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« Une nuit particulière »

André G. Bourassa Études françaises, vol. 16, n° 2, 1980, p. 29-46.

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Document téléchargé le 12 février 2017 12:35 Une nuit particulière

ANDRÉ G. BOURASSA

Ce jour qui fut lointain et hier Et qu'on ne situera plus Maintenant que l'histoire est nulle Maintenant que les prophètes Ont posé leurs crânes dans nos mains1.

Paul-Marie Lapointe aura eu dans sa vie deux « 15 novembre » particuliers. D'abord le recueil étudié ici, Nuit du 15 au 26 novembre 1948, soit une série de poèmes automa- tistes vécus durant la période désignée par le titre et publiés vingt-trois ans plus tard. Ensuite sa décision controversée con- cernant l'annonce des élections du 15 novembre 1976, décision par laquelle il refuse de remplacer le bulletin de nouvelles de Radio-Canada par un enregistrement du Premier ministre ; elle lui fera vivre une période de brimades et d'accusations 2.

1. Paul-Marie Lapointe, « Nuit du 15 au 26 novembre 1948», dans le Réel absolu, Montréal, l'Hexagone, 1971, p. 151. Dorénavant cité directement dans le corps de l'article par le seul numéro de page. 2. « Le Parti libéral du Québec exige la suspension immédiate de M. Paul-Marie Lapointe, chef de l'information à la radio, et de M. Louis Martin, chef de l'information à la télévision de Radio- Canada. » Anonyme, « Le Parti libéral réclame des suspensions à Radio-Canada », le Devoir, 20 octobre 1976, p. 6. 30 Études françaises 16, 2

Deux vers de la première période donnent un sens étrange à la seconde, quand on sait que Robert Bourassa fut battu par un journaliste à la tête du gouvernement et par un poète dans son comté : L'espérance trouble-fête me harcèle des nuits longues (p. 152). Je ne suis pas porté vers les croyances aux prémonitions et, pour moi, le « réel absolu » dont parlent Novalis, Breton, de Saint-Denys Garneau ou Paul-Marie Lapointe3 n'est pas une réalité supérieure superposée à la réalité humaine. On me pardonnera donc cette entrée en matière un peu fantaisiste, mais je suis quand même impressionné par certains hasards, objectifs si l'on veut, et je pouvais difficilement m'empêcher de souli- gner le sens incongru que le deuxième 15 novembre donne au premier. Ce n'est pas le sens qui change, bien sûr, c'est notre lecture. Un peu comme la lecture de ces mots d'André Breton dans la Lettre aux voyantes de 1925 : « II y a des gens qui prétendent que la guerre leur a appris quelque chose ; ils sont tout de même moins avancés que moi, qui sais ce que me réserve l'année 1939 4. » Je n'ai pas à parler ici de ce que réservaient à Lapointe ses 15 novembre. Je n'ai surtout pas l'intention de chercher à posteriori un sens politique à son recueil. Mon propos sera plus modestement d'éclairer le texte à partir de projets surréalistes et automatistes préalables qui plongent le poète dans une longue nuit de découvertes. Jacques Ferron, qui relate dans un article célèbre les circonstances de l'édition du Vierge incendié chez Mithra- Mythe, ponctue son récit par une affirmation nettement exces- sive : « On accole depuis le nom de Paul-Marie Lapointe à

3. H. de Saint-Denys Garneau, Œuvres, Montréal, PUM, 1971, p. 435 ; André Breton, Manifestes du surréalisme, , Pauvert, 1962, p. 27. 4. A. Breton, ibid., p. 235. Cf. Ibid., la Clé des champs, Paris, Pauvert, 1967, p. 83. Une nuit particulière 31

l'automatisme. Pourtant Lapointe s'est toujours défendu d'en avoir subi l'influence 5. » On ne peut certes parler d'influence des automatistes sur le Vierge incendié qui est écrit, comme on sait, avant que le poète prenne contact avec Claude et Pierre Gauvreau, même si le rôle de Pierre, dans l'édition du recueil, en souligne les liens naturels avec les travaux du groupe. Il n'y a guère à discuter non plus de l'impertinence à parler des automatistes à propos des œuvres parues dans Liberté en 1959, soit après dix ans de silence, non plus que de celles publiées par l'Hexagone en 1960. L'automatisme qu'on y retrouve se rapproche surtout du jazz ad Ub, comme Lapointe l'a lui-même expliqué : La plus haute forme de poésie, comme la plus haute forme d'art, est l'improvisation, qui ne met aucun frein à l'expression, bien qu'elle tire son excellence d'un arti- sanat préalable, aussi bien sur la matière du créateur que sur celle du matériau6.

Mais cette théorie d'une improvisation à partir d'un artisanat préalable serre de bien près les théories de l'auto- matisme pratiquées dans l'entourage de Paul-Émile Borduas, dont fait partie Lapointe quand il écrit Nuit du 15 au 26 novembre 1948. Et c'est sans aucune hésitation perceptible, avec tout au plus une pointe d'ironie, que Lapointe a accepté de soumettre des inédits automatistes pour le numéro spécial de la Barre du jour. Et l'ironie venait tout simplement de ce qu'il avait fallu près d'un quart de siècle avant qu'on s'inté- resse à ces poèmes qu'il allait par la suite inclure dans le Réel absolu, sous le titre de Nuit du 15 au 26 novembre 1948. C'est aux aspects surréalistes et automatistes de cette Nuit que j'entends m'arrêter.

5. Jacques Ferron, « P.-M. Lapointe ou la dignité d'un destin solitaire», le Devoir, 11 mars 1972, p. 13, col. 4. Lapointe a corrigé Ferron sur ce point. Cf. Gaétan Dostie, « Paul-Marie Lapointe : The Seismograph of Québec», Ellipse, n° 11, 1972, p. 60. 6. Paul-Marie Lapointe, « Notes pour une poétique contempo- raine >, Liberté, mars 1962, p. 183. 32 Études françaises 16, 2

1. « UNE SORTE DE RÉALITÉ ABSOLUE, DE SURRÉALITÉ » Le fonctionnement de l'image surréaliste a été démontré en détail dans Image et métaphore, de Pierre Caminade, qui situe les aphorismes de intitulés « l'Image » dans leur contexte et montre comment la conception de Breton diffère de celle de Reverdy en ce que celui-ci insiste sur le degré de justesse et celui-là sur le degré d'arbitraire pour décrire l'image la plus forte7. Par ailleurs, le fonctionnement de l'image surréaliste dans le Vierge incendié de Lapointe a été abordé par G.-André Vachon qui conclut : « Je ne connais pas d'œuvre à laquelle s'applique mieux la célèbre définition de la métaphore que Breton a placée au centre du premier Manifeste8. » Vachon s'est appliqué, d'ailleurs, à établir des rapprochements entre telles images de et telles autres de Paul-Marie Lapointe, rapprochements aussi faits par Philippe Haeck9. Il reste à voir dans quelle mesure Nuit du 15 au 26 novembre 1948 prolonge l'expérience du Vierge incendié et dans quelle mesure ce recueil prend parfois ses distances vis-à-vis du surréalisme pour se rapprocher de l'auto- matisme. avait reproché à Lapointe de ne pas avoir dépassé (du moins dans les textes qu'il connaissait, et tout porte à croire qu'il n'avait pas lu la Nuit) ce qu'il appelait l'image « transfigurante » 10, c'est-à-dire le collage verbal ou, plus simplement, le rapprochement de deux réalités éloignées propre à la métaphore surréaliste. Il y en a quelques-unes dans la Nuit, de ces images où deux réalités sont rapprochées, sans particule pour les joindre ou les disjoindre :

7. Pierre Caminade, Image et métaphore, Paris, Bordas, « Études supérieures », 1970, p. 32-33 ; cf. p. 20-21 et 120-126. 8. G.-André Vachon, « Fragments de journal pour servir d'intro- duction à la lecture de Paul-Marie Lapointe», Livres et auteurs québécois 1968, p. 239. 9. Philippe Haeck, l'Action restreinte/de la littérature, Montréal, L'Aurore, 1975, p. 77-79. 10. Claude Gauvreau, Dix-sept lettres à un fantôme, lettre du 13 avril 1950 à Jean-Claude Dussault, dans la Barre du jour, numéro spécial sur les Automatistes, 17-20, janvier-août 1969, p. 354. Une nuit particulière 33

des preuves sœurs dans les coupes d'arbre (p. 138) dans le vagin des papiers murs (p. 138) tours du spasme de futur crible (p. 144) le temps cuit et le collier du berger vicaire (p. 146).

Le rapport entre les deux termes de « preuve sœur », de « futur crible », de « papiers murs » et de « berger vicaire » est nettement éloigné, bien que la justesse soit plus évidente que l'arbitraire dans les deux derniers qui court-circuitent « papier-tenture » et « bon pasteur ». Il est notable, toutefois, que Lapointe use souvent d'une particule entre les deux termes rapprochés, ce que Jean Fisette a fort bien démontré à propos du Vierge incendié ". C'est souvent vrai de la Nuit. Mais ces particules, le « de » par exemple, qui devraient lier fortement les deux termes en des rapports de tout à partie, de déterminant à déterminé, de possesseur à possédé, ne jouent pas nécessaire- ment ici leur rôle logique, pas plus que le « comme » n'intro- duit nécessairement une comparaison plutôt qu'une métaphore, dans pareille écriture. La particule qui unit les deux termes ne fait souvent que souligner davantage leur éloignement, pour ne pas dire leur incompatibilité. Cela est d'autant plus vrai quand un des deux termes ne correspond pas du tout à ce que le lecteur, même averti, peut attendre : un verbe ou une épithète là où on attend un nom, un mot abstrait là où on attend un mot concret. Par exemple, pour les particules « de » et « dans » : ogive des malades (p. 131) nombril d'un souple {ibid.) goudron des mômes (ibid.). l'éternité se coagulait dans les prismes (p. 136) l'existence dort dans les plumes (p. 137) mains croisées dans les cuisses d'orge (ibid.).

Non seulement les deux réalités formant une image sont- elles parfois bizarrement liées, mais il arrive que des poèmes ou des « vers » commencent, par exemple, par un disjonctif

11. Jean Fisette, le Texte automatiste, Montréal, PUM, 1977, p. 39-42. 34 Études françaises 16, 2

« mais » qui survient sans préparation, qui ne semble disjoindre de rien et qui revient à chaque ligne de manière anaphorique. Cela donne au poème une apparence de discours qui détonne dans cette absence de rationalité que la valeur finale du « pour » ou l'hésitation entre majuscules et minuscules en tête des lignes ne modifient guère sur le plan discursif : mais le tangage d'une gousse de fille mais le muezzin du remords mais les tours multiformes dans le jaune (p. 131). Mais pour les fastes contes Mais pour courir dans les tombes Mais le sot n'a plus le même saut (p. 140). Mais la forêt des défonceurs sublimes Mais le cor des frénésies de porphyre Mais le barrage sauté dans les mines (p. 145). Comme on voit, le discours n'y gagne guère, et quand « sot » appelle « saut », c'est par calembour, mécanisme maintes fois utilisé par les surréalistes pour susciter les révélations de l'inconscient. « Un mot pour un autre », cette formule de Max Muller et de pour désigner la métaphore 12 joue ici à plein sur le plan purement homophonique, ce qui permet parfois de contourner les mécanismes de défense du moi en abolissant l'autocensure. Cela donne, chez Lapointe, des jeux de mots parfois innocents sur broche barbelée et barbe au visage (p. 133), ou des jeux plus corsés comme boule de fille fille de boule (p. 137) et des chaînes associatives comme celle-ci, autour de « clo- chard » (qui n'est pas nommé) : les cœurs de suie plein les poches plein les pochards de roches plein les clochers de loches plein les vitres sises (p. 138). Même les allitérations ont quelque chose de particulier, en ce qu'elles ne sont pas le dédoublement du contenu par le con- tenant, comme c'est souvent le cas chez les poètes plus clas-

12. Pierre Camînade, Image et métaphore, p. 73 et 78. Une nuit particulière 35

siques, tel le « ces serpents qui sifflent » de Racine. Chez Lapointe, elles n'ont sans doute d'autre pertinence que celle de participer à distendre l'image en ajoutant à l'arbitraire : parmi le palanquin sinon de pourrir là (p. 142) Archipel d'hysope la hâte abat les branches (ibid.). Les paraphes d'être béat dans les poules propres (p. 149). Quant à certaines figures de style, comme l'anaphore (j'ai déjà cité les « mais » et les « plein »), elles iront en augmen- tant, chez Lapointe, au point de ressembler à certaines modu- lations de « jam session » du jazz, comme dans « Arbres » et dans « Solstice d'été ». Ici, elles semblent agir comme une sonde pour faire sourdre par automatisme une suite d'images qui jaillissent à chaque coup. Comment voir autrement l'ana- phore du mot « tours » (p. 144) ou celle-ci : le page de vos hurons courbes le page de vos plages d'épongés le page de vos crasses défoncées le page de mes rencontres le page de m'avoir dans vos faces (p. 137). Ce n'est pas de lecture facile, malgré la proposition inté- ressante d'une méthode par Jean Fisette, fondée principalement sur les recoupements d'isotopies. Peut-être faut-il, par exemple, opérer un changement de genre de « le » en « la », ce qui amènerait à voir la page blanche comme une toile que le poète a retenue pour nous, pour que le lecteur se projette autant qu'il s'y est projeté, tel Victor Hugo projetant des formes sur les nuages et nous invitant à faire comme lui. Lapointe nous a donné un cas très net de changement de genre, Mon proie mon dépouille mon juste (p. 143). issu sans doute de la difficulté dans notre langue sans neutre de rapprocher un masculin d'un féminin. Le poète et le recueil seraient page et plage de nos rencontres, de nos face à face. J'aime, à propos de cette idée de la page-toile, de la page- écran paranoïaque dont la définition a été reprise par Borduas, ce mot de Vachon sur les poèmes rectangulaires du Vierge incendié : 36 Études françaises 16, 2

Coups de dés qui ne sont point de plates fleurs de kaléi- doscope, parce qu'ils réservent toujours, malgré leur extrême dispersion, une marge de rationalité qui permet au lecteur de reconstruire un sens résiduel, si ténu soit-il. Je dis reconstruire, et non formuler ; car il ne peut être question ici [...] d'énoncer le « sujet » de ces blocs rectan- gulaires de mots, sans titre, sans alinéas, où les espaces blancs suppléent à peine à l'absence de ponctuation [...]. Les images, dispersées, closes sur elles-mêmes, comme autant de poèmes instantanés, convergent vers un foyer qui est intérieur au texte, qui est partout, dans chaque image, et se nourrit de toutes à la fois13. Quelle poétique, quelle thématique peuvent bien se dissi- muler derrière ce qui à plusieurs peut paraître trucage ou même fraude ? Une conception dont Lapointe nous donne lui-même la clé en quatre beaux vers : Le plus beau langage poétique l'amour ne prononce pas les mots l'amour mange ses mots dans le midi d'un coup de feu (p. 152). Les poèmes de la Nuit sont poèmes d'amour (et de haine), poèmes de paix (et de guerre), de mots mangés (et prononcés). Mangés, surtout, car prononcer, ce serait discourir, donner place à la raison sur l'émotion. En ce sens, la poésie de Lapointe est poésie pure au sens où Breton a pu parler d'« automatisme psychique pur ». Et il me semble que Philippe Haeck a commis un anachronisme quand il a écrit : Entre la définition de Breton du réalisme et la conception que se fait Lapointe de la poésie, il y a un abîme : l'un se situe « en dehors de toute préoccupation esthétique » et l'autre demeure toujours dans le domaine de l'art, art qui « tire son excellence d'un artisanat préalable » 14. Lapointe a beaucoup trop pratiqué l'automatisme pour qu'on souscrive à pareil jugement, et ce n'est pas en se réfé-

13. G.-André Vachon, «Fragments de journal pour servir d'in- troduction à la lecture de Paul-Marie Lapointe », Livres et auteurs québécois 1968, p. 238. 14. Philippe Haeck, « Le Vierge incendié de Paul-Marie Lapoin- te », la Barre du jour, numéro spécial sur les Automatistes, p. 286-287. Une nuit particulière 37

rant au texte de Liberté, écrit à posteriori et à la suite d'un approfondissement du jazz, qu'on peut expliquer l'écriture de la Nuit, pas plus que celle du Vierge incendié. Pour celle-là, sinon pour celui-ci, il vaut la peine de se référer aux théories des Automatistes que Lapointe a fréquentés au temps où il écrivait la Nuit et qui jettent une certaine lumière sur ses poèmes.

2. « AUTOMATISME EXPÉRIMENTAL » Les rapports de Lapointe avec les Automatistes sont postérieurs à l'écriture du . Il a donc le mérite, et même le génie, de s'être formé directement auprès du Rimbaud des Illuminations et de l'Éluard de Capitale de la douleur et d'arriver avec une personnalité jeune, mais déjà forte, dans le groupe de Borduas. Il a l'avantage aussi d'y arri- ver au moment où la pensée du groupe a atteint une certaine maturité, ayant évolué depuis la découverte, livresque, par Borduas, des gouaches de Ténérife et du Château étoile dans la revue Minotaure. Le texte fondamental qui définit le projet du groupe « surrationnel » de 1948 est le suivant — je le cite dans une version inédite, sans doute préalable à celle du Refus global, intitulée « Automatisme expérimental (surrationnel) » : Écriture automatique d'une pensée plastique non pré- conçue. Une forme appelant une autre forme, ainsi de suite jusqu'au sentiment de l'unité de la plénitude. En cours d'exécution, aucune attention n'est apportée au contenu. L'assurance qu'il est intimement lié à la forme justifie cette liberté (Lautréamont). Complète indépendance morale vis-à-vis l'objet pro- duit. Il est laissé intact, repris en partie ou détruit selon le sentiment ou la certitude qu'il provoque (quasi- impossibilité d'une reprise partielle). Tentative d'une prise de conscience au fur et à mesure que la forme s'écrit. (Plus exactement peut-être, un état de veille. Désir de discipline utilisée dans le groupe surra- tionnel.) 38 Études françaises 16, 2

Ses espoirs : une connaissance plus grande du contenu psychologique de toute forme, de toute harmonie. Donc de l'univers humain fait de l'univers tout court, mais re- créé spontanément15. Cette définition peut sembler à première vue destinée aux seules peintures et sculptures. Mais on sait que le groupe s'est penché sur tous les arts : la photographie, la danse, l'opéra, le théâtre, le roman, la poésie... La production d'objets, décrite ici en termes d'écriture, se dit autant des « objets dramatiques » de Claude Gauvreau (comme il appelle les Entrailles), que des Projections libérantes de Borduas qui est un manifeste. Jean Fisette a suffisamment démontré que le premier manifeste de Borduas, Refus global, est un texte automatiste lui-même. On me permettra donc de lire en regard de Nuit du 15 au 26 novembre 1948 ce projet d'écriture. J'en retiens principalement les points suivants. a) « Expérimental ». Ce mot deviendra « exploréen > chez Gauvreau et désigne une sorte de sarabande verbale où les mots, les sons, les lettres mêmes ne sont à première vue que du matériau utilisé en dehors de toute figure, de toute forme, de toute loi de l'expression. Comme la peinture sur une toile de Madeleine Ferron, de Marcel Barbeau, de Jean-Paul Mousseau, de , de Jean-Paul Riopelle. Lapointe a parfois — pas souvent — transcendé l'image « transfigurante » : parique ronhate kaltyf je suddanidromais les f ages je gahemis plein les franquifolles de cutrines l'eirumule sans diaprimoue sans fujatre mone mane mine minofytre mune munition diafruche pruche cruche gui de grômante de fromente de sarmangeine... (p. 154). b) « Écriture automatique, pensée plastique non précon- çue. » II est remarquable que la définition de l'automatisme québécois porte d'abord sur la peinture, alors que la définition

15. Paul-Émile Borduas, «Définitions à l'usage des inutilisables que nous sommes », dans Papiers Borduas, classification P. Théberge, Ottawa, Galerie nationale du Canada. Photocopie dans André G. Bourassa, Surréalisme et littérature québécoise, Montréal, L'Étincelle, 1977, p. 64-viii. Une nuit particulière 39

de Breton avait d'abord porté sur l'écriture. Remarquable aussi que la définition soit en termes d'écriture et de pensée. En Europe, des peintres comme Mirô et Tanguy avaient poursuivi des expériences de leurs amis poètes ; ici des poètes comme Claude Gauvreau et Paul-Marie Lapointe poursuivront les expériences de leurs amis peintres. Mais la définition est faite en termes valables pour les deux approches de l'automatisme. c) « Une forme appelant une autre forme », dit Borduas. Gauvreau, lui, a ainsi décrit sa propre expérience : « inscrire successivement tout le chaînon un qui viendra se dérouler en reptile ininterrompu » 16. Je sais que Lapointe s'est défendu d'avoir imité Gauvreau, voyant dans ses poèmes vocifération, rage et impuissance plutôt que construction poétique 17, mais Lapointe me paraît poursuivre une expérience identique à celle de Gauvreau quand, dans certains poèmes de la Nuit, il se laisse entraîner au fil des sons, des images acoustiques sans s'interroger au préalable sur leur sens : pamane de fillâtre fiacre fiacre fiacre jumante nanann fruine de pruine jumantine rustâte pistate frégate crate malique de colique de mimique sabbane cabane fugeâne xyxulibre raquette facette gagette finique (p. 154). Les formes verbales s'enchaînent à partir tantôt d'une alternance fondée sur le contenu autant que sur le contenant, comme dans « fillâtre » / « fi (Is) acre » (à rapprocher de marâtre). d) « Contenu lié à la forme. » II y a une apparente contradiction à dire qu'aucune attention ne sera portée au

16. Claude Gauvreau, Dix-sept lettres à un fantôme, lettre du 13 avril 1950 à Jean-Claude Dussault, dans la Barre du jour, p. 358. 17. Cf. Gaëtan Dostie, «Paul-Marie Lapointe : The Seismo- graph of Québec », op. cit., p. 60. 40 Études françaises 16, 2

contenu en cours d'exécution pour dire ensuite qu'on fonde un espoir sur une connaissance plus grande du contenu psy- chologique de toute forme. C'est que pour les automatistes contenu et contenant sont liés et qu'une expérience sur la forme entraîne une expérience sur le contenu. Ce qui suppose une conception matérialiste de l'art que Borduas avait puisée principalement dans Limites non-frontières du surréalisme. Mais chez Lapointe, il est remarquable que la formule « un mot pour un autre » joue plus souvent sur le plan des formes que sur celui du contenu. Remarquable aussi qu'on puisse rarement déceler des « vouloir dire » et que les prises de conscience du poète autant que du lecteur n'ont pu venir qu'après coup. e) « Complète indépendance vis-à-vis de l'objet ». On rencontre parfois de prétendus automatistes {maintenant que c'est à la mode) pour qui tout barbouillage, tout griffonnage est peinture et poème. À ce compte-là tout le monde serait poète, et sans effort par surcroît ! On comprend alors toutes les accusations de facilité qui ont plu sur le groupe de Borduas. Je pense, par exemple, à ces mots d'une entrevue d'Alfred Pellan rapportée dans le numéro spécial de Vie des arts sur le surréalisme au Québec qu'a présenté Gilles Rioux : Je déplore que le surréalisme ait favorisé l'automatisme et accepté des œuvres que je trouve trop faciles. L'auto- matisme, avec ses voies intérieures, a aussi ouvert la voie à une facilité que je désapprouve. Cela a produit les peintres de la barbouille. Même Pollock éjacule de la peinture sur d'immenses toiles et il signe. Riopelle fait partie du groupe. UAction Painting, je suis absolument contre cela18. La complète indépendance morale des automatistes devant leurs objets n'aurait pas permis à un Borduas ou à un Lapointe de retenir un objet dont ils n'auraient pas été satisfaits. Ils l'au- raient, honnêtement, « repris en partie ou détruit » ; plutôt détruit puisqu'ils croyaient la reprise partielle quasi impossible.

18. « La queue de la comète, Alfred Pellan, témoin du sur- réalisme », Vie des arts, n<> 80, automne 1975, p. 20. Une nuit particulière 41

Je conçois bien qu'on se méfie de l'automatisme, mais pas au point de croire que pareille théorie, du moins chez ses partisans sérieux comme l'était Lapointe, laisse libre cours à n'importe quoi. Les vers qui suivent ne sont pas n'importe quoi et ils sont de ceux que le poète se devait de laisser intacts : Le cri ne fusillera pas l'autre est mort Mais la rage déborde le fion du prophète Et personne n'aura rien à redire Hormis tous ceux qui ont leurs armes à dire Les armes de vivre Les armes de marteaux Les armes de briques des amours recouvrées (p. 144). Les rapports, dans ce texte, entre la prise de parole (cri, fion, prophète, redire, dire) et la violence (fusillera, mort, rage, déborde, armes, marteaux) sautent aux yeux. Ils sont préa- lables au changement (amours recouvrées). f) « Conscience au fur et à mesure ». Il ne faut pas s'attendre à ce que les textes automatistes soient faciles à décrypter quand l'auteur lui-même accepte de ne prendre cons- cience pleine de son œuvre qu'au long du développement des formes. Et pour être honnête avec Pellan, rappelons qu'à son interviewer anonyme et peut-être filtrant il déclare : « Je n'ai jamais refusé l'automatisme, puisque j'ai fait de l'automatisme dirigé à partir de quelques taches improvisées, que j'ai fait des expériences avec le hasard19. » II fait sans doute allusion à la période tardive des Jardins, qui sont nettement automatistes. Mais 1'« automatisme dirigé » de Pellan et 1'« artisanat préa- lable » à l'improvisation de Lapointe n'ont-ils pas quelque chose en commun ? Il ne s'agit pas, pour Lapointe et pour les automatistes, de chercher l'étrange pour l'étrange et de trouver beau ce qui n'est que barbouille, mais d'en venir à ce qui est déchiffrable : Les signes [...] ne sauraient être retenus pour leur étran- geté immédiate ni pour leur beauté formelle et cela pour l'excellente raison qu'il est établi dès maintenant qu'ils sont déchiffrables. Je crois, pour ma part, avoir suffi-

19. «La queue de la comète, Alfred Pellan, témoin du sur- réalisme », Vie des arts, n° 80, automne 1975, p. 20. 42 Études françaises 16, 2

samment insisté sur le fait que le texte automatiste et le poème surréaliste sont non moins interprétables que le récit de rêve, et que rien ne doit être négligé pour mener à bien, chaque fois qu'on peut être mis sur cette voie, de telles interprétations20. J'ai déjà fait voir ailleurs, à propos de Gauvreau, com- ment la prise de conscience progressive apparaît dans ces syntagmes fort lisibles qui succèdent le plus souvent, en fin de poème, aux paronymes complexes des débuts21. J'en donne ici pour exemple ces six lignes de Lapointe qui suivent le même mouvement : start phol dan mirate kon roubyt lé crisss etc an boi dé rou et bazar strik je me fous bien de tout ce qu'on a pu faire avec ton clitoris (p. 156). On peut croire que certains mots des trois premières lignes ne sont que des transcriptions phonétiques en jouai. D'autant plus que la note « ceci est du sauvage » laisse sup- poser un code ; ce qui, à toutes fins pratiques, n'apporte pas beaucoup d^ clarté. En tout cas moins que dans des poèmes comme « Le Grand Combat » de Michaux. Mais on ne peut sûrement pas parler de transcription ou de jouai à propos des sept lignes suivantes : afiou lé fyme lé game lé chume lé jutryx o sabrite sen chajé dutronyh ma mi personne n'a rien à dire contre moi n'a plus rien à dire contre moi (p. 158). C'est bien dans les derniers vers de ces poèmes qu'affleure la conscience. Les mots précédents ne sont que gestes non déterminés, non guidés, et « ne sauraient, bien entendu, avoir

20. André Breton, «Position politique de l'art d'aujourd'hui», dans Manifestes du surréalisme, p. 271-272. 21. André-G. Bourassa, «Le projet poétique de Claude Gau- vreau », les Lettres québécoises, n° 7, août-septembre 1977, p. 12-17. Une nuit particulière 43

[...] qu'une valeur de sondes et il ne peut être question de les faire valoir qu'en tant que tels » 22. g) « Désir de compréhension du contenu une fois l'objet terminé » — « Espoirs : une connaissance plus grande du con- tenu psychologique de toute forme. » Du fait que la cons- cience affleure à la fin de certains poèmes automatistes, il ne faut pas conclure trop vite qu'on parviendra (le poète lui-même aussi bien que le lecteur) à le comprendre, à en connaître le contenu psychologique. Ce ne peut être que désir et espoir. Mais les automatistes avaient pu lire, dans Hémisphères (qu'ils recevaient et commentaient en commun) ce commentaire de Pierre Mabille dont j'extrais deux paragraphes très révélateurs : Pour les étranges associations des rêves, pour celles des messages « automatiques », nous faisons confiance au tra- ducteur psychanalyste, et en cas de carence de ce dernier, nous attendons que l'avenir vienne éclaircir ces images irréductiblement obscures. Enfin lorsque la signification échappe totalement, nous appelons à notre aide la fan- taisie, le hasard et l'oubli insouciant [...]. La critique marxiste a récemment insisté sur le caractère instrumental des abstractions qu'utilise la pensée, elle a rappelé à l'homme pour le rassurer qu'il en était l'auteur, et tous les efforts ont été faits pour démontrer les phases de leur fabrication 23. Que des Gauvreau et des Lapointe aient désiré com- prendre le contenu de leurs œuvres après avoir travaillé sur des formes suppose une démarche de l'esprit d'une ouverture peu commune. Qu'ils n'y soient pas toujours parvenus, que nous n'y parvenions pas souvent sans mettre en marche de lourdes machines structurales, cela ne doit pas nous empêcher de croire au sérieux de leur « discipline », pour prendre le mot de Borduas.

22. André Breton, « Position politique de l'art d'aujourd'hui », dans Manifestes du surréalisme, p. 271-272. 23. Pierre Mabille, op. cit., p. 8 et 10. Claude Gauvreau écrit : « La lecture psychanalytique (par exemple) des éléments transfigurés est passablement simple. » Cf. Claude Gauvreau, Dix-sept lettres à un fantôme, lettre du 13 avril 1950 à Jean-Claude Dussault, dans la Barre du jour, p. 354. 44 Études françaises 16, 2

CONCLUSION : LE VOULOIR DIRE Prendre conscience du contenu, le comprendre, cela ne signifie pas qu'on « traduise » le poème en discours. On con- naît la réponse d'André Breton à qui prétendait démontrer ce que chaque image « voulait dire » : « Ce que Saint-Pol Roux a voulu dire, soyez certain qu'il l'a dit24. » On peut bien voir se profiler une midinette derrière les mots « cadran des coutu- rières » (p. 140) ou des clochards derrière « les pochards de roches», «les clochers de loches» (p. 138). Mais Lapointe n'a pas « voulu dire » midinette ni clochards ; s'il l'avait voulu, il l'aurait dit. Lapointe a plutôt pratiqué cette théorie célèbre de Borduas : « la conséquence est plus importante que le but25». Et Claude Gauvreau, dans deux lettres inédites à Jean-Claude Dussault, a explicité ce que « comprendre » vou- lait dire pour les membres du groupe : Je crois qu'on aurait tort de supposer à 1'« intention » — « la bonne intention » — un pouvoir qu'elle n'a jamais eu et qu'elle n'aura jamais. Il ne suffit pas de caresser le but intentionnel d'aider les autres, de faire avancer la connaissance, pour parvenir à réaliser cette intention. De même il y a des foules de conséquences extrêmement excellentes qui nous sont entiè- rement imprévisibles 26. J'insiste pour vous mettre en garde contre l'illusion de « comprendre » une poésie avec laquelle le seul contact réalisé a été un contact analytique [...]. La connaissance poétique d'un objet ne réside pas du tout dans la capacité de savoir comment sa naissance fonc- tionne. Elle réside dans la capacité inénarrable de VIBRER à chacune de ses fluctuations, à chacune de ses épaisseurs et minceurs, à chacun de ses contrastes, à chacune de ses explorations, internes ou externes27.

24. André Breton, le Point du jour, cité par Pierre Caminade, Image et métaphore, p. 120. 25. Paul-Émile Borduas, Projections libérantes, dans Textes, Montréal, Parti pris, 1974, p. 53. 26. Claude Gauvreau, Dix-sept lettres à un fantôme, 7 janvier 1950, p. 9 ; à Jean-Claude Dussault. 27. Ibid., 19 avril 1950, p. 9. Une nuit particulière 45

H s'agit donc d'une poésie d'exploration, d'une poésie « exploréenne » cherchant, selon le mot de Borduas dans le texte étudié tantôt, à provoquer un sentiment ou une certitude. Les sentiments et les certitudes conséquents à l'écriture et à la lecture de Nuit du 15 au 26 novembre 1948, bien que par- fois plus près de l'automatisme expérimental que de l'auto- matisme psychique, ne me paraissent pas différer beaucoup de ceux du Vierge incendié. « Véritable coup d'audace par son « refus global » des valeurs de la société québécoise des années quarante », dit Philippe Haeck à propos du Vierge incendié2*. « Le texte poétique en vient à dénoncer le rôle toujours obnu- bilé de régisseur de la pensée que remplit habituellement la langue [...]. C'est un univers où les sensations et, par voie de conséquence, les sens sont multiples et contradictoires », ajoute Jean Fisette29. Je ne vois pas qu'on puisse interpréter la Nuit. Bien plus, même si on peut dire que le Vierge incendié a été « complètement récrit durant les trois jours et les trois nuits qui ont précédé le début de l'impression » 30, soit après les premiers contacts de Lapointe avec les automatistes, seule la Nuit du 15 au 26 novembre 1948 atteint parfois aux « explo- rations » du groupe. Et on peut certes appliquer à la Nuit autant sinon plus qu'au Vierge incendié ce rapprochement intel- ligent que Fisette fait entre le recueil de Lapointe et le mani- feste de Borduas : De la même façon que l'axe prédominant de la participa- tion dans le Refus global « régit » en quelque sorte la « spontanéité » de l'écriture et des sensations dans le recueil de poèmes, l'axe du désir prédominant dans le Vierge incendié postule l'utopie d'un univers qui, dans le Refus global, se manifeste sous diverses expressions com- me : « l'écartèlement aura une fin » (Rg-41). Une utopie qui se définirait, non par une résolution des contradic- tions, mais par leur coexistence31.

28. Philippe Haeck, «Le Vierge incendié'». Une nouvelle écriture », inédit, cité par Jean Fisette, op. cit., p. 61. 29. Jean Fisette, le Texte automatiste, p. 75. 30. Philippe Haeck, « Le Vierge incendié de Paul-Marie Lapoin- te », la Barre du jour, p. 287. 31. Jean Fisette, le Texte automatiste, p. 145. 46 Études françaises 16, 2

Le Refus global, faut-il le rappeler, se voulait une rupture inaugurale. Il était, il est toujours, comme la Nuit, tourné vers l'avenir. « Place à l'amour ! », disait le premier ; « Est-ce qu'on ne peut pas se contenter seulement/ de faire l'amour » (p. 156), dit le second. Les images d'amour de ces utopies sont en coexis- tence avec les images de mort dans ces poèmes de la Nuit écrits trois ans après la guerre : mais comme la guerre nous guette (p. 150). Mais d'être descendu par les vierges Dans les courroies des veines Tout ceci qui n'est pas la mort (p. 140). Il reste à savoir si cette « coexistence » empêche la réso- lution des contradictions. Car ce sont bien là les vieilles anti- nomies dont le Second manifeste de Breton dénonçait le carac- tère factice 32. Citant les propos d'Engels sur la contradiction, Breton prétend qu'elle « peut être résolue [...] dans le progrès infini, dans la série au moins pratiquement infinie des généra- tions humaines successives » 33. Je crois bien que Refus global est écrit dans cet esprit et que le texte de Lapointe n'en est pas tellement éloigné.

32. André Breton, Manifeste du surréalisme, p. 152. 33. Ibid., p. 186. Sur Breton et la résolution des antinomies, cf. Bernard-Paul Robert, «Breton, Engels et le matérialisme dialecti- que », Revue de l'Université d'Ottawa, vol. 46, n° 3, juillet-septembre 1976, p. 293-294.