restent souvent confinés.

Following the history of drawings in manufacturing involves restoring the context of production and conservation, as well as to understand the design. To this end, this paper proposes two different approaches to the same document, a drawing made in the 1860s in the textile city of Calais, specialized since the early nineteenth century in the lace industry. This drawing performed in the Davenière company joined Davenière abundant funds of the International City of Lace and Fashion in Calais. Convergence and specificity of the two approaches are realized in the questioning, in the methodology and in the conclusions. By querying the definition of the object of study, the nature and scope of the document are challenged to overcome the evidence and relative marginality in which such designs are often confined.

Will man die Geschichte der Fabrikmuster schreiben, so sind Produktions- und Konservierungskontexte als auch ein Verständnis der Konzeption zu berücksichtigen. In diesem Sinne schlägt der Beitrag zwei unterschiedliche Herangehensweisen an jeweils das gleiche Dokument vor: eine Zeichnung aus den 1860er Jahren aus der Textilstadt Calais, die seit dem Beginn des 19. Jahrhunderts auf die Produktion von Tülle spezialisiert war. Die Zeichnung wurde in der Fabrik Davenière realisiert und stammt aus dem umfangreichen Fonds Davenière der „Cité internationale de la dentelle et de la mode“ in Calais. Die Übereinstimmung und Besonderheit der beiden Herangehensweisen konkretisieren sich in den Fragen, der Methode und den Schlussfolgerungen. Indem die Definition des Untersuchungsobjekts zur Debatte steht, werden Natur und Bedeutung des Dokuments infrage gestellt. Dadurch geht die Untersuchung über

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Selbstverständlichkeiten und relative Marginalien hinaus, in denen solche Zeichnungen oftmals eingesperrt bleiben.

AUTEURS

STÉPHANE LEMBRÉ Stéphane Lembré est maître de conférences à l’ESPE Lille Nord de France (CREHS)

AUDREY MILLET Audrey Millet est doctorante à l’Université de Paris 8 (IDHE) et à celle de Neuchâtel (Institut d’Histoire)

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Lectures

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Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS et Pierre SERNA [dir.], 1792. Entrer en République Paris, Armand Colin, 2013, 340 p. ISBN : 978-2-200-28771-9. 29 euros.

Natalie Petiteau

RÉFÉRENCE

Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS et Pierre SERNA [dir.], 1792. Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013, 340 p. ISBN : 978-2-200-28771-9. 29 euros.

1 Ce livre doit attirer l’attention des dix-neuviémistes puisqu’il pose l’essentielle question de la façon dont les Français sont entrés en République. Il y a là une problématique qui devrait être au cœur de l’histoire du XIXe siècle, lui qui a réinventé à deux reprises la République, lui dont l’histoire politique s’est très largement focalisée sur le destin des républicains. Or toute approche de ce champ de réflexion doit commencer par 1792, moment où, on l’oublie trop souvent, entrer en République ne va de soi ni pour les électeurs, ni pour les députés. C’est l’un des grands mérites de ce colloque que de le souligner.

2 La République ne se définit alors que comme antonyme de la monarchie : les représentants à la Convention entrent en République en proclamant l’abolition de la royauté. Jusqu’en 1792, aucune constitution n’a fixé la République, le mot même n’a été que rarement employé : choisir la voie de la République, c’est alors emprunter le chemin politique le plus périlleux qui soit. Il n’y a du reste jamais eu d’unanimité quant à son organisation. Les historiens de la Révolution, par ce beau colloque, livrent des éléments que tout historien du XIXe siècle se doit de prendre en compte. On ne peut en effet avancer dans la connaissance des régimes du XIXe siècle sans observer comment la République s’est initialement affirmée, et comment elle s’est inventée en se démarquant du modèle américain. Elle s’est avant tout définie comme la jouissance de la liberté et de l’égalité. Mais elle est aussi institutionnellement assimilée au système

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représentatif et à la souveraineté populaire, à la séparation des pouvoirs et au respect des droits de l’homme. Le discours des premiers députés à la Convention montre aussi leur attachement à une République une et indivisible, qui existe finalement comme un acte de volonté politique.

3 On ne peut non plus négliger le fait que la République s’est imposée parce qu’elle a su gérer la situation de guerre. Guerre offensive et République ont été d’emblée indissociables et la nation en armes est devenue consubstantielle à la République : la guerre a forgé l’unité de la nation, et il y a là aussi un héritage que tout historien du XIXe siècle doit garder en tête. La première occurrence de l’épithète républicain était d’ailleurs accolée au mot « guerriers ». La République, en revanche, a été victime de son incapacité à penser ensemble la diplomatie et la guerre. Les historiens de la Révolution savent, de plus, nous inviter à comprendre la République à une échelle mondiale, en lisant les influences américaines et en regardant ce que l’étranger pensait de la République française. On est là encore aux racines de la contemporanéité.

4 Enfin, en analysant minutieusement les premiers processus électoraux, les auteurs des communications de ce colloque invitent les dix-neuviémistes à replacer dans le long terme l’histoire de l’apprentissage du politique. Lors des élections à la Convention, se dessinent déjà des départements républicains. L’apprentissage de la démocratie a commencé dans les assemblées locales. Il s’est fait de surcroît avec la bénédiction des évêques constitutionnels qui ont vu dans la République la possibilité de réaliser leur idéal de civilisation chrétienne. Régime conforme à l’esprit égalitaire de l’évangile, la République doit permettre à la religion catholique de s’imposer définitivement en France : cet espoir nourri par le clergé acquis à la cause républicaine est également fondateur pour le dix-neuvième siècle.

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Philip NORD, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle Le temps des idées, Paris, Armand Colin, 2013 (édition originale en anglais 1995), 334 p. ISBN : 978-2-200-27965-3. 25 euros.

Jean El Gammal

RÉFÉRENCE

Philip NORD, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle , Le temps des idées, Paris, Armand Colin, 2013 (édition originale en anglais 1995), 334 p. ISBN : 978-2-200-27965-3. 25 euros.

1 De cet ouvrage, publié dans sa version initiale à Harvard en 1995, il a été déjà assez souvent question, eu égard à sa contribution à l’historiographie de la République, comme le souligne Vincent Duclert dans sa préface à l’édition française. La présente note vise moins à revenir en détail sur le contenu du livre qu’à le situer par rapport au champ de l’histoire du XIXe siècle, voire de l’histoire de la démocratie et de la République.

2 Néanmoins, il est nécessaire de mettre l’accent sur la structure particulière que Philip Nord, professeur à Princeton et auteur de nombreux travaux importants, a utilisée pour bâtir le cadre et tracer les contours de ce moment républicain. Il s’agit d’une suite de chapitres précédée par une introduction sur la société civile et sa « résurrection » (p. 30-35).

3 La franc-maçonnerie est abordée en premier lieu, le propos étant centré sur le Grand Orient, le rôle des radicaux et l’utopisme, y compris à travers des échos relatifs à la fin du XIXe siècle. Le Quartier latin fait l’objet du deuxième chapitre, qui se penche sur son éveil, les sciences humaines et l’essor du républicanisme. Sous le titre « La politique commerciale », il est ensuite question de l’Union nationale du commerce et de

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l’industrie, convertie au républicanisme et devenue un « satellite gambettiste » (p. 88) au temps du Seize Mai. Dans le quatrième chapitre, à propos des relations entre le consistoire et l’Alliance israélite universelle, est analysé le « républicanisme juif ». Vient ensuite le protestantisme libéral, ici encore en fonction de relations de pouvoir et d’un processus de politisation qui relève aussi d’une forme de laïcisation. La république des avocats1 connaît quant à elle son essor grâce au « jeune barreau » (p. 150-159), à compter des années 1860, et s’épanouit ensuite. Sur un autre plan, la « nouvelle peinture » examinée dans le chapitre 7, à travers des critiques et des peintres qui devinrent souvent célèbres, notamment en tant qu’impressionnistes, tient sa place dans ce processus de politisation à gauche, même si certains évoluèrent en sens inverse à la fin du siècle. Quant à la culture politique républicaine, à compter du Second Empire, elle se fonde notamment sur le culte de Voltaire, diverses cérémonies civiles, l’affirmation d’une tradition révolutionnaire et l’exaltation de la citoyenneté, avec le concours d’une partie de la presse et du monde de l’édition. Si les femmes sont écartées de la sphère politique (p. 241-243), il n’en convient pas moins, ce que fait le dernier chapitre, de scruter « l’intérieur de la classe moyenne » et de rendre compte des efforts – relatifs – des républicains, qui voient dans le foyer familial, selon Philip Nord, un lieu d’éducation et de vertueuse émancipation. Ce parcours historique aboutit à une conclusion, « En défense de la République », qui, sans passer sous silence des « limites évidentes » (p. 276), inscrit dans la durée la République, voire le rôle pionnier de la France dans nombre de domaines.

4 Associée à des données politiques et institutionnelles, c’est donc une histoire sociale et culturelle qui constitue la toile de fond, soigneusement tramée par une série de références à des sources et à des publications très variées. L’objectif, dans sa composante chronologique, est de montrer qu’une sorte de transition démocratique – référence est faite dans l’introduction à des perspectives relevant de la science politique, notamment p. 26-30 – s’est déroulée, principalement dans la seconde moitié de l’histoire du Second Empire et durant les années 1870, permettant la cristallisation d’une synthèse républicaine. Une telle perspective était déjà d’une certaine manière présente dans le recueil de Pierre Barral sur les fondateurs de la République2, et elle n’est pas absente sous la plume de François Furet et de spécialistes très divers de l’histoire politique et intellectuelle. Mais le décentrement (ou le recentrement) vers une histoire sociale et culturelle recomposée permet de varier les perspectives, même si les milieux concernés s’apparentent pour une large part aux « nouvelles couches » dont Gambetta se fit le chantre dans les années 1870.

5 Ceci posé, il reste à voir comment on peut isoler ou privilégier un moment républicain à l’échelle d’une chronologie finalement assez courte, quelque décisive qu’ait été la période principalement étudiée par Philip Nord, à savoir les années allant de 1860 à 1880. La notion de moment, déjà utilisée dans une perspective bien différente par Pierre Rosanvallon à propos de Guizot3, est-elle opératoire ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une convergence de forces (malgré les échecs) ou d’un milieu au sein duquel s’élaborent des conceptions nouvelles ? À dire vrai, il est moins question de terminologie que de démarche ou de méthode. Celle de Philip Nord est fondée à la fois sur un vaste corpus et sur un mode d’interprétation souple et subtil, qui vise à élargir le cadre traditionnel de la réflexion, tout en mettant en relief certaines composantes bien connues du « parti républicain »4 ou de l’« esprit républicain » (c’est moins le cas au sujet de la peinture ou de la vie domestique). Ainsi s’opèrent dans le cadre de différents

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cercles – ils sont aussi complémentaires, sinon concentriques – des expérimentations démocratiques préludant à des éclosions futures.

6 Peut-on y retrouver les éléments d’un modèle, et n’est-il pas opportun d’ouvrir le champ de la chronologie, vers l’amont et vers l’aval, non pas pour minimiser ce qui est étudié au titre du moment, mais pour resituer à la fois les étapes et les combats ? À dire vrai, la notion de modèle, privilégiée par Serge Berstein et Odile Rudelle dans un ouvrage collectif5, a parfois suscité des prises de position critiques, par exemple sous la plume de Vincent Duclert6, au nom d’une « historicisation » qui peut faire l’objet, entre historiographie traditionnelle et renouvellements récents, de diverses approches.

7 Quant à la chronologie, que l’ouvrage dirigé par Serge Berstein et Odile Rudelle fait remonter à la cité grecque, elle peut, certes, être modulée considérablement en fonction des perspectives, comme le montrent certains travaux de Claude Nicolet7, voire du champ disciplinaire et du corpus retenus. Ainsi le professeur de philosophie politique Jean-Fabien Spitz a-t-il publié, lui aussi sous le titre Le moment républicain en France8, un ouvrage dans lequel il est question du « crépuscule de la République » et du tournant des XIXe et XXe siècles, autour d’Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim et Célestin Bouglé. S’il est vrai qu’en l’occurrence, il ne s’agit pas de milieux sociaux, la sémantique du « moment » est susceptible d’être déplacée dans le temps, voire mythifiée, à travers des considérations sur l’« âge d’or », voire la République « belle sous l’Empire » (Édouard Durranc).

8 Parler de la période considérée comme centrale par Philip Nord, c’est aussi poser la question de la frontière entre le Second Empire et la Troisième République. Quoique fermement tracée dans l’historiographie républicaine, elle est parfois l’objet d’un réexamen, auquel procède par exemple Sudhir Hazareesingh dans plusieurs de ses travaux9. Dans un article intitulé « Les Républicains du Second Empire », il présente ou observe non seulement d’autres dimensions – par exemple au sujet du culte de Marianne étudié par Maurice Agulhon – mais aussi des auteurs difficiles à classer, tels que Dupont-White, voire une certaine continuité en matière de patriotisme10.

9 En outre, en termes politiques, on peut également s’interroger sur l’ampleur et l’homogénéité de cette vague démocratique de la fin de l’Empire11. Pour ce qui est de la représentation parlementaire, elle est restée fort minoritaire, malgré ses succès dans la capitale, à laquelle s’intéresse prioritairement Philip Nord, ainsi que dans quelques grandes villes et, on le sait, a vu son élan provisoirement freiné par les résultats du plébiscite de mai 1870. La répression de la Commune, puis l’Ordre moral, ont par la suite mis à l’épreuve une combativité démocratique qui, certes, triomphe à la fin des années 1870. Si cette périodisation est traditionnelle, elle permet aussi de rendre compte de luttes qui se combinent de manière complexe avec les aspirations et les cheminements mis en évidence par Philip Nord, dans et d’après les milieux qu’il étudie.

10 Quoi qu’il en soit, bien des pistes ouvertes par l’historien américain se révèlent fructueuses, en donnant une image moins stéréotypée et moins linéaire – même si la connaissance de la chronologie est toujours utile – de « combats pour la démocratie » qui se mènent dans des champs divers et selon des modalités parfois inattendues.

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NOTES

1. Il est à noter que le meilleur historien français de cette question, Gilles Le Béguec, a publié La République des avocats, Paris, Armand Colin, 2003, ouvrage plutôt axé sur le XXe siècle, qui comporte aussi des analyses sur le précédent et un développement sur le « moment Poincaré », p. 14-23. 2. Pierre Barral, Les fondateurs de la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1968. 3. Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985. 4. Rappelons à ce sujet l’étude pionnière de Georges Weill, Histoire du parti républicain en France de 1814 à 1870, Paris, Félix Alcan, 1900. Il a été indiqué récemment, au sujet de René Rémond, qu’il s’était longtemps agi d’une lecture de référence : cf. Olivier Lévy-Dumoulin, « Des débuts éclectiques (1934-1962) ? », in Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli [dir.], René Rémond historien, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 25. 5. Serge Berstein et Odile Rudelle [dir.], Le modèle républicain, Paris, Presses universitaires de France, 1992. Notons que la période scrutée par Philip Nord n’apparaît pas en tant que telle dans cet ouvrage : on passe de « L’organisation du suffrage universel sous la Seconde République » (Raymond Huard, p. 71-90) à l’étude d’Odile Rudelle, « De Jules Ferry à Raymond Poincaré, ou l’échec du constitutionnalisme républicain » (p. 91-116). 6. Cf. Vincent Duclert, L’avenir de l’histoire, Paris, Armand Colin, 2010, « La République en France », p. 118-124. 7. Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1914), Paris, Gallimard, 1982 (le chapitre IV, p. 133-158, est intitulé « L’exil intérieur (1799-1870) ») et Histoire, Nation, République, Paris, Odile Jacob, 2000. Dans Serge Berstein et Odile Rudelle [dir.], Le modèle républicain…, op. cit., p. 19-56, sa contribution est intitulée : « Citoyenneté française et citoyenneté romaine. Essai de mise en perspective ». 8. Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005 (chapitre I, « Le crépuscule de la République ? »). 9. Cf. notamment Sudhir Hazareesingh, Intellectual Founders of the Republic. Five Studies in Nineteenth-Century French Political Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001 (sur Littré, Dupont-White, Vacherot, Eugène Pelletan, Barni) et surtout Sudhir Hazareesingh, From Subject to Citizen. The Second Empire and the Emergence of Modern French Democracy, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1998 (dans la conclusion, ‘The Second Empire and the emergence of Republican citizenship’, l’auteur mentionne p. 306 l’ouvrage de Philip Nord, approuvant l’idée de la formation d’une citoyenneté démocratique avant la fondation de la Troisième République). 10. Sudhir Hazareesingh, « Les Républicains du Second Empire », in Vincent Duclert et Christophe Prochasson [dir.], Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2007 (1re édition 2002), p. 1315-1322. Dans le même ouvrage, Philip Nord est l’auteur de la contribution sur la Troisième République (p. 52-62). Il est à noter que ce livre a en partie servi de base à Edward Berenson, Vincent Duclert et Christophe Prochasson (eds), The French Republic. History, Values, Debates, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 2011 (on y retrouve les versions anglaises des deux contributions citées). 11. Pour une réflexion renouvelée, cf. Quentin Deluermoz, Le crépuscule des révolutions 1848-1871, Histoire de la France contemporaine, Paris, Le Seuil, 2012, chapitre VIII : « Un réveil politique plus ou moins contrôlé », notamment p. 290-294. L’auteur évoque les débats dans le cadre d’« institutions étatiques ou para-étatiques » et les « interstices de l’ordre impérial » (p. 292).

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Revue française d’histoire des idées politiques, n° 38, « Théories du suffrage politique dans la France du XIXe siècle » 2e semestre 2013, 222 p. ISBN : 978-2-7084-0963-7. 35 euros.

Christophe Voilliot

RÉFÉRENCE

Revue française d’histoire des idées politiques, n° 38, « Théories du suffrage politique dans la France du XIXe siècle », 2e semestre 2013, 222 p. ISBN : 978-2-7084-0963-7. 35 euros.

1 Ce numéro de la Revue française d’histoire des idées politiques propose à ses lecteurs les actes d’une journée d’études organisée le 27 janvier 2012 par le Centre de philosophie politique et juridique à l’université de Cergy-Pontoise.

2 Pierre-Yves Quiviger montre que les « listes de confiance » imaginées par l’abbé Sieyès en l’an VIII s’inscrivaient dans un projet politique plus large, visant à produire une nouvelle élite jugée indispensable au bon fonctionnement des institutions représentatives et à limiter l’exercice de la souveraineté populaire. Guillaume Bacot étudie les débats parlementaires sur la question du suffrage censitaire entre 1830 et 1835 et arrive à la conclusion que « coincé entre le suffrage universel impliqué par la souveraineté du peuple et la représentation par des organes institués qui découle de la souveraineté nationale, le suffrage censitaire demeurait en définitive difficile à justifier en théorie » (p. 255)1. Philippe Blachèr propose une synthèse sur la question du suffrage universel sous la Seconde République qui retiendra l’attention par la clarté du propos. Stéphane Schott s’intéresse aux candidatures officielles qu’il appréhende à juste titre comme un ensemble de pratiques qui se sont développées « en marge » des théories du suffrage politique. Toutefois, il estime que les candidatures officielles bénéficièrent

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d’une « reconnaissance juridique » sous le Second Empire. Cette proposition me laisse perplexe dans la mesure où la construction doctrinale identifiée par Stéphane Schott repose sur des circulaires ministérielles qui ne se distinguaient de celles produites sous la Restauration et la monarchie de Juillet que par la publicité qui leur était faite et non par leur contenu. Jean-Marie Denquin considère que « l’appel au peuple » est une notion ambiguë et qu’on ne peut se contenter de l’associer à la doctrine bonapartiste pour en comprendre la logique institutionnelle. Son « unité négative » permet de l’opposer au principe de l’élection périodique. L’appel au peuple est une technologie électorale qui dépend à la fois d’une conjoncture politique et des stratégies différentielles des acteurs concernés. Pierre-Henri Prélot étudie les débats parlementaires de la période 1871-1875 et montre que la théorie de l’électorat-fonction, loin d’être une catégorie universelle, prend naissance dans cette conjoncture singulière où les législateurs élaborèrent de manière concurrente règles électorales et règles constitutionnelles. La longue étude que consacre Bruno Daugeron à la notion de « suffrage universel indirect » intéressera peut-être plus le publiciste contemporain que l’historien spécialiste du XIXe siècle. L’introduction propose néanmoins d’utiles rappels sur les antécédents et sur les usages passés de cette notion. Olivier Ihl nous convie à remettre en perspective la représentation proportionnelle2 et propose de l’étudier dans le cadre d’une sociologie historique de l’ingénierie des systèmes électoraux. Il souligne la dimension transnationale des débats savants sur le sujet3 et l’importance des mobilisations en faveur de réformes électorales, en les étudiant dans leur diversité et non seulement en fonction de leur traduction juridique effective. Cette perspective de recherche, alternative aux modèles dominants en science politique, permet de comprendre « comment se réalise la reconnaissance politique des militantismes scientifiques » (p. 388).

3 Contrastant avec la richesse des différentes communications, la perspective d’ensemble esquissée par Stéphane Schott dans l’introduction du volume contourne la question du statut épistémologique de ces « théories du suffrage politique ». En effet, les différents auteurs conviés à cette journée d’études n’abordent pas tous la question de la même manière : pour certains, il s’agit de catégories analytiques qui permettent de construire la réalité historique ; pour d’autres, ces théories sont des productions intellectuelles qu’il convient de restituer dans leur historicité. On aura reconnu là une opposition classique entre l’histoire des idées et la sociologie des sciences. L’importance qu’accordent les publicistes à la doctrine les incite généralement à privilégier la première.

NOTES

1. Pour une approche plus centrée sur les pratiques électorales effectives, cf. Christophe Voilliot, « Les élections au suffrage censitaire en France (1814-1848) : mythes et réalités », in Les Français et le vote depuis 1789. Actes du 11e colloque historique des bords de Marne, Nogent-sur-Marne, 2013, p. 27-40.

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2. Sur cette question, on peut également se référer à une thèse de science politique : Thomas Marty, Une histoire sociale de la réforme électorale sous la Troisième République. Mobilisations politiques et expertises électorales : la question de la « représentation proportionnelle », Paris, LGDJ/Fondation Varennes, 2012. 3. Cf. aussi Malcolm Crook et Tom Crook, « L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 43, 2011/2, p. 41-45.

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Thierry LENTZ, Le congrès de Vienne. Une refondation de l’Europe, 1814-1815 | Mark JARRETT, The Congress of Vienna and its Legacy. War and Great Power Diplomacy After Napoleon London/New York, I.B. Tauris, 2013, 522 p. ISBN : 978-1-78076-116-9. 68 livres sterling | Paris, Perrin, 2013, 400 p. ISBN : 978-2-262-03305-7. 24 euros.

Emmanuel Larroche

RÉFÉRENCE

Thierry LENTZ, Le congrès de Vienne. Une refondation de l’Europe, 1814-1815, Paris, Perrin, 2013, 400 p. ISBN : 978-2-262-03305-7. 24 euros. Mark JARRETT, The Congress of Vienna and its Legacy. War and Great Power Diplomacy After Napoleon, London/New York, I.B. Tauris, 2013, 522 p. ISBN : 978-1-78076-116-9. 68 livres sterling.

1 Le congrès de Vienne, acte fondateur de l’ordre européen du XIXe siècle postnapoléonien a déjà fait l’objet d’une abondante bibliographie. Des traditions nationales bien établies, en France notamment, en ont fait un acte d’oppression des peuples. En niant leurs aspirations légitimes à la souveraineté nationale et à la liberté, le Congrès n’a fait que préparer les révolutions qui lui font suite et qui déstabilisent le continent. « Les diplomates de 1815 ont mis une année à pourvoir l’Europe de mauvaises lois. Il lui faudra plus d’un siècle pour réparer le mal qu’ils lui ont fait », écrit ainsi Antonin Debidour à la fin du XIXe siècle1. Une autre approche considère au contraire le congrès de Vienne comme une tentative sincère d’établir une paix durable en Europe par la recherche du meilleur équilibre possible entre les puissances du

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continent. C’est une étape essentielle dans l’apparition d’un droit international public et une préfiguration des organisations internationales établies aux lendemains des deux guerres mondiales du XXe siècle. Cette vision est notamment portée par l’ouvrage classique de Paul Schroeder, The Transformations of European Politics2. À l’heure de son bicentenaire deux livres viennent appuyer cette conception du Congrès. Ils peuvent être considérés comme complémentaires car leur objet n’est pas tout à fait le même. L’ouvrage de Thierry Lentz traite du Congrès en lui-même, tandis que celui de Mark Jarrett est une mise en perspective des transformations du système international pendant et après les guerres de la Révolution et de l’Empire.

2 Dans son étude synthétique, Thierry Lentz, président de la Fondation Napoléon, aborde le Congrès dans une perspective européenne et tente de dépasser les préjugés nationaux qui ont façonné la « légende noire » de l’événement. En l’étudiant pour lui- même, l’auteur évite les pièges de la téléologie qui ont trop souvent attribué au Congrès des principes et des mécanismes qui sont le fruit des développements ultérieurs des relations diplomatiques des grandes puissances européennes. L’ouvrage offre une histoire particulièrement claire des enjeux géopolitiques, des tractations diplomatiques et des rebondissements qui animent ces mois décisifs où tous les regards se tournent vers Vienne. La capitale de l’Empire d’Autriche devient alors un haut lieu de la sociabilité aristocratique, comme nous le montre l’auteur, qui consacre un chapitre aux festivités et aux amours viennoises. Par des développements sur les questions du financement du Congrès, de l’accueil de son public, de l’organisation de sa sécurité, Thierry Lentz suggère également une autre histoire : celle d’un événement de prestige qui vient appuyer la stratégie autrichienne de puissance et qui préfigure peut-être, par certains aspects, l’organisation des expositions universelles. La réorganisation de l’Europe à l’issue du Congrès, contenue et formalisée dans l’Acte final, est le fruit d’un compromis entre des grandes puissances aux intérêts divergents mais qui ont une expérience commune : celle des guerres de la Révolution et de l’Empire. Pour Thierry Lentz, même si la lutte pour les intérêts fait rage au Congrès, le désir de paix de ses protagonistes est sincère. Comme le montre son dernier chapitre, le Congrès innove particulièrement lorsqu’il aborde des questions transnationales comme la libre circulation sur le Rhin, la question de la préséance ou l’abolition de la traite négrière. En somme, nous explique Thierry Lentz, il faut juger le congrès de Vienne à l’aune de ses objectifs : établir une carte de l’Europe qui maintienne un équilibre des puissances et qui la protège d’un retour de l’hégémonie française.

3 Historien et juriste, Mark Jarret fait la même analyse en montrant que les formes et les buts du « système des congrès » (congress system) qui se met en place après Vienne n’y ont nullement été fixés ou préétablis. Son livre, très ambitieux, synthétise une abondante bibliographie qui associe travaux historiques et analyses des sciences politiques. L’ouvrage est chronologique et découpé en trois parties. La première, intitulée « Guerre », analyse les mutations de l’ordre européen pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire et la genèse de la paix. Une deuxième partie, intitulée « Paix », scrute dans les détails la naissance du « système des congrès ». La troisième partie, intitulée « Diplomatie », montre le processus en action, son échec et son héritage. Le propos est à la fois très clair, très didactique et d’une grande rigueur scientifique. Il s’adresse donc à tous les publics. Il devrait facilement s’imposer comme un outil de référence dans l’histoire des relations internationales du premier XIXe siècle.

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4 Les faits relatés sont déjà bien connus. Mais l’auteur les soumet à une grille de lecture assez riche qui associe l’étude des acteurs, celle du système en tant que tel et celle des nations qui, en arrière-plan l’influencent. L’attention portée aux acteurs renouvelle quelque peu le regard porté sur leur action. Une large place est donnée à leur étude psychologique et à la confrontation de leurs histoires individuelles. Mark Jarrett explique ainsi le comportement de bien des personnalités, après 1814, par leur expérience vécue des périodes révolutionnaire et impériale. Il s’agit bien d’une génération de chefs d’État et de diplomates, marqués par la guerre mais aussi par les échecs subis sous la domination française.

5 L’étude du système international qui se met en place à partir de 1814 est très fouillée, chacun de ses développements circonstanciés, les idéologies qui le sous-tendent mises en perspective. L’auteur porte une grande attention à l’analyse des mécanismes internes de ce système de coopération et en fournit même une définition très précise, une modélisation pourrait-on dire. Pour Mark Jarrett, cette courte séquence qui prend fin en 1823, est spécifique par les ambitions à l’œuvre et la nouveauté des outils utilisés, la réunion de congrès périodiques destinés à démêler les crises et différends par la coopération. Le « concert européen » change ensuite de nature. Pourquoi ce système a- t-il échoué ? Mark Jarrett montre bien l’enchaînement des circonstances et des luttes diplomatiques qui ont fini par faire de cette coopération un instrument contre- révolutionnaire dédié à la conservation d’un ordre monarchique autoritaire. Là se niche l’explication principale de l’échec de cette Europe des congrès dont finit par s’éloigner le Royaume-Uni. Le système se grippe par ses contradictions internes. En somme, l’Europe s’est dotée en 1814 d’un outil très efficace mais elle l’a utilisé à mauvais escient. L’ouvrage défend un point de vue qui peut susciter des débats mais essaie toujours de le balancer par un grand sens de la nuance. L’auteur inscrit d’ailleurs souvent son propos dans les controverses qui parcourent l’historiographie de la période. C’est donc un outil précieux parce qu’il permet au lecteur français d’avoir un accès aisé aux apports de l’historiographie anglo-saxonne qui est abondamment citée et commentée. Loin de clore son sujet, l’ouvrage de Mark Jarrett ouvre des pistes parce qu’il suscite la réflexion. Certains points restent à mieux connaître comme le rôle des opinions publiques ou la mise au jour des systèmes de représentations de cet ordre international. Le dernier chapitre du livre qui porte sur l’héritage du « système des congrès », d’une grande richesse, ouvre d’ailleurs des perspectives pour une autre histoire de l’Europe du congrès de Vienne, celle de sa mémoire, de sa construction et des usages qui en sont faits, jusqu’à nos jours.

NOTES

1. Antonin Debidour, Histoire diplomatique de l’Europe depuis l’ouverture du Congrès de Vienne jusqu’à la clôture du Congrès de Berlin (1814-1878), Paris, Félix Alcan, 1891, tome I, p. 69. Cf. encore l’ouvrage récent d’Adam Zamoyski, Rites of Peace. The Fall of Napoleon and the Congress of Vienna, New York, Harper and Collins, 2007.

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2. Paul W. Schroeder, The Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, Clarendon Press, 1994.

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Carolyn STEEDMAN, An Everyday Life in the English Working Class. Work, Self and Sociability in the Early Nineteenth Century Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 309 p. ISBN : 978-1-107-67029-7. 19,99 livres sterling.

Fabrice Bensimon

RÉFÉRENCE

Carolyn STEEDMAN, An Everyday Life in the English Working Class. Work, Self and Sociability in the Early Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 309 p. ISBN : 978-1-107-67029-7. 19,99 livres sterling.

1 Peu lue en France, Carolyn Steedman, professeure émérite à l’université de Warwick, est reconnue outre-Manche comme une spécialiste novatrice de l’histoire sociale, dans la tradition d’Edward P. Thompson ou de Raphael Samuel. Elle fut une membre active du « History Workshop », cette entreprise collective lancée par Raphael Samuel au milieu des années 1960, qui chercha non seulement à écrire l’histoire des oubliés, mais aussi à démocratiser son écriture, en mobilisant un vaste public au-delà des historiens de métier. Dans Master and Servant. Love and Labour in the English Industrial Age1, Carolyn Steedman s’attardait sur la relation entre un pasteur anglican bienveillant et sa jeune domestique, enceinte d’un enfant illégitime, dans l’ouest du Yorkshire du XIXe siècle naissant, cher à Edward P. Thompson comme il l’avait été à Emily Brontë. Récemment, elle a aussi publié une histoire originale des domestiques et de leurs employeurs dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle2. Elle est également l’auteure d’un essai original d’histoire familiale, Landscape for a Good Woman3. Plus que de chercher à dégager des cadres théoriques, Carolyn Steedman affectionne la micro-histoire, l’utilisation des

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textes littéraires et de l’écriture de soi, qu’elle restitue avec fidélité et en cherchant à guider le lecteur dans son entreprise de décryptage.

2 Son dernier ouvrage est une démonstration éclairante de la façon dont on peut faire parler des textes, en l’occurrence deux journaux privés (diaries), tenus par des hommes du même village du Nottinghamshire, Clifton, dans les Midlands, au début du XIXe siècle. Le premier, Gervase Clifton (1744-1815) est magistrat. Lord of the Manor, propriétaire terrien, il s’absente parfois longuement pour aller à Londres, à Bath prendre les eaux, ou encore pour la chasse. Ses cahiers de notes ne concernent que la façon dont il administre la loi. Le second, Joseph Woolley (c.1773-1840), tisse des bas. Il a laissé six almanachs de notes, pour un total de quelque 100 000 mots (environ 600 000 signes), déposés aux archives du comté en 1992. C’est ce dernier texte, souvent très personnel, qui forme le cœur de l’ouvrage. Carolyn Steedman utilise les notes du magistrat pour mettre en contexte et étayer ce que le tisserand raconte de la vie locale. Joseph Woolley est un framework knitter, un stockinger : il tricote des bas sur un de ces métiers en bois, opérés par les mains et les pieds, qui furent la cible des émeutes luddites, entre 1811 et 1816. Ces tricoteurs à domicile des Midlands sont assez bien connus de l’histoire sociale, car ils se mobilisèrent à travers plusieurs pétitions en direction du parlement, notamment en 1812 et en 1819, pour tenter d’enrayer la baisse de leurs tarifs4. Cette dégradation de leurs conditions d’existence, qui fut aussi à l’origine des bris de machine, est perceptible dans les comptes soigneusement tenus par Woolley, qui fourmillent ainsi d’informations sur ses revenus mais aussi sur le coût de la vie. Payé à la pièce, il travaille peut-être quatorze heures par jour – en respectant la Saint Lundi – et doit néanmoins réduire ses dépenses.

3 D’autres chapitres évoquent la famille et les amis de Woolley, qui appartenait à un club local, un lieu de sociabilité et de plaisir. Les deux hommes consacrent de nombreuses pages aux fréquentes beuveries et aux rixes, entre hommes, entre femmes, ou encore au sein des couples : Woolley en est parfois le témoin, et Clifton en entend parler dans la salle d’audience. Le rapport à la sexualité de ces deux hommes, l’un célibataire, l’autre veuf, est également abordé. Woolley donne de nombreux détails sur les comportements de sa communauté, par exemple les stratagèmes déployés par les hommes, les viols, les mariages malheureux, les infidélités ou la prostitution. Il enregistre les naissances, ironise sur les grossesses prénuptiales, alors fréquentes, et sur les naissances illégitimes. Et il condamne moralement les avortements. Woolley connait Clifton, et il décrit des audiences et des incidents du tribunal. Les deux textes se répondent ainsi, autour de ce que la loi signifie respectivement pour le juge et pour le tricoteur. Clifton l’administre pour les gens de son voisinage : des conflits, des incidents liés à l’emploi domestique ou à la loi sur les pauvres, des violences interpersonnelles et des atteintes à la propriété, qui se soldent souvent par des pénalités financières. Le juge apparaît souvent comme un arbitre des conflits et des incidents du quotidien d’un village.

4 Inspirée par Jacques Rancière, Carolyn Steedman souligne que Woolley ne se définit pas par son travail, dont il ne parle guère, mais par des relations avec sa communauté et avec le monde des idées. La littérature, en particulier les romanciers du XVIIIe siècle comme Henry Fielding et Samuel Richardson, occupe une place manifestement importante dans la vie des deux hommes. Fils du clerc de la paroisse, ayant sans doute été scolarisé, Woolley lit peut-être quotidiennement, il achète des livres en tout cas, en emprunte dans une bibliothèque et, dans son journal, il rapporte ce qu’il lit. Il va

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également au théâtre. Son célibat est atypique, dans une société où la majorité des hommes se marie, et où l’idéal du male breadwinner, l’homme gagne-pain, progresse. Carolyn Steedman intègre ainsi à l’histoire sociale le célibataire, jusqu’alors situé dans un angle mort de la recherche, alors qu’il représente trois ou quatre hommes sur dix.

5 L’ouvrage s’intéresse aussi à ce que les sources ne disent pas. Le Nottinghamshire est pourtant le berceau du luddisme et 29 métiers à tisser des bas furent détruits à Clifton lors d’une vague luddite en janvier 1812. Les cahiers du magistrat n’y font pas référence, et le journal de Woolley est lacunaire pour cette période. Nous ignorons si Woolley partageait les doléances des luddites, mais ce mouvement était de toute façon présent dans sa vie. À une occasion, il exprime son exaspération contre son métier, qui lui permet de vivre, mais qu’il n’aime guère. Carolyn Steedman nourrit également une réflexion originale sur la nature de ces diaries, dont la lecture est souvent difficile, et qui sont l’objet même de son livre, plutôt qu’une source parmi d’autres pour écrire la vie des deux hommes. Ils résultent certes de l’importance accrue, au XVIIIe siècle, de l’individu et de la conscience de soi. Ils diffèrent de l’autobiographie ouvrière, un genre qui prend alors son envol en Grande-Bretagne. Le diariste ignore « la fin », là où l’autobiographe la connaît : c’est lui-même en train d’écrire. Woolley n’écrit pas pour un public, et son lecteur peut être déconcerté quand il le voit s’amuser de la souffrance humaine. En même temps, Woolley sait qu’il raconte des anecdotes, qui ont une forme littéraire : ce sont des histoires qui illustrent une vérité morale, ou incarnent un trait significatif du caractère des hommes. An Everyday Life of the English Working Class est donc plus que la mise en valeur de sources nouvelles. C’est un beau travail de micro- histoire, ainsi qu’une stimulante réflexion sur le rapport qu’un homme pouvait avoir à l’écriture de soi il y a deux siècles.

NOTES

1. Carolyn Steedman, Master and Servant. Love and Labour in the English Industrial Age Cambridge, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 2. Carolyn Steedman, Labours Lost. Domestic Service and the Making of Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. 3. Carolyn Steedman, Landscape for a Good Woman, London, Virago, 1986. 4. Cf. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2010 (1e édition en anglais 1963) ; Joanna Innes, « Des tisserands au Parlement : la légitimité de la politique du peuple (Angleterre, 1799-1800) », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 42, 2011/1, p. 85-100.

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Jacques BONCOMPAIN, De Scribe à Hugo. La condition de l’auteur (1815-1870) Paris, Honoré Champion, 2013, 832 p. ISBN : 978-2-7453-2743-7. 55 euros.

Stéphanie Loncle

RÉFÉRENCE

Jacques BONCOMPAIN, De Scribe à Hugo. La condition de l’auteur (1815-1870), Paris, Honoré Champion, 2013, 832 p. ISBN : 978-2-7453-2743-7. 55 euros.

1 Le dernier ouvrage de Jacques Boncompain réunit, sous la forme d’un long récit chronologique, un nombre remarquable de faits et d’anecdotes liés à l’exercice de la fonction d’auteur entre 1815 et 1870 en France1. Pour composer ce récit historique, l’auteur puise abondamment dans les archives de la Société des auteurs (SACD) et de la Société des gens de lettres, mais aussi dans la presse, les archives de l’Opéra et les Archives nationales. Fondation et refondation des différentes sociétés, changements de tutelles et de législation, censure, caisses de secours, agences de librairies… le livre rend compte de la diversité des institutions impliquées dans cette histoire aux accents picaresques. Au fil du texte, des figures d’auteurs célèbres se distinguent par leur action, qu’elle soit fédératrice (Scribe et Hugo bien sûr) ou au contraire scissioniste (Augier, Labiche par exemple). L’histoire politique sert de structure narrative à l’ensemble puisque les chapitres correspondent aux quatre régimes de la période.

2 Dès la lecture de l’introduction, qui résume les épisodes précédents de l’Antiquité au XVIIIe siècle, il apparaît que le sous-titre du volume renvoie davantage à une forme romanesque (inspirée de la Condition humaine ?) qu’à une étude relevant de la sociologie de la littérature. Les auteurs sont ici traités comme des personnages : c’est le récit lui- même, l’enchaînement des actions et l’articulation proposée avec les événements rapportés qui construit l’idée d’une condition de l’auteur et, partant, l’adhésion du lecteur à cette idée. La démarche est en effet délibérément militante. Par ce récit, il

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s’agit pour Jacques Boncompain – et les préfaces de Laurent Petitgirard et Jean-Claude Bologne, les présidents de la SACEM et de la SGDL, viennent appuyer cette ambition – de susciter chez le lecteur l’adhésion aux actions de défense des droits des auteurs, qui seraient en effet menacés par le désintérêt paradoxal des auteurs eux-mêmes, « coupés de leur histoire » (p. 27). Jacques Boncompain engage ici une bataille contre « la perte de mémoire ».

3 S’inscrivant dans la continuité idéologique du combat des auteurs dont il fait le récit, il affirme que la défense de la condition des « créateurs », assimilée ici au droit de propriété littéraire, auquel il accorde « un caractère universel », relève de l’intérêt général d’une nation. Un appel au débat sur les conséquences des nouveaux moyens de communication sur cette condition de l’auteur vient ainsi conclure une démarche fort cohérente. On ne saurait donc reprocher à l’auteur de cet ouvrage de ne pas avoir produit un autre livre que le sien. Au demeurant, le ton enlevé qu’il donne à son récit, ainsi que les annexes reproduisant un certain nombre de documents et donnant une chronologie des lois et règlements français ayant trait au droit de propriété littéraire, offrent un moyen de plonger ou replonger dans des événements complexes, jusque-là disséminés dans des ouvrages moins complets et plus anciens. L’impression de saisie exhaustive procure un incontestable plaisir à l’historien du XIXe siècle, ou plus largement, au lecteur coutumier des écrits de ce temps. En revanche, on est tenté d’engager le débat avec l’auteur sur son propre terrain : quelle est l’utilité politique, au sens large, de défendre aujourd’hui « la condition d’auteur » à partir d’un récit qui construit, conformément à l’histoire même des sociétés dont il traite, la catégorie d’auteur en les définissant comme des « créateurs » ? Nombre d’universitaires, par exemple, pour ne parler que d’une partie seulement des producteurs d’écrits dont la rémunération principale ne repose pas sur un droit de propriété, sont payés, comme fonctionnaires et non comme auteurs, pour écrire, penser, critiquer, transmettre. Certains d’entre eux ont d’ailleurs commis des ouvrages sur les enjeux historiques, esthétiques, économiques et sociologiques du statut de l’auteur au XIXe siècle. Le choix d’écarter ces écrits de la bibliographie nous interpelle donc, non pas tant pour défendre une chapelle que pour discuter la ligne même qui est défendue par l’ouvrage : ne convient-il pas d’œuvrer aujourd’hui à un rassemblement plus large en faveur de la défense du travail intellectuel, sans préjuger de son éventuelle nature « créative » ?

4 Le parti pris assumé par Jacques Boncompain, la qualité de son récit et l’importance remarquable du matériau qu’il offre à la connaissance du lecteur permet ainsi d’ouvrir un utile débat, non pas historiographique – le sujet est manifestement écarté –, mais bien politique sur le rôle des écrits dans notre société.

NOTES

1. Jacques Boncompain a notamment écrit : La Révolution des auteurs : 1773-1815, Paris, Fayard, 2002 et De Dumas fils à Marcel Pagnol : les auteurs aux temps modernes, 1871-1996, Paris, Honoré Champion, 2013.

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Les Bohèmes. 1840-1870. Écrivains – Journalistes – Artistes, anthologie réalisée et annotée par Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor Seyssel, Champ Vallon, 2012, 1441 p. ISBN : 978-2-87673-633-7. 32 euros.

Nicole Edelman

RÉFÉRENCE

Les Bohèmes. 1840-1870. Écrivains – Journalistes – Artistes, anthologie réalisée et annotée par Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor, Seyssel, Champ Vallon, 2012, 1441 p. ISBN : 978-2-87673-633-7. 32 euros.

1 Une exposition au Grand Palais et un colloque « Mythe, fortune et infortune de la bohême », tous deux en 2012 à Paris, avaient mis en exergue le thème de la bohême en explorant tous les sens de ce mot. L’ouvrage Les Bohêmes s’attache quant à lui à la bohême littéraire, à elle seule un vaste sujet qui évoque les débuts difficiles des jeunes artistes, les amours de jeunesse, la pauvreté et les logements misérables. Pour explorer ce thème, Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor ont réalisé une riche anthologie organisée autour de deux textes repris en intégralité. D’une part, Histoire de Murger pour servir à l’histoire de la vrai bohême par trois buveurs d’eau, publiée en 1862, signée par Adrien Lelioux, Léon-Noël et Nadar au lendemain de la mort d’Henry Murger. Ce texte raconte l’aventure d’un groupe nommé les « buveurs d’eau » composé d’hommes recherchant l’art pour l’art ou faisant du petit journalisme. Le deuxième livre, de Firmin Maillard, s’intitule Les derniers bohêmes, Henry Murger et son temps (publié en 1874) et décrit longuement et avec de nombreuses anecdotes une soirée dans la brasserie des Martyrs, alors célèbre. Ce texte qui est une sorte de reportage, que Jean- Didier Wagneur et Françoise Cestor situent en 1857, fait défiler des centaines de personnages qui seront copiés et recopiés tout au long du siècle et plus tard encore.

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Autour de ces deux publications, des dizaines d’autres textes, courts dans l’ensemble, de factures, de sujets et d’auteurs fort divers nous sont donnés à lire. Classés par ordre chronologique, ils sont présentés, annotés, commentés de manière très érudite tous comme les deux ouvrages majeurs. Enfin, l’anthologie se termine en proposant un dictionnaire des personnages, des journaux, une bibliographie et un index. Cet ensemble est donc dorénavant un ouvrage de référence sur ce thème de la bohême littéraire, d’une grande richesse et d’une lecture rendue aisée par les soins et le savoir de Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor.

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Lettres de la Félibresse rouge Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), édition critique établie par Rose Blin-Mioch Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2013, 334 p. ISBN : 978-2-36781-019-5. 24 euros.

Raymond Huard

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Lettres de la Félibresse rouge Lydie Wilson de Ricard (1850-1880), édition critique établie par Rose Blin-Mioch, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2013, 334 p. ISBN : 978-2-36781-019-5. 24 euros.

1 Voici un ensemble de correspondances originales, très soigneusement présentées et éditées par Rose Blin-Mioch et qui concernent le Félibrige rouge, constitué autour de Louis-Xavier de Ricard à partir de 1876. Au total soixante-dix lettres parfois très développées dont le cœur est fourni par celles de Lydie Wilson de Ricard au félibre Auguste Fourès, de Castelnaudary (34 lettres) et par les réponses de ce dernier (14 missives) ; les autres correspondances (14) étant échangées entre Louis-Xavier de Ricard et Auguste Fourès1.

2 Louis-Xavier de Ricard, après avoir participé à la Commune de Paris, s’est exilé en Suisse. Revenu en France, il épouse, en août 1873, Lydie Wilson, née en 1850 à Paris, fille aînée d’un commerçant d’origine écossaise et d’une mère d’origine flamande. Celle-ci a reçu, tant en France qu’en Écosse, une éducation variée et poussée. Au début de 1874, les Ricard s’installent à Montpellier. Par opposition au félibrige blanc et provençal, le félibrige languedocien animé par Ricard est « rouge », ardemment républicain et même socialisant. Il se manifestera par l’édition d’un almanach annuel en occitan et français et autres langues romanes, la Lauseta2, la publication de l’ouvrage de Ricard, Le Fédéralisme3, en janvier 1877 et diverses autres publications. C’est au printemps 1876 que les Ricard font connaissance d’Auguste Fourès, commerçant à Castelnaudary, mais

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aussi poète languedocien et républicain avancé. À partir de quoi commence entre Lydie et Fourès et éventuellement entre Louis et ce dernier, une correspondance suivie et fraternelle. Alors que les lettres de Louis-Xavier concernent surtout le sort du félibrige, celles de Lydie sont beaucoup plus intimes. Elle a manifestement trouvé en ce jeune homme de vingt-huit ans un confident (il sera bientôt son « parrain » et elle sa « filleule »). Fourès est en outre tombé amoureux de Jeanne, la sœur cadette de Lydie, et celle-ci sert d’intermédiaire entre les tourtereaux. Cette correspondance s’arrête du reste avec la mort de Jeanne, tuberculeuse, en novembre 1877. Lydie décèdera le 17 septembre 1880 de la même maladie, la maladie du siècle, dont le nom, par une sorte de tabou, n’est jamais prononcé dans les lettres.

3 Celles-ci sont très vivantes, écrites avec spontanéité et fraîcheur, surtout de la part de Lydie et elles concernent à peu près tous les aspects de la vie des Ricard. Et d’abord leur installation en Languedoc, dont la nature a séduit Lydie, qui élève même divers animaux. Mais on y voit aussi vivre le couple Ricard qui traverse une crise à l’époque (Lydie songe un instant à s’en aller). Si Louis-Xavier a de bonnes idées concernant l’émancipation de la femme, il ne les applique pas – semble-t-il – dans son ménage. Sa femme qui l’assiste dans son travail, le juge velléitaire, le voit comme un « tyran », souffre d’être considérée comme « un caprice, une petite chose amusante ». Sans être vraiment pauvres, les Ricard ne sont pas riches ; ils s’endettent parfois pour financer leurs activités, leurs voyages à Paris. Lydie s’est passionnée pour le languedocien, qu’elle apprend patiemment, mais difficilement, écrit même quelque poèmes dans cette langue en sollicitant les conseils de Fourès. Elle commente les réunions des félibres, critique sévèrement certains d’entre eux (Léontine Goirand, Louis Roumieux). Elle active la diffusion de l’ouvrage de son mari, Le Fédéralisme, dont les comptes rendus de presse sont peu nombreux, malgré les efforts de Fourès. Lydie s’intéresse aussi à la politique, notamment lors de la crise du 16 mai 1877, et craint à cette époque, contrairement à la plupart des républicains, un retour de Thiers au pouvoir (car les souvenirs de la Commune ne sont pas éteints). Les Ricard sont volontiers anticléricaux, anti-jésuites.

4 Une partie importante de la correspondance est consacrée au sort de Jeanne. Celle-ci, personnalité un peu passive et qui s’adonne à la peinture, est tombée amoureuse de Fourès, amour réciproque. Mais les obstacles entre les deux jeunes gens sont immenses : Fourès habite loin de Montpellier, il est peu aisé, dominé par une mère autoritaire et « victime des prêtres ». En outre les parents de Jeanne préfèreraient un gendre vraiment fortuné. Les amoureux ne se voient que très rarement. De là, plaintes et douleurs ! Lydie tarabuste Fourès pour qu’il s’installe à Montpellier. La mort de Jeanne est un véritable crève-cœur pour sa sœur : « nul n’aima et n’aime mon adorée pauvre Jeanne comme moi ». Quant à Ricard, il est surtout préoccupé par ses travaux en cours, la sortie du Fédéralisme, la parution de La Lauseta, la rédaction d’une Histoire populaire du Languedoc, ses rapports avec les autres félibres « cagots » (bigots et hypocrites) et les revues (la Revue des langues romanes), la création de la Cigale, regroupement de méridionaux à Paris. Lui non plus n’est pas tendre pour ses confrères, notamment pour Arnavielle, « une espèce de vilain petit Tartuffe ».

5 Ces lettres sont donc une introduction vivante à un milieu restreint certes, mais très original, et dans une époque décisive. Rose Blin-Mioch en montre aussi la portée plus générale en en confrontant les acquis à des sujets plus vastes, la situation de l’écriture

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des femmes à l’époque, l’état de l’occitan dans les lettres, et aussi les rapports hommes- femmes dans la France du XIXe siècle.

NOTES

1. Auxquelles viennent encore s’ajouter quelques lettres de Lydie à sa famille (7) et une lettre à Mistral, un peu postérieure (1879 ou 1880). 2. « L’Alouette ». C’est le nom du mas des Ricard à Montpellier. 3. Louis-Xavier de Ricard, Le Fédéralisme, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877.

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Wolf LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir du signe Bibliothèque allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012 (1re édition en allemand, 2010), 131 p. ISBN : 978-2-7351-1515-0. 24 euros.

Nathalie Richard

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Wolf LEPENIES, Auguste Comte. Le pouvoir du signe, Bibliothèque allemande, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012 (1re édition en allemand, 2010), 131 p. ISBN : 978-2-7351-1515-0. 24 euros.

1 Des réflexions de Comte et de la politique positiviste des images subsistent quelques traces connues : sa statue sur la place de la Sorbonne ; la couleur, le dessin et la devise du drapeau brésilien. Ce sont ces réflexions théoriques et cette politique concertée qu’entreprend de restituer Wolf Lepenies dans Auguste Comte. Le pouvoir des signes.

2 Après la mort de sa maîtresse, Clotilde de Vaux, et à la faveur de la révolution de 1848, Comte prend conscience de la « sécheresse morale » de la philosophie exposée dans le Cours de philosophie positive (1830-1842). Il engage des réflexions sur une politique et une religion qui viendraient la compléter et assurer son effectivité. S’esquisse alors ce que Wolf Lepenies désigne comme l’« iconic turn » (p. 3) du positivisme, commandant une nouvelle politique des images, principalement inspirée du catholicisme.

3 Autour de la question du portrait du fondateur et de sa diffusion, l’ouvrage restitue les liens entre des artistes (Félix Bracquemond, Antoine Étex) et le mouvement positiviste. Antoine Étex notamment, sculpteur de certains reliefs de l’Arc de triomphe de l’Étoile, fut considéré par Comte comme un véritable artiste positiviste. Il réalisa un buste et un portrait approuvés par leur modèle et reproduits en séries. Diffusés parmi les disciples, comparables aux images du Christ ou de la Vierge, ils sont pensés principalement comme des instruments de consolidation sociale et spirituelle du mouvement.

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4 Sensible aux transformations de l’espace public, Comte pense également l’image comme instrument de diffusion de masse et fonde une Société de propagande positiviste chargée d’élaborer des affiches. Parisien d’adoption, promeneur aux habitudes rangées, Comte est un penseur du centralisme. Sa position d’examinateur externe à l’École polytechnique le contraint à de longs périples, où se confirme à ses yeux la suprématie de la capitale sur la province. Comte pense Paris (nouvelle Rome ou nouvelle Athènes, suivant que le modèle est le catholicisme ou la philosophie) comme premier centre universel du positivisme, ville sainte destinée à être supplantée par Constantinople une fois seulement que la doctrine aura triomphé à la surface de la Terre. La capitale est en effet, à ses yeux, le lieu où peut s’opérer l’alliance des philosophes et des prolétaires, indispensable à la victoire puis au fonctionnement de l’État positif ; elle est aussi le centre d’un espace national destiné à être réorganisé en seize régions positivistes.

5 Dans cette ville-centre, doit se développer une politique des monuments pour laquelle Comte a élaboré un plan d’ensemble, sur le modèle révolutionnaire. Après sa mort, c’est surtout à l’inscription du souvenir du fondateur dans l’espace urbain que travaillent les disciples. Outre l’entretien de la tombe du Père-Lachaise, objet d’un pèlerinage annuel, ils œuvrent à la désignation d’une rue, obtenue en 1885, et à l’érection d’une statue, inaugurée en 1902 sur la place de la Sorbonne.

6 S’appuyant principalement sur la correspondance publiée du philosophe, l’ouvrage restitue ainsi la place qu’occupent, dans la pensée comtienne, la question des symboles et de la propagande, de même que la réflexion sur les lieux jugés les plus propices à l’élaboration et à la diffusion de la doctrine. Le fondateur du positivisme y est dépeint comme un penseur lucide de la modernité (de la ville, du pouvoir des images, de la propagande politique), capable de s’inspirer de modèles hétéroclites, anciens ou plus récents, religieux ou laïques. On pourra regretter peut-être, qu’exclusivement centré sur les positivistes, l’ouvrage ne permette pas d’évaluer pleinement l’originalité ou la banalité de la pensée de Comte, face à d’autres promoteurs de politiques des images du XIXe siècle ou face à des penseurs mieux connus et mieux étudiés de ces questions (Walter Benjamin par exemple).

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Revue des études slaves, tome LXXXIII/ 1, Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité Paris, Institut d’études slaves/Centre d’études slaves, 2012, 309 p. ISBN : 978-2-7204-0492-4.

Estelle Berthereau

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Revue des études slaves, tome LXXXIII/1, Alexandre Herzen (1812-1870). Son époque, sa postérité, Paris, Institut d’études slaves/Centre d’études slaves, 2012, 309 p. ISBN : 978-2-7204-0492-4.

1 À l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Alexandre Herzen (1812-2012), passé presqu’inaperçu en Russie, ce numéro de la Revue des études slaves, dirigé par Korine Amacher et Michel Mervaud, permet de saisir l’influence que le premier émigré politique russe (de 1847 jusqu’à sa mort en janvier 1870) a exercé de son vivant, puis de suivre le traitement problématique de son héritage en URSS. Ce recueil de trois témoignages et de six articles croise les regards et brosse le portrait d’un penseur majeur du socialisme russe, mais aussi européen. Matériellement, Herzen est un émigré politique riche. Le témoignage de Michael Herzen rapporte comment son ancêtre a réussi à préserver l’héritage de ses parents, malgré le gel de ses terres après la rédaction de ses articles favorables à 1848. Herzen, témoin des événements de 1848 à Paris, condamne ensuite dans plusieurs de ses écrits la modération de plus en plus prégnante de la jeune république.

2 Les interactions de Herzen avec les autres émigrés politiques sont des plus intéressantes. Marc Vuilleumier démontre que les socialistes français autour de Benoît Malon découvrent l’existence d’une Russie révolutionnaire à travers, entre autres, les journaux auxquels collaborent Herzen et Ogarev – même si leurs relations ne sont que suggérées dans ce numéro – et Bakounine. Herzen est persuadé de la singularité de son

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pays et se croit chargé de la mission de créer une nouvelle Russie. Françoise Genevray éclaire la rupture qui s’affirme chez Herzen : après 1852, il rejoint, avec l’avocat Talandier, Cabet, Leroux, Blanc et Faure, les « socialistes de Londres » pour défendre une république démocratique et sociale, et ce malgré sa proximité avec Mazzini, partisan de l’action, à qui la république suffit. Après la chute de Sébastopol, il ne soutient donc pas l’appel à la révolte de Mazzini, Ledru-Rollin et Kossuth du 26 septembre 1855. D’après une lettre inédite présentée par Marc Vuilleumier, il considère cependant Blanqui comme le sauveur de l’Europe. Pour Herzen, la révolution doit pourtant advenir sans violence.

3 Michel Mervaud rappelle que l’attachement de Herzen pour Bakounine déclenche un conflit avec Marx et ses partisans. Plus profondément, Marx déplore l’influence de Proudhon sur Herzen, qui développe des tendances anarchistes et se montre sceptique quant à l’opportunité de créer un État ouvrier centralisateur. Herzen et Marx, qui ne se croisent jamais à Londres en douze ans, ne peuvent s’entendre. Le Russe reproche aux « marxides », qu’il confond avec les démocrates allemands, leur évolution nationaliste et leur admiration pour Bismarck. En outre, il pense les Allemands hostiles aux Russes. Engels publie en 1854 l’essai « Les Allemands et les Slaves » qui présente Herzen en panslaviste et interroge son « socialisme paysan ». Pour Herzen, la commune joue un grand rôle, la lutte des classes n’est pas le moteur de l’histoire. Il croit en une certaine intelligibilité de l’histoire tout en accordant au hasard un rôle primordial : des lois ne peuvent donc pas être radicalement établies pour tous les pays. La Russie a, pour lui, une histoire différente des pays occidentaux. Sa critique de la bourgeoisie est moins économique que morale et il place la liberté de la personne humaine au-dessus de tout.

4 L’importance accordée au drame familial de Herzen, qui revient dans les articles de Svetlana Grenier et d’Ulrich Schmid, surprend d’abord. Mais une dimension littéraire et politique en ressort : suite à l’échec des révolutions de 1848, Herzen, sa femme et leur ami Herwegh se replient sur une utopie amoureuse qui devait aboutir à une « sympathie naturelle » capable de briser la morale bourgeoise. Inspirée par le roman de Herzen À qui la faute ?, cette relation triangulaire explose car il s’avère impossible pour Herzen d’accepter la liberté de sa femme telle qu’il l’a définie pour l’héroïne de son livre.

5 Le traitement de l’œuvre de Herzen à l’époque soviétique enrichit le numéro d’une dimension historiographique et politique. Korine Amacher rappelle que Lev Kamenev (1883-1936) a tenté de sauver de l’oubli l’œuvre de Herzen : il se charge de la commémoration du cinquantenaire de la mort de Herzen et réalise la première édition scientifique de Passé et Méditations. Il est certes, dès 1920, l’un des promoteurs de l’interprétation marxiste de Herzen : à l’instar de Lénine, auteur de l’article À la mémoire de Herzen, il faut montrer que le démocrate l’emporte sur le libéral. Mais Kamenev n’est pas pour autant rétif à la sensibilité libérale de Herzen. Après 1936 et la mort de Kamenev, Staline fait arrêter la parution des œuvres de Herzen – notamment la réédition du journal Kolokol –, précisément parce qu’il juge ses écrits trop libéraux. L’un de ses proches collaborateurs, Oksman, en relance la publication en 30 volumes à partir de 1954. Le témoignage d’Inna Ptouchkina rappelle l’ampleur de la tâche accomplie, malgré la censure institutionnelle et les persécutions. Aujourd’hui, une maison-musée créée en 1976 existe à Moscou ; dirigé par Irina Jelvakova, ce lieu a dépassé sa fonction première pour devenir un îlot de liberté où artistes, conférenciers,

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chercheurs, écrivains dissidents se retrouvent, inspirés par le « démocratisme » et l’engagement civique de Herzen.

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Florence DEPREST, Élisée Reclus et l’Algérie colonisée Paris, Belin, 2012, 142 p. ISBN : 978-2-7011-6407-6. 19,90 euros.

Stève Bessac-Vaure

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Florence DEPREST, Élisée Reclus et l’Algérie colonisée, Paris, Belin, 2012, 142 p. ISBN : 978-2-7011-6407-6. 19,90 euros.

1 Après avoir publié une étude sur les Géographes en Algérie (1880-1950)1, Florence Deprest propose une monographie sur un géographe très particulier du fait de son engagement politique anarchiste, Élisée Reclus. Dans ce nouvel ouvrage, la professeure de géographie à l’université Paris 1 questionne le colonialisme de Reclus en mettant en garde contre tout anachronisme intellectuel2 et se demande ce qu’est une vision libertaire de la colonisation. Pour ce faire, elle s’appuie surtout sur la deuxième partie de L’Afrique septentrionale, onzième volume de la monumentale Nouvelle Géographie Universelle de Reclus.

2 Dans un premier chapitre, Florence Deprest montre que le « colonialisme » d’Élisée Reclus découle à la fois de sa vision géographique et du « progressisme » contemporain3. Selon lui, la colonisation doit permettre de diffuser le progrès social grâce à « une mise en valeur rationnelle de l’espace terrestre et [au] développement d’une connexité généralisée au moyen du bateau à vapeur, du train et du télégraphe » (p. 11). Florence Deprest souligne également que Reclus n’est pas exempt d’« orientalisme »4 en reprenant à son compte un certain nombre de topoi ensuite érigés en arguments scientifiques, du fait de sa profession et de sa notoriété. Toutefois, le géographe français prône une assimilation à double-sens et souligne les mérites de l’islam qui permet parfois de lutter contre l’esclavage.

3 Dans un deuxième temps, l’auteure étudie la « méditerranéisation » (Ian Morris) dans l’œuvre d’Élisée Reclus. L’Algérie est sinon intégrée du moins rapprochée de l’Europe.

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Le géographe anarchiste évoque un milieu homogène de part et d’autre de la Méditerranée, soulignant davantage les continuités que les discontinuités. Ainsi, l’Afrique du Nord fait partie, selon lui, de l’« aire méditerranéenne ». Il perçoit alors la colonisation comme un phénomène logique et pérenne : « quoiqu’on ait souvent répété le contraire, l’annexion politique de l’Algérie à l’Europe est un fait désormais acquis de l’histoire »5. Reclus va plus loin en considérant qu’au sein de cette aire géographique existe une culture propre, culture à laquelle appartiendraient les Kabyles, tandis que les Arabes seraient un élément exogène. Le géographe français contribue donc à ce que Charles-Robert Ageron a qualifié de « mythe kabyle ».

4 Enfin, dans un dernier chapitre, Florence Deprest cherche à démontrer qu’Élisée Reclus dénonce les violences de la « pacification ». Bien que nous ne puissions pas suivre l’auteure lorsqu’elle écrit que « pour le public français de l’époque, une telle énonciation [le massacre d’un village algérien] est déjà une dénonciation » (p. 82) puisque de nombreux auteurs – dont des militaires ayant commis ces massacres – les évoquent publiquement sans la moindre intention dénonciatrice, il est indéniable que Reclus condamne les violences perpétrées par les militaires. Ceci est d’ailleurs probablement lié à son antimilitarisme anarchiste. Cependant, il est favorable à la colonisation agraire, à laquelle participe son gendre.

5 Élisée Reclus est donc pris dans une tension irréconciliable entre l’anarchiste qui soutient les peuples en lutte et le géographe du XIXe siècle qui voit dans cette colonisation agraire, de peuplement, un progrès. Par ailleurs, cet ouvrage, qui encourage le dialogue pluridisciplinaire, invite les historiens de la période coloniale à s’intéresser aux travaux des géographes. Ceux-ci peuvent permettre d’avoir une autre perception des réalités coloniales, fournir d’autres sources à l’instar des croquis de Reclus, reproduits dans le livre.

NOTES

1. Florence Deprest, Géographes en Algérie (1880-1950). Savoirs universitaires en situation coloniale, Paris, Belin, 2009. 2. Cf. notamment Antoine Lilti, « Rabelais est-il notre contemporain ? Histoire intellectuelle et herméneutique critique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 59-4bis, 2012, p. 65-84. 3. Cette notion de « progrès », introduite par la colonisation, et son corollaire, la « mission civilisatrice », commencent à être remises en question par certains anticolonialistes dès les années 1880. Sur ce point, cf. Jean-Pierre Biondi et Gilles Morin, Les anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont, 1992 et Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France, Paris, Pluriel, 2010 (1re édition, 2007). 4. Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, le Seuil, 1980 (1re édition en anglais, Orientalism, 1978). 5. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, tome XI, p. 300, cité p. 59.

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Gilles CANDAR et Vincent DUCLERT, Jean Jaurès Paris, Fayard, 2014, 688 p. ISBN : 978-2-213-63336-7. 27 euros.

Raymond Huard

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Gilles CANDAR et Vincent DUCLERT, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, 688 p. ISBN : 978-2-213-63336-7. 27 euros.

1 Qu’une grande biographie de Jaurès, à la fois savante et accessible à tous, soit publiée à l’occasion du 100e anniversaire de sa mort, c’était à la fois probable et souhaitable. La voici, mise en œuvre par deux spécialistes confirmés, Vincent Duclert, dont on connait les travaux sur l’affaire Dreyfus, et Gilles Candar qui préside la Société d’études jaurésiennes. On a beaucoup écrit sur la vie de Jaurès depuis qu’en 1954, Marcelle Auclair a ramené l’attention vers lui par une biographie émouvante, et surtout depuis la fondation de la Société d’études jaurésiennes en 1959. D’autres biographies (Max Gallo, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, etc.), d’innombrables articles et maintenant la publication progressive des œuvres de Jaurès aux éditions Fayard ont servi de fondations pour ce nouvel ouvrage qui est une véritable somme. Vincent Duclert a mené l’étude jusqu’au chapitre X inclus (la défense républicaine, 1899-1902) et rédigé en outre le chapitre initial sur la mort de Jaurès et celui, final, sur son histoire posthume ; Gilles Candar a traité quant à lui de l’apogée de la vie politique de Jaurès entre 1902 et 1914.

2 « Jean Jaurès est une énigme » nous disent les auteurs. En effet qu’un homme politique qui n’a jamais exercé de responsabilités gouvernementales, et ne s’est pas illustré dans d’autres domaines (art, science, etc.), ait marqué à ce point à la fois son temps et la postérité, jusqu’à nos jours, est tout à fait exceptionnel. Ajoutons que sa mort à un instant décisif a laissé une grande interrogation béante. Non pas que Jaurès eût pu empêcher la guerre comme certains le croyaient à l’époque, mais plutôt : qu’aurait fait Jaurès par la suite ? Aurait-il accepté ou refusé le conflit ? Et c’est pourquoi cette

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biographie commence par l’assassinat qui a figé Jaurès dans un moment historique dramatique. Rappelant que Jaurès a su « penser la guerre », Vincent Duclert propose une solution intermédiaire à l’interrogation précitée : « Jaurès a admis que la paix ou plus exactement les valeurs politiques et morales permettant son instauration peuvent être défendues, y compris par la guerre », mais cette guerre, c’est une « armée nouvelle qui doit la mener » (p. 37). Revenant au cours normal de la vie de Jaurès, les chapitres suivants retracent donc sa jeunesse et sa formation intellectuelle, celle d’un « homme du Midi » (« notre intrépide et ardente France méridionale »), son amour de la terre, l’importance de la tradition militaire dans sa famille, puis le parcours scolaire, les études à Paris, la perte progressive de la foi, les vacances et les premières déceptions amoureuses, le retour à Albi comme professeur non sans une certaine mélancolie, l’entrée en journalisme en janvier 1887, suivie de près grâce aux articles de La Depêche, maintenant tous disponibles. Jaurès, s’il a une sensibilité sociale, est alors hostile au socialisme politique. Son élection dans le Tarn en 1885 sur la liste républicaine, même si elle doit à ses qualités personnelles, est favorisée par le scrutin de liste. L’expérience parlementaire engendre un certain désenchantement et Jaurès n’approuve pas les lois antiboulangistes. Battu en 1889, il revient donc à l’enseignement, puis entre bientôt au conseil municipal de Toulouse où il fait œuvre utile, notamment dans le domaine de l’enseignement. Et il soutient ses thèses, ici rapidement présentées. Son passage au socialisme est en revanche scruté minutieusement. Socialisme inné ou acquis ? Certes pour Jaurès, la République n’est pas achevée si elle n’est pas aussi sociale, et il est sensible aux conditions de vie et de travail encore très médiocres des milieux ouvriers et des petits paysans. Mais il lui a fallu aussi un contact plus étroit avec les milieux ouvriers du Tarn. L’affaire Dreyfus lui donne bientôt un nouvel élan, même s’il a pris parti assez tardivement. C’est l’occasion pour lui, d’après Vincent Duclert, de « sortir des logiques de parti et d’idéologie » (p. 196) et l’on peut voir dans Les preuves « un début de doctrine alternative au marxisme de la lutte des classes » (p. 230). Battu après une dure campagne en 1898, Jaurès ne peut contribuer que de l’extérieur du Parlement à la « défense républicaine », mais il soutient Millerand, s’attirant ainsi les foudres d’autres courants socialistes. C’est aussi le moment où il rédige les volumes de l’Histoire socialiste de la Révolution française, la plus importante de ses contributions historiques, sur laquelle Vincent Duclert s’attarde assez peu.

3 Gilles Candar prend le relais pour les chapitres ultérieurs. Il associe avec bonheur le chronologique et le thématique et fait profiter le lecteur de sa connaissance très approfondie de l’histoire politique de la Troisième République. Nous sommes bien là dans une période décisive car si Jaurès a soutenu sans faille le bloc des gauches et même contribué de façon décisive à l’œuvre de la Séparation, c’est maintenant le moment où l’unité socialiste, la fin du bloc des gauches, engagent Jaurès encore plus à fond dans le mouvement socialiste, où L’Humanité est fondée (Gilles Candar en précise les conditions), où la menace de guerre commence à apparaître, où les conflits sociaux s’intensifient, où Jaurès devient le grand leader socialiste dont le renom dépasse largement les frontières. Gilles Candar montre ainsi successivement l’évolution de Jaurès vers l’anticolonialisme, sa lutte pour une réforme institutionnelle, en particulier grâce à la représentation proportionnelle dans laquelle il place sans doute des espoirs excessifs. La rédaction de L’armée nouvelle (1911), ouvrage assez inclassable, est pour Jaurès une sorte de testament politique avant l’heure. Jaurès s’intéresse davantage aux revendications féministes, combat la peine de mort, s’ouvre encore au pluralisme culturel, mais c’est évidemment la lutte pour la paix qui le mobilise avant tout dans les

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dernières années, ce qui lui vaudra une popularité exceptionnelle. Notons cependant qu’il n’a pas une opinion négative de Poincaré. Gilles Candar donne pour finir une vision équilibrée de la vie privée et familiale de Jaurès. Vincent Duclert conclut l’ouvrage en étudiant sa destinée posthume marquée par de nombreux débats, mais aussi par une présence à peu près constante à l’horizon politique.

4 Outre les notes abondantes et une chronologie, une bibliographie extrêmement complète et bien classée sera pour tous les chercheurs une véritable mine. Cette biographie fera date, non seulement par sa richesse documentaire exceptionnelle, mais parce que l’évolution de la pensée de Jaurès n’est jamais dissociée de la multiplicité de ses engagements. Peut-être n’insiste-t-elle pas assez sur la haine féroce dont Jaurès fut l’objet de la part de ses adversaires et qui conduisit à son assassinat.

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Jean-Louis ROBERT, Plaisance près Montparnasse. Quartier parisien, 1840-1985 Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 626 p. ISBN : 978-2-85944-716-8. 42 euros.

Joëlle Louise Lenoir

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Jean-Louis ROBERT, Plaisance près Montparnasse. Quartier parisien, 1840-1985, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, 626 p. ISBN : 978-2-85944-716-8. 42 euros.

1 Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1, spécialiste d’histoire sociale, engagé, Jean-Louis Robert présente l’histoire du quartier parisien de Plaisance, où il réside, sur une longue durée allant de 1840 à 1985.

2 À partir d’un vaste corpus, qui s’étend de la presse (locale et nationale) aux archives de police (mains-courantes du commissariat), en passant par les recensements, les listes électorales, et d’autres sources moins usitées (romans, chansons, peintures, photos), l’auteur retrace, en six chapitres chronologiques, près de 150 ans d’histoire sociale d’un faubourg parisien. Il en analyse la formation, l’évolution et les manières dont il a été pensé et géré. Il étudie la vie quotidienne, le développement de la culture urbaine et de la démocratie locale, au regard des politiques de développement urbain et de la modernité parisienne.

3 Au début du XIXe siècle, ancienne banlieue issue d’un monde de jardiniers et de guinguettes autour du château dit du Maine (p. 15), Plaisance devient, par le renouvellement constant de sa population, un quartier populaire qui demeure en marge et cumule les inconvénients : un espace excentré, entre ville et campagne, que la révolution industrielle fait grandir trop vite. Au croisement de Vaugirard, de Malakoff et de Montrouge, il est souvent confondu avec Montparnasse dont il est l’« arrière-

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cour » (p. 254). Absorbé par la capitale dont il devient un quartier en 1860, faubourg républicain d’avant-garde et patriote, il prend part à la Commune. Plaisance est essentiellement habité par des ouvriers (la bourgeoisie représente 3 % de la population en 1876), parfois frondeurs, souvent rebelles, qui n’hésitent pas à s’engager politiquement et à se mobiliser dans la voie démocratique ouverte par la Troisième République et dans l’action associative, à l’image par exemple de la coopérative l’Avenir de Plaisance. Dans le dernier quart du XIXe siècle, le quartier s’inscrit dans la lutte entre l’Église et la République. En l’absence d’une droite classique, le boulangisme s’installe, évoluant vers le radicalisme et le nationalisme avant la « reconquête républicaine » (p. 204) et la montée du socialisme autour des Jaurésiens. Ses cadres, dont Pauline Kergomard, sont eux-mêmes natifs du lieu. Les acteurs politiques plaisanciens centrent les programmes électoraux sur le quartier (transport, voirie), le progrès urbain et l’anticléricalisme.

4 Sa population, en partie composée de migrants provinciaux, croît rapidement et régulièrement, passant de 57 000 habitants en 1896 à 80 000 en 1914. Dans ce quartier pauvre (maisons insalubres, tuberculose), qui inquiète par la présence de « classes dangereuses », tous les signes de la détresse sociale (chômage, alcoolisme, violence et prostitution) sont présents. Les lieux de sociabilité demeurent « la rue » et « le bistrot » (p. 139). Après 1898, alors que Plaisance accuse un retard considérable en matière d’équipements, les autorités en place entendent en faire un quartier parisien ouvert (tramways, métro), moderne (alignement des rues, trottoirs, tout-à-l’égout, salubrité) et sûr (éclairage). Pourtant, bien que rénové, Plaisance reste enclavé et sous-équipé. Profitant des espaces encore vides et de la présence ouvrière, de grands établissements industriels remplacent les ateliers. La pauvreté et l’insalubrité persistent après 1900, en dépit de l’action de l’Église (notamment à l’initiative de l’abbé Soulanges-Bodin), de la construction des premiers logements sociaux (300 en 1914) et des grandes opérations d’habitat collectif sur les fortifications. À partir de 1930, grâce à la présence d’artistes – plasticiens et peintres habitués du cabaret de la mère Saguet –, le quartier s’intègre mieux dans la capitale, malgré la médiocrité persistante de l’habitat, la désindustrialisation, la diminution et le vieillissement de sa population. Les riverains n’en éprouvent pas moins un sentiment d’abandon dans « une ville en ruines » (p. 495) et se plaignent du « manque d’âme » (p. 471) des nouvelles constructions dans ce quartier que Jean-Louis Robert nomme « Plaisance assassinée » en s’interrogeant sur les travaux qu’il qualifie de « rénovation-destruction » (p. 455).

5 Dans cet ouvrage, Jean-Louis Robert montre comment, passant « du Plaisance rural et champêtre du XVIIIe siècle au Plaisance des barrières, des guinguettes et des romantiques du premier XIXe siècle jusqu’aux lotissements de Chauvelot » (p. 581), le quartier s’est forgé une véritable identité mémorielle, mémoire plutôt silencieuse sur la Commune, l’affaire Dreyfus ou les guerres mondiales, mémoire sociale et populaire donnant l’image du peuple de Plaisance vivant, festif, résistant et oubliant sa misère omniprésente. Ce livre attachant, qui rend hommage au quartier, nous présente aussi les combats idéologiques, moteurs des changements dans le paysage et la physionomie du quartier. Au terme de ce voyage à travers le village de Plaisance, on peut toutefois regretter, d’une part, que l’auteur ne fasse pas davantage référence à d’autres travaux sur Paris et ses quartiers, ce qui aurait pu ouvrir de nouvelles perspectives à partir de cette page d’histoire locale et, d’autre part, l’absence d’illustrations et de cartes, qui auraient encore enrichi cet exposé dense et très documenté.

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Idesbald GODDEERIS, La Grande Émigration polonaise en Belgique (1831-1870). Élites et masses en exil à l’époque romantique Berne, Peter Lang, 2013, 552 p. ISBN : 978-3-631-63391-5. 38 euros.

Delphine Diaz

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Idesbald GODDEERIS, La Grande Émigration polonaise en Belgique (1831-1870). Élites et masses en exil à l’époque romantique, Berne, Peter Lang, 2013, 552 p. ISBN : 978-3-631-63391-5. 38 euros.

1 La « Grande Émigration » doit son épithète tant au nombre d’exilés polonais qui ont pris part à ce phénomène migratoire consécutif à l’échec de l’insurrection de Varsovie en septembre 1831, qu’à l’influence protéiforme de ces expatriés sur l’identité polonaise. Parmi les Polonais partis en exil vers l’Europe de l’Ouest, un groupe s’est dirigé vers la Belgique devenue indépendante, certes moins important que les effectifs qui ont rejoint la France ou la Grande-Bretagne à la même époque : après 1833, on compte toujours plus d’une centaine de réfugiés polonais en Belgique. C’est à cette partie plus méconnue de la Grande Émigration qu’Idesbald Goddeeris a consacré ses recherches, et sur laquelle il propose un livre qui cherche à la saisir dans le temps long (1831-1870). La Belgique a-t-elle constitué une terre d’accueil hospitalière pour ces exilés chassés de Varsovie après les deux grandes insurrections de 1830-1831 et de 1863-1864 ? Ceux-ci ont-ils cherché à demeurer en Belgique, ou ont-ils été amenés à séjourner dans d’autres terres d’asile européennes ? Enfin, quelles ont été les modalités de leur expression politique en exil ?

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2 L’auteur, slaviste et historien, s’appuie sur de multiples fonds pour mener son enquête : d’abord les collections des bibliothèques polonaises qui ont acquis des documents appartenant à des exilés, et en tout premier lieu, des correspondances. Il puise également nombre d’informations dans les sources imprimées, qu’il s’agisse de la presse polonaise publiée en Belgique, ou encore des périodiques belges. Le point de vue des exilés polonais n’est en effet pas le seul sollicité, puisque l’auteur se fonde sur l’examen d’archives policières et diplomatiques belges. Pour tirer parti de ces sources, c’est la voie prosopographique qui a été choisie, permettant de rassembler des données – plus ou moins complètes – sur environ un millier d’exilés polonais ayant résidé en Belgique entre 1830 et 1870.

3 Constitué de deux parties, l’ouvrage commence par envisager l’exil comme phénomène d’immigration, en éclairant les conditions d’établissement des exilés polonais en Belgique. L’auteur ne se concentre pas sur le cas du plus connu d’entre eux, Joachim Lelewel, qui après un bref séjour en France et un arrêté d’expulsion adopté à son encontre, s’était dirigé vers la Belgique, et plus précisément vers Bruxelles, où il a résidé pendant presque trente ans. Avant même l’arrivée de Lelewel, la Belgique accueille ses premiers exilés polonais dès l’automne 1831, mais c’est bien en 1833 et 1834 que le plus grand nombre d’entre eux, en provenance de France, traverse la frontière avec la Belgique. À la lumière d’un tel exemple, ce livre se propose de réviser le « mythe de l’hospitalité belge », rejoignant ainsi l’amer constat d’Amédée Saint- Ferréol qui, en exil en Belgique sous le Second Empire, avait substitué au terme d’hospitalité celui d’hostilité pour décrire l’attitude des autorités belges vis-à-vis des proscrits républicains. De la même façon, Idesbald Goddeeris veut corriger l’image d’exilés polonais « miséreux et dépenaillés », et montre que certains d’entre eux ont pu recevoir de l’État belge des subsides, certes octroyés au compte-gouttes, mais parfois cumulés avec l’exercice d’activités professionnelles les plus diverses. Ainsi réinscrits dans un contexte social, les réfugiés polonais en Belgique sont appréhendés à l’aune de leurs liens familiaux et conjugaux, mais aussi de leur volonté de défendre leur nation, à travers le maintien de la langue et de la culture en exil, ambition qui n’empêche pas – pour une trentaine d’exilés, essentiellement des militaires – la demande de naturalisation auprès du pays d’asile.

4 La seconde partie est consacrée à « la politique d’exil », envisagée par l’historiographie la plus récente comme un mode d’engagement particulièrement fructueux dans l’Europe du XIXe siècle. Idesbald Godeeris s’attache à vérifier cette hypothèse pour les Polonais en Belgique, en prêtant attention à la question de la légitimité en exil. C’est d’abord le développement d’un courant « polonophile » qui est étudié : ce mouvement d’enthousiasme pour la cause polonaise, soutenu par les libéraux belges, s’est traduit par la création de comités, certes éphémères, par l’organisation de souscriptions, de loteries, ou même d’expositions de lithographies. En contrepartie, l’auteur souligne le manque d’investissement des Polonais dans la vie politique belge. Une autre dimension importante de la « politique d’exil » réside dans l’action diplomatique, étudiée à travers les pressions exercées par le parti aristocratique de l’Hôtel Lambert sur les autorités belges, souvent restées inefficaces. Enfin, l’ouvrage prête aussi attention à l’action radicale démocrate, alimentée par l’arrivée en 1833-1834 d’exilés plus radicaux expulsés hors de France : l’accent est porté sur le caractère éphémère et fragile des organisations et des périodiques qu’ils ont fondés en Belgique, ce qui vient nuancer l’image de l’exil comme temps fort de l’engagement.

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5 À la lecture de ce livre bien documenté, on regrettera cependant le manque de lisibilité de certains diagrammes et graphiques qui visent à représenter les différents profils du millier d’individus examinés au cours de la période : la méthode prosopographique, certes fructueuse, aurait pu donner lieu à une présentation plus claire et concise des résultats obtenus, utile au lecteur non averti. Néanmoins, on ne peut que louer l’auteur de La Grande Émigration polonaise en Belgique de chercher à dépasser une histoire hagiographique de cet exil, fondateur pour la construction du récit national polonais, et de vouloir mêler deux points de vue traditionnellement dissociés dans l’historiographie : celui des autorités des pays d’accueil et celui des exilés politiques eux-mêmes.

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John CROWLEY, William J. SMYTH et Mike MURPHY (eds), Atlas of the Great Irish Famine Cork, Cork University Press, 2012, 728 p. ISBN : 978-1-85918-479-0. 59 euros.

Laurent Colantonio

RÉFÉRENCE

John CROWLEY, William J. SMYTH et Mike MURPHY (eds), Atlas of the Great Irish Famine, Cork, Cork University Press, 2012, 728 p. ISBN : 978-1-85918-479-0. 59 euros.

1 Après le foisonnement de publications (monographies, approches thématiques, grandes synthèses) qui a accompagné le cent-cinquantième anniversaire de la Grande Famine d’Irlande entre 1995 et 2001, il pouvait paraître hardi de relancer si tôt un chantier de l’ampleur de celui de l’Atlas of the Great Irish Famine. Au terme de la lecture, les doutes sont levés : en dépit de certains choix éditoriaux contestables, l’ouvrage constitue bien un jalon historiographique majeur1.

2 Ce livre épais, grand format, qui compte plus de 700 pages et pèse près de 4 kg, est matériellement hors normes. Une spécificité visiblement mal appréciée par l’éditeur – Cork University Press – qui a choisi de placer les précieuses notes qui accompagnent le texte en toute fin de volume, ce qui en rend la consultation vite pénible.

3 La liste des contributeurs impressionne : la plupart des chercheurs qui ont travaillé sur la Grande Famine depuis trois décennies sont présents, soit, toutes disciplines confondues, plus de 50 auteurs. Au chapitre des bizarreries éditoriales, on s’étonnera que dans la table des matières le nom du rédacteur ne figure pas à côté du titre de sa contribution. La variété des sources mobilisées – recensements, archives officielles, rapports des commissions et d’institutions, presse, correspondances, témoignages, iconographie, « folk history » (histoire orale), etc. – confirme les propos des directeurs

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du volume qui soulignent en introduction : « Nous avons littéralement hérité de plusieurs tonnes de documentation pour étudier la Grande Famine » (p. xiii). Deux cents cartes ont été élaborées à l’aide de technologies de pointe par les géographes de l’université de Cork, essentiellement à partir des données fournies par les recensements de 1841 et de 1851. Elles permettent de visualiser à différentes échelles (la paroisse, le comté, la province, l’île) les dynamiques démographiques et les transformations sociales et culturelles à l’œuvre avant, pendant et après la Famine. Schémas, graphiques, tableaux statistiques, magnifiques reproductions – en particulier de tableaux et de manuscrits inédits – viennent encore enrichir cet assemblage foisonnant, organisé en neuf sections elles-mêmes subdivisées en plusieurs chapitres. La logique du plan et la répartition des chapitres ne sont pas toujours très convaincantes : pourquoi par exemple la section I est-elle intitulée « L’Irlande avant et après la Grande Famine », alors qu’il n’y est quasiment jamais question des périodes postérieures à l’événement ? Ajoutons qu’il aurait été judicieux, compte tenu de la nature de l’ouvrage, de proposer au lecteur une table des cartes, graphiques et autres éléments hors texte, ainsi qu’un index thématique et une bibliographie générale.

4 L’ensemble offre cependant un bel équilibre entre des synthèses convaincantes (« La longue durée : la Grande-Bretagne impériale et l’Irlande coloniale », « Les mesures d’aide britannique », « La mortalité pendant la Famine ») et de minutieuses études de cas (« Les expulsions à Bunkilla et Monavanshare »), parfois inattendues (« La France et la Grande Famine »). Les thèmes classiques de l’historiographie sont abordés et la généalogie des débats et controverses judicieusement retracée. La Grande Famine est envisagée comme un tournant majeur (a watershed) de l’histoire contemporaine de l’Irlande, par son ampleur (un million de morts et plus d’un million d’émigrés en moins d’une décennie) et ses conséquences.

5 Les sections I et IV rassemblent une série d’études qui font le point sur la situation de l’Irlande à la veille de la famine, sur l’ampleur de la catastrophe, ses principales phases, ses victimes (toutes les catégories sociales, à des degrés divers, ont été touchées) et les causes qui ont précipité leur mort (les maladies épidémiques plus encore que la faim). Les sections II et III sont largement consacrées à fournir au lecteur des éléments de réponse à l’interrogation suivante, récurrente : la maladie de la pomme de terre (le mildiou) suffit-elle pour expliquer qu’une telle catastrophe ait pu se produire au milieu du XIXe siècle au sein du Royaume-Uni, première puissance mondiale ? Dans cette perspective, la question des responsabilités – en particulier celle de l’État britannique – et celle de l’administration de l’aide sont examinées en détail. Le rôle de l’économie politique, les dimensions religieuses et « coloniale » du problème, les relations entre propriétaires terriens (landlords) et tenanciers, le sujet sensible des expulsions massives qui, au bas mot, ont concerné 70 000 familles entre 1846 et 1854, sont aussi discutés au fil des chapitres. Dans un autre registre, la section VI aborde les thèmes de l’émigration, de l’exil, de la diaspora en Grande-Bretagne, en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. La section VII, consacrée aux conséquences et aux héritages à moyen et plus long termes, nous rappelle que la Grande Famine a hâté la transformation de la société irlandaise, notamment les mutations du système agraire et le déclin de la langue gaélique. On peut cependant s’étonner qu’aucun chapitre ne soit spécifiquement consacré au renforcement du poids du catholicisme, qui agit pourtant comme refuge spirituel et identitaire dans les années et les décennies qui suivent le traumatisme.

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6 Les chantiers récents ne sont pas oubliés. Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses monographies, réalisées à l’échelle des provinces, des comtés, des villes, des paroisses ont précisé et nuancé, par touches successives, le tableau général de la Grande Famine. L’Atlas se fait l’écho de la diversité des situations locales et des réponses apportées ; c’est l’un de ses indéniables points forts. Près de 200 pages sont dévolues à l’examen de ces échelles infra-nationales, et l’impact de la Famine en milieu urbain et dans le Nord industriel est réévalué. Par ailleurs, une histoire culturelle et sensible de la Famine, attentive à l’expérience et aux témoignages des contemporains, à la littérature, en particulier aux récits et manuscrits en gaélique, longtemps négligés, s’est aussi beaucoup développée. Elle trouve sa place dans la section V du présent ouvrage, où la réception britannique et internationale de la première famine médiatisée de l’histoire est également brièvement évoquée. Une place plus importante aurait néanmoins pu être consacrée à ces thématiques. La section VIII rend compte de la place de la Grande Famine dans les mémoires. Les auteurs se penchent successivement sur la tradition et la transmission orales (folk history), les « lieux de mémoire » de la Famine (ruines, murets, cimetières, mémoriaux, musées, arts, etc.), l’histoire et les enjeux de sa commémoration. Enfin, la toute dernière partie nous convie, dans le sillage de l’historien Cormac Ó Gráda, à la comparaison, dans l’espace et le temps.

7 « Se souvenir et comprendre » : tel est le fil conducteur de cet Atlas of the Great Famine, qui n’est ni une synthèse exhaustive, ni un récit linéaire, mais plutôt un vaste panorama, assez éclaté mais d’une grande richesse, où différentes approches et interprétations se font écho, s’affrontent parfois, et restituent parfaitement la complexité et l’ampleur du sujet traité.

NOTES

1. Parmi les publications récentes qui méritent aussi d’être signalées : Ciarán Ó Murchadha, The Great Famine: Ireland’s Agony, London/New York, Continuum, 2011.

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Arianna ARISI ROTA, I piccoli cospiratori. Politica ed emozioni nei primi mazziniani Milano, Il Mulino, 2010, 219 p. ISBN : 978-88-15-13953-5. 20 euros.

Grégoire Bron

RÉFÉRENCE

Arianna ARISI ROTA, I piccoli cospiratori. Politica ed emozioni nei primi mazziniani, Milano, Il Mulino, 2010, 219 p. ISBN : 978-88-15-13953-5. 20 euros.

1 Les petits conspirateurs auxquels Arianna Arisi Rota consacre son ouvrage sont les patriotes italiens anonymes, nés approximativement entre 1800 et 1820, qui adhèrent, dans la péninsule des années 1830-1840, à l’association républicaine de la Giovine Italia, fondée par Giuseppe Mazzini en 1831. Visant à restituer la façon dont ces militants vivent leur engagement, l’auteure étudie les motivations de leur adhésion et l’expérience que représente leur activité clandestine, en pratiquant une histoire culturelle du politique qui tient compte des représentations et des émotions. À cet effet, elle mobilise un riche corpus de documents à la première personne, qu’elle puise autant dans les sources policières et judiciaires milanaises consultées à l’occasion d’une précédente étude sur les procès politiques de 18331, que dans les archives similaires d’autres États italiens pré-unitaires, dans des fonds privés et dans des récits autobiographiques. Elle peut ainsi établir un échantillon, restreint mais très bien documenté, de « petits conspirateurs » qu’elle suit de la veille de leur engagement à leur mort.

2 En s’appliquant à dépasser une histoire de l’engagement politique abordé essentiellement par les idées, la démarche adoptée, et en particulier l’intérêt pour les émotions patriotiques, conduit l’auteure à interroger l’adhésion à la Giovine Italia de petits conspirateurs qui sont tous des « enfants du siècle », comme l’expression d’une génération politique. Forgée par la sociologie, la notion correspond à une communauté

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de sentiments et de points de vue qui réunit des individus socialisés à la même époque en les différenciant de leurs aînés, et qui vise à traduire en projet politique des aspirations existentielles élaborées à partir d’émotions partagées. S’inspirant des travaux qui ont recouru à ce concept pour analyser l’évolution politique de la France du premier XIXe siècle (Alan Spitzer, Jean-Claude Caron), Arianna Arisi Rota s’en empare à son tour pour interpréter le succès de l’association mazzinienne.

3 Dans le premier des quatre chapitres, l’historienne montre comment le projet politique de Mazzini, diffusé dans la péninsule par une intense propagande, est conçu comme un projet générationnel, reposant sur une représentation du temps marquée par un sentiment de rupture provoqué par les révolutions de 1830. Le présent est disjoint d’un passé appréhendé uniquement sur le mode d’une mémoire disponible à des fins de mobilisation politique, ce qui disqualifie le programme idéologique et les stratégies révolutionnaires des patriotes plus anciens. Il ouvre sur un futur d’attente que la jeunesse doit combler en préparant immédiatement le triomphe de la révolution, comme l’y appelle un vocabulaire hautement émotionnel qui permet l’identification générationnelle.

4 L’auteure étudie ensuite comment la découverte de la politique en famille ou entre amis, au rythme d’émotions typiques d’un spleen romantique qui traduit une inadaptation existentielle à une époque sans gloire, procure une identité générationnelle à une « jeunesse fatiguée », pour laquelle l’héroïsme militaire de la période napoléonienne est inaccessible et qui se sent précocement vieillie à force d’inaction. La lecture des auteurs romantiques et les voyages sentimentaux à la Sterne qu’effectuent les futurs conspirateurs à travers la péninsule préparent la projection de leur mal-être intérieur vers un horizon patriotique, dont témoignent leurs nombreuses compositions littéraires. Ce sont néanmoins les événements européens de 1830, notamment par la réinterprétation de l’histoire nationale qu’ils provoquent, qui précipitent leur coagulation en une génération politique, disponible pour l’action révolutionnaire en faveur de la nation.

5 Objet du troisième chapitre, l’analyse de la réception du message mazzinien par ces jeunes patriotes montre comment la Giovine Italia est reconnue comme un projet politique capable d’assouvir leurs aspirations. Le contact avec le verbe enflammé que Mazzini adresse à la jeune génération, décrit par des métaphores électriques, fait vibrer les cordes sensibles de ces patriotes romantiques, tandis que la préparation clandestine d’une révolution prochaine leur procure l’adrénaline qu’ils n’ont pas connue sur les champs de bataille. Ainsi, bien plus que l’idéologie mazzinienne à laquelle ils sont rares à adhérer inconditionnellement, c’est la capacité de la Giovine Italia à s’adresser aux émotions propres à la génération des enfants du siècle qui en fait le succès. Mais comme le souligne le dernier chapitre, bien que vécu comme une réponse à un projet existentiel et comme une façon de faire correspondre temps individuel et temps politique, l’engagement révolutionnaire clandestin reste constamment tributaire de l’indistinction entre sphères publique et privée qui l’a fait naître. Témoignant le plus souvent d’un grand amateurisme, la pratique de la conspiration est imbriquée dans un quotidien avec lequel les petits conspirateurs ne rompent jamais complètement, tandis que l’intensité et la durée de l’adhésion sont dépendantes des aléas de la vie. L’examen des parcours des petits conspirateurs prouve qu’au pathos du discours révolutionnaire fait pendant un bien plus grand pragmatisme politique, qui pousse la plupart d’entre eux à s’opposer rapidement à Mazzini, selon une multitude d’évolution dont l’auteure

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donne un riche aperçu, mais où les mazziniens invétérés sont finalement des cas exceptionnels.

6 Magistralement menée, l’enquête d’Arianna Arisi Rota constitue ainsi un essai original et stimulant sur le mazzinisme comme phénomène générationnel, que la richesse des sources et la finesse de leur analyse rendent particulièrement convaincant. Il conduit à redimensionner drastiquement la nature idéologique du succès de la Giovine Italia en soulignant la dimension émotionnelle de l’adhésion des petits conspirateurs. En outre, le livre constitue l’étude la plus aboutie sur la réception de ce que l’histoire culturelle italienne définit comme le discours patriotique du Risorgimento, dérivé de représentations romantiques, qui donne au mouvement libéral et national pré-unitaire une dimension émotionnelle plus qu’intellectuelle, mais dont elle a surtout étudié la production2. Si l’enquête de l’historienne de Pavie tend à reconnaître l’efficacité politique de ces représentations, l’engagement romantique qui en résulte n’a cependant qu’un temps, celui de la jeunesse.

NOTES

1. Arianna Arisi Rota, Il processo alla Giovine Italia in Lombardia (1833-1835), Milano, F. Angeli, 2003. 2. Alberto M. Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Torino, Einaudi, 2000 ; Alberto Banti et Paul Ginsborg [dir.], Storia d’Italia. Annali 22, Il Risorgimento, Torino, Einaudi, 2007.

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Renata DE LORENZO, Borbonia felix. Il Regno delle Due Sicilie alla vigilia del crollo Roma, Salerno editrice, 2013, 230 p. ISBN : 978-88-8402-830-3. 13 euros.

Pierre-Marie Delpu

RÉFÉRENCE

Renata DE LORENZO, Borbonia felix. Il Regno delle Due Sicilie alla vigilia del crollo, Roma, Salerno editrice, 2013, 230 p. ISBN : 978-88-8402-830-3. 13 euros.

1 La commémoration du cent-cinquantenaire de l’unité italienne a vu s’amplifier les divisions internes d’un pays qui risquait, comme le craignait dix-sept ans plus tôt le politologue Gian Enrico Rusconi, de « cesser d’être une nation » tant la fracture Nord- Sud mettait en péril un État pensé, dès ses débuts, comme fragile1. L’identité méridionale s’est cristallisée autour d’un courant de pensée dit révisionniste, largement porté par des historiens amateurs, qui voit dans le Risorgimento un acte de destruction d’un grand royaume prospère, gouverné par une dynastie puissante et prestigieuse, dans le cadre d’un complot international auquel aurait pris part la majorité des grands États européens de l’époque2. L’ouvrage de Renata De Lorenzo, professeure d’histoire du Risorgimento à l’université Federico II de Naples, se propose d’apporter une réponse scientifique à ces théories. Elle développe ici une synthèse abondamment documentée, nourrie à la fois d’une riche bibliographie internationale à jour et de l’exploitation systématique de la presse napolitaine, d’ouvrages d’idées et de textes de mémorialistes. L’auteure s’attache, à partir de là, à déconstruire le mythe d’un royaume riche et heureux dont les performances économiques ont parfois été comparées à celles du Piémont ou de la Grande-Bretagne et dont le primat aurait été ébranlé par l’annexion à l’Italie unie.

2 La séquence chronologique observée, de la révolution de 1848 à la réalisation unitaire en 1861, correspond à un découpage classique et admis par les historiens du royaume

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méridional comme par ceux du Risorgimento. Il s’agit en effet de la période du decennio di preparazione au cours de laquelle s’est accélérée la construction nationale italienne et se sont effondrés les États préunitaires, consacrant l’hégémonie du Piémont qui en est l’acteur essentiel et le grand vainqueur. On voit alors se reconfigurer les équilibres internationaux et locaux dans lesquels s’inscrit le royaume des Deux-Siciles, amorçant la crise qu’il traverse autour de 1860. Le thème n’est pas nouveau dans l’historiographie méridionale3. Les huit chapitres de l’ouvrage décrivent ce processus. Après avoir exposé les postulats historiographiques dont procède l’essai (I) et rappelé l’évolution contrastée d’un « royaume en équilibre instable » depuis la Restauration de 1815 (II), Renata De Lorenzo évoque l’impossible consensus national autour d’une monarchie anachronique car outrancièrement personnalisée et prise dans des rapports de pouvoir complexes autour de la place de l’Église et de la question du séparatisme sicilien (III). Les chapitres suivants sont consacrés aux étapes qui ont conduit à la crise, évoquant les désillusions qu’a produites l’échec de la révolution de 1848, notamment chez les patriotes, et l’accélération des tensions autour de l’actualité politique, économique et diplomatique des années 1856-1857 (IV-V). Le contexte international renforce alors, dans le biennio 1859-1860, la « mise en crise » (VI) et exacerbe les phénomènes de résistance (VII) et de nostalgie (VIII) à l’égard de l’ancien royaume et de la dynastie bourbonienne.

3 S’il permet de préciser les logiques temporelles selon lesquelles la crise politique et sociale s’est installée, l’ouvrage souligne surtout le caractère fondamentalement conflictuel et contrasté de la société méridionale. Dans la droite ligne de la nuova storia del Risorgimento, qui a contribué à redéfinir, à la suite des travaux d’Alberto Banti, l’histoire sociale et culturelle de la nation italienne au XIXe siècle, l’ouvrage restitue la variété des acteurs sociaux et politiques impliqués dans l’effondrement du royaume. Quelques passages neufs, à cet égard, sont consacrés à l’analyse des parcours familiaux de patriotes comme les Poerio ou les Calà Ulloa (chapitre V), aux aspects symboliques de la figure royale (chapitre VI), au rôle politique du clergé méridional (chapitres VI et VII). Renata De Lorenzo met alors en évidence la complexité des itinéraires individuels et collectifs et la porosité des clivages politiques. En suivant, par exemple, le parcours politique de Pietro Calà Ulloa (1801-1879), passé du libéralisme modéré au légitimisme et dernier premier ministre du royaume sous François II, elle nuance l’opposition trop souvent systématisée entre vainqueurs et vaincus de la construction unitaire. Elle montre ainsi la pluralité et la complexité des formes du patriotisme, trop souvent confondu, à tort, avec le libéralisme politique. L’étude des dynamiques internes au royaume des Deux-Siciles autorise donc une interprétation nuancée de son effondrement, rétablissant la juste mesure entre le complot international évoqué par les révisionnistes et l’arriération du royaume longtemps développée par l’historiographie officielle de l’Unité.

NOTES

1. Gian Enrico Rusconi, Se cessiamo di essere una nazione, Bologna, il Mulino, 1993.

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2. Notamment Pino Aprile, Terroni. Tutto quello che è stato fatto perchè gli italiani del Sud diventassero meridionali, Milano, Piemme, 2010, ou, antérieur aux polémiques du cent-cinquantenaire mais réédité plusieurs fois au moment des célébrations (en 2010 et 2011), Gigi Di Fiore, Controstoria dell’Unità d’Italia. Fatti e misfatti del Risorgimento, Milano, Rizzoli, 2007. La thèse du complot international, elle, est surtout développée par un historien professionnel, Eugenio Di Rienzo, dans Il Regno delle Due Sicilie e le potenze europee (1830-1861), Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012. 3. Cf. en particulier Paolo Macry, Gli ultimi giorni : stati che crollano nell’Europa del Novecento, Bologna, il Mulino, 2009.

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Anne DEFFARGES, La social- démocratie sous Bismarck. Histoire d’un mouvement qui changea l’Allemagne Paris, L’Harmattan, 2013, 262 p. ISBN : 978-2-343-01761-7. 25 euros.

Mareike König

RÉFÉRENCE

Anne DEFFARGES, La social-démocratie sous Bismarck. Histoire d’un mouvement qui changea l’Allemagne, Paris, L’Harmattan, 2013, 262 p. ISBN : 978-2-343-01761-7. 25 euros.

1 L’histoire sociale des organisations et des associations ouvrières au XIXe siècle est depuis plusieurs décennies délaissée et a cédé la place à une quantité d’histoires particulières, enrichies par un renouvellement des approches, notamment par l’histoire culturelle et par l’histoire globale et transnationale. S’y ajoute pour l’Allemagne, pays profondément marqué par le fédéralisme, une multitude d’études sur le socialisme et le mouvement ouvrier au niveau régional ou local. Ainsi, Thomas Welskopp a livré en 2000 une magistrale analyse socio-structurelle de l’histoire dynamique des débuts de la social-démocratie, du Vormärz jusqu’à son interdiction par Bismarck en 18781. À signaler également l’étude de Toni Offermann en 2002 sur l’organisation et la structure sociale de l’ADAV, le premier parti socialiste en Allemagne fondé en 18632, ou encore l’étude récente de Stephan Resch sur la SPD en Bavière pendant les lois d’exception3. La synthèse d’Anne Deffarges sur la genèse du mouvement socialiste pendant les années Bismarck – entre 1860 et 1890 – développe un point de vue classique sur les débuts de la social-démocratie allemande, à distance de ces renouvellements historiographiques. Le livre s’appuie principalement sur les sources publiées et les autobiographies de principaux leaders de la SPD et du mouvement ouvrier. L’auteure propose de « revenir aux sources, aux conceptions des dirigeants » (p. 12) et de « citer les témoignages de contemporains », pour ainsi contrebalancer une historiographie qui aurait tendance à trop négliger l’ampleur et la

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portée de la répression de la SPD sous Bismarck. On regrette que la thèse de l’auteure – largement partagée par ailleurs –, selon laquelle l’activité culturelle de la social- démocratie ne permet pas de « relativiser son rôle ou son rayonnement politiques » (p. 12), ne soit pas davantage développée dans le livre. Cela aurait permis de quitter le cadre descriptif et d’éviter les répétitions, notamment dans les trois premiers chapitres.

2 L’ouvrage est divisé en quatre parties. Les deux premiers chapitres suivent l’ordre chronologique depuis la fondation de deux partis socialistes allemands en 1863 et en 1869 jusqu’à leur unification en 1875. Anne Deffarges rappelle le comportement des sociaux-démocrates pendant la guerre franco-allemande de 1870-71 : le refus de voter les crédits de guerre, les protestations contre l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine ainsi que les déclarations de solidarité avec la Commune ont valu des procès pour « haute trahison » et « lèse-majesté » à plusieurs dirigeants, dont August Bebel et Wilhelm Liebknecht. Malgré l’interdiction du parti et de ses organisations par les lois d’exception en vigueur entre 1878 et 1890, la social-démocratie a connu un essor formidable. Pour contourner les mesures répressives, les socialistes allemands ont mis en place un réseau d’associations culturelles et sportives, des coopératives, des caisses d’entraide et de secours, des clubs, des théâtres, des bibliothèques, etc. Le troisième chapitre est consacré aux associations culturelles, qui constituent la base de l’organisation du parti et des syndicats après la levée de l’interdiction en 1890. L’adhésion à une association était souvent le premier pas dans le parti et – parallèlement – dans l’organisation syndicale. La social-démocratie allemande est ainsi devenue le « premier parti ouvrier socialiste de masse au monde » (p. 73). Le quatrième chapitre forme la partie la plus originale du livre : l’auteure s’intéresse aux intellectuels dans la social-démocratie et étudie notamment leur rapport avec les naturalistes à travers la colonie d’artistes de Friedrichshagen, dans une analyse qui s’étend souvent après 1890, au-delà de la période bismarckienne mentionnée dans le titre du livre.

3 L’ouvrage, centré sur l’organisation du parti et sur ses principaux dirigeants, combine de façon équilibrée histoire des idées et histoire événementielle. Cette troisième synthèse en français, après les analyses « classiques » de Joseph Rovan4 en 1978 et de Jacques-Pierre Gougeon5 en 1996, permet de faire découvrir au public non germanophone l’histoire de la social-démocratie allemande, notamment à travers maintes citations traduites pour la première fois.

NOTES

1. Thomas Welskopp, Das Banner der Brüderlichkeit : die deutsche Sozialdemokratie vom Vormärz bis zum Sozialistengesetz, Bonn, Dietz, 2000. 2. Toni Offermann, Die erste deutsche Arbeiterpartei : Materialien zur Organisation, Verbreitung und Sozialstruktur von ADAV und LADAV 1863-1871, Bonn, Dietz, 2002. 3. Stephan Resch, Das Sozialistengesetz in Bayern : 1878-1890, Düsseldorf, Droste, 2012. 4. Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Paris, Le Seuil, 1978.

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5. Jacques-Pierre Gougeon, La social-démocratie allemande, 1830-1996. De la révolution au réformisme, Paris, Aubier, 1996.

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Daniel BARIC, Langue allemande, identité croate. Au fondement d’un particularisme culturel Paris, Armand Colin, 2013, 404 p. ISBN : 978-2-200-27726-0. 32 euros.

Philippe Gelez

RÉFÉRENCE

Daniel BARIC, Langue allemande, identité croate. Au fondement d’un particularisme culturel, Paris, Armand Colin, 2013, 404 p. ISBN : 978-2-200-27726-0. 32 euros.

1 Daniel Baric donne ici à lire sa thèse de doctorat, soutenue en 2004. C’est un travail d’érudition qui se place dans une certaine tradition en langue française en ce qui concerne l’Europe centrale, mais trouve peu d’équivalents quand il s’agit de l’histoire des Balkans. Les sources sont exploitées de première main et souvent inexplorées jusqu’ici.

2 Non seulement on ne trouve pratiquement rien sur la question dans l’Hexagone, mais chez les historiens croates ou s’intéressant à la Croatie, les racines germaniques de la culture croate ne sont pas mises en avant, même si elles ne sont ni tues, ni cachées (cf. Ivan Pederin, Arnold Suppan et Josef Matl, largement utilisés). Daniel Baric explicite mieux que quiconque cette absence curieuse dans la mens croatica : la référence germanique. Il va sans dire que le traumatisme post-hitlérien et la tabula rasa communiste – dans leurs manifestations yougoslaves – ont forcé l’oubli du thème, dans la même mesure que la réhabilitation de la période 1941-1945 opérée par Franjo Tuđman a contribué à sa résurgence et, subséquemment, à l’apparition de ce livre. Par sa parfaite maîtrise de l’allemand, l’auteur occupe une position idéale pour analyser la présence de cette langue au XIXe siècle sur le territoire de la Croatie actuelle. L’exposé se fait en quatre parties : « I. Vivre en allemand en Croatie durant la première moitié du XIXe siècle : écouter, parler, lire » ; « II. L’apprentissage de l’allemand, entre modèle

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social, contrainte scolaire et liberté » ; « III. La langue allemande comme moyen et enjeu : paix politique, salut des âmes et formation des soldats » ; et « IV. Écrire en allemand, “aux confins de la littérature allemande”. Un autre paysage littéraire ? »

3 Daniel Baric problématise d’abord les statistiques concernant la situation linguistique dans l’actuelle Croatie au début du XIXe siècle, en en soulignant les enjeux politiques1 ; leur évolution montre que la langue devient « facteur explicatif de la société » (p. 49), et cela dans les trois régions qui fusionneront plus tard sous le nom de Croatie : la Croatie civile, les Confins militaires et la Dalmatie, où histoire, traditions et pratiques linguistiques diffèrent assez largement. Dans la pratique, l’environnement sonore est multilingue (allemand, croate, italien, latin surtout), en ville mais aussi à la campagne, tandis que l’écrit est nettement dominé par l’allemand, soit que l’État l’impose, soit que le goût et l’ambition des élites y souscrive. Les mécanismes d’assimilation linguistique de l’allemand se déclinent selon la diversité géographique et administrative : émulation sociale en Croatie civile, scolarité dans les Confins militaires. Des trajectoires individuelles illustrent les tableaux généraux, en même temps que sont données des clés pour jauger de leur exemplarité. La Dalmatie demeure le parent pauvre des Croates germanophones, malgré les efforts fournis pour organiser un enseignement de l’allemand digne de ce nom.

4 Du point de vue de l’autorité séculière, la référence reste l’allemand quoiqu’une politique plus libérale s’instaure progressivement vers la fin de cette première moitié de XIXe siècle, mettant en place la recevabilité administrative des langues vernaculaires. Par contrecoup, l’allemand occupe une place privilégiée au sein de la hiérarchie catholique, au moins parmi le haut clergé en liens étroits avec le pouvoir ; on retrouve à peu près la même situation pour les orthodoxes, même s’il existe ici une « dualité profonde face à la culture occidentale transmise par les livres allemands » (p. 232). C’est aussi la langue par excellence de l’armée et donc de la formation des soldats.

5 Le dernier chapitre de l’ouvrage s’ouvre sur une interrogation : y a-t-il une culture germanique spécifique en Croatie ? À travers la notion de paysage, Daniel Baric veut découvrir des traits culturels originaux nés de l’« interaction avec le milieu culturel croate » (p. 279) ; mais il s’attarde surtout sur la réception et l’appropriation de la culture germanophone, d’une part, et d’autre part sur le thème croate chez les écrivains autrichiens, plus que sur la maigre production en allemand issue des territoires croates. Implicitement, la réponse à la question est donc négative.

6 On retire du livre, entre autres, l’idée que la germanisation était synonyme aux yeux des Croates de modernisation et d’européanisation. Il s’ensuit que le nationalisme croate, qui a arcbouté ses premiers efforts contre cette germanisation, interprétait la modernité comme une aliénation tout en s’en réclamant. Le paradoxe est fondateur.

7 Puisqu’il faut bien ouvrir une discussion malgré l’exhaustivité et la solidité de ce travail, je regretterai quelques flous. Le premier concerne la notion de milieu culturel, un mot souvent utilisé dans le livre. À aucun moment on ne sait quelle est la spécificité de la culture croate (en partie niée p. 295) face à cette culture germanophone qui s’enracine dans le paysage. On ne nous dit rien de la situation linguistique avant la première moitié du XIXe siècle. L’exemple de Caroline Jarnević (p. 278-288) vient ajouter à la confusion : la « conversion » de cette jeune femme à l’illyrisme est rien moins que spontanée (p. 283), et semblerait prouver qu’il n’existe pas en réalité de milieu culturel croate avant les années 1840, qui voient triompher le volontarisme de

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Gaj et Drašković. Elle ne sait par exemple pas quelle est sa langue maternelle, de l’allemand ou du croate (p. 286). Le second flou est un oubli : on attendait quelques penseurs incontournables sur l’articulation entre langue et identité, notamment Herder. Certes, l’approche se veut concrète : les rapports entre langue et identité nationale sont envisagés à partir de Gellner, Anderson et Hobsbawm afin de donner un cadre aux faits. Il n’a donc pas semblé utile de mentionner la configuration théorique de l’époque, dont le substrat herderien affleure pourtant dans certains textes juridiques (p. 218). Il aurait au moins fallu mentionner que Herder fut le maître à penser de Jan Kollár, et que sa philosophie explique les positions à première vue paradoxales de Julius Fras – promoteur de l’allemand en Croatie et simultanément partisan du développement d’une culture croatophone (p. 285). Son influence ne s’est pas exercée sur la pratique de l’allemand en Croatie, mais sur le positionnement des illyriens croates face à l’allemand – en particulier Ludwig Gay/Ljudevit Gaj.

8 Je terminerai en saluant l’effort fourni par Daniel Baric, avec succès, pour exhumer ce Lazare de la Croatie : l’identité germanique. Il est à souhaiter que son entreprise trouve des émules pour d’autres régions sud-slaves (je pense au turc ottoman en Bosnie- Herzégovine ou en Serbie du Sud) ou d’autres langues (le latin en Croatie).

NOTES

1. À noter que Morgane Labbé n’est pas citée dans la thèse, mais elle n’avait pas encore publié sur ce sujet en 2004.

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Matthew SALAFIA, Slavery’s Borderland. Freedom and Bondage along the Ohio River Philadelphie (Penn.), University of Pennsylvania Press, 2013, 328 p. ISBN : 978-0-8122-4521-9. 55 dollars.

Tangi Villerbu

RÉFÉRENCE

Matthew SALAFIA, Slavery’s Borderland. Freedom and Bondage along the Ohio River, Philadelphie (Penn.), University of Pennsylvania Press, 2013, 328 p. ISBN : 978-0-8122-4521-9. 55 dollars.

1 L’ouvrage de Matthew Salafia tient de la gageure : comment écrire du neuf sur l’esclavage et les Africains-Américains libres dans la vallée de l’Ohio quand tant de travaux ont déjà emprunté cette voie ? Nombreux sont en effet les historiens qui ont livré des analyses dans trois directions : l’esclavage au Kentucky avec ses spécificités de Haut-Sud ; la présence africaine-américaine dans l’Ohio et l’Indiana, et le Midwest en général, ce qui mène à traiter aussi du refus blanc de cette présence noire et de l’abolitionnisme ; l’Ohio comme frontière entre le Nord et le Sud, un des lieux qui avec la frontière Kansas/Missouri voit les tensions qui mènent à la Guerre de Sécession s’exprimer avec le plus de violence. Tout semble avoir été écrit. Pourtant Matthew Salafia réussit son pari et livre un travail passionnant de bout en bout, et d’abord parce qu’il refuse de séparer les deux rives de la Belle Rivière. Certes l’Ohio est une indéniable limite culturelle et juridique à partir de 1787 : il sépare bien le Sud esclavagiste du Nord libre. D’où la création de deux champs historiographiques distincts. Mais ici l’auteur choisit pour renouveler le débat d’utiliser une notion venue de l’histoire de l’Ouest, celle de « borderlands », en partant du principe qu’elle ne doit pas s’appliquer uniquement aux abords des frontières internationales mais aussi autour de frontières intérieures telles que l’Ohio. Matthew Salafia argue donc que les rives nord et sud

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forment en fait un seul et même espace, marqué par des formes spécifiques, complexes, hybrides, du rapport entre liberté et esclavage1.

2 C’est le premier apport important de l’ouvrage que de réfléchir à cette question dans une première phase chronologique, jusqu’aux années 1820 quand l’Indiana, après l’Ohio, clarifie sa positions sur l’esclavage. Trois points sont à noter. D’abord Matthew Salafia met à juste titre l’accent sur un aspect fondamental : l’esclavage est déjà là quand les Américains définissent leur propre système politique dans la région. Le fait est capital au nord de l’Ohio car l’Ordonnance du Nord Ouest, qui semble créer un Territoire libre, doit en fait être imposée sur une terre à esclaves. Ce sont les Français de Vincennes (village crée dans les années 1730 sur les rives de la Wabash et exemple parfait de la continuité d’un peuplement francophone au cœur du continent après 1763) qui se font, entre les années 1780 et les années 1810, les plus ardents défenseurs du maintien de l’esclavage qu’ils ont implanté localement. Ensuite l’auteur insiste de manière bienvenue sur les imprécisions de la dite Ordonnance, imprécisions sur lesquelles peuvent se greffer toutes les interprétations, donc tous les conflits. Enfin Matthew Salafia dresse une typologie des mécanismes inventés par les trois Etats étudiés : le Kentucky pratique le chattel slavery – l’esclavage au sens strict –, l’Ohio l’ indentured servitude – les Africains-Américains sont sous un ferme contrôle blanc et engagés sous contrat – et l’Indiana une forme intermédiaire, le chattel servitude, dans lequel les Africains-Américains, soumis à des contrats, sont à temps commercialisables, donc vendus comme les esclaves, mais avec un réel espoir de liberté au terme du contrat. Les trois systèmes reposent sur l’impossibilité de l’autonomie du sujet noir et sont liés entre eux selon des modalités complexes : il est vite apparu par exemple qu’un Kentuckien pouvait transformer son esclave en serviteur en passant dans l’Indiana mais que l’inverse n’était pas possible.

3 Dans un deuxième moment, à partir d’années 1830 marquées par l’arrivée des steamers sur la rivière, la situation semble s’éclaircir et la frontière se raidir entre deux États du Nord (Ohio, Indiana) qui de plus en plus refusent – en vain – toute présence noire sur leur sol et un État du Sud (Kentucky), esclavagiste, même si certains propriétaires continuent de penser comme intrinsèquement mauvais le système qu’ils appliquent sans vergogne. Les chapitres consacrés à ces décennies courant jusqu’à la Guerre de Sécession sont moins convaincants mais il faut en retenir malgré tout des analyses pertinentes quand Matthew Salafia renverse son point de vue et s’intéresse à la parole africaine-américaine, au travers du genre canonique des récits de captivité et d’évasion. L’Ohio apparaît alors comme un espace de travail où se croisent libres et esclaves, créant rencontres, espoirs et dangers. L’auteur montre aussi l’Ohio borderland tel que les Africains-Américains eux-mêmes le conçoivent et tentent d’en jouer, parfois pour ne pouvoir que se désespérer devant les impasses qu’il offre.

4 Dans le dernier temps de sa réflexion, Matthew Salafia se situe à la veille de la Sécession et croise avec bonheur les données statistiques des comtés des rives nord et sud de l’Ohio dans les trois États étudiés. Il en arrive d’abord à la conclusion que les variations d’échelle sont indispensables à la compréhension du terrain. Aucun doute en effet : Indiana et Ohio sont bien des États du Nord, économiquement et culturellement, comme le Kentucky est bien un État du Sud. Mais si l’on fixe le regard sur les comtés, la réalité semble différente. Sans faire abstraction de l’esclavage, les comtés présentent des similitudes frappantes, qui les marginalisent dans leurs États respectifs : la rive nord est moins riche, moins industrialisée que la moyenne des deux États concernés,

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pleine de petites fermes très modestes ; la rive sud, elle, est très loin du modèle de la plantation sudiste, et finalement l’ensemble forme comme une vaste zone intermédiaire. Là encore certains éléments étaient connus, comme la marginalité des collines du sud de l’Indiana2, mais la focale portée sur les deux rives de l’Ohio prises ensemble modifie la perspective. Néanmoins, lors de l’élection présidentielle de 1860, les différences, à première vue, ressurgissent : les comtés de la rive nord placent tous en tête, à une exception près, un candidat nordiste – Lincoln ou Douglas – tandis que les comtés de la rive sud, placent tous en tête, à une exception près, un candidat sudiste – Breckinridge ou Bell. Pour autant, là encore, on peut y lire des similitudes car ce sont avant tout Douglas et Bell qui obtiennent des scores supérieurs à la moyenne, donc les deux candidats les plus propres au compromis, ceux qui refusaient le plus violemment la logique qui allait mener à la Guerre de Sécession. Finalement, les deux rives vivaient en synergie et ne souhaitaient rien y changer – les Blancs des deux rives, s’entend. Matthew Salafia a ainsi fait la preuve qu’une impression de saturation historiographique peut être effacée par une relecture avisée des sources en jouant sur la focale d’observation.

NOTES

1. Salafia outre maladroitement son opposition à Stanley Harrold, Border War: Fighting over Slavery before the Civil War, Chapel Hill (N.C.), University of North Carolina Press, 2010. 2. Richard F. Nation, At Home in the Hoosier Hills: Agriculture, Politics and Religion in Southern Indiana, 1810-1870, Bloomington (Ind.), Indiana University Press, 2005.

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Anne CAROL et Isabelle RENAUDET [dir.], La mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art Corps & âmes, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, 312 p. ISBN : 978-2-85399-904-5. 29 euros.

Stéphanie Sauget

RÉFÉRENCE

Anne CAROL et Isabelle RENAUDET [dir.], La mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art, Corps & âmes, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013, 312 p. ISBN : 978-2-85399-904-5. 29 euros.

1 Ce livre, le premier résultat obtenu par le groupe de recherche CoRPS1 dirigé par Anne Carol et Isabelle Renaudet, réussit le défi d’être un bel ouvrage illustré de reproductions nombreuses, variées et en couleur, et une contribution érudite passionnante.

2 Il se présente en trois parties de cinq contributions chacune, encadrées par une belle préface et une postface. Il est l’œuvre collective d’historiens, d’historiens de l’art, d’anthropologues, de littéraires, de sociologues et d’artistes contemporains. Il examine, avec une minutie dans le détail concret, le cadavre dans sa crudité en essayant de répondre à trois questions : à quelles conditions et selon quelles normes esthétiques, à un moment donné, le cadavre peut-il devenir un objet d’art ? Quelles sont dans ce cas ses fonctions dans le dispositif artistique ? Et enfin, quelles relations le cadavre entretient-il avec l’art funéraire ? Il s’agit donc d’éclairer les relations entre art et cadavre, en se démarquant des travaux nombreux sur la place de la mort dans les arts plastiques. Pour ce faire, l’ouvrage explore des motifs et des formes d’art moins étudiés ou plus délaissés et ouvre le dialogue interdisciplinaire au service d’un beau projet d’histoire sensible du cadavre entre le XVIIe et le XXIe siècle. L’hypothèse centrale du livre est que le cadavre n’a pu devenir un objet d’art qu’à partir du moment où il est

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devenu rare, proprement invisible et dès lors d’une singularité remarquable. Le XIXe siècle serait le moment clé à la fois de l’invisibilité du cadavre et du retour en force de son image ou de son simulacre sous des formes soit transgressives, soit plus académiques (en lien avec le nouveau culte des morts bien mis au jour par Philippe Ariès depuis les années 1970), soit plus « techniques ». La démonstration est parfaitement tenue et les communications, pourtant fortement hétérogènes, arrivent à entrer en résonance.

3 La première partie du livre examine quelques modes de représentation modernes et contemporains pour mettre au jour les normes esthétiques et sociales des systèmes d’appréciation du cadavre. L’approche est celle de l’anthropologie historique et sensorielle. Les enjeux sont clairement explicités en début de section par une courte présentation : le cadavre est d’emblée défini comme laid pour des raisons anthropologiques, mais d’une laideur représentable à condition que la représentation entre dans un système d’intelligibilité morale qui lui donne sens et légitimité. Il s’agit de respecter (jusqu’à une date récente) un certain nombre de codes de représentation qui permettent l’euphémisation et/ou la transcendance et de se tenir dans les limites du tolérable et de l’acceptable tant au niveau anthropologique que social. Il y est évidemment question des seuils troubles de la nécrophilie. Ainsi, on peut peindre un « beau » cadavre en respectant quelques règles académiques concernant le dessin, le modelé, la palette de couleurs (Magali Théron). On peut trouver « beau » le cadavre d’un petit garçon noyé pourtant froidement exposé derrière une vitrine à la Morgue de Paris en passant par l’imaginaire shakespearien de la morte Ophélie (Bruno Bertherat). On peut exhiber des cadavres comme des œuvres d’art à partir du moment où le cadavre s’inscrit dans la longue tradition occidentale de l’exposition publique du savoir et des préparations anatomiques (Rafael Mandressi). Plus étonnant, on peut manger du cadavre, y compris faisandé, à condition de respecter des normes culturelles et sociales qu’on peut très grossièrement appeler gastronomie (Anne Carol). Bref, on peut voir, toucher, manger, respirer du cadavre à condition d’oublier qu’il s’agit d’un cadavre et de déplacer les codes pour voir et percevoir.

4 La deuxième partie passe en revue quelques fonctions du cadavre. Aux usages anciens (principalement religieux et savants) qui avaient en commun d’exhiber la matérialité du cadavre pour mieux s’en affranchir et accéder à des vérités cachées (les secrets de la mort ou du vivant), ce livre montre que la particularité de l’époque contemporaine est d’être hantée par la matière cadavérique. Les images de cadavre pullulent et provoquent, que ce soit dans la peinture du début du XIXe siècle (Régis Bertrand), dans l’opéra romantique et ses prolongements tardifs (Martine Lapied), dans la littérature victorienne et française, qui regorgent désormais de descriptions de cadavres en putréfaction, de scènes de corps enterrés vivants (Laurence Talairach-Vielmas), voire de scènes d’exhumation (Anne Carol). L’art très contemporain, étudié par Sylvia Girel, pousse encore plus loin la transgression en exposant de vrais cadavres comme s’il s’agissait d’œuvres d’art dans des expositions très controversées qui créent le scandale et suscitent des procès.

5 La dernière partie, la plus abondamment illustrée, explore enfin les liens entre cadavres et art funéraire conçu comme art se déployant autour des lieux de sépulture. Cet art est en forte progression quantitative à l’époque contemporaine, en lien avec la mise en place au XIXe siècle d’un culte des morts. La partie est surtout très riche d’études sur les photographies post-mortem que l’ouvrage contribue à enrichir : à la

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connaissance des fonds états-uniens et européens du Nord-Ouest dont la richesse est rappelée (Joëlle Bolloch), s’ajoutent de nouvelles études sur le phénomène en Europe du Sud avec l’exemple des Asturies au XXe siècle (Isabelle Renaudet) et de l’Italie des XIXe et XXe siècles (Gian Marco Vidor).

6 L’ensemble de ces études à la fois précises et éclatées enrichit la connaissance et donne envie de découvrir la suite.

NOTES

1. CoRPS : Le Corps mort : recherches sur l’histoire des pratiques et du statut du cadavre dans l’Europe méridionale XVIIIe-milieu XXe siècle.

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Dominique BOURG et Antoine FRAGNIÈRE, La pensée écologique. Une anthologie Paris, Presses universitaires de France, 2014, 875 p. ISBN : 978-2-13-058444-5. 30 euros.

François Jarrige

RÉFÉRENCE

Dominique BOURG et Antoine FRAGNIÈRE, La pensée écologique. Une anthologie, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 875 p. ISBN : 978-2-13-058444-5. 30 euros.

1 Peut-on rechercher les racines de la pensée écologique dans le XIXe siècle industrialiste exaltant le progrès et la science ? À cette question, que les historiens craignant l’anachronisme refuseront peut-être de poser, cette anthologie invite à répondre par l’affirmative et à poursuivre l’enquête. Certes, le néologisme « écologie » – qui apparait dans les années 1850 – se répand tardivement et n’appartient pas à la pensée des hommes du XIXe siècle. Les auteurs définissent la « pensée écologique » comme une « interprétation à nouveau frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en terme de limites de la biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarité avec l’ensemble du vivant » (p. 4). Dans ce sens, cette interprétation est ancienne et n’a cessé d’accompagner l’histoire des sociétés industrielles. Loin d’être une obsession nouvelle née avec les années 1970, ou même une angoisse du seul XXe siècle, l’écologie constitue une préoccupation constante, quoiqu’en perpétuel réagencement, qui n’a cessé de modeler et façonner les sociétés industrielles contemporaines. La crainte des déséquilibres introduits dans le monde naturel et la réflexivité à l’égard des ravages des trajectoires économiques non durables n’ont cessé de se manifester.

2 Le XIXe siècle invente à la fois le grand partage entre nature et culture, réifié dans la digue entre sciences humaines et sciences de la nature, et de nouveaux moyens gigantesques permettant une prise de possession inédite des milieux naturels et des

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environnements. Ces évolutions furent contestées de multiples manières par des mises en garde à l’égard des dégradations de l’environnement. La singularité du XIXe siècle, qui s’étend ici jusqu’au milieu du XXe, tient sans doute surtout à ce que « le point focal de la réflexion [reste] l’homme, ses besoins, ses conditions de vie ou ses états d’âme » (p. 593) ; ce n’est qu’après 1945 que va se dégager une « éthique environnementale » inédite cherchant à déterminer si les « êtres naturels non humains sont dignes de considération morale, indépendamment de l’utilité ou de l’intérêt qu’ils présentent pour la communauté humaine ».

3 L’ouvrage constitue une anthologie très riche de ces pensées écologiques passées et présentes, il réunit une centaine d’extraits choisis avec soin, chacun étant introduit par l’un des éditeurs du volume ou par d’autres spécialistes, comme Jacques Grinevald. L’ensemble constitue une remarquable introduction à de nombreux auteurs et courants de pensée souvent peu connus, en France comme à l’étranger. Il offre un outil de travail qui s’avèrera très utile, avec de nombreuses synthèses et bibliographies permettant de situer chaque texte et chaque auteur dans son époque. Le XIXe siècle n’occupe certes qu’une place secondaire – une centaine de pages sur 875 – et ce sont surtout les périodes plus récentes qui retiennent l’attention. Dans une première partie intitulée « chronologie », des extraits allant de Rousseau au géographe américain Jared Diamond invitent à explorer la « naissance de la conscience écologique ». Dans la seconde partie, la plus longue, les textes sont regroupés de façon thématique et dessinent les « grands enjeux » contemporains : les questions de la croissance économique, de la durabilité, des techniques, de la morale, du droit, des politiques de protection ou de régulation, sont présentées à partir d’une sélection des principaux textes ayant posé les cadres du débat. Dans cette anthologie, la pensée écologique n’est pas un corpus fermé mais un enjeu de débat incessant, il n’y a pas une « pensée écologique » unique qui se dégagerait progressivement, mais plutôt des pensée diverses, parfois en conflits, mais qui partagent un certain nombre de préoccupations communes à l’égard de l’évolution des sociétés contemporaines dans leur rapport à la nature.

4 Le statut des textes ainsi rassemblés est très variable. Pour le XIXe siècle, on retrouve ainsi les auteurs canoniques et attendus comme les romantiques Rousseau, Emerson, Thoreau, Marsh, des naturalistes comme Lamarck, des scientifiques comme Arrhenius, des économistes comme Stanley Jevons, des géographes comme Élisée Reclus ou Jean Brunhes. On trouve aussi des documents moins connus et des traductions inédites comme la pétition du japonais Tanaka Shözô luttant contre les pollutions des mines de cuivre en 1901, ou le fascinant texte « L’homme et la Terre » (1913) de l’Allemand Ludwig Klages. Les éditeurs ont également inséré de façon judicieuse des traductions de certains auteurs majeurs de l’histoire environnementale nord-américaine, comme Lynn White Jr., Joel Tarr ou William Cronon.

5 Dans l’ensemble, ces textes relèvent surtout d’une vision par en haut de l’histoire de l’écologie, celle des penseurs, des théoriciens et des savants, elle laisse de côté les alertes plus ordinaires, les critiques et modes de pensées ne relevant pas du monde savant. On pourrait évidemment contester certains choix (les éditeurs reconnaissent d’ailleurs une part inévitable d’arbitraire), et regretter par exemple de ne pas trouver d’extraits de l’Allemand Günther Anders ou de l’Américain Lewis Mumford alors qu’un long texte de Pierre Rosanvallon – pourtant peu connu pour sa contribution à la pensée écologique – est reproduit dans le cadre d’une réflexion sur l’intégration des préoccupations environnementales de longue durée dans le fonctionnement court-

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termiste des démocraties libérales. Mais ce type de reproche serait sans doute injuste et de peu de poids en regard des multiples intérêts qu’offre une telle anthologie : la clarté de l’analyse, les nombreuses découvertes et plaisirs de lectures, le précieux état des lieux des enjeux et débats contemporains, en bref l’utilité d’une vaste somme destinée à devenir rapidement un classique de l’historiographie de l’écologie.

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Lectures

Les membres du comité de rédaction ont publié…

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Sylvie APRILE, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune Paris, CNRS éditions, 2010, 336 p. ISBN : 978-2-271-06910-8. 28 euros.

Iorwerth Prothero Traduction : Gilles Malandain

RÉFÉRENCE

Sylvie APRILE, Le siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS éditions, 2010, 336 p. ISBN : 978-2-271-06910-8. 28 euros.

1 Durant les années agitées de la Révolution et de l’Empire, entre 100 000 et 150 000 personnes fuirent ou furent expulsées de France, et dans le siècle qui suivit, les changements de régime et les luttes politiques alimentèrent de nouvelles vagues de fuyards et de bannis (notamment en 1816 et en 1852), parmi lesquels on pouvait trouver aussi bien des princes et des contre-révolutionnaires que des militants républicains, socialistes ou anarchistes. Cette étude porte sur ces groupes d’exilés, leurs effectifs et leurs destinations (en particulier la Belgique, la Suisse et l’Angleterre, mais aussi les Amériques), les conditions dans lesquelles ils furent accueillis dans ces pays hôtes, leur situation et les multiples aspects de leur vie en exil. Le livre traite plus rapidement de la période précédant 1848, sur laquelle il se présente comme une synthèse de travaux, et aussi de l’exil des communards et des anarchistes après 1871. Il se focalise davantage sur le Second Empire, moment du reste où le phénomène de l’exil politique est le plus massif et suscite la création d’une véritable « culture d’exil ». Ici, l’analyse se fonde sur une large gamme de sources originales, imprimées et manuscrites, publiques et privées, françaises mais aussi belges et britanniques, tout en étant nourrie par l’historiographie des migrations en général.

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2 Ces exilés des années 1850 et 1860 sont en général connus principalement pour leur action politique, organisations (comme la Première Internationale, non évoquée ici), publications, querelles, ou encore bien sûr à travers la production littéraire de quelques géants comme Hugo et Quinet, au destin à bien des égards atypique. Par conséquent, Sylvie Aprile choisit de se concentrer davantage sur la vie quotidienne des exilés, soulignant l’imbrication de l’activité politique dans la vie privée. Pris dans leur ensemble, les exilés présentent certes des profils très différents, selon le lieu où ils résident, leur situation économique, leur rang social, leur notoriété, etc. Même si certains, comme Blanc, Esquiros ou Nadaud, parvinrent à s’insérer dans la société anglaise, l’expérience de l’exil fut en général plutôt malheureuse, et les drames, tels que les suicides, ne furent pas rares. Ils ne furent en effet pas bienvenus aux yeux des autorités comme des populations des pays d’accueil – ainsi la Belgique reçut mieux les faillis et les criminels français que les réfugiés politiques. Ils eurent des difficultés à gagner leur vie, en particulier ceux, nombreux, qui exerçaient des professions libérales ou qui étaient journalistes à Paris (les travailleurs manuels trouvaient plus facilement de l’emploi). Si le plus grand nombre élut domicile en Angleterre, où la loi était particulièrement favorable aux réfugiés politiques, et principalement à Londres (dans le quartier de Soho, marqué alors par la présence des Français), la barrière de la langue demeura néanmoins un problème majeur, car on n’apprenait pas alors les langues vivantes au lycée. Méconnaissant le droit anglais, les exilés vivaient en outre dans la peur de l’expulsion et cette anxiété constante les tenait à l’écart des réfugiés d’autres pays comme des débats politiques de leur pays d’accueil. Hormis quelques exceptions, les exilés n’étaient guère intégrés, et ne pouvaient que partager avec leurs compagnons d’infortune une vie précaire, oisive, mélancolique, et un sentiment amer d’impuissance et d’isolement, souffrant d’une expatriation dont nul ne pouvait prédire le terme. Ils s’accrochaient à l’espoir d’un retournement de situation et, en l’attendant, ressentaient le devoir de se conduire de manière exemplaire. Dans cette vie dominée par la rumination d’un passé proche, la tentation d’écrire et de plaider sa cause, au moins au regard de l’histoire, était très forte, ainsi chez les conventionnels régicides bannis en 1816, désireux de défendre un point de vue sur la Révolution bien peu audible encore au début de la Restauration. De même sous le Second Empire, les exilés français se préoccupaient beaucoup de réfléchir sur l’échec de la République et sur les erreurs qui y avaient conduit. Parmi eux, la peur des espions – l’une des sept plaies de la vie d’exil selon Étienne Arago – était grande et sans doute fondée, ce qui pouvait toujours envenimer les liens d’amitié.

3 L’intérêt principal du livre est donc d’analyser, à travers de très nombreux cas, cette culture spécifique d’exilés contraints à vivre ensemble dans un certain désœuvrement, dans une sociabilité répétitive – faite notamment de dîners, d’anniversaires, d’enterrements aussi, et d’une fréquentation quotidienne de certains pubs ou cafés, et de bibliothèques (comme le British Museum), où l’on a moins à craindre les oreilles indiscrètes. Si la presse d’exil reste relativement indigente, la production écrite des exilés est en revanche considérable – correspondances, mémoires, essais, poèmes, etc. –, à la mesure d’une vie inactive, nostalgique, anxieuse de maintenir le contact avec la France. On s’identifie à de grandes figures comme Ulysse, Virgile, Ovide, Dante, ou avec les huguenots chassés par Louis XIV ; les images d’isolement – île, désert, montagne – et d’errance plus ou moins morbide dominent le discours. Sylvie Aprile souligne également le rôle des femmes d’exilés, souvent passé sous silence, qu’elles aient ou non suivi leur mari. Elles sont bien les garantes de la préservation de la famille, du

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patrimoine, les soutiens moraux et financiers de leurs époux, et d’indispensables médiatrices avec la France (ou entre groupes d’exilés), notamment parce qu’elles voyagent beaucoup plus librement.

4 La plupart des exilés ayant fini par rentrer, leur nombre ne cesse de diminuer, en particulier après 1860. Le livre suit pourtant le retour au pays, et montre qu’il est souvent porteur de déception et d’amertume, d’autant qu’il résulte d’une sorte de compromis avec le régime impérial (amnisties et grâces individuelles) et ne peut de ce fait rien avoir de triomphal. L’accueil en France se révèle souvent assez froid et la réadaptation n’est pas facile, ce qui prolonge en quelque sorte l’expérience de l’exil et de l’éloignement, par exemple dans le Paris transformé par l’haussmannisation. Quelque peu marginalisés par l’émergence d’une nouvelle génération de républicains, peu d’anciens exilés reprirent une activité politique, mais ceux qui le firent militèrent ensuite en général pour l’amnistie des communards. Ainsi se clôt cette analyse très complète et vivante de la culture politique des exilés français au milieu du XIXe siècle.

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Fabrice BENSIMON et Armelle ENDERS [dir.], Le siècle britannique. Variations sur une suprématie globale au XIXe siècle Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, 370 p. ISBN : 978-2-84050-830-4. 22 euros.

Géraldine Vaughan

RÉFÉRENCE

Fabrice BENSIMON et Armelle ENDERS [dir.], Le siècle britannique. Variations sur une suprématie globale au XIXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, 370 p. ISBN : 978-2-84050-830-4. 22 euros.

1 Cet ouvrage inaugure une nouvelle ère pour la recherche historique sur l’impérialisme britannique en France. On observe là une génération d’historiens et d’historiennes qui ont à cœur de livrer au public français un regard neuf sur les principales problématiques qui animent aujourd’hui le débat sur l’étendue, le décentrement et l’imprégnation idéologique de l’empire britannique, depuis l’époque moderne jusqu’aux décolonisations. Signalons au passage que la synthèse sur L’Empire britannique, récemment publiée par Fabrice Bensimon, offre une excellente introduction aux principales thématiques abordées par l’historiographie anglophone sur la question1.

2 Le siècle britannique est organisé suivant trois axes : la première partie, intitulée « Circulations impériales », invite à déplacer le regard de la métropole vers les colonies et à repenser le monde britannique comme un monde polycentrique d’échanges et de transferts culturels, techniques et pratiques. Fabrice Bensimon ouvre le bal des considérations historiques en retraçant tout en finesse l’historiographie de l’histoire

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coloniale depuis la fin du XIXe siècle. Il souligne les différences méthodologiques qui séparent les tenants de la new imperial history (dans le sillage des travaux de John MacKenzie) des héritiers plutôt littéraires d’Edward Saïd (p. 20). Ce panorama historiographique a l’avantage d’insister sur un pan largement oublié de l’historiographie impériale – l’existence d’un courant anti-impérial au XIXe siècle, porté par les chartistes ou encore par des intellectuels positivistes. Deux grands ténors de l’historiographie impériale anglophone livrent ensuite leur vision du monde impérial britannique. Catherine Hall explore un champ en friches, celui des propriétaires esclavagistes (les femmes représentaient 40 % des demandeurs) qui furent indemnisés après l’abolition de l’esclavage en 1833. Catherine Hall montre combien milieux esclavagistes et abolitionnistes se fréquentaient et raconte une histoire de « l’amnésie esclavagiste » au fil de trois portraits. De son côté, John MacKenzie explore les modulations des identités coloniales au gré de la fondation de musées dans les Dominions par des membres des middle classes. Il montre combien les musées créés dans la Greater Britain n’étaient pas de simples reproductions miniatures du British Museum métropolitain mais porteurs au contraire d’une identité (blanche) locale. La première partie se clôt sur le chapitre de Vanessa Caru qui observe les politiques du logement social à Bombay dans les deux premières décennies du XXe siècle. Son étude démontre à quel point il est réducteur de penser la relation métropole-colonies en termes d’exportation des modèles métropolitains.

3 La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée aux appropriations de l’espace, tant physiques que symboliques, s’ouvre sur une analyse des rapports entre Britanniques et Égyptiens dans la cogestion de l’espace soudanais au sein du Condominium. Anne-Claire de Gayffier-Bonneville montre la complexité de ces rapports et de quelle manière les Égyptiens furent progressivement évincés des instances décisionnelles. Explorant comment on passa des « blancs » ou vides sur la carte de l’Afrique au triomphant Red on the map, Isabelle Avila invite au chapitre suivant le lecteur à réfléchir sur la cartographie de l’empire et le développement de l’enseignement de la géographie. Son chapitre insiste également sur le tournant marqué par la guerre des Boers (1899-1902) qui révéla un certain nombre de carences dont des faiblesses cartographiques (p. 193). Avec la précision d’un topographe, Daniel Foliard déploie dans son chapitre sur la cartographie de l’Arabie (1849-1914) tout l’enjeu de la fabrication d’une carte « objet dont l’élaboration, loin d’être marquée par une simple binarité entre l’explorateur et l’exploré, ne pouvait se faire sans une forme de négociation » (p. 154). Opium, empire et globalisation : tel est le cocktail explosif offert dans le dernier chapitre de la deuxième partie, rédigé par Jean-François Klein. En effet, l’auteur démontre comment l’opium servit d’arme de guerres aux Britanniques désireux de pénétrer de force le marché chinois (p. 209). Ses réflexions montrent aussi l’importance grandissante des acteurs écossais dans le négoce avec l’Asie – rôle qui a récemment fait l’objet d’un ajout à la collection Oxford History of The British Empire2.

4 Enfin, la troisième partie (« L’empire hors l’empire ») aborde les espaces péri- coloniaux, en proposant une redéfinition de la notion d’« empire informel » théorisée par Ronald Robinson et John Gallagher (1953). Armelle Enders contribue à étoffer la définition de l’« empire informel » en insistant sur les avantages exclusifs obtenus par le Foreign Office pour les sujets britanniques dans les zones d’influences lusophones (p. 266). Geneviève Verdo complète cette approche par un passage en revue de l’importance de l’influence culturelle exercée par les Britanniques dans les espaces hispanophones. Le dernier chapitre, rédigé par Anne-Laure Dupont, aborde le succès

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global de l’ouvrage de l’Écossais Samuel Smiles, Self-Help, un condensé des valeurs victoriennes de respectabilité, de travail et d’efforts personnels.

5 Au cœur de cet ouvrage, on trouvera donc une approche décentrée, plurielle et globale de la réalité d’un monde britannique à son apogée territorial. Il faut saluer une entreprise si rare en langue française, mais qui témoigne de l’essor récent des thématiques impériales chez les chercheurs de l’Hexagone3.

NOTES

1. Fabrice Bensimon, L’Empire britannique, Que sais-je ?, Paris, Presses universitaires de France, 2013. 2. John MacKenzie et T. M. Devine (eds), Scotland and the Empire, Oxford History of the British Empire Companion Series, Oxford, Oxford University Press, 2012. 3. Citons par exemple : Christophe Charle, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande- Bretagne (1900-1940) : essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, 2001 ; Pierre Singaravélou [dir.], L’Empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation (XIXe-XXe siècle), Paris, Belin, 2008 ; Pierre Singaravélou [dir.], Les empires coloniaux (XIXe-XXe siècle), Paris, Le Seuil, 2013.

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Jean-Claude FARCY, Meurtre au bocage. L’affaire Poirier (1871-1874) Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-905866-61-5. 40 euros.

Karine Salomé

RÉFÉRENCE

Jean-Claude FARCY, Meurtre au bocage. L’affaire Poirier (1871-1874), Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2012, 458 p. ISBN : 978-2-905866-61-5. 40 euros.

1 Le crime est banal. Entre 1871 et 1874, Louis Poirier, journalier, commet cinq meurtres dans la région du Perche-Gouët. Arrêté, reconnu coupable, il est exécuté en septembre 1874. À partir du dossier judiciaire et de la presse parisienne et régionale, Jean-Claude Farcy nous plonge dans une société rurale à l’habitat dispersé et aux communications difficiles, fragmentée par les contrastes sociaux et liée par l’interconnaissance, profondément bouleversée par l’occupation prussienne qui, au lendemain de la guerre de 1870-1871, s’accompagne d’un accroissement de la violence. L’auteur rappelle ainsi, avec finesse, combien une affaire criminelle constitue un prisme précieux à travers lequel il est possible d’entrevoir le fonctionnement d’une société, de percevoir ses hiérarchies et ses structures sociales, ses solidarités et ses tensions, ses craintes et ses appréhensions.

2 L’approche se révèle particulièrement intéressante lorsque Jean-Claude Farcy interroge l’échec de la justice qui ne parvient pas, pendant plusieurs années, à identifier le coupable. Le premier crime est en effet commis en octobre 1871 : Poirier assassine deux femmes dont il a dérobé l’argent. Le 8 janvier 1874, il récidive et tue, pour la même raison, une femme. Il faut attendre le troisième crime, en mai 1874, lorsque Poirier frappe, toujours avec la même intention, deux enfants, dont l’un survit, pour que l’enquête s’oriente vers le journalier. L’auteur retrace pas à pas l’instruction judiciaire. Il fait la part belle aux longues citations et présente, à travers une iconographie soignée, de nombreuses pièces du dossier. Il évoque avec clarté le rôle respectif des

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différents acteurs du monde judiciaire, à l’image du juge d’instruction qui, selon les enquêtes et les circonstances, est un homme de terrain ou de cabinet. Il met en exergue les présupposés de ces hommes de justice qui portent leurs premiers soupçons sur des catégories sociales spécifiques, vagabonds, colporteurs ou bohémiens, et se montrent attentifs aux rumeurs qui désignent comme coupables les voisins et les membres de la famille en mauvais termes avec les victimes, ou encore les journaliers dont la fâcheuse réputation est établie. L’auteur souligne également le faible poids des experts dont l’intervention se révèle peu déterminante dans la progression de l’enquête et contraste avec l’impression d’un pouvoir croissant de la parole expertale au cours du XIXe siècle. L’évidence des meurtres et la fragilité des indices matériels conduisent, en revanche, à privilégier les témoignages. Toutefois, là encore, les questions posées, comme les réponses délivrées, sont largement déterminées par les représentations courantes du crime et de ses mobiles, à savoir une mésentente familiale ou l’action d’un étranger de passage. Loin de s’opposer, les acteurs judiciaires et la population coopèrent, notamment lors d’une battue qui rassemble près de 200 personnes afin d’arrêter Poirier. La collaboration intervient donc quand l’ordre social est ébranlé, même si le coupable est un homme du pays.

3 Jean-Claude Farcy s’intéresse également à la figure de l’assassin-voleur jusqu’alors peu étudiée1. Un homicide sur cinq est lié à la cupidité dans les années 1850-1870. En dépit de ce caractère « ordinaire », il constitue le crime le plus honni du monde rural. Dès lors, Poirier, qui connaît le parcours banal d’une jeunesse misérable, marquée par une succession de larcins et un séjour en maison de redressement, incarne la brutalité et la férocité. Le procureur voit dans ses actes le signe d’une profonde perversion : « Partout et toujours le mépris de la vie humaine, partout la préméditation partout, le crime, l’assassinat pour faciliter le vol érigé en système » (p. 328). L’alliance des meurtres et de la prédation convoque les images classiques du monstre froid, calculateur et insensible, et du monstre chaud, à la limite de l’animalité. L’avocat fait le choix, dans sa plaidoirie, de mettre l’accent sur la « monomanie du meurtre » (p. 331). Le procès toutefois déçoit. Poirier n’est ni Lacenaire, ni Vacher. Il reconnaît ses crimes, ne se défend pas et ne suscite guère d’interrogations. L’absence de débats et de controverses entre experts serait la caractéristique de ces homicides qui associent meurtre et vol. Jean-Claude Farcy invite ainsi, à travers son ouvrage, à se pencher sur cette figure criminelle à la fois banale et singulière.

NOTES

1. Signalons toute fois l’étude d’Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire, Paris, Aubier, 2001.

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Livres reçus

Autour de Vallès. Revue de lectures et d’études vallésiennes, n° 43, « Les mystères urbains au XIXe siècle : le roman de l’histoire sociale », sous la direction de Corinne Saminadayar- Perrin, 2013, 255 p. Cahiers Charles Fourier. Revue de l’Association d’études fouriéristes, n° 24, « Le phalanstère représenté », dossier coordonné par Nathalie Brémand et Florent Perrier, décembre 2013, 158 p. 15 euros. Le Magasin du XIXe siècle, « Quand la ville dort », n° 3, 2013, Société des études romantiques et dix-neuviémistes, 302 p. ISBN : 978-2-87673-913-0. 25 euros. Paul ARON et Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Edmond Picard. Un bourgeois socialiste belge à la fin du dix-neuvième siècle. Essai d’histoire culturelle, Thèses & Essais, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2013, 340 p. ISBN : 978-9-077-01300-7. 28 euros. Christian BAECHLER, Clergé catholique et politique en Alsace, 1871-1940, Études alsaciennes et rhénanes, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013, 251 p. ISBN : 978-2-86820-505-6. 24 euros. Claudie BERNARD, Le Jeu des familles dans le roman du XIXe siècle, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2014, 324 p. ISBN : 978-2-86272-645-8. 25 euros. Hélène BLAIS, Mirages de la carte. L’invention de l’Algérie coloniale, L’épreuve de l’histoire, Paris, Fayard, 2014, 368 p. ISBN : 978-2-213-67762-0. 25 euros. Stéphanie BOULARD, Rouge Hugo, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, 415 p. ISBN : 978-2-7574-0604-5. 23 euros. Jérôme BOURDIEU, Lionel KESZTENBAUM et Gilles POSTEL-VINAY, L’enquête TRA, histoire d’un outil, outil pour l’histoire. Tome I : 1793-1902, Paris, INED, 2013, 216 p. + CD- ROM. ISBN : 978-2-7332-1044-4. 22 euros. Philippe BOURDIN [dir.], Les nuits de la Révolution française, Histoires croisées, Clermont- Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2013, 460 p. ISBN : 978-2-84516-607-3. 25 euros. Lucien CALVIÉ, Heine/Marx. Révolution, libéralisme, démocratie et communisme, Uzès, Inclinaison, 2013, 185 p. ISBN : 978-2-916942-38-4. 15 euros.

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Vincent DUCLERT, Réinventer la République. Une constitution morale, Le temps des idées, Paris, Armand Colin, 2013, 191 p. ISBN : 978-2-200-27477-1. 22,90 euros. Juliette GLIKMAN, La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III, Paris, Nouveau monde éditions, 2013, 540 p. ISBN : 978-2-36583-854-2. 26 euros. Sylvain LEDDA, Paris romantique. Tableaux d’une ville disparue, Paris, CNRS éditions, 2013, 464 p. ISBN : 978-2-271-07928-2. 22 euros. Ségolène LE MEN, La cathédrale illustrée. De Hugo à Monet, Paris, éditions Hazan, 2014 (1e édition CNRS éditions, 1998), 330 p. ISBN : 978-2-7541-0766-2. 16 euros. Thomas MARTY, Une histoire sociale de la réforme électorale sous la Troisième République, collection des Thèses-63, Clermont-Ferrand, Fondation Varenne, 2012, 575 p. ISBN : 978-2-916606-63-7. 45 euros. Jules MICHELET, Ma jeunesse, introduction de Paule Petitier, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2013, 248 p. ISN : 978-2-8004-1542-0. 9,50 euros. Gérard MONNIER et Évelyne COHEN [dir.], La République et ses symboles. Un territoire de signes, Paris, Publication de la Sorbonne, 2013, 440 p. ISBN : 978-2-85944-747-2. 40 euros. Yannick PORTEBOIS et Dorothy SPEIRS, Entre le livre et le journal. Le recueil périodique du XIXe siècle, Lyon, ÉNS éditions, 2013, 2 volumes, 576 p. ISBN : 978-2-84788-455-5. 23 euros. François RANGEON, Société civile. Histoire d’un mot, Uzès, Inclinaison, 2013, 49 p. ISBN : 978-2-916942-33-9. 6 euros. Marie-Pierre REY, 1814. Un Tsar à Paris, Paris, Flammarion, 2014, 330 p. ISBN : 978-20812-9035-8. 22 euros. Pierre Paul ROYER-COLLARD, Textes philosophiques et psychologiques, introduction de Corinne Doria, Encyclopédie psychologique, Paris, L’Harmattan, 2013, 257 p. ISBN : 978-2-343-01904-8. 26 euros. Simon SARLIN, Le légitimisme en armes. Histoire d’une mobilisation internationale contre l’unité italienne, bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome-355, Roma, École française de Rome, 2013, 331 p. ISBN : 978-2-7283-0953-5. 30 euros. Clément THIBAUD, Gabriel ENTIN, Alejandro GÓMEZ et Federica MORELLI [dir.], L’Atlantique révolutionnaire. Une perspective ibéro-américaine, Rennes, Les Perséides, 2013, 530 p. ISBN : 978-2-915596-95-3. 29,90 euros. Robert TOMBS, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, édition française revue et complétée par l’auteur, Paris, Libertalia, 2014 (première édition en anglais 1999), 472 p. ISBN : 978-2-9180-5944-8. 20 euros. Michele TOSS, Il popolo re. La canzone sociale a Parigi (1830-1848), Bologna, CLUEB, 2013, 218 p. ISBN : 978-88-491-3815-3. 20 euros. Jean-Marc VALENTIN, René Viviani, 1863-1925. Un orateur, du silence à l’oubli, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2013, 297 p. ISBN : 978-2-8487-596-1. 25 euros.

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