PIERRE-CHAT EL hier et aujourd'hui

RENÉ REYMOND

PIERRE - CHA TEL hier et aujourd'hui

Préface de M. Robert AVEZOU Directeur des Services d'Archives du département de l'Isère

1968 DU MEME AUTEUR

— Le chanoine Auguste DUSSERT (1872-1958), historien de et des Etats du Dauphiné; avec un Sonnet de Jules BOURRON. (en collaboration avec Victor MIARD) (épuisé).

ENREGISTREMENTS SONORES :

Naufrage du « Titanic » (14 avril 1912). — Récit par la dernière rescapée, Mlle Rose-Amélie ICARD, alors âgée de 83 ans (septembre 1955) — durée 9 mn 20 s. Cet enregistrement qui a obtenu le 3e prix au Concours interna- tional du meilleur enregistrement sonore à Paris, en 1955, est diffusé commercialement par l'Agence Générale d'Enregistrement Sonore, 16, place Vendôme à Paris-1". Phonothèque de la : — Lecture par le chanoine Auguste DUSSERT (1872-1958), d'une partie de l'avant-propos de son Essai historique sur La Mure et son mandement. Enregistrement réalisé à , villa du Rosaire, le 24 no- vembre 1955. (Un disque microsillon 33 tours).

EN PRÉPARATION : de l'île d'Elbe aux Tuileries (Edition du bicentenaire de la naissance de l'Empereur). A ma famille R. R.

REMERCIEMENTS

Sans l'aide des personnalités dont nous avons l'agréable devoir de citer les noms, il nous eût été bien difficile, sinon impossible, de mener à bonne fin ce modeste travail qui nous tenait à cœur. Nos remerciements chaleureux s'adressent à : M. Robert AVEZOU, conservateur en chef, directeur des Services d'Archives du département de l'Isère, préfacier de ce livre, auquel va notre reconnaissance particulière; M. René ALLEGRE, lieutenant, chef du corps de sapeurs-pompiers, conseiller municipal. M. Marius BATTISTONNI, correspondant local du « Dauphiné Libéré », M. le colonel Raoul BERTHIER-ALLEMAND DE MONTRIGAUD, de Tou- louse; M. Victor BETTEGA, professeur, adjoint au maire; M. le chanoine BRESSE, directeur du Grand Séminaire de Viviers (Ardèche); M. Adien BRUHL, directeur de la XIVe circonscription des Antiquités historiques à Lyon; M. Lucien CHALLON, maire; M. Vital CHOMEL, conservateur des Archives de l'Isère; M. l'abbé Eugène CROS; M. le comte Charles de MARLIAVE; M. Maurice DREZET, spécialiste de photographie judiciaire; M. Max FELIX, technicien géomètre du Cadastre; M. Pierre FOURCHY, ingénieur en chef du Génie Rural, des Eaux et des Forêts; M. Hippolyte GUIGNIER, propriétaire, adjoint au maire; M. Jean HAUDOUR, ingénieur géologue aux H.B.D.; M. Victor MIARD, professeur honoraire, historien de La Mure, qui nous a si obligeamment conseillé et encouragé au cours de nos travaux; M. l'abbé Jean MINODIER, ex-curé de Saint-Julien-Vocance (Ardèche); M. Constant NICOLAS, un « ancien » de Pierre-Châtel à la prodigieuse mémoire; M. Jean PERRIN, artiste E.F.I.A.P.; M. Augustin PLATEL, ancien maire; M. le chanoine Jean-Marie PRAZ, archiviste diocésain; M. Guillaume RAFFIN, ingénieur en chef, directeur des services agri- coles de l'Isère; M. Charles ROSTAING, professeur à la faculté des Lettres d'Aix-en-Pro- vence, toponymiste; M. Jean ROUSSET, libraire, président de l'Union des pêcheurs de la Matheysine; M. Jean SARROT-REYNAULD, maître de conférences à la faculté des Sciences de ; Mme Jeanne SITTLER-BECKER, chef de travaux au laboratoire de géologie de Strasbourg; M. Marc THIBOUT, directeur de la Société Française d'Archéologie, à Paris; M. Bruno THOMAS, professeur, animateur du « Club Photo du Lycée de La Mure » ; M. Charles TISSOT, président de l'Union des pêcheurs de l'Isère; M. Gaston TUAILLON, maître de conférences à la faculté des Lettres de Grenoble; M. Pierre VAILLANT, conservateur en chef de la bibliothèque munici- pale de Grenoble; Que celles et ceux que nous n'avons pu nommer, plus précisément les nombreux Pierre-Châtelois qui nous ont assisté, veuillent bien trouver ici l'expression de notre très vive gratitude. PRÉFACE

. C'est un véritable monument, dans la mesure où ce mot signifie l'exal- tation du souvenir, que René Reymond a élevé à la mémoire des générations qui se sont succédé sur le territoire de Pierre-Châtel, sa petite patrie mathey- sine; où passa en hâte Napoléon le 7 mars 1815, sur le chemin du « Retour >, et d'où était issu Pierre-François Allemand de Montrigaud, ce prêtre résolu, mort pour sa foi en Vivarais sous la Terreur. 5r Une monographie locale peut être sèche énumération des faits ou à travers leur évocation, oeuvre, de compréhension humaine; l'auteur de Pierre- ÇhâteL hier et aujourd'hui, qui l'explique lui-même dans son Avant-Propos a âpté pour l'a seconde formule; il a tenu, à côté de l'indispensable recours aux" sources écrites, à faire une large part, aux témoignages oraux, plus précieux que jamais à recueillir chez ceux qui ont beaucoup vécu, en ces temps de mutation générale et d'inconscient oubli du passé. ~Un écueil que René Reymond a su éviter, est celui de la répétition fastidieuse des événements nationaux, que tant de signataires de mono- graphies, pour encadrer leurs tableaux de la vie locale, utilisent souvent à des fins trop avouées de remplissage. Rien dans son livre qui ne se rapporte, hormis d'indispensables éléments de comparaison, à la vie de tous les jours dans cette commune-type du canton de La Mure, à la fois rurale et minière, microcosme dont le 'narrateur, dans un style aussi vivant que . chàtié, nous restitue. principalement pour les deux derniers siècles, l'aspect démographique, religieux et social. Avec une application, une méthode claire, une connaissance parfaite du milieu, qui font .de cet ouvrage, élaboré depuis de longues années dans la ferveur que mettaient les Compagnons à modeler leur chef-d'œuvre, une Somme de tout ce qu'il importe de savoir sur Pierre- Châtel, son chef-lieu et ses hameaux (étudiés chacun de façon exhaustive), son lac (qui demeure encore en 1967 propriété privée), et sur tous ceux qui ont peuplé ce terroir, sur les responsables (administrateurs et curés) des intérêts matériels et spirituels de cette communauté mathèysine. La Route Napoléon en traverse le chef-lieu dans toute sa longueur; nous sommes loin du temps où la diligence musardait aux arrêts, groupant autour de ses chevaux essoufflés les amateurs de nouvelles; aujourd'hui, un village, pour l'automobiliste pressé, c'est l'obligation, parfois consentie de mauvais gré, de rétrograder ses vitesses, pour repartir en trombe sans avoir rien vu... et la longue ligne droite à travers le marais, jusqu'à La Mure, invite à accé- lérer toujours plus. Certes, déjà Pierre-Châtel, grâce à ses magnifiques horizons et à l'air pur de ses 900 mètres d'altitude, attirait sympathiquement les estivants. Puisse davantage encore ce beau livre bien dans la ligne des historiens matheysins disciples du vénérable chanoine Dussert, inciter touristes, pro- meneurs et toutes personnes sensibles aux leçons de l'Histoire, la petite comme la grande, à visiter, un tel précieux guide en mains, la commune dont René Reymond est le compétent secrétaire de mairie, et qui lui doit, pour l'hommage ainsi rendu, une indéfectible reconnaissance. R. AvEzou Directeur des Services d'Archives de l'Isère AVANT-PROPOS

Limitée à de simples « travaux d'approche » effectués par quelques précurseurs, la bibliographie locale est restée fort pauvre jusqu'en 1902. Depuis, elle s'est enrichie de plusieurs ouvrages fort intéressants (1). Il nous plaît de citer particulièrement la thèse de doctorat de l'abbé Auguste DUSSERT : Essai historique sur La Mure et son mandement, portant essen- tiellement sur le Moyen Age, puis La Mure et ses environs par M. Léon CAILLET, Le Plateau Matheysin de M. Pierre BERTHIER, Les mines d'anthra- cite de La Mure de M. le comte Charles de MARLIAVE, enfin La Mure et la Matheysine à travers l'Histoire par M. Victor MIARD. Seul, Pierre BER- THIER, un enfant du pays, s'est vraiment intéressé à Pierre-Châtel, mais dans le cadre du sujet traité : ayant à loger dans son livre les monographies de vingt et une autres communes, il n'a pu développer en détail l'histoire de chacune d'elles et accorder à la nôtre l'importance que nous aurions souhaitée... Ainsi, bien des traits du passé propres à leur coin de terre risquaient-ils de demeurer à jamais inconnus des Pierre-Châtelois. Or, n'y a-t-il pas quelque chose de passionnant à découvrir ce que fut, à travers les siècles, le pays où l'on a vu le jour ? Pierre-Châtel méritait bien qu'une étude spéciale lui soit consacrée. Aussi, l'ouvrage que nous offrons aujour- d'hui à nos compatriotes a-t-il été longuement mûri : c'est le fruit de plusieurs années d'investigations patientes, inlassablement poursuivies. Après une description géographique de notre petite patrie, nous avons essayé d'évoquer les conditions de vie de ceux qui nous ont précédés sur notre sol, leurs souffrances, leurs joies, leurs efforts pour aboutir, de géné- (1) Puisque nous sommes ici dans le domaine littéraire nous ne saurions passer sous silence le nom d'un enfant de Pierre-Châtel — André REBREYEND — écrivain de talent qui fait honneur à sa petite patrie. Ancien élève des Missionnaires de N.-D. de la Salette, à Grenoble, il fut d'abord directeur du collège franco-musulman d'El Adoua, à Fez. Il accomplit ensuite une belle carrière journalistique, successivement rédacteur en chef, puis fondateur, direc- teur de plusieurs grands journaux marocains, tout en collaborant à de nombreuses publications françaises et étrangères telles que « Le Temps », le « Journal du Parle- ment », « L'Ouest Eclair », etc. Il deviendra, du reste, président du Syndicat de la Presse périodique du Maroc et de sa Mutuelle. Citons parmi ses oeuvres, toutes fort intéressantes : Les Amours marocaines, Comment elles se donnent, Communistes, voici vos maîtres, et un important et magni- fique ouvrage illustré préfacé par le Maréchal JUIN : Mémorial de Lyautey. Il a reçu les décorations suivantes : Commandeur du Ouissam Alaouite, Officier d'Académie, Médaille Coloniale, Médaille des Internés politiques, Médaille Interalliée, Etoile d'Anjouan, etc. Lauréat de l'Académie des sciences d'outre-mer, notre compatriote a été nommé président du « Souvenir MERMOZ » au Maroc, puis vice-président de l'Union nationale des Rapatriés au relogement desquels, en Provence, il consacre ses dernières activités. Le manuscrit de notre ouvrage était à la composition lorsque nous avons appris le décès, survenu le 20 février 1968, d'André REBREYEND. ration en génération, à un ordre meilleur et à plus de bien-être. Ce livre, soulignons-le, n'a donc pas été écrit pour soutenir thèse ou système mais, simplement, pour exposer, en toute objectivité, des faits. Afin d'étayer solidement notre ouvrage, nous avons largement fait appel aux archives départementales de l'Isère, à celles de l'Ardèche. Nous avons minutieusement fouillé la bibliothèque municipale de Grenoble, la Bibliothèque et les Archives nationales, à Paris. De précieux renseignements nous ont été fournis par les archives des sociétés savantes et des adminis- trations les plus diverses. A Pierre-Châtel même, la mairie, le presbytère nous ont ouvert aussi leurs archives. N'oublions pas de mentionner l'extrême intérêt des humbles papiers de famille qu'on nous a permis de consulter — de moins en moins nombreux, hélas ! et par trop dispersés... Notre fonds personnel : ouvrages, objets et pièces rares, écrits anciens, gravures, vieilles photographies, notes et souvenirs accumulés au long des années passées, tout cela nous a été d'un très grand secours pour rédiger la monographie de notre commune. Qu'il nous soit donc permis d'affirmer que nous n'avons rien négligé pour rassembler le maximum de documents manuscrits et imprimés relatifs à Pierre-Châtel. A ce propos, il faut noter qu'antérieurement au XVIIIe siècle, les sources se tarissent où l'on pourrait puiser et certaines périodes restent enveloppées d'une obscurité qui semble impénétrable : notre développement portant sur certains événements survenus au cours des siècles précédant celui-là pourra donc ne pas offrir toute la cohérence désirable. Qu'on veuille bien nous en excuser et considérer qu'il est difficile d'explorer les terres vierges où aucun devancier n'a frayé de sentier... Cependant, si l'histoire se construit avec les solides matériaux de la docu- mentation, il est d'autres archives, non d'un moindre intérêt et pourtant négligées, bien à tort selon nous : nous voulons parler des mémoires hu- maines, ces « archives vivantes » qu'on dédaigne, en général, de consulter. Or, nous sommes convaincu que leurs témoignages ne sont pas toujours « l'histoire écoutée aux portes de la légende ». Aussi avons-nous soigneu- sement recueilli tous les souvenirs sûrs d'un passé relativement proche, passé resté présent dans l'esprit de certains de nos contemporains, parfaitement dignes de foi. Chaque génération passe, emportant avec elle un instant d'éternité qui demeure à jamais perdu pour les autres, tel qu'il a été vécu, si l'on n'a pas su entendre « les voies chères qui se sont tues ». Nous avons voulu, dans ce modeste ouvrage, tenter de pénétrer le mystère des temps enfuis, ranimer le passé, faire œuvre, avant tout, de vérité en ne nous appuyant que sur des textes, des « dires » authentiques : nous voulons espérer que, tel qu'il est, ce livre offrira l'intérêt éducatif qu'en l'écrivant notre ambition était de lui donner. René REYMOND Pierre-Châtel, le 11 novembre 1967 Chapitre I

LE SOL

GÉNÉRALITÉS

Principale agglomération et chef-lieu d'une commune comprenant neuf hameaux — Les Bruneaux, Le Collet, Lespinasse, La Festinière, Feyteny, Le Mas-Briançon, Pérouzat, Puteville, Sersigaud —, le village de Pierre- Châtel possède comme eux une population composite. Rurale depuis les origines, elle comporte maintenant une forte proportion d'ouvriers, « métis- sage » qu'explique la proximité des mines d'anthracite de La Mure. Depuis leur mise en exploitation, cette population a quadruplé. Il est vrai qu'est intervenu un apport extérieur. Il y a cent ans, on dénombrait déjà 49 italiens attirés par le travail minier. Aujourd'hui on compte près de quatre fois plus d'étrangers, appartenant principalement aux nationalités ci-après, énumérées par ordre d'importance : italienne, polonaise, yougoslave. Pour eux, notre sol a été favorable à un nouvel enracinement. Notre commune relevait autrefois du mandement de La Mure. L'actuel canton du même nom la compte maintenant parmi les vingt qui le forment. En 1790, elle fut temporairement rattachée à celui de Saint-Théoffrey, alors 21" district de Grenoble. Cette petite circonscription, d'éphémère durée, fut supprimée le 31 octobre 1801 et Pierre-Châtel, distant de 5 kilomètres de son chef-lieu de canton, La Mure, et de 33 kilomètres de Grenoble, retrouva sa précédente affectation. Détail curieux, cette situation le place, à très peu près, à distance égale du pôle nord et de l'équateur. Sa commune occupe le centre du verdoyant plateau de la Matheysine. Celle de Saint-Théoffrey la borde au nord; au sud, celles de et de La Mure; à l'est, celles de Villard-Saint-Christophe et de Saint-Honoré; à l'ouest, celle de La Motte-d'Aveillans. En opposition avec l'éparpillement des habitations dans les hameaux voisins, disséminées aux quatre points cardinaux, Pierre-Châtel égrène ses maisons en double chapelet, sur 1 600 mètres environ, au long des deux rives de la route nationale 85, Route Napoléon, principale artère du village. Malgré sa situation géographique, Pierre-Châtel ne fut jamais complètement isolé, puisque, de tout temps, c'est par le plateau de la Matheysine, long de 14 kilomètres, qu'a passé la route de Grenoble. Au sud, serpente, grossie par le trop-plein du lac, la rivière la Jonche, affluent du Drac. Notre lac mérite certes mieux qu'une simple allusion. Plus loin, nous parlerons lon- guement de lui en évoquant le charme de ce morceau de ciel inclus dans nos terres, au nord. Citons quelques altitudes relevées en divers points du bourg (nivellement général) : 916,41 mètres à l'indicateur scellé dans le mur de la mairie, 928,54 mètres à celui de la « Cité Déchavannes », au Ser du Moulin, 937,55 mètres au bâtiment de la laiterie. La superficie cadastrale totale du territoire est de 1 210 hectares 5 ares 40 centiares. Vue aérienne du bourg de Pierre-Châtel. Cliché COMBIER, Mâcon Notre village est plaisant; propre et net, allongé à la belle saison dans un écrin de verdure, de hautes montagnes l'entourent, magnifique panorama aux changeantes couleurs selon l'heure du jour... Son aspect accueillant, animé, son altitude, sa situation à proximité des lacs en font un séjour aéré, calme et reposant, très apprécié des estivants et des touristes. Ce n'est pas sans raison qu'on l'a surnommé le jardin de la Matheysine. Mais pourquoi cette expression patoise d'autrefois : copa-gorgea de Pierre-Tsaté (coupe- gorge de Pierre-Châtel) ? Quelle sombre histoire évoquait-il ?... Pierre-Châtel est doté de belles armoiries dont la composition héral- dique, très réussie, est due à M. Victor MIARD, historien de La Mure. Elles sont : « d'or au dauphin vif d'azur, barbé, crêté et oreillé de gueules; au chef de gueules à -Percée d'argent ». De bruyants attelages sillonnaient jadis la route poussiéreuse longeant halliers touffus et fertiles jardins. Il n'y a guère plus d'un siècle, les toits à pignons faits en gradins de lause étaient encore coiffés de chaume brun, épaisse toison transformant le village en un monstrueux troupeau de bêtes accroupies. La plupart de ces toits, dissymétriques, prolongeaient un de leurs versants presque jusqu'au sol, tel un bouclier orienté face au nord d'où souffle toujours la même impitoyable bise. En tout cas, de nos jours, ni portes ni fenêtres n'ouvrent au septentrion et le fouet des bourrasques ne vient battre que le dos aveugle des maisons. Cet âpre vent du nord, cette « bise » impétueuse, fraîche en été, gla- ciale en hiver, soulevant alors la neige poudreuse en opaques tourbillons, s'engouffre violemment dans le couloir des lacs et des vallées de Notre-Dame- de-Vaulx et du Drac. Elle y est en quelque sorte canalisée par les contreforts du massif du Taillefer (alt. 2 847 m) et balaie presque constamment le haut plateau glaciaire en forme de berceau que leurs cimes encaissent. L'air de notre commune est donc pur bien que les brouillards ne soient pas rares en mauvaise saison. Si les pluies ne sont pas très abondantes, on ne peut en dire autant des chutes de neige, très fréquentes parfois. Malgré une bonne insolation, la température est sujette à d'importantes et brusques variations. En bref, climat continental. Le relief maintenant. A quels contreforts venons-nous de faire allusion ? Voici des noms : le Grand-Serre, en patois Serrioux ou Serriou (alt. 2 140 m). Si l'appellation française s'explique aisément, la forme patoise de Serrioux pourrait découler du latin Serrum altum qui donnerait en provençal — et a pu donner temporairement chez nous — Serre ant d'où Serriant et, par francisation, Serrioux; le Tabor ou Thabor (ait. 2 389,80 m). C'est à coup sûr la même appellation que celle du mont Tabor ou Thabor de Palestine. S'agit-il là d'un transfert, un pèlerin, à son retour de Terre sainte, ayant donné ce nom, en souvenir, à cette montagne ? Un des anciens itinéraires de pèlerinage vers Jérusalem traversait notre territoire. Si le nom est indi- gène, il serait d'origine pré-indo-européenne ou méditerranéenne, antérieure aux Ligures. Citons encore le Quaro (alt. 2 606 m), dressant fièrement vers le ciel deux sommets cristallins. Plus loin, au sud-est, dans le massif du Dévoluy, on aperçoit le Roc- Roux (ait. 2.557 m). Il appartient à la montagne de Faraud. On l'appelle aussi « la cheminée de Tabarin ». Elle est surmontée parfois — signe, sou- vent, de pluie prochaine — d'un panache formé par l'amoncellement des nuages qui s'accrochent à elle. Cet indice n'a pas échappé au sens aigu de l'observation, toujours en éveil, des ruraux, des cultivateurs, surtout; en voyant « fumer » Tabarin, nos ancêtres disaient : « quand Tabarin met son chapeau, pâtre mets ton manteau ». Au sud, point culminant du même massif, l'énorme pyramide du majestueux Obiou (alt. 2 793 m) ferme l'horizon. D'après l'étymologiste A. DAUZAT, ce nom — Obiou — n'est qu'altération de l'expression testo do biou (tête de bœuf). M. ROSTAING préférerait le rattacher au mot alb- ionem, dérivé du pré-latin (méditerranéen) alba, montagne, suivi d'un suffixe latin. De l'avis unanime des toponymistes, les plus anciens des noms de lieux sont ceux désignant montagnes et rivières. Ils gardent l'empreinte de trèsla langue lointains. parlée par la population établie dans tel ou tel pays en des temps La colline boisée des Creys (1) débordant au nord notre commune, s'étend sur une longueur totale de 5,650 kilomètres du sommet nord, culminant au sud-ouest de la statue équestre de Napoléon, à Laffrey, jusqu'à la Pierre-Percée, curieux monument naturel, situé à 1 220 mètres d'altitude, sur la pente sud de cette colline (1 273 m). Sur celle-ci, dominant Feyteny,

(1) C'est le mot Crêt, anciennement crest (masc. de crête, latin crista). on aperçoit le bois de la Rivoire (1) — chênes rabougris et quelques pins, principalement — appartenant à des particuliers, appelé autrefois Truiné ou Truinou (on relève : Troynoni villa, au xive siècle). Continuons la revue de nos bois. A l'ouest, surplombant le bassin de La Motte, à l'extrémité du plateau, sur la longue colline de Bramefarine (alt. 1 558 m), le massif des Pellas (2) ou Bois Noir (alt. 1 428 m), appelé aussi, autrefois, La Blacholle, compte pour 59,23 hectares dans la super- ficie communale soumise au régime forestier. On y trouve surtout le sapin — plutôt envahissant — puis le hêtre, le chêne, enfin divers feuillus et quelques pins sylvestres, très peu d'épicéas. Beaucoup moins importante (37,42 ha), la forêt communale des Creys habille la colline du même nom, continuation géologique de la colline de Bramefarine qui constitue avec elle de Dôme de La Mure. Ce massif des Creys est très hétérogène, les peuplements y sont fort disparates : pins étriqués, taillis de hêtres et de chênes, broussailles sans valeur, jeune futaie d'épicéas et de mélèzes.

Avons-nous réussi à bien « situer » notre Pierre-Châtel ? nous voulons l'espérer... Vous plaît-il maintenant d'entreprendre avec nous, tout au long des pages qui vont suivre, une commune promenade dans notre petite patrie, dans son passé, dans son présent ? — promenade dont nous avons tracé l'itiné- raire avec, au cœur, l'amour du sol légué par nos ancêtres...

(1) En patois Rouvoueri. La Rivoire : latin robor-ia, dérivé du latin robur, chêne- rouvre. (2) Pellas, même mot que le mont Pilat, près de Lyon. Il ne saurait être question d'un mont « pelé » puisqu'il est recouvert d'une forêt. On peut donc y voir un dérivé d'une racine pré-latine pal-, bien connue elle aussi, et signifiant « hauteur », « mon- tagne ». (Cf. le col de Pal, à près de 2.000 m, dans les A.-M.). ÉVOLUTION FORESTIÈRE DU PLATEAU DE LA MATHEYSINE DEPUIS 13 000 ANS

par Jeanne SITTLER-BECKER chef de travaux au laboratoire de géologie de Strasbourg

Les microscopiques grains de pollen, transportés par le vent, qui tombent dans la vase humique des lacs et des étangs ou mieux encore dans la tourbe, peuvent être préservés par enfouissemment. Cette conser- vation ou fossilisation est singulièrement favorisée dans les milieux acides, c'est-à-dire que la très fine membrane qui enveloppe le pollen n'y subit pas d'altération importante de composition ni de forme. C'est ainsi que les sédiments s'accumulent et recouvrent de nombreux grains de pollen et grâce à eux constituent, millimètre par millimètre, autant d'images successives de la vie végétale contemporaine de ces dépôts. Il est donc possible de reconstituer l'histoire forestière d'un pays grâce à l'analyse pollinique des tourbes et autres sédiments prélevés à diverses profondeurs à l'aide d'une sonde à main de type spécial. Ce travail a été entrepris pour l'ensemble des Alpes françaises et trois sondages se rap- portent plus particulièrement au plateau de la Matheysine. Analysons successivement l'histoire paléosilvatique que nous révèle chacune de ces tourbières.

PIERRE-CHATEL — TOURBIÈRE DES GRANDES SAGNES — ALTITUDE 940 M. Les Grandes Sagnes s'étendent au sud de la ligne de séparation entre les bassins de La Romanche et du Drac. Il s'agit d'une dépression aux abords nord-est du lac de Pierre-Châtel avec de petites forêts de feuillus ( Hêtres, Bouleaux, Aulnes) et des pentes gazonnées à l'ouest de la route allant des Thénaux à La Traverse. En cet endroit, 40 cm d'argile grise micacée, surmontés de 40 cm de tourbe brune fibreuse, recouvrent le fond caillouteux des moraines déposées par le glacier de La Romanche lors de la dernière période glaciaire. Bien que peu épaisse, cette tourbe est très ancienne puisque les grains de pollen qu'elle contient sont ceux des premières essences qui ont recons- titué la forêt après le retrait des glaces : bois de Bouleaux avec quelques Pins, remplacés progressivement par une forêt où prédominent les Pins, tandis que les Bouleaux n'y joueront plus qu'un rôle secondaire. La crois- sance de la tourbière s'est arrêtée à ce stade.

PIERRE-CHATEL — TOURBIÈRE DE LA FERME DU LAC — ALTITUDE 931 M.

En contournant le lac de Pierre-Châtel par l'est, on traverse son émissaire près de la ferme du lac. Le cours du ruisseau est bordé de part et d'autre d'Aulnes et de Bouleaux. Sur sa rive droite, en contrebas de la route Napoléon et à environ 200 m au sud des bâtiments de la ferme, s'étend une petite tourbière. Le sondage a traversé 2, 10 m de tourbe : brune, fibreuse ou grumeleuse vers la surface, noire et compacte avec débris de bois et de petits rameaux vers le fond. L'analyse pollinique révèle une histoire plus récente que celle rapportée par le sondage des Grandes Sagnes puisqu'elle ne débute qu'avec la période caractérisée par une forêt de Pins et de Sapins; par la suite, la proportion de ces derniers arbres a été dépassée par celle des Epicéas. Diverses essences subordonnées ont constamment existé : Aulnes, Hêtres, Chênes, Coudriers, tandis que le Noyer est apparu vers la fin, c'est-à-dire qu'on le décèle dans les sédiments les plus récents.

SUSVILLE — MARAIS DE L'ÉTANG DE LA CENTRALE ÉLECTRIQUE — ALTITUDE 886 M.

Le sondage pratiqué dans la dépression marécageuse, entre la route numéro 85 et la cité ouvrière de la Centrale, a traversé 75 cm de tourbe brune fibreuse devenant argileuse entre 75 et 85 cm et se transformant fina- lement en une argile bleue. Ce dépôt s'est formé pendant la même période que celui de la ferme du lac durant laquelle le plateau portait une couverture de Pins et de Sapins, accompagnés des espèces particulières à Pierre-Châtel. Les différentes périodes correspondant à la succession des forêts sont appelées phases paléosylvatiques. Malheureusement, aucun des trois son- dages ne nous a fourni une histoire forestière complète. Il faudrait pour cela qu'une tourbière suffisamment ancienne ait continué à s'accroître jusqu'à l'époque actuelle. L'étude d'autres gisements voisins du plateau de la Matheysine permet d'intercaler les épisodes manquant ici et nous pouvons résumer l'évolution des forêts de la manière suivante, en la datant par comparaison avec d'autres contrées. Vers l'an — 11.500 à — 10.000 toute la région est couverte d'une végétation prairiale de plantes herbacées : composées telles que l'Armoise et Graminées (phase I); puis la forêt s'installe : bois de Bouleaux d'abord, de Pins ensuite (phase II). Entre — 9.000 et — 8.500 se place un léger recul de la forêt (phase III); cette réduction de la couverture boisée se traduit par une recrudescence des plantes herbacées due vraisemblablement à un climat plus rigoureux. De — 8.500 à — 6.500 les Pins constituent l'espèce domi- nante à côté des Bouleaux; en fin de période le Coudrier, l'Orme, le Chêne et le Tilleul pénètrent dans le domaine de la Pinède (phase IV). L'impor- tance de ces dernières essences devient de plus en plus grande entre — 6.500 et — 2.500 (phase V). Ensuite les Pins, accompagnés de Sapins, tien- nent le premier rang de — 2.500 à — 500 (phase VI). A cette époque enfin, les Sapins sont remplacés par les Epicéas (phase VII) et ceci, en partie, sous l'influence de l'homme qui, par son intervention, a modifié les conditions de développement spontané de la forêt. Actuellement, ces rema- niements ont même abouti à la disparition de la forêt naturelle sur de vastes surfaces. Les changements profonds survenus dans le peuplement des forêts sont évidemment dus à des variations climatiques intervenues depuis le dernier retrait des glaciers quaternaires. Après avoir été subarctique (phase I), le climat s'est réchauffé progressivement avec un refroidissement passager indiqué par la phase III de recul de la forêt. Cet adoucissement a duré jusqu'à la fin de la phase V : Pins — Chênaie mixte (Chêne + Orme + Tilleul), pour laquelle on admet également une certaine humidité. Depuis lors, une légère baisse de la température moyenne a conduit à la diminution des feuillus de la Chênaie mixte; la formation des tourbières de la ferme du lac et de l'étang de la centrale électrique date de cette époque. La tourbification des Grandes Sagnes est bien plus ancienne puisque contemporaine des forêts de Bouleaux et de Pins (Phase II), mais elle a été arrêtée lors du refroidissement climatique de la phase III. L'évolution forestière qui vient d'être esquissée est celle du domaine méridional des Alpes; le domaine septentrional s'en distingue par une im- portance moindre des Pins qui, au lieu d'être constamment dominants, ne se retrouvent que durant les phases II et IV (1).

Nous faisons suivre ce très intéressant exposé de quelques indications qui compléteront celles déjà fournies au début de cet ouvrage. Dans le canton des Pellas, le terrain est fait de gneiss et de micaschistes dont les bancs, très lités et assez tendres, se morcellent facilement en frag- ments de faible volume. Le sol forestier correspond à une couche de terre végétale relativement peu épaisse, surtout au sommet du massif. Plus bas, le terrain, où les cailloux abondent, s'appauvrit. L'ensemble sylvestre est traité en futaie jardinée. La rotation des coupes est d'une durée de douze ans. En ce qui a trait aux résineux, la « possibilité », soit le volume à abat- tre chaque année, est de 169 M3 dont 127 sont affectés aux coupes « ordinaires » et 42 à celles dites « extraordinaires ». Pour déterminer le volume disponible au cours de chaque exercice, celui de tous les bois — chablis compris — recueillis à quelque autre titre que ce soit, doit être déduit de cette « possibilité ». Les quatre parcelles, au pied du massif,

(1) Bibliographie : J. BECKER (1952). — Etude palynologique des tourbes flan- driennes des Alpes françaises. Mém. Serv. Carte géol. Als.-Lorr., Strasbourg, t. II. peuplées surtout de feuillus, ne sont pas soumises à des coupes régulières. Des exploitations, destinées à fournir du bois de chauffage aux habitants, y sont assises de temps à autre, selon les besoins. Elles sont effectuées en taillis-sous-futaie afin de favoriser l'installation du sapin. Dans un rapport de 1725, dressé par COLISIEUX, arpenteur expert général de la Réformation des bois de Dauphiné, on relève que la forêt des Pellas, alors appelée La Blacholle, était constituée de hêtres, chênes, cou- driers et bois mort « de médiocre venue ». Le terrain du massif des Creys appartient à l'étage houiller représenté par des schistes micacés et du grès, tous deux bien lités et facilement sépa- rables. Le sol forestier est moins grossier, plus argileux mais plus froid que celui des Pellas. Son peuplement, très disparate, n'a pas permis l'établis- sement d'un plan de coupes régulières. Ici aussi, des exploitations s'établis- sent temporairement, surtout pour assurer les soins culturaux destinés à favoriser le développement des résineux car l'alimentation en bois de chauf- fage n'intéresse plus que quelques autochtones. D'après le rapport déjà cité, les essences peuplant les Pellas se re- trouvaient au Creys, mais le bois mort y existait en broussailles. Il est réconfortant de mesurer les progrès accomplis depuis près de deux siècles et demi dans la mise en valeur de nos forêts. LE LAC DE PIERRE-CHATEL

Comme toute particularité géographique, la présence d'une nappe d'eau, même ne recouvrant pas d'immenses étendues, ne peut manquer d'influer peu ou prou sur le mode de vie des êtres qui vivent alentour. A ce point de vue, le lac de Pierre-Châtel — notre lac — doit avoir joué un rôle, certes non négligeable. Raison de plus pour parler de lui. Il est situé à 2 kilomètres environ au nord du chef-lieu de notre commune. Son altitude est de 932 mètres. Comme ses voisins, les lacs Mort (ou Maure), de Laffrey, de Petichet, sertis dans les sillons du relief alpin, il a été formé par une série de moraines frontales, provenant, semble-t-il, d'une branche issue de la partie principale du glacier du Drac. Elle s'en détachait près de l'emplacement qu'occupe aujourd'hui la ville de La Mure et remontait ensuite une dépression latérale pour aboutir à l'escarpement qui domine la vallée de la Romanche. Citons quelques chiffres : 101 hectares 20 ares 32 centiares, telle est l'aire du cercle presque parfait décrit par les rives de notre lac. La surface qui empiète sur le territoire de la commune proche, Saint-Théoffrey, couvre 38 hectares 27 ares. On sait que plus l'altitude d'un lac est élevée, moins grande est sa profondeur. La sienne atteint 11 mètres, inférieure à celle des trois autres lacs du plateau matheysin. Ceux-ci sont tributaires du bassin de la Romanche, tandis qu'il appartient à celui du Drac. Le ruisseau de Combe de l'Oche (en patois : Riou Chambrié) est son prin- cipal pourvoyeur. Ses infiltrations alimentent les sources de Bouteillaret et les marais de La Mure. La Jonche recueille finalement le trop-plein de ses eaux. Normalement, la transparence de celles-ci cesse après 3 mètres (3,50 mètres pour Petichet, 4 mètres pour Laffrey). Saura-t-on jamais la part de légende qui entre dans l'histoire ? L'homme a toujours eu soif de merveilleux et, dans de graves manuels — anciens, il est vrai — les auteurs mêlent souvent les fils de la fantaisie à la trame des faits réels. Dans son Histoire générale de Dauphiné, le bon CHORIER n'écrit-il pas : « L'un de ces lacs (Pierre-Châtel) est séparé de la paroisse de La Motte-Anaveillon par une montagne, dans le sein de laquelle il verse ses eaux, qu'elle vomit de l'autre côté. L'ouverture, par où elles y entrent, a esté reconnuë, et n'est pas si large qu'elle ne puisse être bouchée facilement. En effet, elle l'a esté quelquefois, et l'on s'est ainsi aperçu que ce passage ne leur estant pas libre, elles ne vont plus au delà ». Le Guide du baigneur aux eaux thermales de La Motte-les-Bains de DoRGEVAL-DuBOUCHET (1849) apporte à son tour sa contribution à ce relevé fantaisiste : « Il paraît que les croyances populaires veulent à toute force rapporter la formation de la plupart des lacs à une époque postérieure à l'établissement du catholicisme : des tremblements de terre auraient englouti dans les abîmes de nombreux villages; de là vient qu'au bord des lacs de Laffraie comme sur les rives du lac Palladru, les jours de grandes fêtes, les cloches des églises submergées font entendre leurs volées ». Au cours des siècles passés, le nom de notre lac s'est évidemment modifié. Quel était-il, à l'origine ? Il est bien difficile de le préciser. Dans le texte d'une des clauses du testament de Béatrix, duchesse de Bourgogne et comtesse d'Albon, rédigé au château de en 1228, on a cru voir apparaître un nom, celui de « lac Finent », qu'un examen réfléchi incite à rejeter. Rien ne permet d'affirmer, d'abord, qu'il s'agit là du lac de Pierre- Châtel. Ensuite, l'orthographe de cette appellation prête elle-même à dis- cussion. Enfin, M. AVEZOU, archiviste de l'Isère, a minutieusement étudié l'original du testament (1). Nous nous référerons à son interprétation. Voici la phrase litigieuse : « Canonicae de Bellomonte recognosco debere habere unam sagniam in lacu finem ». Selon Du CANGE (2), le mot « sagniam » aurait été employé pour « sagittiam ». La traduction exacte serait alors : « Aux chanoines de Beaumont, je reconnais le droit d'avoir une barque à la fin (à l'extrémité) du lac » et non : «... d'avoir une saignée au lac Finent », ceci d'après une autre traduction en français figurant au Fonds des Ayes (3). Quoi qu'il en soit, répétons-le, il n'est aucunement prouvé que ce lac corresponde au nôtre.

Vue aérienne du lac de Pierre-Châtel et des lacs de Petichet et de Laffrey Au fond les montagnes du massif de la Grande-Chartreuse. Au premier plan, la propriété de M. le comte Charles de MARLIAVE. Cliché COMBlER, Mâcon (1) Arch. Isère. Fonds du prieuré de Saint-Robert. 27. H. 161. la basse(2) Eruditlatinité. français (1610-1688), auteur, entre autres ouvrages, de glossaires de (3) Arch. Isère. H. 624. D'un autre côté, si ce nom — « Finent » — a été indûment tiré de ce très ancien texte, il n'en demeure pas moins vrai que nous allons le retrouver en énumérant les appellations qui vont suivre. Dénommé lacu Finon dans le cartulaire de Saint-Robert (1228), notre lac devient, en effet, lacu Finenc en 1229 (Inventaires des Dauphins) puis lac Cordellos (Chapitre de N.-D. de Grenoble — 1285), lacu Finenchii (1374) et, enfin, lacu Finent (Comptes de Châtellenies — 1387). Sur la carte de BOURCET, en 1749, il est dénommé lac de Cordelieu ou de Pierre-Châtel. Le parcel- laire de Saint-Théoffrey (1768) porte lac Cordelon et lac Cordelier, tandis que le plan cadastral de cette même commune fait mention du lac des Cordelliers. L'on retrouve lac Cordelier sur notre plan cadastral de 1831. Y a-t-il corrélation entre cette appellation et celle de l'ordre monastique des franciscains ou frères mineurs, fondé au XIII" siècle par saint François d'Assise et communément appelés « cordeliers » ? Certainement pas car il n'en existait qu'à Grenoble et ces moines ne possédaient aucun bien en Matheysine. Il est donc plus vraisemblable d'admettre que la série des noms Cordelon, Corde le (que l'on rencontre aussi), Cordellos, Cordelier a été engendrée par un mot pré-celtique. M. ROSTAING a relevé en Provence une racine cor- ou cord- qui signifie « hauteur ». On la retrouve, par exemple, dans Te nom de la ville espagnole de Cordoue (Cord-uba). Or notre lac est un lac de montagne. Cette étymologie est donc acceptable. Le suffixe ligure -elo serait venu compléter le nom d'où Cord-elo (comme dans Cemen-elo, aujourd'hui Cimiez, à Nice), puis, ayant subi l'attraction du suffixe diminutif latin -ellum, Cordelo serait devenu Cordellum, d'où Cordellos et, par une « déviation » facilement explicable, Cordelier, sans que l'ordre religieux évoqué ait joué le moindre rôle dans cette évolution. Mais d'où viennent les autres noms du lac ? Leur étymologie est mal- heureusement incertaine. Dans Finenc, on décèle les suffixes -incos (ligure) ou -ing (germanique), devenus -enc en franco-provençal et en provençal. Mais l'étymologie du radical Fin reste obscure. Peut-être s'agit-il ici d'un nom de personne d'origine germanique : Fin-ing ? L'hypothèse est peu admissible. Point n'est besoin du mystère des mots et des enjolivures de la légende pour ressentir le charme particulier de notre lac, « nappe aux larges mo- dulations de bleu, une versée de saphir barrée de frissons... » (G. DONNET). Aussi, à la belle saison, nombreux sont ceux — pêcheurs, baigneurs, cam- peurs, voire simples promeneurs — qui viennent goûter sur ses rives quelques heures de détente, sous un ciel azuré, dans un décor reposant de vertes ondulations couvertes de prairies et de forêts. Chaque année, en juillet, une traditionnelle fête champêtre réunit près de ses bords de joyeux groupes de matheysins venus de toutes les localités du canton. Allongé sur le gazon ras, sec et usé, comment ne pas se sentir pénétré par la paix qui semble s'élever des eaux et planer alentour ?... Le grelot rustique des grillons, le tintement des sonnailles d'un troupeau lointain se mêlent au bruissement léger du ressac dont les vaguelettes mouillent les pierres de la rive qu'elles frangent d'écume. Des bouffées de bruits confus, curieusement déformés, amplifiés, d'un registre plus grave, arrivent de la grand-route, apportés par une brise pure qui tempère délicieusement l'ardeur du soleil. Par temps favorable, lorsque aucun souffle ne vient rider la surface du lac, il n'est que de se pencher sur cet immense miroir pour admirer, dans le cadre de ses rives, le féérique et grandiose reflet des hautes et sévères mon- tagnes du Grand-Serre et du Tabor que domine le majestueux Obiou.

PRINCIPAUX PROPRIÉTAIRES

Il n'est pas possible d'affirmer, nous l'avons vu, l'appartenance du lac de Pierre-Châtel à Béatrix d'ALBON, Dauphine de Viennois. En revanche, nous savons avec certitude qu'il dépendait, en 1339, du château de La Mure et que le Dauphin HUMBERT II en était propriétaire. Sa valeur était estimée à 1 000 florins. Nous savons aussi que, de 1334 à 1346, il était accensé 8 florins à Guillaume de NISEYS; en 1374, 7 florins à Guigue du VILAR. En 1354 « ...On ne compte pas la ferme (location) du lac Fineynt parce qu'on n'a trouvé personne pour le louer, et l'on se fait cette conviction d'après le témoignage du héraut ». Au cours de la seconde moitié du xve siècle, le lac fut acquis par la famille de COMBOURCIER. En 1540, il appartint à la duchesse de NEMOURS qui retirait des droits de pêche un revenu de 12 livres. Qui, après elle, en devint propriétaire ? Tout ce que nous savons, c'est qu'avec le château de , celui de La Motte et les eaux thermales, il figura, jusqu'à la Révolution, parmi les biens que la famille de VENTEROL possédait en Matheysine. En 1789, le baron de VENTEROL, seigneur de La Motte ayant émigré, tous ces biens furent saisis et vendus comme avoir national par acte du 16 germinal an II (3 avril 1794). Voici ce qu'on y lit, en parti- culier : « Lac de Pierre-Châtel, de 1.500 toises environ, à Joseph Cotton, de Grenoble, pour 2.600 livres. De suite le citoyen Joseph Cotton a élu et subrogé en l'adjudication cy-dessus les citoyens Pierre François Aimé Aribert-Desjardins, résidant aux Bruneaux (Pierre-Châtel) et Louis Antoine Pommier, juge de paix à Villard-Saint-Christophe, lesquels ont accepté sous les clauses, charges et conditions cy devant énoncées ». La part de ce dernier échut à Christophe RUELLE, lui aussi juge de paix à La Mure. Le 22 octobre 1860, Eugène ARIBERT-DESJARDINS, petit-fils de l'ache- teur de 1794, et Mmes Vve NICOLLET et DESMOULINS, toutes deux nées RUELLE, petites-filles de M. POMMIER, également acheteur en 1794, vendi- rent leur part à M. H. GIROUD, alors administrateur des Mines d'anthracite de La Mure. C'est lui qui, vers 1866, fit entreprendre d'importants travaux : reboisement (plantation d'aulnes), rectification et empierrement des bords marécageux, ce dernier ouvrage sous la direction de Jean-Pierre DAVIN. Les pierres, souvent énormes, étaient extraites de carrières voisines, et trans- portées dans des chariots circulant sur une petite voie ferrée ceinturant le lac. L'une des filles de M. H. GIROUD, Nathalie, devenue comtesse Gabriel de RENEVILLE, en hérita en 1879. De 1911 à 1934, il passe à M. le comte Henry de RENEVILLE, fils de la précédente. Depuis 1934, il est la propriété de Mme la comtesse Charles de MARLIAVE, qui, à son tour, en a hérité de son père, M. le comte Henry de RENEVILLE, déjà mentionné.

LA PÊCHE ET LES POISSONS

On lit dans un registre datant du XIIe siècle qu'à cette époque les poissons des lacs étaient fort appréciés dans toutes les localités de la Mathey- sine. Leur capture dut être réglementée puisque, au XIIIe siècle, le prieuré de Saint-Laurent-en-Beaumont, en particulier, possédait un droit de pêche. Dans son Dictionnaire du Dauphiné (1684), l'historien Guy ALLARD nous donne quelques détails sur la faune des lacs de la Matheysine : « Tous produisent de gros et excellents poissons, mais le brochet s'y trouve quel- quefois si monstrueux que les filets ne peuvent résister à ses secousses !... ». D'après un rapport estimatif dressé en 1793 avant vente publique, le revenu du lac de Pierre-Châtel, longtemps affermé avant de devenir bien national, « n'était qu'en poissons » : perches et brochets, en assez grande quantité, quelques carpes. Notons, en passant, que, d'après ce même rapport, la valeur du lac ne dépassait pas « un principal de 500 livres ». Pourtant, en 1794, (voir plus haut), il fut vendu pour 2.600 livres. En 1869, M. Henri GIROUD demanda la cession par la commune d'un emplacement situé sur la rive sud du lac, au voisinage de son exutoire. Il projetait d'y faire creuser un canal pour favoriser le frai des truites. Après plusieurs années d'interminables discussions, il finit par obtenir, le 17 novembre 1872, douze ares de terrain pour la somme de 400 F. Qu'il nous soit permis, à cette occasion, de souligner ses efforts opiniâtres, inlassablement effectués en vue d'améliorer, dès cette époque, le dévelop- pement de la faune du lac. Faisons donc plus ample connaissance avec celle-ci. Huit espèces, sur- tout, la constituent : la truite (Trutta), le gardon (Gardonus rutilus), appelé chez nous, communément, le « blanc », le vairon (Phoxinus), la tanche (Tinca), la carpe commune (Cypricus carpio), la perche (Perca fluviatilis), l'ablette (Alburnus lucidus), le brochet (Esox lucius). Le brochet, poisson vorace, est particulièrement dangeureux pour la truite. Celle-ci, par ailleurs, ne peut vivre que dans une eau dite « de pre- mière catégorie », riche en oxygène. Or l'accumulation sur le fond des déchets végétaux prive de ce gaz vivifiant une couche d'eau de 2 à 3 m de hauteur. Luttant à la fois contre ces deux facteurs de dépeuplement, l'Union des pêcheurs à la ligne et au lancer du département de l'Isère a favorisé le développement de la truite en faisant procéder périodiquement, depuis septembre 1955, au faucardage mécanique du lac grâce à une embarcation spéciale à moteur. Cette opération vise un double but : 1° Suppression des frayères à brochet, à l'arrivée de l'affluent du lac, par section des joncs et roseaux jusqu'à 1 m 50 de la surface de l'eau. Il est à noter que ce faucardage épuise les plantes aquatiques et s'oppose à leur reproduction. 2° Modifi- cation dans la qualité des eaux résultant évidemment de l'opération précé- dente. Les résultats obtenus sont très encourageants : la truite est plus abondante, le brochet en nette régression. Notre lac, espérons-le, ne tardera pas à mériter pleinement l'appellation de « lac à truites ». Il nous plaît de citer les noms des gardes-pêche qui ont successivement veillé sur notre lac depuis le début du siècle : BLANC — AUCLAIR — Au- gustin MIARD — Pascal RAVIER — Marius SCHMID — Aimé BATTAIL. Quelques détails maintenant sur les us et coutumes de nos pêcheurs. Seul le garde-pêche privé est autorisé à se livrer à la pêche en barque avec filets. Si, de nos jours, la pêche à la ligne flottante continue à être pratiquée, la pêche au lancer qu'accompagne l'envolée, l'ampleur élégante du geste a, maintenant, ses fervents adeptes. Cependant, le pêcheur « ordinaire » persiste à s'installer, comme jadis, sur une avancée de pierres — « la place » — jalousement gardée par lui quelquefois depuis l'aube pour se réserver tel emplacement jugé plus poissonneux. Patiemment, il attend les « touches », assis sur sa « bacholle », accessoire en voie de disparition, servant à la fois de siège, de panier à poissons, de fourre-tout. Elle peut supporter aussi le talon de la gaule, dont la hampe repose alors sur une tige fourchue fichée dans l'eau. Autrefois, en hiver, la pêche sous la glace recrutait moins d'amateurs. Elle exigeait des qualités plus « sportives ». Transformé en esquimau, notre pêcheur devait, d'abord, creuser, à coups de hache énergiques, un trou dans la glace parfois très épaisse. Il y introduisait « le fil », qu'il agitait douce- ment. Pour se protéger de la bise impétueuse, froide et cinglante, il avait recours à un pare-vent ou à une hutte rudimentaire, l'un et l'autre faits de roseaux, de paille ou de branchages, protection souvent insuffisante. Engour- di, il devait alors demander un peu de chaleur à un maigre feu de brindilles brûlant dans une marmite... La pêche sous la glace fut interdite par le décret du 29 août 1939, mais tolérée durant les années de guerre et d'après-guerre. Elle ne l'est plus depuis l'hiver 1955-56. En tout cas, les « épreuves » qu'affrontaient nos ancêtres pêcheurs disent assez leur passion pour un « sport » qui semble avoir été fort en faveur chez eux. Sans doute étaient-ils aussi fervents de la pêche, ces con- seillers municipaux qui s'élevèrent, au cours d'une réunion officielle — en 1907 —, contre le projet d'installation d'une ligne électrique à haute tension le long de la grand-route. « Quel rapport ?... » dira-t-on... Ils craignaient tout simplement l'électrocution pour ceux qui se rendaient au lac, avec, sur l'épaule, leur gaule, alors d'une seule pièce !

UN PEU DE PRÉHISTOIRE... AGRÉMENTÉE D'HISTOIRE LOCALE...

L'homme ne peut remonter qu'en tâtonnant le chemin qui le conduit vers ses lointains ancêtres. Lentement, patiemment, les chercheurs, les savants le jalonnent de découvertes qui tantôt l'illuminent, tantôt n'y projettent qu'une lueur timide et décevante. Mais les problèmes de la préhistoire de- meurent passionnants, surtout lorsqu'ils se posent dans la contrée même où ont vécu nos pères, où nous vivons nous-mêmes. Certes, à propos des vestiges retirés de notre lac dont nous parlerons plus loin, il semble bien difficile d'aboutir à des conclusions fermes. Ce réservoir naturel fut asséché une fois au moins. Asséché ? Le mot est sans doute impropre. Comme on va pouvoir en juger, il n'a pu s'agir que d'un assèchement partiel, en effet. Le 1ER juillet 1823, ses propriétaires, Christophe RUELLE, juge de paix du canton de La Mure, et Pierre-François ARIBERT-DESJARDINS, maire de la commune de Pierre-Châtel, présentaient officiellement à l'adjoint Pierre BERTHIER une déclaration d'intention. Ils désiraient réduire la surface du lac pour profiter du bénéfice accordé « à raison de terrain desséché » par la loi du 3 frimaire an VII. Un canal « de niveau » devait être creusé par leurs soins à l'effet d'obtenir la baisse des eaux. Notons, tout de suite, qu'il n'était donc pas question d'assécher complètement le lac. Si la préhistoire reste incertaine, notre histoire locale, elle, est plus précise, et nous pensons intéresser le lecteur en évoquant cette « affaire » plus en détail. Affaire est le mot qui convient. On va voir pourquoi. Le 11 janvier 1824, le conseil municipal de Pierre-Châtel se réunissait sous la présidence de Joseph ROSTAINGT. Après rappel de la déclaration du 1er juillet de l'année précédente et délibération, le conseil accordait aux propriétaires du lac l'autorisation demandée. Le projet soumis ne devait entraîner, en effet, aucun changement nuisible. Au contraire, il en résulterait, dit l'arrêté que nous citons ici, « un grand avantage, soit par rapport à la grand'route que les eaux du lac dégradent et empêchent de prendre du gravier pour son entretien (sic), soit pour le propriétaire riverain qu elles endommagent, soit enfin pour toute la contrée et sans nuire en aucune manière ny au meunier, ny à personne de la commune, ny aux propriétés communales ». Au meunier? Oui, car celui-ci, un certain DAVIN, alimentait son moulin, sis à Pierre-Châtel, grâce à un bief placé sur le canal déversant les eaux du lac dans le ruisseau de la Jonche. Tout ceci s'oppose encore à l'hypothèse d'un assèchement complet qui eût été vraiment préjudiciable au meunier : comment son moulin aurait-il pu tourner ?... et ce personnage — la suite le démontre — ne devait pas être des plus conciliants. Un jeune conducteur de travaux, nommé François BATAILLON, vint donc se fixer à Pierre-Châtel et y demeura toute l'année 1824 pour diriger les opérations prévues. Elles n'aboutirent pas au résultat escompté. Le 21 janvier 1830, le conseil municipal se réunissait de nouveau après réception d'une lettre préfectorale consécutive elle-même à une pétition des Pierre-Châtelois. Il fut admis que l'entreprise d'assèchement « avait été contrariée soit par Davin (notre impénitent meunier) soit par la mauvaise nature du sol desséché qui avait été reconnu de nulle valeur ». Une transaction était intervenue en mars 1826 entre les propriétaires du lac et ledit DAVIN : « le lac serait rétabli dans son état primitif », mais DAVIN devrait combler l'ouverture de la berge, là où existait autrefois un passage public dont la suppression, entraînée par les récents travaux d'aménage- ment, motivait sans doute la pétition en cause. Or, le meunier se dérobait à cette obligation, bien qu'il eût reçu les fonds correspondants. Il devait choisir entre son ancien bief et le nouveau canal, mais ne se décidait à opter ni pour l'un, ni pour l'autre. Le maire ARIBERT-DESJARDINS, qui avait fait jeter une passerelle provisoire, ne savait donc où construire le pont définitif remplaçant le passage détruit et le procès-verbal de délibération de conclure : « ... de sorte que les réclamations quant à ça (sic) n'étaient que des tracas- series déplacées. D'autant mieux que Davin est un des signataires de la pétition qui avait été adressée à Monsieur le préfet ». Décidément, ce meu- nier ne moulait pas toujours blanche farine ! Selon la tradition, et la tradition seule, un deuxième assèchement partiel aurait eu lieu vers 1868. Vers 1868 ? Est-ce sûr ? Ne serait-ce pas plutôt vers 1866, à l'occasion de l'empierrement des bords marécageux du lac, entre- pris à la diligence de M. H. GIROUD ? Un rocher aurait émergé, but de promenade pour les enfants du village. Il n'y a là rien d'extraordinaire. Le lac de Petichet, voisin du nôtre, possède aussi un rocher qu'on aperçoit en son milieu, sous les eaux. Mais ici la légende intervient, semble-t-il : ce roc aurait apparu autrefois, en période d'extrême sécheresse, et les anciens affirment qu'on pouvait y lire cette inscription gravée : « qui m'a vu a pleuré, qui me verra pleurera ». Est-ce pour ne point demeurer en reste qu'une tradition locale veut qu'une route traversant notre lac ait été décou- verte après le retrait de ses eaux ? Il est vrai qu'au travers, on distingue comme une sorte de cheminement. Mais ne s'agirait-il pas, plutôt, des vestiges d'un canal, établi pour assécher le lac, dont le tracé, encore visible, abuserait l'œil ? Revenons à notre sujet. N'eût-il été procédé qu'à un seul assèchement, celui de 1824, un doute intervient dont il faut honnêtement tenir compte dans cet exposé. On peut légitimement craindre, en effet, que, si des vestiges de cités lacustres ont été découverts alors, ils ont été détruits par ignorance, ou emportés et dispersés. A cette époque, la préhistoire était inconnue de nos compatriotes et, du reste, les premières palafittes ne furent découvertes, en Suisse, qu'en 1854. Ceci dit, voici le maigre butin recueilli. Dans un compte-rendu adressé en août 1904 au congrès de l' Associa- tion Française pour l'Avancement des Sciences, session de Grenoble, Hip- polyte MULLER, le maître de la préhistoire alpine écrivait : « Monsieur le docteur Bonnet nous a remis un fragment d'une roche éruptive, lequel, vu sa forme allongée et triangulaire, pourrait bien avoir été un pic grossier; cet objet provient du lac de Pierre-Châtel, dans la Matheysine ». Et H. MULLER concluait : « les lacs de cette région sont encore à explorer au point de vue préhistorique; il ne serait pas étonnant d'y rencontrer des vestiges de stations lacustres » (1).

(1) Des recherches — sommaires, précisons-le — ont été effectuées dans les lacs matheysins sous l'égide du Musée de l'Homme et suivant les conseils de M. HAMARD, Chef du Centre de Documentation et de Recherches Préhistoriques, par M. Georges MELMOUX, de Notre-Dame-de-Vaulx, et l'auteur, à l'aide d'un scaphandre autonome COUSTEAU et d'une sonde à main construite par M. MELMOUX. Cette prospection n'a donné aucun résultat positif. Répétons-le : nous ne possédons aucune preuve en faveur de l'existence de pareilles « cités ». Sans doute, en 1870, d'énormes pièces de résineux ont été extraites du fond de notre lac dont les eaux semblent maintenant, d'ail- leurs, ne plus en recouvrir. Mais, dans un état en date du 23 février 1807, dressé par HERICART DE THURY, ingénieur des Mines, chargé de l'inspection du département de l'Isère, on peut lire que tous les lacs de la Matheysine recelaient de grands amas d'arbres forestiers (sapin, piscea, bouleau, érable), fort bien conservés car le bois ne pourrit pas dans l'eau. Il y est écrit, notons- le, que ces arbres étaient entiers. Cet adjectif semble éliminer toute inter- vention humaine... car, enfin, pour dresser une quelconque construction, si rudimentaire fût-elle et, à plus forte raison pour aménager des cités la-

Cette ramure de cerf retirée du lac en 1870, orne la salle de séjour de la résidence du lac de M. le comte Charles de MARLIAVE. Ph. Maurice DREZET custres. il eût bien fallu travailler peu ou prou ce bois brut. Or pareil travail doit laisser des traces. Il n'en est point parlé et, pourtant, puisque ce même état signale que certains riverains retiraient de l'eau quelques-uns de ces arbres pour leur usage personnel, comment donc expliquer qu'aucun d'entre eux n'ait découvert la preuve d'un façonnage raisonné et n'en ait soufflé mot ? Ne s'agirait-il alors que d'arbres enfouis depuis quelques siècles ou de troncs fossiles contenus primitivement dans les argiles glaciaires du Plateau ? N'oublions pas que les lacs peuvent se former à la suite de glissements de terrains. Ils peuvent aussi avoir noyé une forêt préexistante lors de leur formation et nous avons déjà dit que, dans l'eau, le bois se conserve par- faitement. Le problème demeure donc entier. Tant que nous ne disposerons pas de nouveaux éléments d'appréciation, la question posée demeurera sans réponse : des cités lacustres ont-elles vraiment existé chez nous ? En 1870, trois magnifiques bois de cerfs furent retirés du limon par Pierre NICOLAS, alors fermier de la propriété du lac, qui les mit au jour en relevant ses filets : une ramure existe encore en parfait état dans la maison du lac de M. le comte de MARLIAVE. Ces bois ne seraient point préhis- toriques, a-t-on dit. Pourtant, la vase conserve en général parfaitement les objets qui y sont ensevelis, les fouilles archéologiques en font foi... Il est vrai que la disparition du cerf en Dauphiné n'est pas aussi ancienne qu'on le croit. Une Révision des feux du mandement de Vizille datée de 1446 signale que les localités de Laffrey et de Mésage étaient alors infestées par les bêtes sauvages : sangliers, ours, cerfs et autres (c'est nous qui soulignons). Jusqu'en 1830, on aurait rencontré des cerfs dans le massif d'. On chassait encore ces nobles animaux dans la commune d'Uriage sous le premier Em- pire. Vers 1846, quelques rares survivants y furent encore signalés de loin en loin... C'est par ces menus faits que nous devons conclure. LA JONCHE

Le nom de cette rivière apparaît sans doute pour la première fois dans un document du XIIIe siècle. Elle y est appelée Jochi. Le radical joc- pourrait provenir du latin jugum, montagne. Le mot Jonche serait alors d'origine pré-celtique et signifierait « torrent de la montagne ». Il devient ensuite Jochia (1302), puis Jonchia, pour aboutir naturellement à Jonchy et, enfin, à Jonche. En 1594, un terrier de l'abbaye des Ayes parle de « l'eau de la Jonché ». Ce nom est donc fixé depuis des siècles. D'ou provient 1'« n > interposée ? D'une sorte d'attraction exercée par le mot « jonc » ? En fait, il existe des herbes de cette sorte, éparses tout au long du parcours de ce cours d'eau. La structure de son nom s'explique-t-elle par la présence de cette végétation, autrefois peut-être beaucoup plus dense ? La Jonche naît au col de Villard-Saint-Christophe. Depuis le captage des eaux potables destinées à Pierre-Châtel et aux communes syndiquées avec ce bourg, le débit de la rivière est sensiblement plus faible puisque les sources canalisées ne l'alimentent plus. Elle n'en est pas moins sujette encore à d'importantes crues et l'on serait tenté de lui conserver le nom de torrent (torrent de la Gleyrie (1)) que, parfois on lui donnait jadis. Si notre ancien plan cadastral, seul, la désigne ainsi : la Gleyrie ou ruisseau de Villard-Saint-Christophe, les habitants de ce village ne l'appellent pas au- trement que la Jonche. Ce nom, du reste, figure à l'exclusion de tout autre sur les cartes d'état-major et sur celles de l'Institut géographique national. Chez nous, elle est dénommée Gleyrie à partir des Bruneaux, à peu près, jusqu'au milieu du village, aux abords du pont de Richard où elle reçoit les écoulements du lac. C'est après sa traversée de Pierre-Châtel qu'il ne subsiste plus d'ambiguïté au sujet de son nom. L'appellation Glevrie (on rencontre aussi les graphies Gleiry et Gleyry) doit se rapporter à la nature du sol, comme celle des Glières, en Savoie, désignant probablement un terrain raviné, de gl-, variante de gal-, pierre, racine pré-indo-européenne. Chez nous, cette étymologie correspond bien au site. Notons que quelques terres baignées par la rivière portent le même nom qu'elle. Le large lit de la Gleyrie est donc hérissé de rocaille et de gravier, moins qu'autrefois pourtant car, alors, en raison d'un débit torrentiel, il constituait un important réservoir de matériaux pour l'entretien des routes et pour les constructions. Signalons, à ce propos, qu'en 1835, un four, contrôlé par l'ingénieur en chef départemental des Mines, fonctionnait 105 jours par an et produisait journellement 700 kilogrammes de chaux. Il fallait « 33 de

(1) On relève, dans une délibération du 18 juillet 1890: « ...le torrent (la Gleyrie) qui ne mérite ce nom que depuis moins de cent ans, c'est-à-dire depuis que les eaux du Villard ne passent plus par le lac de Pierre-Châtel... ». charbon pour obtenir 100 de chaux ». De même, en 1860, les nommés A. PRADOURAT et S. RIVAL exploitaient sur les berges deux fours à chaux moyennant une redevance à la commune de 0,10 franc par mètre cube de pierres utilisées. Jusqu'en 1901, fonctionna, près de la Gleyrie, à l'intersection de l'ancienne et de la nouvelle routes de Villard, un four, installé là depuis fort longtemps, sans doute l'un de ceux dont il est question plus haut. Un nombre important de maisons de la commune ont été construites ou réparées avec la chaux fabriquée dans ce four appelé four de Bardot. « Bardot » était le sobriquet donné à Henriette PRADOURAT, sa dernière propriétaire. Aidée de ses fils, elle entassait dans des paniers les pierres à chaux bleutées dont elle assurait ensuite la cuisson en les disposant, une fois cassées, en

Le ruisseau du lac (ancien canal du moulin), avant la construction du chemin de Feyteny. Au fond, une des rares habitations qui ait conservé jusqu'à ces dernières années un pignon en gradins de lause. Ph. Jean ROUSSET couches alternant avec des nappes de charbon fin mouillé. Pour la vente de la chaux, la « mesure » utilisée consistait en une benne contenant 30 kilo- grammes de pierres traitées que l'on vidait dans les tombereaux des ache- teurs. Chaque benne coûtait 12 sous. La demande était importante. La mine de Peychagnard était elle-même cliente. La maçonnerie obtenue avec cette chaux de qualité offrait une extrême solidité. Revenons à la Jonche. Continuant sa course, elle arrose Susville, La Mure, Prunières, Cognet et se jette enfin dans le Drac après un pittoresque voyage à travers les sites variés de notre belle région. Sa crue de printemps est fort précoce, celle d'automne très tardive. Sa période d'étiage se situe en été. De la mi-août à fin septembre, sauf pluie durant ce mois, elle est entièrement à sec entre le Villard et Pierre-Châtel, tout comme un petit affluent, venu du Grand-Serre, le ruisseau de Merdaret, qu'elle reçoit à la sortie du Villard et qui, d'ailleurs, tarit avant elle. Seuls les écoulements du lac l'alimentent alors. Ce n'est que bien après Pierre- Châtel qu'elle reçoit le ruisseau de Combe-Alberte, puis celui de Prunières, deux de ses principaux affluents. Quelques souvenirs sur son passé, maintenant. Il est arrivé autrefois, l'eau se raréfiant, que le bétail ait été conduit, pendant les mois d'hiver, au ruisseau de Jonche; mais « la crudité et mau- vaise qualité de cette eau causait des maladies aux bestiaux ». De nos jours, les fermes sont abondamment desservies en eau potable, aussi cet incon- vénient a-t-il disparu. Tout au long de son parcours, les propriétaires riverains avaient autrefois greffé des canaux d'irrigation. Ils ne sont plus guère utilisés depuis quelques dizaines d'années. Au temps jadis, la force motrice fournie par la rivière contribuait au fonctionnement de très nombreux battoirs, gauchoirs à drap, foulons à étoffe de laine, moulins à huile, à céréales, etc. Les cloutiers l'utilisèrent aussi pour actionner le soufflet de leurs forges. A l'époque où la culture du chanvre était l'une de nos principales activités régionales, l'eau de la Jonche remplissait les nombreux trous, main- tenant comblés, creusés en divers points de son parcours, qui servaient de rouissoirs ou routoirs. Les récoltes de chanvre y macéraient en automne, et petit à petit, la tige et l'écorce filamenteuse (ou « filasse ») se séparaient. Chez nous, cette opération du rouissage — « naï.ys» », en patois — se pratiquait principalement sur le terrain communal situé dans le bas du village, d'où le nom patois Lou Naïs donné depuis cette époque à ce coin de terre. Le lieu fut appelé aussi « terrain communal des routoirs ». En 1922, la municipalité décida de le garnir d'arbres « pour l'hygiène et la beauté du site ». Jadis, le poisson ne manquait pas dans la Jonche. Les périodes de basses-eaux, néfastes pour la reproduction de la truite, la sécheresse, la pêche pratiquée avec excès l'ont raréfié, et il a fallu réempoissonner à diverses reprises.

IMPRIMERIE LOUIS-JEAN - GAP Dépôt légal n" 161 - 1968

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