Pascale Ab si

LES MINISTRES DU DIABLE

Le trauai1et ses repr és en tations dan s les milles de Potosi, Bolivie

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LES MINISTRES DU DIABLE

LE TRAVAIL ET SES REPRESENTATIONS DANS LES MINES DE POTOSI, BOLIVIE Collection Connaissance des hommes dirigée par Olivier Leservoisier

Dernières parutions

Paulette ROULON-DoKO, Conception de l'espace et du temps chez les Gbaya de Centrafrique, 1996. René BUREAU, Bokaye ! Essai sur le Buriti fang du Gabon, 1996. Albert de SURGY (dir.), Religion et pratiques de puissance, 1997. Eliza PELIZZARI, Possession et thérapie dans la corne de l'Afrique, 1997. Paulette ROULüN-DOKO, Chasse, cueillette et culture chez les Gbaya de Centrafrique, 1997. Sélim ABOU, Liban déraciné, 1998. Carmen BERNAND, La solitude des Renaissants, 1998. Laurent BAZIN, Entreprise, politique, parenté, 1998. Radu DRAGAN, La représentation de l'espace de la société traditionnelle, 1999. Marie-Pierre JULIEN et Jean-Pierre WARNIER (eds), Approches de la culture matérielle, 1999. Françoise LESTAGE, Naissance et petite enfance dans les Andes péruviennes, 1999. Sophie BOULY DE LESDAIN, Femmes camerounaises en région parisienne, 1999. Françoise MrCHEL-JoNES, Retour aux Dogon, 1999. Virginie DE VERICOURT, Rituels et croyances chamaniques dans les Andes boliviennes, 2000. Galina KABAKOVA, Anthropologie du corps féminin dans le monde slave, 2000. Anne RAULIN, L'ethnique est quotidien, 2000. Roger AoJEODA, Ordre politique et rituels thérapeutiques chez les Tem du Togo, 2000 Maria TEIXEIRA, Rituels divinatoires et thérapeutiques chez les Manjak de Guinée-Bissau et du Sénégal, 2001. Nathalie COFFRE-BANEUX, Le partage du pouvoir dans les Hébrides écossaises, 2001. Marc Kurt TABANI, Les pouvoirs de la coutume à Vanuatu, 2002. Roger BASTIDE, Poètes et dieux, 2002. Edith Kovats BEAUDOUX, Les Blancs créoles de la Martinique, 2002. Pascale Absi

LES MINISTRES DU DIABLE LE TRAVAIL ET SES REPRESENTATIONS DANS LES MINES DE POTOSI, BOLIVIE

L'Harmattan L'Harmattan Honerie L'Harmattan ltalia 5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargitau. 3 Via Bava, 37 75005 Paris 1026 Budapest 10214Torino FRANCE HONGRIE ITALIE ©L'Hannattan,2003 ISBN: 2-7475-3890-7 " ;. ". " .', \ N -- ! " - .. .. 6 _~ •Li

• / REMERCIEMENTS

Cet ouvrage n'aurait pu être mené à son terme sans l'appui de tous ceux qui, à Paris et à Potosi, y ont contribué. Ma gratitude va tout d'abord à Madame Carmen Bemand qui a accepté de m'accompagner durant toutes ces années en dirigeant la thèse qui est devenue ce livre, à Madame Thérèse Bouysse-Cassagne, à Monsieur Jean-Pierre Lavaud et à Monsieur Nathan Wachtel pour leurs conseils et leur soutien de tous les jours, ainsi qu'à Monsieur Philippe Descola. Je remercie aussi Gilles Rivière qui, dès mes premiers pas sur le terrain, m'a soutenue si généreusement et mes compagnons andinistes, notamment Patrice Lecoq, Michel Adnès et Palmira La Riva. Sur le terrain, j'ai reçu l'appui des dirigeants de FEDECOMIN­ PotOS!, de l'Association des Retraités des Coopératives Minières et de la COMIBOL, de FENCOMIN, de CEPROMIN et en particulier, de Messieurs Pastor Pardo, José Pardo et Enrique Salinas. Le recensement sur l'origine des mineurs a été réalisé grâce à Monsieur Gregorio Terrazas et au département de travail social de l'Université Tomas Frias ; Messieurs Wilberth Tejerina et Waldo Arismendi de la FAO ont grandement collaboré à son analyse. Je remercie aussi Pierre Marmilloud, Olivier Barras et surtout Dona Donata et ses enfants Dionisia, Eduardo, Eliana et Wilber Gamica qui m'ont ouvert leur maison et leur famille pendant tant d'années. Une pensée particulière pour mes parents et Pablo sans qui rien de tout cela n'aurait été possible. En accord avec eux, en bas des entretiens j'ai indiqué les noms des mineurs qui m'ont prêté leur voix, leur temps et leur collaboration généreuse. Je pense aussi à leurs compagnons de mine qui ont donné à mon travail de terrain la chaleur et l'entrain d'une relation amicale. Que cet ouvrage soit l'expression de ma profonde admiration et de mon grand respect. AvANf-PROPOS

SUR LES DANGERS D'ALLER AU DIABLE...

Les mineurs boliviens doivent leur surnom de «ministres» à la révolution de 1952. La victoire de l'insurrection populaire contre l'oligarchie gouvernante avait propulsé leur dirigeant syndical, Juan Lechin, au rang de ministre du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire qui venait de prendre le pouvoir. Le glissement sémantique de «mineras» à «ministres» stigmatisait également la formidable hausse du niveau de vie des travailleurs des mines nationalisées par le nouveau gouvernement. Mais ce surnom évoque aussi leur allégeance envers la divinité diabolique du sous-sol qui convertit les mineurs en véritables «ministres du diable» à l'image de Don Fortunato qui y perdit son âme...

li me fallut un certain temps avant de reconnaître dans l'homme réservé que j'apercevais parfois à l'entrée de la mine, le mineur le plus célèbre de la montagne de Potosi. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir entendu parler de don Fortunato. Je crois en effet que tous les mineurs que j'ai rencontrés m'ont raconté son histoire. A une journée de voyage de PotOS!, les travailleurs de La Paz m'avaient eux aussi parlé de lui. Mais Don Fortunato est un homme discret, comme dissout par le mythe qui entoure sa vie. li n'en a pourtant pas toujours été ainsi : tout PotOS! se souvient encore des virées bruyantes du millionnaire au volant de sa voiture de sport rouge, de ses visites remarquées dans les bars et les maisons closes de la ville et des fêtes somptueuses qu'il ne manquait pas d'organiser. On dit même que des journalistes étrangers sont venus à PotOS! pour l'interviewer. Aujourd'hui, Don Fortunato, ruiné, est retourné travailler à la mine. L'histoire de Don Fortunato incarne de manière exemplaire les rêves de promotion sociale des mineurs de Bolivie. Son destin illustre aussi les écueils de l'ascension individuelle, dans une société qui conçoit la richesse des mines non comme un don de la nature, mais comme le résultat d'une négociation périlleuse avec les divinités du sous-sol. Don Fortunato, aujourd'hui âgé d'une cinquantaine d'années, est originaire de la région de Manquiri, à quelques dizaines de kilomètres de Potosf. Que Manquiri abrite un célèbre sanctuaire n'est pas sans incidences sur le destin de l'homme. A la fin des années 1960, comme tant d'autres jeunes paysans, Fortunato quitte sa communauté pour tenter sa chance à la ville. TI loue ses bras pour la construction de la nouvelle route Potosi-Oruro, puis comme ouvrier journalier à un associé de la coopérative minière Unificada. Au bout de quelques années, familiarisé avec le travail minier, il devient à son tour membre de la coopérative. TI peut désormais exploiter à son compte le lieu de travail qu'il s'est choisi dans la mine Candelaria. La rémunération des associés dépend de la valeur du minerai qu'ils produisent. Mais la mine est capricieuse et les travailleurs comparent l'espoir qu'ils placent dans le choix du lieu de travail à celui d'un joueur de loterie. Au jeu de la mine, Don Fortunato avait la baraka : au milieu des années 1970, son burin rencontre le fabuleux filon d'étain qui allait faire de lui l'homme le plus riche de la montagne de Potosî, Rapidement, la richesse de son filon permet à Don Fortunato de mettre en exploitation d'autres gisements dont il délègue la production à de nombreux ouvriers journaliers, plus de 300 dit-on. Pendant que sous terre ses péons font fructifier en flèche son capital, Don Fortunato décide de diversifier ses activités. A Potosî, hormis la mine, l'industrie est inexistante et l'essentiel de l'économie repose sur le commerce et le transport routier. Investir dans une compagnie de bus n'était pas un mauvais calcul. Une fois amassé un certain capital, Don Fortunato entreprend donc d'acheter une dizaine de véhicules d'occasion. Les mineurs racontent avec malice l'étonnement du vendeur face àla requête de son nouveau client. Contemplant ses traits indiens et ses manières d'ancien paysan, il lui aurait rétorqué : «Si quelqu'un comme toi possède assez d'argent pour m'acheter neuf bus, alors je t'offre le dixième, en cadeau». Don Fortunato posa le cash sur la table et repartit avec ses dix bus. La nouvelle compagnie de transport allait emprunter la route où, quelques années auparavant, un jeune paysan du nom de Fortunato charriait des brouettes de pierres. Elle reçut tout naturellement le nom de «Montagne d'Argent». Pour honorer ses racines terriennes, Don Fortunato acquit également une

8 propriété agricole dans sa région d'origine. li devint aussi propriétaire de deux maisons à Potosî et comme il ne savait que faire de son argent, il décida, dit-on, de revêtir les murs de billets de banque. En véritable notable, Don Fortunato prenait régulièrement en charge les fêtes des Saints patrons de la ville et de ses environs. Mais ces démonstrations de dévotion catholique ne trompent pas les mineurs. lis savent bien qu'une richesse aussi fabuleuse ne peut avoir qu'une origine possible : un pacte avec le diable. Pour tous mes interlocuteurs, il ne fait aucun doute que Don Fortunato était lié à la divinité diabolique de la mine par un contrat individuel. Bien sûr, tous les travailleurs commercent avec ce diable ; il est le propriétaire des filons qu'il révèle en échange de leurs offrandes: quelques feuilles de coca, des cigarettes et de l'alcool, parfois un fœtus de lama. Mais le pacte individuel est de toute autre nature. li consiste à s'allier la divinité pour accéder à ses meilleurs filons en échange de sacrifices humains. De nombreux témoignages affirment ainsi que Don Fortunato forçait les femmes, qui exploitent le minerai à flancs de montagne, à avorter afin d'offrir leur fœtus à son maître diabolique. Les péons qui travaillaient sous ses ordres redoutaient, quant à eux, les accidents mortels qui ne manqueraient pas de les emporter si la divinité exigeait de nouvelles victimes. Pour la même raison, beaucoup refusaient d'emprunter la compagnie de bus de Don Fortunato. Ceux qui ne purent faire autrement, et survécurent grâce à leurs prières, racontent comment les véhicules s'inclinaient en l'honneur du diable en passant devant la grotte où, selon la légende, saint Barthélemy avait exilé le malin. Certains ont vu le diable en personne danser devant le capot. D'autres remarquèrent que les roues ne touchaient pas le sol, mais qu'elles flottaient au-dessus de la route. Pacte avec le diable, l'alliance de Don Fortunato avec la divinité de la mine supposait aussi que le mineur lui livre son âme. Don Fortunato était riche, mais il ne s'appartenait plus. Pour reprendre l'expression de mes interlocuteurs, il était devenu la marionnette du diable. Tous ses actes étaient dictés par le malin qui avait pris possession de lui. Absence de considération pour les victimes de son pacte, adultère, penchant excessif pour l'alcool, langage débridé, refus de fréquenter les religieux... : l'homme ne faisait plus qu'un avec le diable comme en témoigne la mésaventure de ce groupe de péons. Sachant Don Fortunato en voyage, ils avaient entrepris de pénétrer clandestinement dans la mine afin d'exploiter son fabuleux filon d'étain. A leur arrivée sur les lieux, quelle ne fut pas leur surprise de voir le diable en

9 personne leur barrer le chemin. fi s'agissait de l'esprit diabolique de Don Fortunato qui veillait sur ses richesses. Et puis, soudainement, tout a basculé. Les fabuleux mons se sont épuisés, son patrimoine a été dispersé et Don Fortunato a dû redescendre travailler dans la mine. De sa vie de millionnaire, il n'a conservé qu'une petite maison, une vieille Jeep orange et sa nouvelle femme. En le poussant à prendre en charge le coût des fêtes religieuses, à parrainer des baptêmes et des mariages en chaîne - il existe un filleul de Don Fortunato dans la plupart des familles minières - à sponsoriser l'équipe de football locale ou la sortie de promotion des enfants des écoles, la société minière a contribué à la ruine de Don Fortunato. Pour mes interlocuteurs, cette décadence était cependant inéluctable car le pacte avec le diable est, par nature, insoutenable sur le long terme. Le malin est un associé trop exigeant pour être satisfait et un tel contrat est voué à être rompu. fi eut même été logique que Don Fortunato, qui s'était offert corps et âme au diable, n'y survive pas. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Car si Don Fortunato n'est pas mort, il n'est pas sorti indemne de cette aventure. Son intimité avec le diable l'a doté du pouvoir de négocier avec les forces vives du monde et de guérir les maladies qu'elles provoquent. Don Fortunato est aujourd'hui devin guérisseur et il est fréquent d'apercevoir sa vieille Jeep orange emmener ses clients vers le sanctuaire de Manquiri, dédié à Santiago, saint guérisseur et patron de la foudre qui fertilise les mines. Don Fortunato met également ses dons au service des travailleurs qui souhaitent améliorer leurs relations avec les divinités de la mine. fi réalise notamment des rites pour le compte des frères Ricardo. Ces derniers sont aujourd'hui les mineurs les plus riches de la montagne ; ils sont bien entendu soupçonnés d'avoir passé un pacte avec le diable.

Don Fortunato est le personnage emblématique de cet ouvrage sur les représentations du travail des mineurs de Potosî, Mais, si nous nous sommes parfois salués, je n'ai jamais osé le questionner.

10 INTRODUCTION

Impossible de séjourner à POtOSl sans être rattrapé par l'histoire. Dans ses rues sinueuses aux pavés déchaussés, bordées de maisons en terre crue aux tuiles blanchies à la chaux, qui débouchent soudain sur la façade ocre d'une église baroque, le promeneur se prend à imaginer qu'un Espagnol, ou un Indien, du XVIIème siècle y retrouverait son chemin. A cette époque, cent ans après sa fondation en 1545, la ville comptait près de 160 000 habitants et rivalisait avec Amsterdam et Londres (Hanke, 1959). Son peuplement est aujourd'hui réduit à quelque 120000 âmes et l'urbanisme colonial de POtOSl n'a pas connu les bouleversements d'autres villes sud-américaines. Autour de la grand place, le centre espagnol, haut-lieu du pouvoir de la bourgeoisie urbaine, est toujours là, imposant son ordre sur la périphérie précaire des anciens quartiers indiens où vivent aujourd'hui mineurs et artisans. Seuls l'écrasant bâtiment en béton des télécommunications, le réseau anarchique des fils électriques qui courent le long des murs et les impétueux klaxons des taxis collectifs rappellent, au premier regard, que POtOSl est bien une ville du XXlème siècle. Toutes classes confondues, la mémoire de ses habitants elle-même semble suspendue à cet âge d'or, entre le XVIIème et le XVllième siècle, où le nom de POtOSl rimait avec faste, prospérité et démesure insolente. De l'Europe aux confins de l'Asie, les fabuleux filons d'argent de sa montagne, la bien-nommée Cerro Rico (la Montagne Riche), avaient valu à la ville de devenir un symbole universel de richesse. Aujourd'hui encore, peu de villes dans le monde partagent son aura mythique et le visiteur assailli par l'incontournable -«Qu'est­ ce que tu penses de POtOSl ?» n'a même pas le temps de formuler sa réponse. Déjà son interlocuteur évoque le pont d'argent qu'on aurait pu construire jusqu'à Madrid avec les richesses arrachées à la montagne, les fêtes et les processions somptueuses organisées par les riches mineurs espagnols, les rues pavées d'argent et les parures luxueuses de leurs participants. Cette mémoire est abondamment alimentée par les médias de la ville. qui ne manquent pas une occasion de raviver le souvenir du Potosï de l'apogée. Sous la plume de ses journalistes comme dans le cœur de ses habitants. Potosî est restée la Ville Impériale. un titre que Charles Quint lui avait décerné avec ses premières armoiries sur lesquelles on peut lire : «Je suis le riche PotOS!, le trésor du monde, le roi de toutes les montagnes et l'envie des rois». Soudain, cependant, le discours de votre interlocuteur s'assombrit; le faste fait alors place à la violence et à l'injustice. La violence des luttes de pouvoir et des règlements de compte sanglants de la société coloniale d'abord ; car malgré ses écoles de danse et son théâtre fréquentés par les meilleures troupes espagnoles, PotOS! était avant tout un campement minier, à l'image de ceux que connaîtra plus tard le far-west américain de la fièvre de l'or. La violence exercée contre les premiers habitants de la terre surtout ; la colonisation du Cerro Rico passait en effet par la conquête de la main-d'œuvre indigène. Et, dès les années 1570, des milliers d'indiens des quatre coins de l'ancien empire inca, enrôlés de force, furent arrachés à leur famille et à leurs champs pour travailler dans les mines des Espagnols et de leur roi. A l'issue de leur année de service obligatoire appelée mita, beaucoup avaient péri, nombre d'autres ne retrouvèrent jamais le chemin du retour. Pour les habitants de PotOS!, le destin tragique des mitayos est encore l'événement fondateur de ce qui constitue à leurs yeux le moteur de leur histoire : l'accaparement des richesses de la montagne par quelques privilégiés, au détriment de la population locale. Les Espagnols qui, durant plus de 250 ans, s'arrogèrent les plus riches filons d'argent, figurent évidemment en bonne place au banc des accusés. Mais la mémoire populaire les renvoie dos à dos avec les grands propriétaires de l'époque républicaine qui s'enrichirent lors du boom de l'étain, au cours de la première moitié du XXème siècle. A cette époque, la quasi-totalité du Cerro Rico passe aux mains de Moritz Hochschild ; il est, avec Patine et Aramayo, de ceux que l'Histoire surnommera les barons de l'étain en raison du formidable pouvoir que leur conférait leur richesse ; dans les années 1940-1950, leurs mines produisaient près de 80% de l'étain bolivien. L'origine allemande de Hochschild, ses intérêts transnationaux ainsi que les ingénieurs européens et nord-américains qu'il employait confortèrent l'idée que la fortune de Potosî bénéficie toujours à ceux du dehors. n

12 faut dire que la ville joue de malchance. Trente ans à peine après la nationalisation des grandes propriétés minières, décrétée en 1952 par le Gouvernement du MNR issu de la révolution nationale, la crise mondiale de l'étain vient mettre à mal les espoirs d'une juste redistribution des richesses du Cerro Rico. Conjuguée à l'adoption par le gouvernement d'une politique ultra-libérale d'ajustement structurel, la baisse brutale des cours de l'étain sonne le glas de la Corporation Minière de Bolivie (COMmOL) qui gérait les exploitations nationalisées. Entre 1985 et 1990, la plupart de ses 26 000 salariés sont mis à la porte ; à PotOS!, 2 800 mineurs perdent leur emploi. Totalement dépendante de son industrie minière, la Ville Impériale s'enfonce dans une crise dont elle ne s'est toujours pas remise. Déshéritée, réduite au rang d'une petite ville de province assoupie, elle est aujourd'hui la capitale de département la plus pauvre, dans un pays lui-même considéré comme le plus pauvre d'Amérique du Sud. Que les bénéfices de la COMmOL aient servi à financer son importante bureaucratie et les dépenses de l'Etat, au détriment d'investissements miniers qui auraient pu amortir le choc, ajoute au ressentiment des habitants de Potosî qui comparent les administrateurs gouvernementaux aux Espagnols et aux barons de l'étain. Pourtant, les mineurs sont toujours là. Regroupés en coopératives autogérées qui louent les mines à l'Etat, ils se sont reconvertis à l'exploitation de l'argent qu'ils extraient dans des conditions précaires qui ne sont pas sans rappeler celle des mitayos de la colonie. Les coopératives minières de PotOS! sont nées de la grande dépression de 1929 qui avait déjà jeté des centaines d'ouvriers sur le carreau. Mais c'est lors de la dernière crise qu'elles acquirent leur importance actuelle. En 1992, les coopératives du pays produisaient près de 37% du minerai bolivien contre 12% en 19851 et plus de 20% de la valeur totale des exportations nationales - la part de l'ensemble du secteur minier s'élevant à 53%. Mais c'est surtout sur le terrain de l'emploi que les coopératives firent une percée remarquable. Véritable éponge du chômage, en 1992, elles employaient les 2/3 des 70 000 mineurs du pays. A PotOS!, on estime entre 4 000 et 6 000 le nombre des coopérativistes qui se livrent chaque jour à un périlleux corps-à-corps 2 avec le Cerro Ric0 •

1 D'après les statistiques de la Fédération Nationale de Coopératives Minières (1993). 2 En raison de la grande mobilité de la main-d'œuvre minière et de la présence de nombreux mineurs non affiliés, il est très difficile d'estimer le nombre exact des travailleurs des coopératives. 13 Située au cœur de la cordillère des Andes orientales, la montagne est considérée comme la plus grande réserve d'argent du monde'. Visible à des dizaines de kilomètres à la ronde, se détachant sur le ciel limpide qui caractérise ces contrées, sa silhouette majestueuse culmine à près de 4800 mètres, couronnant la ville dont le centre se situe 1000 mètres plus bas. Cône volcanique presque parfait, sa forme singulière a souvent été perçue comme le signe providentiel de sa minéralogie riche et variée. Elle lui a également valu d'être considérée comme une montagne sacrée par les populations préhispaniques. Aujourd'hui, éventrés de toutes parts, ses flancs bouleversés racontent son histoire. Rouge sang, grise ou terreuse, la roche arrachée à ses entrailles, qui s'entasse sur le terre-plein des mines, révèle les secrets de sa minéralisation. Et, si l'esprit de Potosî et ses songes de grandeur séjournent quelque part, c'est bien dans cette montagne habitée par le rêve de ses mineurs : celui de trouver un bon filon et, qui sait, de devenir millionnaire comme Don Fortunato. C'est donc sous l'angle de leur relation privilégiée avec cette montagne mythique que cet ouvrage se propose d'aborder le vécu des mineurs de Potosî, Cette relation est d'abord une pratique professionnelle qui passe par l'organisation des hommes pour produire du minerai, les moyens techniques qu'ils mettent en œuvre et l'expérience sensuelle de leur corps au travail. Elle est aussi la mémoire, souvent réinventée, du destin de PotOS}, où les mineurs vont puiser des éléments d'interprétation de leur propre histoire. Elle est enfin un ensemble de représentations et de rites où la montagne, considérée comme une divinité et la demeure tellurique d'esprits diaboliques, se fait acteur à part entière de la production minière et l'interlocuteur obligé de ceux qui prétendent s'approprier ses richesses. Tout ces aspects sont étroitement liés; pour les aborder, j'ai privilégié les pratiques et les représentations religieuses du travail minier. Ce choix s'imposa dès ma première descente dans la mine, lorsque je découvris, fascinée, qu'au tréfonds d'une montagne bolivienne un diable d'argile, nourri de coca, de cigarettes et d'alcool, influençait le marché international des matières premières. Ainsi, les travailleurs modélisent, au travers de la figure du diable, le mécanisme de l'offre et de la demande du minerai ; cette constatation confirmait la pertinence

3 Outre l'argent, l'étain, le plomb et le zinc aujourd'hui exploités, la montagne recèle de l'antimoine, du cuivre, du soufre, du wolfram, etc. Pour une description de la géologie et de la minéralogie du Cerro, on se référera à l'étude de D. Howard et C. Serrano (1995). 14 de partir du religieux pour aborder les différents paramètres de l'expérience minière.

Une anthropologie du fond de 1Jl mine : considérations méthodologiques

On doit à l'œuvre pionnière de June Nash (1979, 1985) la première véritable anthropologie des mineurs andins. Lorsque l'anthropologue arrive en Bolivie au début des années 1970, la COMIBOL domine la vie économique du pays et, malgré la répression brutale dont elle avait souffert sous la dictature du Général Barrientos (1964-1969), la puissante Fédération Syndicale des Travailleurs Miniers de Bolivie (FSTMB), qui s'était arrogé le rôle d'avant-garde révolutionnaire du mouvement ouvrier, est un acteur virulent et incontournable de la vie politique". Dans ce contexte, la grande force de l'étude de June Nash est d'avoir dépassé l'analyse politique et économique traditionnelle pour s'intéresser aux racines culturelles de la conscience de classe des mineurs d'Oruro. En ce sens, son analyse du rôle des croyances et des rites miniers dans les mobilisations minières constitue sa contribution majeure. On peut cependant regretter que June Nash ait un peu trop rapidement enfermé la culture des mineurs dans le monde urbain métis (cholo) en négligeant leurs liens avec le monde paysan. A l'inverse, les recherches anthropologiques d'Olivia Harris (1982), de Xavier Albo (Harris et Albo, 1984 [1975]) et de Ricardo Godoy (1984) sur le Nord-Potosi ainsi que les travaux des ethnohistoriens (Assadourian, 1982 ; Platt, 1982, Bakewell, 1984 ; Saignes, 1985, 1987 ; Contreras, 1988 ; Lecoq, 1997 ; etc.) ont mis en évidence la perméabilité historique des sociétés paysannes et minières. Depuis la colonie, les centres miniers constituent des enclaves au sein d'un monde essentiellement paysan qui fournit aux exploitations une part importante de leur main-d'œuvre. Plus encore, dans bien des cas, la mine permet d'assurer la reproduction des communautés paysannes. TI n'existe donc pas d'antinomie insurmontable entre le monde industriel et mercantile de la mine et les sociétés paysannes faiblement monétarisées. Tant au niveau des stratégies paysannes que de celles des entrepreneurs miniers, l'histoire des relations mines/campagnes est marquée par des adaptations réciproques et la recherche, plus ou

4 Pour uneanalyse détaillée de la vie politique et syndicale bolivienne depuis1952,on se référeraauxouvrages de J.P. Lavaud (1991, 1999).

15 moins aboutie, d'une symbiose. D'autres auteurs ont montré comment cet arrière-plan rural et agricole structure les représentations et des pratiques religieuses des mineurs andins. Lacomparaison, par Carmen Salazar-Soler (1990), de l'univers religieux des ouvriers péruviens de Huancavelica avec celui des communautés environnantes, explicite la continuité entre leurs conceptions du sous-sol et de la fertilité du monde. Dans le contexte bolivien, Tristan Platt (1983) insiste sur la nécessité de dépasser l'analyse des seules formes productives pour considérer l'importance des structures symboliques rurales et la manière dont elles se transforment au contact du monde industriel, dans la conscience de classe des travailleurs ; donc d'articuler les aspects religieux et profanes de la formation du prolétariat minier. L'étude du monde minier rencontrait désormais les préoccupations des anthropologues de l'univers religieux des paysans andins. Aujourd'hui, les divinités des mineurs ont retrouvé leur place au sein du panthéon et de la cosmologie andine. L'article co-signé par Thérèse Bouysse-Cassagne et Olivia Harris (1987) sur la division tripartite du monde (monde du haut, monde d'ici, monde du bas et de l'intérieur, en quechua ukhupacha) permet de repenser l'espace souterrain de la mine en relation avec le sauvage et le non civilisé que les mythologies actuelles associent au sous-sol. Les deux anthropologues soulignent également l'impact de l'évangélisation coloniale et de la diabolisation des anciens cultes sur les représentations minières de l'inframonde. L'association des galeries minières avec la catégorie cosmologique ukhupacha me semblait cependant insuffisante pour restituer à la mine sa dimension vécue. En effet, dans le discours des travailleurs de Potosî, le sous-sol apparaît d'abord comme une expérience plutôt qu'une catégorie conceptuelle et statique. Sur le terrain, je décidais donc d'interroger les mineurs sur les enjeux intimes et sensuels de leur relation avec la mine. Cette approche révéla l'activité minière comme un véritable parcours initiatique au cours duquel le corps et la personne du mineur sont bouleversés par son contact avec l'inframonde. TI devient diable. Ainsi, tandis que les représentations minières du sous-sol reflètent une forte continuité avec le monde agricole et rural, la pratique établit en revanche une rupture entre le paysan qui pense l'inframonde et le mineur qui le vit au quotidien. Cette constatation selon laquelle les représentations du corps attestent de l'existence d'une identité minière, distincte de celle des paysans et

16 du reste de la société bolivienne, allait orienter la suite de ma recherche: l'ethnographie du fond de la mine devenait une voie privilégiée pour explorer le fondement intime du mineur comme catégorie socio-professionnelle. Quels sont les enjeux sociaux de leur métamorphose diabolique? En d'autres termes, que signifie devenir diable pour un mineur du début du millénaire ? L'étude des rituels miniers et de leur relation avec l'organisation sociale de la production me permit de poursuivre, au-delà des représentations, cette analyse de l'articulation du social et du religieux. Cet ouvrage se propose donc de considérer le travail de la mine comme un «fait social total» en reliant entre eux des domaines (le religieux, le social, l'économique, le politique... ) trop souvent morcelés dans les études antérieures. n se veut avant tout une ethnographie minière. Tout en empruntant certains instruments d'analyse aux courants structuraliste, marxiste et fonctionnaliste, elle ne défend d'autre position théorique globalisante que la nécessité de faire dialoguer entre eux les différentes instances de la vie sociale. n ne s'agit donc pas de rechercher un ordre fondateur, dont les autres seraient le reflet instrumentalisé, mais plutôt d'en percevoir les cohérences, de mettre en évidence leurs liens et les logiques qu'elles partagent, tout en respectant leur particularité. Refuser de concevoir le religieux comme un objet d'étude autonome, pour le considérer comme un partenaire des autres registres du social, permet également de saisir les dynamismes et les tensions qui le traversent. La question du sens et de l'évolution des représentations et des pratiques symboliques dans un univers mouvant constitue ainsi une problématique récurrente de ce travail. Par contraste, on pourra regretter un traitement trop superficiel de l'histoire. Sans chercher à minimiser l'importance de la longue durée, j'ai préféré mettre l'accent sur le caractère inachevé des processus historiques qui ont modelé les manifestations culturelles étudiées. n s'agissait notamment de rompre avec une perspective qui tend à enfermer la genèse des représentations minières dans l'histoire coloniale. Quatre ans passés en Bolivie, entre 1990 et 1998, ont permis à ce travail d'exister. Pendant tout ce temps, l'accullicu' matinal au seuil de la mine constitua un moment stratégique pour entrer en contact avec

5 Consommation rituelle de coca.

17 les mineurs, avant qu'ils ne se dispersent sous terre pour le reste de la journée. Là, malgré des heures, parfois des jours, de silence et d'échanges retenus, se construisirent peu à peu des liens privilégiés avec les travailleurs les mieux disposés à collaborer à ma recherche. Les accompagner dans la mine favorisa souvent cette acceptation. TI devenait alors possible de proposer à certains de poursuivre nos discussions en ville, chez eux ou chez moi. Pour bien des sujets abordés, l'accullicu collectif n'offrait en effet pas la disponibilité et l'intimité requises. Dans un premier temps, je visitais un maximum d'exploitations. Puis, ma recherche et mes visites se recentrèrent sur quelques mines et coopératives qui me laissèrent prendre part à l'ensemble de leurs activités. A part quelques femmes et certains paysans récemment arrivés à Potosî qui ne parlent que quechua, la plupart des mineurs sont bilingues. Si le quechua est la langue du travail et des rituels, les assemblées et les réunions se font généralement en espagnol. Sauf pour certains récits, notamment de mythes ou de rêves, cette langue s'imposa généralement lors des entrevues formelles menées en ville", On m'a parfois questionné sur la difficulté d'être une femme, gringa de surcroît, dans un milieu d'hommes. Au fil de cet ouvrage, on comprendra cependant que le fait d'être étranger confère à l'ethnologue une certaine virginité relationnelle. Elle permet d'échapper aux règles d'une hiérarchie sociale qui retient les mineurs d'établir des relations horizontales avec les personnes étrangères au milieu de la mine, qui ont suivi des études. Ma richesse, réelle ou supposée, constituait également un atout dans un monde minier avide d'alliance avec toutes les sources de prospérité matérielle et qui considère la fortune comme le signe d'une relation privilégiée avec les divinités souterraines. Quant à mon statut de femme, ni mon mode de vie, ni ma tenue vestimentaire, ne permirent véritablement aux travailleurs de me classer dans cette catégorie.

L'ordre de l'écriture

Cet ouvrage est conçu comme un cheminement du plus immédiatement visible vers le plus confidentiel de «l'être» mineur. Après avoir présenté les acteurs de la production minière : les

6 La version originale, quechuaou espagnole, des prières et des entretiens traduitsen français dans cet ouvrage est disponible dans montravail de thèse(Absi, 2(01). 18 travailleurs, la mine et ses divinités, nous interrogerons leurs relations dans le contexte des rites collectifs, puis de l'expérience individuelle des travailleurs qui pénètrent dans le sous-sol. La première partie est consacrée à la manière dont se construit et s'acquiert l'identité sociale des coopérativistes. Elle énonce les données sociologiques qui seront amenées à dialoguer avec leurs pratiques et leurs représentations religieuses. Qui sont-ils ? D'où viennent-ils et comment deviennent-ils mineurs? Et quelle place occupent-t-ils au sein de la société? Ouvrir cette partie par l'histoire et l'organisation des coopératives permettra de préciser d'emblée leur impact sur ces questions. Nous verrons notamment comment le coopérativisme favorise la mixité socio-économique des travailleurs partagés entre la mine et l'agriculture, tandis que le contrôle des moyens et des profits de la production influence la manière dont ils se pensent et sont pensés par la société locale. Toutes ces représentations identitaires conjuguent à la fois le social, le culturel, l'ethnique, l'imaginaire historique ainsi que des comportements et des valeurs morales pour définir, au-delà de son activité professionnelle, le mineur comme une catégorie sociale à part entière. Après celle des hommes, la présentation des divinités minières (Montagne, Vierge, Tio et croix des mines) pose l'extraction minière comme une négociation avec les forces vives du monde. Chaque divinité possède un rôle spécifique dans la production, que l'homme doit stimuler par ses offrandes et canaliser par son travail. Le contraste entre les divinités plus diaboliques et chthoniennes et les vierges et les croix des mines fait bien entendu écho à la diabolisation coloniale des cultes païens d'où surgit l'actuel ukhupacha. Mais, pour les travailleurs, ce clivage coïncide surtout avec la dialectique du sauvage et du domestique. Enfin, l'étude de la mytho-histoire du Tio et du Cerro Rico qui conclut cette deuxième partie, donne un nouvel éclairage aux représentations identitaires des mineurs qui interprètent leur existence à la lumière de la colonisation et de l'introduction par les conquérants d'un nouveau culte à l'argent et au diable. La négociation des mineurs avec les divinités, maîtres de la fertilité des filons et garantes de leur vie, est mise en scène par les rituels. Le flux des offrandes qui permettent la circulation du minerai depuis l'inframonde vers la société des hommes atteste de l'interdépendance entre les hommes et leurs divinités. Dans cette troisième partie, j'ai choisi de mettre l'accent sur le statut du rituel comme composante des relations de production. Nous venons d'évoquer l'existence d'une

19 division du travail entre les divinités. Plus encore, nous verrons que l'établissement d'une relation rituelle avec chacune d'entre elles vient cautionner les différentes prérogatives des travailleurs au sein de la coopérative (accès à la terre, contrôle de la production et de la main­ d'œuvre, droits politiques etc....). TI devient, par là même, possible d'opérer une relecture des relations de production à partir de la répartition des rôles rituels. En raison de cet enracinement dans l'univers de travail, les rituels constituent également un moment privilégié pour saisir les dynamiques et les tensions sociales qui parcourent le monde minier. Le relâchement des codes rituels, la multiplication des pactes individuels avec le Tio et la folldorisation de certains rites témoignent d'un univers bouleversé par la crise, l'étiolement de la conception traditionnelle du métier de mineur et la recherche d'alternatives identificatoires. Si le rite négocie l'autorisation de produire du minerai, c'est l'intervention directe des divinités sur la personne du mineur qui lui donne, en dernière instance, la possibilité d'exercer ce droit. Seule l'acquisition d'une force particulière transmise par les divinités concède en effet à l'homme le pouvoir de commercer avec l'inframonde et d'y travailler. C'est donc sous l'angle d'un rapport de force entre le travailleur et la mine que nous envisagerons dans la dernière partie, l'exercice du métier. Dynamique, ce rapport de force s'accompagne d'un processus double de diabolisation du mineur et de socialisation de l'inframonde par le travail. Cette dialectique du sauvage et du domestique constitue l'axe d'une réflexion plus générale sur la nature de l'homme, des divinités et du monde. Parce que l'identité professionnelle des travailleurs s'intériorise au plus profond de leur corps bouleversé par son intrusion souterraine, l'analyse de cette expérience permet de restituer toutes ses coordonnées à la catégorie des mineurs comme corps de métier.

20 Première partie

LES HOMMES DE LA MINE

Qu'est-ce qu'un mineur coopérativiste ? Il s'agit bien sûr de quelqu'un qui travaille dans une mine coopérative. Mais en écoutant parler les mineurs, vous les entendrez qualifier de paysan l'un de leurs compagnons de travail ou s'étonner de la réussite d'un autre qui ne serait pas véritablement mineur. Etre mineur - se percevoir et être reconnu comme tel - ne se confond donc pas avec le fait de travailler dans la mine. Cette identification combine l'activité minière avec d'autres critères comme la maîtrise du métier, l'investissement et le degré de dépendance économique à l'égard de la mine, le statut au sein de la coopérative, ainsi que l'adhésion à un certain nombre de patrons socio-culturels liés à l'environnement urbain. Leur rejet par la bonne société de Potosi qui les considère comme des Indiens alcooliques et violents, ainsi que la méfiance des paysans à l'égard des travailleurs des mines dessinent également, par la négative, les contours de l'identification comme mineur. Ainsi, les critères mobilisés par la construction sociale de la catégorie de mineurs des coopératives convoquent à la fois le social et l'économique, l'ethnique et le culturel, ainsi que des comportements et des valeurs morales. C'est à la croisée de ces différents registres, qu'au-delà de leur occupation professionnelle, les coopérativistes se définissent comme une classe sociale à part entière, distincte y compris de celle des ouvriers de la COMIBOL. No te casescon minero, su noviaes la dinamita, Elle de un beso violento, cualquierdia te 10 quita. Yo soy minero muchacha, y te digo no me quieras, Aunqueahora traiga sonrisa,casi siempretraigopenas. No te casescon minero,la silicosis le ama, y a dos metrosbajo tierra, le esta tendiendo la cama. No te cases con minero,le gustacavar la tierra, El mismo arma la roca con que 10 devoraella. Yo soy mineromuchacha, no me quieraspor favor, No llegariaa hacer fruto 10 que en tu cuerpoya es flor.

Zamba, Horacio Guarani (1975)

N'épouse pas un mineur,la dynamiteest sa fiancée, D'un violentbaiser, elle te l'enlève d'un jour à l'autre. Je suis mineur,jeune fille, et je te dis ne m'aime pas, Même sij'arbore maintenantun sourire, J'apporte presquetoujoursdes peines. N'épouse pas un mineur, la silicosel'aime, Et, à deux mètre sousterre, elle lui fait son lit. N'épouse pas un mineur,il aimecreuser la terre, Il façonnelui-mêmela roche avec laquelleelle le dévore. Je suis mineur,jeune fille, s'il te plaît ne m'aime pas, Ce qui dans ton corpsest déjà en fleur, N'arriverait pas à porter des fruits. CHAPITREI

LES COOPERATIVES MINIERES

Que le terme kajcha', qui désignait à l'époque coloniale les travailleurs qui investissaient illégalement les mines des Espagnols pour en exploiter le minerai, nomme aujourd'hui les coopérativistes n'est pas dû au hasard. Les coopératives actuelles sont bien les héritières des anciennes pratiques du kajcheo qui, chaque fin de semaine, conduisaient les travailleurs, d'ordinaire au service des colonisateurs, à investir les galeries souterraines pour y produire à leur compte. Le raccourci est bien sûr un peu abrupt, car les coopératives ne surgirent pas directement du kajcheo colonial, mais de sa forme institutionnalisée qui se développa au cours du XIXème siècle. L'idée que l'appropriation des fruits de la production constitue un droit inaliénable du travailleur témoigne cependant d'une continuité essentielle au sein des diverses modalités historiques du kajcheo. Significativement, les coopérativistes d'aujourd'hui traduisent kajcha

1 L'étymologie exacte du terme reste obscure. Au XVlème siècle Gonzalo Holguin (1952) traduisait le verbe quechua «kacchani» par «disloquer, s'efforcer d'arracher quelque chose, rompre par la force» et son dérivé «kacchak» comme «l'homme vaillant qui disloque» .. aujourd'hui «q'achajx (Lara, 1991). Que «kakcha» ait également désigné la foudre (Holguin, ibid.) évoque l'usage de l'onomatopée «qaq» dans le quechua actuel. Bruit sec et sourd, ce «qaqs est le bruit du métal percutant la roche (Abercrombie, ibid. : 64) et celui de la fronde qui était l'arme privilégiée des kajchas (Tandeter, 1997: 1(6). Il qualifie également le son de la foudre qui ensemence les mines (Bouysse-Cassagne, 1997) et celui de la femme qui s'ouvre pour accoucher (Palmira Lariva, communication personnelle), deux usages qui inscrivent «qaqs dans le champ de la fertilité minière, mais aussi du chamanisme. En effet, la foudre est le mode d'élection des guérisseurs andins et, au XVlème et au Xvllème siècle, les réputés chamanes callawayas de langue pukina du nord de la Paz, se prétendaient «cachias (Bouysse-Cassagne, 1993, ibid.). Enfin, dans le dictionnaire de Lara (ibid.), «q'ajchu», qui signifie «une femme à la sexualité libre», évoque la liberté des kajchas. par «travailleur libre», par opposition aux ouvriers de la COMIBOL et des mines privées, et on imagine que ce sentiment de liberté envahissait également les mitayos et les travailleurs salariés des Espagnols lorsqu'ils prenaient possession des filons qu'ils s'étaient secrètement réservés au cours de la semaine.

1. De la clandestinité aux coopératives : une histoire du kajcheo

L'histoire du kaicheo est bien moins documentée pour l'époque récente que pour la colonie et le XIXème siècle, respectivement étudiés par Enrique Tandeter (1997) et Gustavo Rodriguez (1986, 1989). Evincé par l'historiographie, le kajcheo semblait également avoir disparu des mines à la fin du XIXème siècle. Ce n'est cependant pas le cas et ce pan méconnu de l'histoire du Cerro Rico est le berceau des coopératives et le creuset de leur main-d'œuvre. La plupart des archives ayant été détruites, seul le recours à l'histoire orale m'a permis de le retracer. Les informateurs étaient peu nombreux et très âgés car les survivants des premières organisations de kajchas des années 1940 ont aujourd'hui plus de 70 ans, soit près de 20 de plus que l'espérance de vie moyenne d'un mineur. Et, si la plupart se souviennent avec une précision étonnante du prix de l'étain en 1939 ou du jour de la semaine où fut fondé leur syndicat, d'autres informations ont échappé à la vigilance de leur grande jeunesse d'alors ou à leur mémoire d'aujourd'hui. Leurs témoignages permettent cependant de comprendre comment, entre le XIXème et le XXème siècle, le kajcheo s'est transformé d'une pratique proche du vol en une relation de production officielle.

Fauteur de trouble mais force de travail indispensable

Vraisemblablement né dans la deuxième moitié du XVIIème siècle, le kajcheo suscita dès lors des réactions contradictoires de la part des propriétaires miniers qui, tout en se plaignant sans cesse de cette pratique à laquelle ils s'opposèrent parfois violemment, firent en même temps preuve d'une relative tolérance. De sorte que, comme l'écrit Enrique Tandeter (ibid. : 105) le statut des kajchas s'apparentait souvent à celui de «voleurs honnêtes». Bien sûr, ils soustrayaient aux Espagnols une part importante de leurs bénéfices et leur exploitation anarchique menaçait l'infrastructure des mines. De plus, dès le XVIDème siècle les kajchas, organisés en bandes hiérarchisées de

26 plusieurs milliers d'hommes et doublées d'une organisation en confrérie religieuse, constituaient un «véritable secteur indépendant dans l'industrie minière de Potosî» qui menaçait la domination espagnole (Tandeter, ibid. : 109). En même temps, le kajcheo représentait un formidable appât pour attirer et retenir à Potosi une main-d'œuvre libre difficile à stabiliser. Le travail forcé de la mita, institutionnalisée dans les années l57

2 Selon les dispositions du vice-roi Toledo, la mita (en quechua, période de service) devait mobiliser chaque année ln des hommes de 18 à 50 ans, sur une liste de villages de 16 provinces de la vice-royauté du Pérou. Leur séjour à Potosî durait un an au service du mineur espagnol auquel ils étaient attribués. Selon ses besoins, les mitayos étaient affectés aux mines ou aux ingenias. L'accès à la main-d'œuvre indigène était considéré comme le juste retour des investissements des entrepreneurs espagnols qui reversaient le 1/5 (quinto) de leur production à la couronne. Pour une histoire de la mita, on se référera aux travaux de P. Bakewell (1984),1. Cole (1985), C. Lopez Beltran (1988), R.M. Buechler (1989) et E. Tandeter (1997). J Avant l'institutionnalisation de la mita, la main-d'œuvre des mines de Potosî était principalement constituée d'anciens serviteurs de l'Inca (yanaconas) passés au service des Espagnols qui partageaient avec eux les bénéfices de la production (Tandeter, 1997 : 92-94) et de paysans déplacés, en rupture avec leur communauté ; s'y ajoutèrent par la suite les premiers métis urbains (Bakewell, 1984, Buechler, 1989). L'insuffisance de leur rémunération contraignait par ailleurs les mitayos à se louer comme ouvriers journaliers (minga) durant leur période de repos (Tandeter, ibid.),

27 guerre, nécessitait de nombreux bras, l'abolition de la miui', puis du tribut indigène, avaient privé les entrepreneurs miniers des deux institutions qui leur avaient jusqu'alors assuré une main-d'œuvre obligée et bon marché. Désormais, l'exploitation du Cerro reposait exclusivement sur un marché du travail libre, régi par l'offre et la demande. Tout au long du XIXème siècle, la main-d'œuvre libre se caractérisa par sa rareté (Mitre, 1981) et son indiscipline (Rodriguez, 1989). Désormais en position de pouvoir, les travailleurs imposaient leurspropres rythmes: desjournéesde travail écourtées au maximum, le chômage dit du «saint lundi» qui prolongeait les beuveries du dimanche et des absences fréquentes liées aux fêtes ou aux travaux agricoles. La plupart d'entre eux étaient en effet des paysans qui migraient à la mine, quelques semaines ou quelques mois par an, durant les périodes de chômage agricole. On comprend que cette configuration favorisa le développement du kajcheo, tant comme mécanisme d'attraction de la main-d'œuvre, que comme modalité essentielle de production. En 1827, le Cerro Rico lui devait près de 50%de sa production; entre 1831 et 1850, ce chiffre s'élevait encore à plus de 20% (Rodriguez, 1986 : 17-18). Entre temps, dans certaines exploitations de Potosî et des environs, le kajcheo avait cessé d'être une activité illicite, limitée aux seules fins de semaine. Les kajchas étaient devenus des travailleurs réguliers qui exploitaient certaines concessions avec leur propre matériel et leur main-d'œuvre, en accord avec les propriétaires auxquels ils reversaient une partie, souvent la moitié, de leurproduction. Dans un contexte de crise, le kajcheo limitait le risque pour les entrepreneurs engagés dans l'exploitation minière. Comme aujourd'hui les coopérativistes, les kajchas étaient seuls responsables de leurs gains ou de leurs pertes. La participation aux bénéfices - augmentée par les vols - permettait en outre d'attirer une main-d'œuvre rare et de composer avec son indiscipline en lui déléguant totalement l'organisation du travail. Par analogie avec le monde contemporain, on peut supposer que les kajchas recrutaient personnellement une grande partiede leur main-d'œuvre dépendante, nonqualifiée, au sein de leur communauté paysanne d'origine. A partir des années 1850, les kajchas semblent cependant être

4 Plusieurs édits promulguèrent la suppression de la mita minière entre 1812et 1825, datede l'abolition par Bolivar de toutesles mitas. 28 redevenus le cauchemar des propriétaires de mines du Cerro. La reprise minière et la mécanisation des exploitations étaient en train de donner naissance à une industrie minière moderne, orientée vers l'exportation, qui devait pouvoir compter sur une main-d'œuvre nombreuse, stable et disciplinée pour assurer une production soutenue. Maîtres de leur temps et de leur travail, lorsqu'ils n'étaient pas voleurs de minerai, les kajchas dérangeaient les vœux progressistes des entrepreneurs de Potosî qui, en 1855, sollicitèrent leur interdiction. La vague de modernisation n'emporta cependant pas le kajcheo. TI constituait encore la principale forme de production au cours des années 1870 et, s'il est probable que leur rôle diminua dans la décade suivante, les kajchas revinrent en force avec la crise qui mit fin à l'âge d'or de la production argentifère républicaine vers 1895. De sorte que la modernisation de l'activité minière du Cerro Rico n'a pas entraîné une prolétarisation massive, brutale et planifiée comme l'ont connue d'autres régions minières des Andes", Bien au contraire, pour reprendre les propos de Gustavo Rodriguez (1986 : 19), l'exploitation de l'argent du Potosi «terminait son cycle comme elle l'avait commencé: par des formes non capitalistes de production », Mais l'histoire des kajchas ne s'arrête pas là. Les mines se reconvertirent à l'exploitation de l'étain et tout au long du XXème siècle, les crises minières et leurs cortèges de chômeurs constituèrent le moteur du développement du kajcheo, puis des coopératives. A Potosï, la récession des années 1930 et la récente crise du milieu des années 1980 s'accompagnèrent ainsi d'une augmentation massive du nombre de kajchas. Pour les entrepreneurs miniers, le rôle de soupape du kajcheo face aux caprices du minerai et des marchés ne se limitait pas aux temps de crise. Dans sa forme légale, il permettait également d'exploiter à moindre frais des gisements peu rentables. La plus grande entreprise du Cerro Rico du début du XXème siècle - la « Soux & Hernandez », devenue en 1924 «La Compania Unificada del Cerro de Potosi» aux mains du richissime Hochschild - emploiera ainsi de nombreux kajchas. Leur coexistence avec des ouvriers salariés au sein d'une exploitation moderne et rentable témoigne de cette impossibilité «héréditaire» pour les entrepreneurs républicains de se passer de cette

5 En particulier l'entreprise péruvienne Cerro de Pasco qui s'assura le concours régulier de ses travailleurs en les dépouillant brutalement de leurs terres et de leurs moyens de production au début du XXème siècle (flores Galindo, 1974). 29 main-d'œuvre véritablement libre, qui avait su résister à leur domination. Ironie de l'histoire, lors de la révolution de 1952 et de la nationalisation des mines, ce sont les kajchas qui enterrèrent le secteur des grands entrepreneurs privés qui avaient, durant des siècles, souhaité leur mort. Jusque dans les années 1950, le kajcheo sous sa forme légale est donc une modalité essentielle de la mise en valeur du Cerro Rico aussi bien pour la production souterraine que dans les exploitations à ciel ouvert, où il existait des femmes kajchas. Beaucoup de petits propriétaires miniers n'emploient d'ailleurs que des kajchas. Comme au siècle précédent, cette pratique permet aux entrepreneurs d'affronter en souplesse le problème de la main-d'œuvre, en régulant le marché du travail sans intervenir directement. Dans les bonnes années, la rentabilité des mines attire de nombreux kajchas et la part qui revient au patron est importante. En cas de crise, comme dans les années 1930, les kajchas assument seuls les pertes et le kajcheo permet d'absorber les travailleurs réguliers mis à la porte. En accord avec les contremaîtres de l'exploitation, les kajchas choisissaient leur lieu de travail, hors des zones réservées aux travailleurs réguliers. fis possédaient leurs propres outils et leurs péons et partageaient leur production avec le propriétaire de la mine. La norme en vigueur dans le Cerro était de 2/3 pour le kajcha, 113 pour le propriétaire ; sachant que le kajcha était tenu de vendre sa part aux patrons qui disposaient d'un ingenia pour le traiter. En plus, le kajcha s'appropriait illégalement une part supplémentaire de la production. Jour après jour, quelques morceaux de minerai, appelés buchi, quittaient ainsi clandestinement le Cerro pour alimenter les petits ingénias spécialisés dans le recel, le plus souvent avec la complicité du gardien de la mine. Par contre, les gérants de l'entreprise se montraient beaucoup moins tolérants et le vol de minerai, lorsqu'il était découvert, était sanctionné par l'expulsion du kajcha et son inscription sur une «liste noire» communiquée aux autres entreprises. D'après nos informateurs, vers 1930 les kajchas, comme les travailleurs réguliers, étaient essentiellement issus de mineurs établis à Potosi. On en déduit que la stabilisation de cette main-d'œuvre remonte au moins à la génération précédente, soit au début du siècle. L'observation des coopérativistes actuels montre cependant que l'abandon des droits et des terres agricoles se fait sur plusieurs générations. L'autonomie dont jouissaient les kajchas dans l'organisation de leur travail a vraisemblablement permis à nombre

30 d'entre eux de conserver, tout en résidant principalement en ville, une activité agro-pastorale. Dans un monde minier turbulent, le maintien de l'accès à la terre et à ses ressources restait, pour les kajchas, une stratégie de repli en cas de crise.

La création des premiers syndicats de kajchas

Au cours des années 1930, la crise internationale et la guerre contre le Paraguay (1933-1936) allaient provoquer la régression de l'économie bolivienne et l'augmentation du nombre des kajchas du Cerro Rico. La chute des prix du minerai entraîna des licenciements massifs et, à l'issue de la guerre, de nombreux soldats ne retrouvèrent pas leur emploi de mineurs. Toute cette main-d'œuvre au chômage vint grossir les rangs des kajchas, mais aussi des voleurs de minerais (jukus) qui, renouant avec les anciennes pratiques du kajcheo, s'introduisaient illégalement dans les mines pour produire à leur compte. C'est dans ce contexte qu'apparurent les premières organisations de kajchas qui allaient donner naissance aux coopératives actuelles. Dès lors, le problème de l'emploi devint le principal moteur de l'expansion du kajcheo et du coopérativisme. Si l'afflux de nouveaux kajchas et l'importance croissante du kajcheo ont influencé l'organisation des premiers syndicats, il serait cependant erroné d'attribuer leur apparition au seul chômage. Ainsi que nous venons de l'exposer, le kajcheo n'a pas été créé ou ressuscité par la crise. li était de longue date établi dans le Cerro Rico. Comme le suggère leur nom, la création des «sindicatos de ckacchas» coïncide plutôt avec un mouvement plus large d'organisation de la classe ouvrière : la naissance des premiers syndicats miniers à partir du milieu des années 1920 et la diffusion d'une nouvelle conception du monde basée sur le droit syndical, la relation ouvrier-capital, etc. (Lora, 1980 ; Nash, 1979, Rodriguez, 1989). Aux actes individuels de résistance (l'absentéisme, le vol de minerai...) succède alors une contestation organisée qui reflète des motivations plus ouvrières : la réduction du temps de travail, l'augmentation des salaires pour les ouvriers réguliers, un meilleur contrôle de la production et des bénéfices pour les kajchas, la liberté d'organisation pour tous. Cette effervescence syndicale témoigne d'une maturité ouvrière qui traduit l'émergence des mineurs comme classe. La genèse des premières organisations de kajchas apparaît ainsi étroitement imbriquée avec l'apparition des premières fédérations

31 syndicales ouvrières. En 1939, les fondateurs du premier syndicat de kajchas (-Ckacchas Libres y Palliras») sont influencés par le PIR (Gauche révolutionnaire, marxiste et pro-soviétique) qui avait patronné la création de la Centrale Syndicale des Travailleurs de Bolivie, trois ans plus tôt (Lora, 1980, TA). Quelques années plus tard, en juin 1944, les kajchas et travailleurs réguliers des mines de Huanuni, réunis en syndicat, convoquent le congrès fondateur de la Fédération Syndicale des Travailleurs Miniers de Bolivie (FSTMB). Dominée par le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) et le courant trotskiste, elle allait devenir un acteur essentiel de la Révolution Nationale de 1952. Passée aux mains des ouvriers de la COMffiOL, elle régentera le mouvement ouvrier jusqu'à la fm des années 1980. Trois mois après sa création, un deuxième syndicat de kajchas voyait le jour à Potosî qui, sous le nom de «Sindicato de Ckacchas de la Compania Unificada», regroupait les kajchas de Hochschild; l'élection de son premier directoire est entérinée par un représentant de la toute nouvelle FSTMB. De sorte que, contrairement à ce que suggère le terme de «syndicat de chômeurs» parfois utilisé pour qualifier les ancêtres institutionnels des coopératives, ceux-ci étaient bien des syndicats professionnels chargés de défendre les droits des kajchas face aux patrons, non des associations de chômeurs. De 1944 à 1955, quatre autres syndicats de kajchas vont voir le jour à Potosî qui, avec «Ckacchas Libres» et «Ckacchas Unificada» et une association de petits producteurs, vont fonder le Conseil Central de Coopératives Minières de Potosî en 1955. Leurs histoires sont diverses, mais elles témoignent toutes de l'exaspération des kajchas face à l'hégémonie des patrons sur le commerce du minerai, de leur sentiment d'être sans cesse volés sur le poids et les prix et de leur volonté de contrôler le traitement et la vente de leur production. La disposition d'un ingenio, en location ou en propriété et le droit d'y traiter son minerai constitua fréquemment la première victoire des syndicats de kajchas. S'y ajouta par la suite, la possibilité d'acquérir auprès de la Banque Minière (BAMIN), puis de la COMffiOL, des aires de travail en concession directe.

1952 : du patron à la COMIBOL, le changement de dépendance

La révolution de 1952 allait profondément remodeler le paysage de l'industrie minière du Cerro Rico. Le 31 octobre 1952, le MNR qui vient de prendre le pouvoir par les armes, décrète la nationalisation

32 des mines. A Potosï, la puissante COMmOL se substitue à Hochschild à la tête de l'entreprise Unificada. Dès lors, avec l'appui des gouvernements successifs, les syndicats de kajchas s'institutionnalisent en coopératives qui se multiplient sur l'ensemble du territoire national. En même temps, l'application de la Réforme agraire promulguée en 1953 et une dynamique inédite de mobilité sociale allaient créer les conditions de nouveaux flux migratoires des campagnes vers le Cerro. La nationalisation des mines concerna au premier chef les kajchas dépendant des exploitations de Hochschild passées à l'Etat. Concrètement, ce changement de dépendance déboucha sur l'octroi des premières concessions minières légales aux syndicats de kajchas. La COMmOL ayant concentré ses activités sur deux exploitations, le reste du patrimoine de Hochschild - près d'une dizaines de mines ­ passa aux mains du syndicat Unificada au cours des années 1960. La répartition par tiers fut remplacée par le paiement d'un loyer qui s'élevait à environ 2% de la valeur de la production. Dans ces mêmes années, les kajchas qui dépendaient de petites propriétés minières non nationalisées entreprirent de les racheter ou d'en obtenir la concession auprès de l'Etat. Mais jusqu'au milieu des années 1980, la COMIBOL et la Banque Minière conservèrent le monopole du commerce du minerai qu'ils achetaient aux kajchas et traitaient dans leurs ingenios.

L'invention des coopératives et la création desfédérations

Dans le contexte des syndicats de kajchas de Potosï, le terme de coopératives fait son apparition au début des années 1950. La nationalisation des mines et l'obtention de concessions minières avaient en effet propulsé les organisations de kajchas dans un nouveau contexte productif où l'absence de relation ouvrier-patron rendait caduque leur appellation de syndicats. Les gouvernements successifs pour lesquels le coopérativisme représentait une solution avantageuse au problème du chômage, confortèrent le mouvement en promulguant la «Ley general de Sociedades Cooperativas» en 1958, puis en créant l'Institut National des Coopératives (INALCO). Sous son égide, les syndicats de kajchas vont changer de raison sociale et devenir des coopératives à la fin des années 1970. Jusqu'alors, comme aiment à le rappeler les mineurs, les kajchas étaient des coopérativistes qui s'ignoraient. Depuis l'appellation «syndicat de kajchas» est tombée en désuétude, mais kajcha demeure une auto-dénomination pour les

33 membres des coopératives. Potosï qui, sous forme d'un syndicat de kajchas, vit naître la première coopérative minière du pays est également le berceau des premières fédérations, départementale (1955) et nationale (1968).

La rupture des kajchas avec le syndicalisme ouvrier

La création de la COMmOL qui précipita l'institutionnalisation des syndicats de kajchas marque également le début de la rupture des coopératives avec le reste du mouvement ouvrier dominé par le syndicat des mines nationalisées (FSTMB). Dès le milieu des années 1960, les coopératives cessèrent de prendre part aux mobilisations de la COB. Derrière la position officielle des dirigeants qui revendiquaient le caractère apolitique du secteur, s'instaura en fait une tendance officialiste d'appui aux gouvernements successifs, y compris aux dictatures. Ainsi, en juillet 1965, alors que l'année occupait les campements de la COMmOL et que les dirigeants syndicaux étaient arrêtés, les dirigeants des coopératives de Potosi recevaient, avec tous les honneurs, le général Barrientos. Deux mois plus tard, 82 ouvriers d'Etat tombaient sous les balles de l'armée. Durant de nombreuses années, une photo de généraux en uniforme - peut être le gouvernement de Garcia Mesa - décora les locaux de la fédération. La rupture s'institua également entre les travailleurs des coopératives et les ouvriers d'Etat qui cohabitaient dans le Cerro Rico. Influencés par leurs dirigeants, les kajchas vouaient une animosité tenace aux révolutionnaires de la COMmOL. A leurs accusations de «rouges subversifs», les syndicalistes de la mine d'Etat rétorquaient en traitant les coopérativistes de «petits bourgeois», un qualificatif qu'ils employaient par ailleurs pour dénoncer l'immobilisme paysan. Le conflit passait aussi par des rivalités plus immédiates. Les coopérativistes, qui se font un honneur de ne dépendre que d'eux­ mêmes, reprochaient à la COMmOL le régime de faveur de l'Etat envers ses mineurs qu'ils surnommaient jat'un t'amas, «les grands pains», allusion aux produits des économats. Et tandis qu'ils reprochaient aux ouvriers mécanisés de ne pas savoir travailler - sous­ entendu manuellement -, les mineurs de la COMffiOL fustigeaient l'irrationalité de l'exploitation coopérative et l'ignorance des kajchas, qu'ils considéraient globalement comme des paysans analphabètes. Plusieurs raisons expliquent la séparation des coopératives du reste du mouvement ouvrier. Les premières sont structurelles. 11 est clair

34 que l'aliénation moindre des coopérativistes, l'absence de patron et le caractère individuel de la négociation entre les coopératives et la COMIBOL pour l'acquisition des lieux de travail a favorisé leur prise de distance avec le syndicat des ouvriers d'Etat, La concurrence des deux secteurs pour les aires de travail exacerbait également les tensions. Olivia Harris et Xavier Albo (1984 : 22-24) évoquent, quant à eux, une corrélation entre le degré de politisation des mineurs et la nature des liens avec le monde paysan: la rupture favorisant une plus forte adhésion de classe. Que dans les coopératives il y ait plus de mineurs nés à la campagne qu'à la COMIBOL induirait ainsi leur moindre ferveur révolutionnaire. Mais c'est aussi dans les magouilles de leurs dirigeants qu'il faut chercher les raisons de la loyauté des coopérativistes envers les gouvernement en place. Le mur rose, peint aux couleurs du MNR, sur le terre-plein d'une mine ou le wagonnet aux couleurs noir et rouge de l'ADN de l'ancien général Banzer d'une autre, témoignent de la forte intrusion des grands partis politiques au sein des coopératives. Donner des consignes de vote à la base est une pratique courante chez leurs dirigeants. Depuis la fermeture de la COMIBOL et la disparition de la FSTMB, on assiste cependant à un retour croissant des coopératives dans le champ de la contestation ouvrière. Après des années de désengagement, la Fédération Départementale de Potosï s'est à nouveau affiliée à la Centrale Ouvrière Départementale en 1995. En même temps, influencés par d'anciens syndicalistes relocalisés devenus kajchas, les derniers Congrès des coopératives ont débouché sur une réflexion nouvelle sur le rôle du secteur, dans un projet de société qui dépasse les simples intérêts corporatistes des kajchas.

2. Les travailleurs des coopératives aujourd'hui

TI existe aujourd'hui quelque 500 coopératives minières affiliées à la Fédération Nationale des Coopératives Minières (FENCOMIN) qui emploient environ 50 000 travailleurs", Pour le seul Cerro Rico, on observe un triplement du nombre de coopératives qui est passé de 8 en 1955 à plus de 25 aujourd'hui. Ce développement exponentiel s'explique par leur capacité à absorber sans cesse de nouveaux travailleurs, indépendamment des besoins réels de l'exploitation et de sa rentabilité, puisque l'associé est seul responsable de ses gains et

6 D'aprèsFENCOMIN (1995). 35 pertes. Durant toute la deuxième moitié du XXème siècle, les coopératives ont été le véritable fusible des licenciements de l'entreprise d'Etat jusqu'au récent «massacre blanc» de la COMIBOL (la «relocalisation») qui jeta à la rue plus de 20 000 ouvriers à la fin des années 1980. A Potosf, ces ouvriers sont à l'origine de la création d'une demi-douzaine de coopératives. Les coopératives permettent l'acquisition et la gestion des mines et du patrimoine commun de leurs membres - ingenia. locaux administratifs, véhicules, infrastructure productive (wagonnets, rails...), etc., mais elles n'organisent pas la production, contrôlée individuellement par les associés. Leurs statuts sont globalement inspirés du modèle du coopérativisme international. Force est cependant de constater le fossé qui existe entre les déclarations de principes et le fonctionnement réel des coopératives. Les distorsions les plus flagrantes sont l'appropriation et l'exploitation individuelle des aires de travail, l'existence d'associés de deuxième classe dépourvus de statut et le nombre croissant de petits patrons qui ne travaillent pas personnellement dans la mine. Les travailleurs dénoncent également le manque de démocratie au sein de la coopérative et la politique clientéliste des dirigeants souvent plus préoccupés par leurs ambitions personnelles que par le devenir collectif. La pratique du vote à main levée limite, par ailleurs, la contestation. Enfin, les femmes associées sont victimes d'une extrême marginalisation au sein des instances coopératives. TI n'entre pas dans notre propos d'analyser plus en détaille manque d'orthodoxie des coopératives minières de Bolivie, par ailleurs souligné dans les quelques études qui leur sont consacrées (Widerkehr, 1975; Argandoi'l.a, 1978; Absi, 1990). Retenons simplement que les motivations d'entrée des travailleurs dans les coopératives sont circonstancielles (opportunité d'embauche, fantasme du bon filon...), pas idéologiques et que leur autonomie de gestion répond davantage à des rêves de petit patron qu'au projet de société autogérée du coopérativisme. Tous ces facteurs contribuent à ce que les idéologues du secteur appellent le manque d'identification des associés avec leur coopérative, c'est-à-dire leur absence de projet collectif. Décrivons maintenant les différentes catégories de travailleurs des sections et de la coopérative, la section regroupant l'ensemble des travailleurs d'une même mine et d'une même coopérative; elle porte le nom de la mine.

36 Lestravailleurs associés

Les travailleurs associés, appelés socios ou kajchas, sont les membres de la coopérative. Us en sont les seuls producteurs juridiquement reconnus et se partagent la propriété collective du patrimoine foncier et industriel de l'institution, ainsi que sa direction. Pour devenir associé, le travailleur doit remplir quatre conditions : avoir effectué une période d'essai comme péon journalier au service d'un associé, obtenir l'accord des membres de la section, s'affilier à la sécurité sociale et payer son droit d'entrée à la coopérative. Longue de deux à quatre ans, la période d'essai permet d'acquérir le savoir-faire nécessaire pour prendre en charge l'ensemble du cycle productif, depuis la localisation du filon jusqu'à son exploitation et la commercialisation du minerai. A cette occasion, le futur associé va commencer à épargner le montant de sa contribution au capital de la coopérative: en 1998, elle se situait entre 1 000 et 5 000 dollars U.S. En outre, il doit acquitter un droit d'entrée de 200 à 500 dollars. En raison de l'importance de ces sommes, leur paiement s'échelonne généralement sur plusieurs années. En cas de décès ou de renonciation, l'apport peut être restitué par la coopérative. Dans les faits, il est généralement vendu à un autre travailleur ou transmis à la femme ou aux enfants du mineur décédé. Tant qu'il l'exploite, l'associé est l'unique usufruitier de l'aire de travail qu'il s'est choisi. Selon le règlement interne, il peut avoir la jouissance d'autant de lieux de travail qu'il est en mesure d'en exploiter. Chacun s'en approprie généralement deux ou trois. L'usufruit des aires de travail n'est officialisé par aucun document, elle est garantie par l'usage. L'exploitation est laissée à la totale liberté des associés qui peuvent travailler seuls, employer des «dépendants» ou s'associer entre-eux. Le pouvoir des associés sur l'administration de la coopérative s'exerce directement lors des assemblées où chacun d'entre eux possède un droit de parole et de vote. L'assemblée plénière est l'organe suprême de direction de la coopérative. C'est là que s'élabore la politique générale de l'entreprise et que sont élus les dirigeants qui y rendent leurs comptes. Elle est généralement annuelle et l'assistance de tous les associés est obligatoire. En outre, des assemblées extraordinaires motivées par des questions urgentes peuvent se réunir en la seule présence des

37 dirigeants et des délégués de sections. Enfin, des réunions de section regroupent régulièrement les associés d'une même mine. Organisées avant la journée de travail, sur le terre-plein de la mine, elles traitent des problèmes internes de la section et défmissent la position de la base sur les questions qui seront débattues en assemblée.

Les travaüleurs «dépendants» des associés fi existe deux catégories de travailleurs «dépendants» (dependientes) : les péons salariés (peon) et les «deuxième-mains» (segunda-manos). Comme leur nom l'indique, ces «dépendants» relèvent exclusivement du travailleur qui les emploie. Les statuts de la coopérative ne reconnaissent l'existence que des «dépendants» en apprentissage. Cependant, très peu d'entre eux deviendront associés, soit parce qu'ils ne désirent pas s'engager durablement, soit parce qu'ils se heurtent à une politique restrictive d'admission. L'existence de ces «dépendants» permanents constitue une infraction au règlement de la coopérative qui refuse la séparation entre le travail, l'appropriation des bénéfices et la gestion de l'entreprise. Privés de droits politiques et de représentation au sein de la coopérative, ils constituent la catégorie la plus vulnérable des travailleurs. Et, malgré l'obligation faite aux associés de cotiser pour eux, seul un nombre infime bénéficie d'une couverture sociale. La catégorie des péons regroupe à la fois les novices en apprentissage et les migrants saisonniers qui louent leurs bras aux plus offrants durant les périodes de chômage agricole. Leur salaire journalier, fixé par l'employeur, variait en 1998, entre 5 et 8 dollars U.S. Mais depuis quelques temps, cette rémunération tend à être remplacée par un forfait à la tâche qui intensifie l'exploitation de la main-d'œuvre. Le minerai qu'ils subtilisent au cours de leur travail contribue à arrondir leurs fins de mois. Les péons accomplissent les tâches les moins qualifiées comme le transport. Ceux d'entre eux qui se destinent à devenir des travailleurs réguliers sont cependant peu à peu associés à des activités plus spécialisées : le maniement des explosifs, la perforation et le tri du minerai. Au cours de cette initiation, ils acquièrent fréquemment le statut de segunda-mano. A la différence des péons, les segunda-manos sont des travailleurs réguliers qui possèdent un certain savoir-faire, souvent équivalent à celui des associés et possèdent leurs propres outils (barre à mine, marteau, lampe...). fis travaillent conjointement avec l'associé dont ils

38 dépendent ou gèrent l'exploitation d'une autre de ses aires de travail. Tous sont rémunérés au pourcentage de la production. Lorsque le segunda-mano et l'associé travaillent en binôme, ils se partagent les bénéfices à 40/60. Mais le plus souvent, les segunda-manos travaillent au sein de grandes équipes mécanisées qui regroupent plusieurs dizaines d'entre eux autour de deux ou trois associés. Les segunda­ manos se partagent alors les 21 3 des bénéfices et les associés, le 113 restant. Le recours aux segunda-manos qui permet à l'associé de partager les risques de l'exploitation n'est pas sans rappeler les anciennes pratiques du kajcheo. Le fait que dans certaines exploitations particulièrement rentables, les associés cessent de participer directement au travail qu'ils délèguent totalement aux segunda-manos achève de rendre la comparaison pertinente.

Les délégués des sections

Les délégués (delegados) sont élus pour un an renouvelable parmi les associés de la section; ils ne reçoivent pas de salaire et travaillent dans la mine. Leur nombre varie de 2 à 5, selon l'importance de la section. Les délégués convoquent et animent les réunions où sont prises les décisions relatives au fonctionnement de la section dont ils assurent par ailleurs la représentation face à la coopérative. lis sont responsables de l'exécution des décisions des assemblées dans leur mine et agissent comme médiateurs des conflits entre les travailleurs. Chaque section possède également son Comité des sports chargé de gérer son équipe de football.

Les dirigeants de la coopérative

L'organe de direction de la coopérative est constitué de deux conseils: le Conseil d'administration et le Conseil de surveillance, ainsi que d'un Comité des sports qui organise les championnats de football. Leurs membres sont élus pour deux ans. Le Conseil d'administration est responsable de la direction de la coopérative et de l'exécution des décisions votées en assemblées. Ses membres exercent leur charge à plein temps et reçoivent en retour une rémunération mensuelle. En plus, ils continuent à percevoir les bénéfices de leurs aires de travail exploitées par des «dépendants». La composition du Conseil d'administration varie selon la taille de la coopérative mais il comporte au moins un président, un vice-

39 président, un trésorier, et un secrétaire des conflits (ou laborero) qui gère la sécurité des mines, l'attribution des aires de travail et les conflits entre travailleurs. Les tâches administratives auxquelles les mineurs ne sont pas prépares, sont confiées à des salariés. Indépendants du Conseil d'administration, les membres du Conseil de surveillance défendent les intérêts des associés face à leurs dirigeants : ils contrôlent les actes des dirigeants. A la différence des membres du Conseil d'administration, ceux du Conseil de surveillance ne reçoivent pas de salaire et continuent de travailler dans la mine. Cette situation limite la corruption. Le Conseil de surveillance se compose généralement d'un président, un secrétaire et un porte-parole. L'élection comme dirigeant ouvre la porte à une véritable carrière politique. Mais, naturellement, la carrière qui conduit au siège convoité de président de la coopérative, voire de dirigeant départemental ou national, n'est pas accessible à tous. Elle concerne les individus qui parlent espagnol, savent lire, écrire, «parler joli» et qui maîtrisent les codes du monde urbain. Les travailleurs d'origine paysanne en sont exclus de fait et doivent se contenter des charges subalternes de leur section.

Lescuenta-casas et lesgardiens des mineset des ingenias

Les cuenta-casas, textuellement «pour le compte de la maison», sont des ouvriers salariés de la coopérative. En 1998, leur salaire mensuel variait entre 40 et 60 dollars. N'étant pas associés, les cuenta-casas ne participent pas à la vie politique et administrative de la coopérative. Les cuenta-casas des mines assurent l'extraction du minerai et l'entretien des rails et des wagonnets. Victimes de la crise des années 1980, ils ont aujourd'hui quasiment disparu. Les cuenta-casas des ingenias sont chargés de moudre le minerai commercialisé par la coopérative dans les meules électriques. fis sont responsables de l'entretien de l'infrastructure des ingenias. Pour lutter contre les vols et l'exploitation clandestine, chaque mine et chaque ingenia possède également son gardien. fi s'agit généralement de veuves de mineurs ou de travailleurs à la retraite qui s'installent, en famille, dans une petite pièce prêtée par la coopérative, à l'entrée de la mine ou de Yingenio,

40 CHAPITREll

NAITRE MINEUR, DEVENIR MINEUR

Nous venons de retracer l'origine institutionnelle des kajchas, mais aujourd'hui, d'où viennent les mineurs et pourquoi? Quelles sont les étapes de l'acquisition de leur identité professionnelle ?

De nombreux travaux ont souligné la constitution tardive d'une main-d'œuvre stable et spécialisée dans les mines andines'. Dans le cas de Potosî, les historiens Gustavo Rodriguez (1989) et Enrique Tandeter (1997 : 134) estiment qu'il faut attendre les années 1880 pour que se dessine un processus de prolétarisation massive, favorisé par la mécanisation des mines, le premier Code de l'Industrie minière (1871) et les mesures prises pour discipliner et stabiliser la main­ d'œuvre (institution d'une police minière, recours aux primes et aux sanctions, réglementation des fêtes et de la consommation d'alcool, création d'école pour retenir les familles en ville, etc.). Jusqu'alors la main-d'œuvre républicaine était essentiellement composée de paysans qui migraient temporairement à la mine afm de faire face au tribut et à la mercantilisation croissante des campagnes. Et si l'organisation et la qualification de certains kajchas témoignent de leur présence régulière dans le Cerro Rico, malgré tout ils cumulaient le travail de la mine avec l'agriculture dans des communautés proches, comme le font actuellement de nombreux coopérativistes. Les caractéristiques de leur travail ne permettent pas d'ailleurs de parler de prolétarisation au sujet des kajchas. De fait, la persistance du kajcheo comme modalité essentielle de la production minière au cours du XXème siècle semble indiquer qu'à Potosî, seule la COMIBOL disposa essentiellement d'une main-d'œuvre stable, disciplinée et coupée de l'agriculture. Aujourd'hui encore, les campagnes fournissent aux coopératives le

1 Notamment H.Bonilla(1974),C. Contreras (1987) et C. Salazar-Soler (1990). gros de leur main-d'œuvre. Il est cependant difficile d'obtenir des chiffres précis concernant l'origine des coopérativistes. En effet, les coopératives ne tiennent pas de registre détaillé de leurs travailleurs ; seuls les associés sont enregistrés. Aussi, pour obtenir ces informations, j'ai dû recenser le lieu de naissance de 1 242 mineurs'. Sur ces travailleurs, plus de la moitié (57,16%) est originaire des provinces du département de Potosi contre 40,57% nés dans la ville de Potosî et 2,25% issus d'autres départements (voir carte p. 43). Ces résultats attestent de la prépondérance des migrants ruraux et du caractère essentiellement régional de l'attraction du Cerro Rico sur la main-d'œuvre. Affinés par les données de terrain, ils permettent d'avancer quelques conclusions sur l'origine des coopérativistes :

- Les mineurs nés à Potosî sont presque tous issus d'un milieu minier; généralement, leur père travaillait déjà dans la mine. La mine ne recrute pas - ou très peu - dans les autres milieux de la ville. - Si on met de côté les centres miniers provinciaux, les mineurs nés dans le département de Potosî sont en grande majorité issus de communautés paysannes même lorsque, pour des raisons administratives, ils ont été enregistrés comme originaires de petits bourgs ruraux. La mine n'attire pas les habitants des bourgs ruraux qui préfèrent migrer vers les grandes villes ou l'étranger. - Les quelques mineurs nés dans d'autres départements sont généralement originaires de villes importantes telles que Sucre, Oruro, La Paz, sans qu'il ait été possible de déterminer le milieu auquel ils appartenaient et les raisons de leur venue à Potosî,

Il existe donc deux voies principales pour devenir mineur à Potosf : la naissance dans une famille de tradition minière et la migration depuis les campagnes.

2 Ce total cumule les résultatsde trois recensements réalisésentre 1996et 1998. Les étudiants de l'Université de Potosî ont interrogé 649 travailleurs de diverses coopératives, 251 l'ont été par les dirigeants de la coopérative Unificada ; enfin, j'ai personnellement recensé 342 retraités. La plus grande limitede ces recensements tient à l'identité des recensés. Dans le cas des retraitéset de la Coopérative Unificada, les donnéesconcernent les travailleurs réguliers, affiliésà la coopérative et à la sécurité sociale, mais pas les occasionnels qui sont dépourvus d'existence légale. En revanche, le recensement universitaire sur les lieuxde travaila permis une meilleure couverture. 42 Répartition des lieux de naissance des mineurs d'après la carte des ayllus et communautés rurales du département de Potosi ( Projet FAO POtOS1)

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..., ....-...• ......

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AyUus et communautés originaires o CS) Potosi CJCommunautés reconstituées (ex-haciendas)

43 1. Nm"tre mineur: lesfamilles urbaines de tradition minière

D'après le recensement, les coopérativistes nés à Potosi (40,7% des travailleurs recensés) sont presque tous ms de mineurs. A ces héritiers de la mine, s'ajoutent les travailleurs nés dans les grands centres miniers. Ainsi, au total 45% des coopérativistes recensés sont issus de familles urbaines de tradition minière. Si cette main-d'œuvre est l'héritière structurelle des travailleurs réguliers qui, depuis le début de l'exploitation du Cerro, prennent en charge les tâches les plus spécialisées, il serait néanmoins erroné d'en déduire une quelconque filiation directe entre coopérativistes actuels et leurs prédécesseurs de la colonie ou des débuts de la République. En effet, la tradition minière des familles actuelles ne remonte jamais au-delà de 3 ou 4 générations. Aujourd'hui, si l'allongement de la durée de la scolarité et de nouvelles possibilités de mobilité sociale ascendante détournent de la mine certains ms de travailleurs, le manque d'alternative professionnelle et la transmission précoce du métier et du statut d'associé sont souvent plus forts, contraignant les enfants de mineurs à perpétuer la tradition familiale.

Lesfamilles minières de Potosi

L'histoire des familles minières de Potosî se confond avec ce siècle d'exploitation de la montagne. Les mineurs les plus anciens et leurs pères ont produit pour Hochschild, ils ont créé les coopératives ou ont vu naître la COMIBOL, et transmis le métier à leurs descendants. Depuis le début du siècle jusqu'à la fermeture de la COMIBOL, la tradition familiale se maintenait à l'intérieur d'une même entreprise : les kajchas engendraient des kajchas, les travailleurs réguliers de Hochschild, puis ceux de la COMIBOL, engendraient des ouvriers salariés. Les frictions continuelles entre les travailleurs des deux secteurs s'inscrivaient ainsi dans une tradition familiale. Cette dernière concernait également les femmes qui, jusqu'à la crise de l'étain, étaient très présentes dans les exploitations à ciel ouvert. Aujourd'hui, avec la «relocalisation», les frontières se sont ouvertes et beaucoup d'anciens ouvriers d'Etat se sont reconvertis en kajchas. Les anciennes tensions subsistent cependant sous forme de différends politiques qui opposent les coopératives de «relocalisés», plus politisées, aux coopératives plus anciennes.

44 Lastabilité de cette main-d'œuvre minière de tradition familiale est cependant relative. Aujourd'hui, comme hier, les mineurs sont étroitement dépendants des cycles productifs ; les caprices des filons et du marché provoquant aussitôt le départ massif des travailleurs et de leurs familles. La reprise des activités crée à l'inverse de nouvelles migrations. Ainsi, l'apparition des familles de tradition minière est-elle liée au boom de l'étain qui réactiva l'exploitation du Cerro et attira de nombreux migrants. Quant au dernier exode, il remonte à la crise des années 1980 qui contraignit de nombreux mineurs, COMIBOL et coopératives confondues, à quitter Potosï, pour reprendre le chemin de leurs campagnes, tenter leur chance en Argentine ou dans les plantations de coca des tropiques. Malgré la reprise et le retour de nombreux mineurs, les galeries du Cerro Rico n'ont toujours pas retrouvé leur niveau de main-d'œuvre d'avant la crise.

Lesmineurs originaires des centres miniers provinciaux

Les grandes exploitations du Nord-Potosi (Uallagua, Uncia et Catavi, ... ) sont avec Huari-Huari (Frias), Colavi (Saavedra) et Porco (Quijarro) les principaux foyers de la migration intra-minière. Toutes sont des mines de la COMIBOL dont les travailleurs ont été massivement licenciés dans les années 1980-1990. Ceux qui y sont nés sont donc eux-mêmes fils de mineurs.

La providence du Cerro dans un marchédu travail sinistré

En matière d'emploi, Potosï apparaît comme le département le plus sinistré du pays. La crise minière des années 1980 a profondément affecté son économie dominée par les activités extractives. Malgré le contexte urbain, la situation de l'emploi dans la ville de Potosf n'est guère plus favorable que celle des campements miniers. Cependant, le secteur minier reste, avec le commerce, le principal employeur des citadins'. Cette prépondérance, en dépit de la crise, est le résultat des largesses des coopératives en matière d'embauche. Aujourd'hui, comme dans les années 1930, leur vitalité réside dans l'emploi plus que dans les revenus incertains qu'elles procurent, même si le rêve de trouver un bon filon adoucit la médiocrité des gains - entre 50 et 100 dollars pour un associé. D'autant que l'absence de capital à investir et

3 Selonl'Institut National de Statistiques (1992). 45 une scolarité qui, dans le meilleur des cas, s'est interrompue au cours du secondaire, restreignent les alternatives professionnelles des fils mineurs. Pour eux, le choix se limite donc à la mine ou àla migration. Malgré la désillusion créée par la crise minière, l'état du marché du travail vient ainsi conforter l'emprise de la tradition familiale.

Mineurdepèreenfils : la transmission précoce du métier

Ce n'est pas de gaieté de cœur que les mineurs voient leurs fils leur succéder dans la mine. Dès qu'ils le peuvent, les travailleurs tentent de prolonger la scolarité de leurs enfants ou de les orienter vers des professions moins pénibles, en les plaçant comme apprentis, auprès d'un mécanicien par exemple. La nécessité de recourir à leur main­ d'œuvre et la mort précoce des pères constituent cependant des mécanismes redoutablement efficaces de transmission du métier. A la différence des fils des ouvriers de la COMIBOL, dont le règlement interdit le travail avant l'âge de 18 ans, pour les enfants des coopérativistes l'apprentissage du métier commence dès le plus jeune âge. Dès qu'ils ont atteint une dizaine d'années, ils aident leurs parents dans la mine pendant les vacances scolaires : les garçons à l'intérieur, les filles à l'extérieur, avec les femmes palliris. Dans un milieu où l'argent est rare, travailler soulage la conscience des enfants qui se sentent un poids pour leurs parents et les quelques pièces qu'ils reçoivent en retour les convertissent à la loterie de la mine:

Quandj'ai eu sept ans, mes tantes m'ont emmenée [à la mine]. Mon père travaillait à la mineet il m'a dit : -"Vas-y, tu vas gagnerde quoi payer tes cahiers". J'ai gagné 500 [pesos]. C'était de l'argent! C'était bien, cela m'a plu de vendredu minerai et lejour suivant je suisremontée à la mine. Peude tempsaprès,ma mèreest morteet monpère nous a abandonnés. Je suis restée avec mon petit frère, une misère. Nous travaillions ensemble. Je glanais, je vendais du minerai pour 10 000 [pesos] et mon petit frère 1500. J'ai abandonné l'école et voilà, je montais [au Cerro],je montais, je montais. La mine m'a plu. J'ai commencé à voir de l'argent, je m'habillaisbien,je mangeais. C'est commeça quej'ai passé majeunesse. DoüaMercedes, 49 ans, palliri, SantaRita (Coop. Unificada).

Le témoignage de Dona Mercedes montre bien comment la pression économique et l'attrait de l'argent font que le travail rémunéré des jeunes mineurs prend rapidement le pas sur leurs études. Aujourd'hui, en raison de la scolarisation obligatoire, les enfants

46 deviennent des travailleurs réguliers de plus en plus tard. Mais dès 14 ou 15 ans, beaucoup d'adolescents travaillent déjà à plein temps dans la mine. Au début, ils fréquentent les cours du soir, mais ce rythme insoutenable contraint la majorité d'entre eux à quitter l'école avant le bac. Dans bien des cas, la disparition précoce du père qui lègue à ses enfants la responsabilité économique de la famille en même temps que ses filons, vient accélérer le processus. La plupart des mineurs nés à Potosî sont en effet fils d'un associé dont ils ont hérité du statut et des aires de travail. Pour eux qui, toute leur vie, ont assisté à la lutte acharnée du père, renier cet héritage équivaudrait à affirmer la vacuité de son sacrifice et celle de son rêve qui veut qu'à force d'insistance le filon finisse un jour par se révéler. Dans la logique des mineurs, la mine, qui a reçu de leur père l'offrande de sa vie, est aujourd'hui la débitrice de ses enfants. lis ne peuvent donc abandonner à d'autres le profit de ce sacrifice. Ainsi, le choix du père de se donner à fond dans la mine pour offrir à ses enfants une vie différente, conduit au résultat opposé : rongé par la silicose ou emporté par l'accident, sa mort prématurée impose son destin à ses descendants. Même lorsque les parents réussissent à éloigner quelque temps leurs enfants de la mine, ces derniers sont ainsi bien souvent rattrapés par elle. Comme en témoignent leurs récits de jeunesse, les premières années de la vie des travailleurs issus d'un milieu minier sont marquées par la recherche tous azimuts d'un autre destin. L'activité minière alterne alors avec des expériences professionnelles diverses, la recherche d'une formation, et souvent la migration. Puis vers l'âge de 20 ans, la pression économique, la mort des parents ou le mariage enferment durablement le jeune travailleur dans la mine:

Mon papa a toujours été mineur et dèsquej'ai eu cinq ansil m'emmenait [dans la mine] pour ses ch/allas [libations]. Onl'aidait aussi à concentrer le minerai. Ensuite, mon père est mort de cette maladie de la mine, ses poumons étaient finis, il lescrachait par petites boules et il a fini comme ça. Alors ma mère n'a pas voulu qu'il nous arrive la même chose et elle nous a mis à travailler ailleurs. Elle a mis mon frère dans un atelier de confection et moi, avec mes dix ans, je suis entré dans un atelier de mécanique. Mais l'atelierne me donnait même pas de quoi manger, alors je suisallé à la mine Bolivar. Ma mère medisait: -"Comment, toi qui as un métier, tu vasaller [à la mine] ?". -"Mais maman, tu dois comprendre que l'atelier n'est pas rentable, je dois aller à la mine". Mais je pensais aussi aux accidents. A cette époque, il y en avait presque tous les jours qui sortaient sans membres, sans tête... Alors à 18 ans, je suis retourné à

47 l'atelier, puis je suis parti au service militaire. Ensuite, vers 1980,je suis parti à Santa Cruz, c'est là que j'ai vu mon oncle mourir du mal de la mine; ça m'a marquéet je n'ai plus rien voulu savoir de la mine. Je suis retourné à l'atelier, mais en 1986 la crise était très forte et j'ai dû encore retourner à la mine. Après je me suis marié,j'ai eu des enfants et ça fait maintenant dix ans que je continue dans la mine. Mais je vais sortir, ouvrir mon propre atelier,car je ne veux pas qu'il arrive à mes deux petits ce qui nous est arrivé à moi, à mon père, à mon oncle. DavidCruz, 34 ans, segunda-mano, San German (Unificada).

La réflexion de sa mère qui s'étonne que David retourne à la mine alors qu'il a un métier - il est mécanicien· est révélatrice du statut actuel de l'activité minière. Sous les effets conjugués de la mobilité sociale créée par la révolution de 1952 et de la désillusion de la crise minière, la mine a cessé d'être un métier; elle est devenue un pis-aller. Quant au projet de David de quitter prochainement la mine pour ouvrir un atelier de mécanique, il reflète le rêve de tous les mineurs. Mais depuis 8 ans qu'il en parle, et malgré des périodes de relative prospérité, il n'a toujours rien fait dans ce sens. Comme chez beaucoup de ses compagnons, le discours de David proclame son adhésion formelle à l'idéologie de la mobilité sociale plus qu'il ne traduit une réelle volonté de quitter la mine. L'héritage minier est aussi un mode de vie et un modèle auxquels il est difficile de renoncer. En témoigne le retour à la mine des «relocalisés» de la COMIBOL après des années d'errance. Que le travail de la mine constitue également un élément important de la construction identitaire des fils de mineurs rend son abandon encore plus difficile.

Devenir un hommecomme sonpère

Le modèle du père impose l'activité IIl1D1ere comme le principal référent du statut d'homme adulte. Dès son plus jeune âge, le jeune garçon aspire à sortir du monde de la maison et des femmes pour partager avec son père la mine, la camaraderie et les sorties entre hommes qui prolongent les journées de travail. Comme l'exprime David, le personnage du mineur fournit aux enfants un modèle de virilité, structuré par l'effort physique et le défi du danger:

Quand j'étais petit, je regardais mon père. Il arrivait de la mine et il imposait son autoritéd'homme: -"Je veux ceci,je veux cela, maintenant". Et ma mère devait le lui donner. Maintenant, je me rends compte que ce

48 n'était pas bien, mais en ce temps-là j'admirais sa force et je pensais: ·"Je veux être comme lui". N'est-ce pas que les enfants veulent suivre le chemin de leurs parents ? Ils veulent être pareils qu'eux. Même un délinquant, un voleur: _"Je veux être plus voleur que lui". Moi, mon père était mineur, il était fort, il n'avait peur de personne, même pas du Tio, il sortait toujours vainqueur des bagarres, personne ne l'arrêtait et quand il buvait avec ses compagnons, il ne s'enivrait pas facilement. Alors, mon papa, c'était mon héros à moi et je pensais: -"Moi aussi je vais être mineur, plus fort". David Cruz, 34 ans, segunda-mano, San German (Unificada).

Lorsque Sergio était plus jeune, la séduction que la mine exerçait sur lui s'accompagnait d'une fascination morbide pour les accidents qui soulignent la dimension héroïque du travail:

Lorsque je suis arrivé pour la première fois sur le lieu de travail, on m'a présenté en disant que c'était la première fois que je venais travailler dans la mine. Alors on m'a encouragé: ·"La mine est belle, tu vas gagner [de l'argent], tu vas pouvoir entretenir ta famille". Mais d'autres me disaient : -"Ab! tu es venu mourir, tu dois sortir, tu vas tomber malade". Mais moi, je n'avais pas peur. J'avais envie de voir, partout c'était un labyrinthe, des trous partout, on aurait dit une passoire, on devait entrer en rampant et moi je n'aimais pas porter de casque. Etje n'avais pas peur, je désespérais de rencontrer quelque chose, de rencontrer quelqu'un [le Tio]. A moi, cela me semblait plaisant d'entrer dans la mine. Je voulais connaître ce que c'était de travailler et comment ils souffraient. Je voulais plus que tout voir l'accident, je voulais qu'il m'arrive un accident, je voulais qu'ils voient ce que je vaux, que je ne suis ni un couard ni quoi que ce soit. Alors [je voulais montrer que] j'ai la force de travailler dans la mine, que je suis ceci [courageux]. C'est ça que je voulais, [être] comme un héros. C'était ça mon idée, mais ce n'est pas arrivé... Sergio Fidel, 37 ans, archéologue, ancien mineur (COMlBOL).

Devenir mineur constitue ainsi un véritable rite de passage vers l'âge adulte et l'acquisition d'une identité masculine.

2. Devenir mineur: les migrants ruraux

Malgré l'incorporation massive des «relocalisés» de la COMmOL, la proportion des travailleurs d'origine rurale ne cesse de croître dans les coopératives dont ils représentent près de la moitié des travailleurs recensés. Non sans une certaine exagération, les kajchas d'origine

49 citadine confirment cette tendance: -«Avant, disent-ils, tous les mineurs étaientde Potosi, aujourd'hui il n'y a plusque des paysanss".

Hormis les grands centres miniers des provinces, on observe que les lieuxde naissance des mineurs néshorsde Potosîconcentrent dans une zone de moins de 100 km2 au nord/nord-est de la ville, à cheval sur les provinces Frias et Saavedra. Au-delà, le Cerro Rico est concurrencé par d'autres marchés urbains du travail et par les mines, petites et grandes, disséminées sur l'ensemble du département. Si les zones les mieux desservies par le réseau routier sont les plus concernées par la migration, l'attraction de la montagne s'explique aussi par son articulation historique avec les campagnes environnantes. Conune nous l'avons évoqué, depuis le XIXème siècle les environs de Potosî ont constitué le principal réservoir de main­ d'œuvre libre du Cerro Rico. De sorte que les actuels foyers de migration sont des régions de mixité économique ancienne. Les pères de bon nombre de migrants ont travaillé temporairement dans la montagne, posant les jalons d'une tradition minière familiale au sein d'unenvironnement socio-économique paysan. Sa proximité culturelle et écologique avecles zones d'origine des migrants renforce le pouvoir attractifde Potosi. Partirpour l'Argentine sans maîtriser l'espagnol ou quitter la cordillère pour la moiteur des Basses-Terres sont des choix plusdifficiles.

Les limites de l'activitéagropastorale

La mise en valeur pénible des terres de montagne et le manque d'argent dans les campagnes sont les principaux arguments avancés par les travailleurs issusdu monde ruralpourexpliquer leurprésence à Potosi, Les zones d'où ils proviennent sontessentiellement des régions d'altitude où les paysans combinent l'agriculture (ponunes de terre, maïs, quinua, fèves etc.) et l'élevage (moutons, lamas, alpagas, etc.). Ces activités, réalisées à petite échelle, doivent composer avec la rigueur du climat, où alternent gelées et sécheresse, et l'aridité de la terre. A la dégradation et à la parcellisation constantes des terres sont venues s'ajouter les récentes sécheresses des années 1980-90 et les

4 L'insertion des paysans andins dans le monde minier a fait l'objetd'études détaillées notamment T.C. Greaves, X. Alboet G. Sandoval (1985) pour la Bolivie; H.Bonilla (1974)et C. SaIazar-Soler (1990) pourle Pérou. 50 retombées négatives de l'activité minière : contamination des terres et des cours d'eau par les résidus toxiques du traitement du minerai. contraction des marchés locaux dans les zones minières affectées par la crise et retour des travailleurs au chômage ; tout ceci accroît encore la pression démographique sur les terres. De sorte que l'industrie minière contribue elle-même à expulser les paysans des campagnes. Le peu d'excédent agricole et la difficulté de l'acheminer vers le marché limitent donc l'accès des paysans à l'argent nécessaire pour satisfaire leur besoin croissant de marchandises (outils. semailles. carburant. habits, aliments industriels. etc.), Si le poids, aujourd'hui moindre. des taxes fiscales n'incite plus avec autant de force au travail salarié que le tribut d'antan. les dépenses liées aux fêtes continuent en revanche de motiver certaines migrations. Dans bien des cas. un séjour temporaire à la mine. pendant les périodes de chômage agricole. suffit à satisfaire ces besoins. Encore pratiqués par bon nombre de paysans. ces va-et-vient diminuent cependant au profit d'une installation définitive à Potosî. Contrairement à la migration temporaire qui contribue à reproduire l'économie paysanne. la migration à long terme est le tremplin vers une nouvelle vie. Au-delà de la volonté de rompre avec la précarité économique du monde rural. elle est motivée par un projet individuel d'ascension sociale.

Une nouvellemobilitégéographique et sociale

Ebranlant la hiérarchie sociale rigide de la période précédente. la révolution de 1952 allait créer les conditions d'une «intégration citoyenne» des paysans. en même temps qu'elle leur ouvrit de nouveaux canaux de mobilité sociale (Lavaud, 1991). Le suffrage universel. la scolarisation croissante et l'ouverture du monde rural aux médias accentuèrent le désir des paysans d'accéder à l'univers des classes dominantes. L'amélioration du réseau routier et la dissolution du régime d'hacienda suite à la réforme agraire de 1953, qui libéra une grande quantité de main-d'œuvre paysanne accoutumée au salariat. favorisèrent également la migration vers le marché du travail urbain. La mine. qui permet à des travailleurs sans qualification d'accéder au salariat et au monde urbain. constitue une voie royale pour les paysans en quête de promotion sociale. Grâce à des rentrées régulières. plutôt supérieures à celles des autres emplois non qualifiés. le travail minier donne accès à une consommation marchande qui. quand elle le peut. devient souvent ostentatoire. Les vêtements à la

51 mode occidentale, la télévision et la radiocassette figurent parmi les premiers achats des nouveaux arrivants. Leur mobilité sociale passe également par la scolarisation des enfants dans les établissements de la ville et le rêve d'en faire des professionnels, par opposition aux mineurs et aux paysans. Face aux insuffisances du système scolaire en milieu rural, l'éducation joue un rôle décisif dans la décision de s'installer pour longtemps et en famille, à Potosî. Ce rôle de la mine comme antichambre du monde désirable de la ville, de l'argent, de l'espagnol et de l'éducation, est associé à la «civilisation», par opposition aux pénuries d'un monde paysan qualifié d'ignorant et d'indien.

La grandelibéralité d'embauchedes coopératives

La fermeture de la COMIBOL consacra les coopératives comme le seul employeur possible des paysans désireux de travailler dans les mines. Mais déjà du temps de la mine d'Etat, les politiques divergentes de ces deux types d'entreprises en matière d'embauche orientaient la majorité des migrants ruraux vers les coopératives. Le confort de son campement minier, son école et son collège, les services modernes de son hôpital, réputé le meilleur de la ville, son économat et la garantie d'un salaire mensuel décent, faisaient de la COMlliOL le véritable Eldorado de bien des migrants. Ces avantages témoignaient en même temps de la volonté de l'entreprise de s'assurer une main-d'œuvre fixe et suffisamment qualifiée pour prendre en charge une exploitation hautement mécanisée; les migrants temporaires en étaient donc exclus. L'emploi dans la COMIBOL était par ailleurs limité - de 2 000 à 3 000 travailleurs environ - et au moment de sa création l'entreprise avait déjà absorbé de nombreux anciens mineurs de Hochschild. La priorité donnée aux fils de travailleurs réguliers et des dispositions pour interdire l'embauche de ceux qui n'avaient pas le livret militaire contribuèrent à limiter la possibilité pour les paysans de devenir des ouvriers d'Etat. La moderne COMIBOL déléguait ainsi aux coopératives le soin d'absorber l'offre excédentaire de main-d'œuvre paysanne. L'absence de restriction au recrutement des coopératives contraste avec la politique de l'entreprise d'Etat : aucune limite d'âge, pas de nécessité de posséder un livret de service militaire ou des papiers d'identité, ni de visite médicale obligatoire. La flexibilité de l'organisation du travail des coopératives ménage par ailleurs la

52 possibilité d'une migration temporaire ; il est possible d'être employé comme péon pour un ou deux jours. Elle permet, d'autre part, aux travailleurs plus stables de se rendre régulièrement dans les campagnes et assure une transition en douceur entre le monde rural et la ville. Et, si certains migrants avouent qu'ils auraient, au départ, préféré être incorporés à la COMIBOL, le privilège de devenir son propre patron et le fantasme obsédant de la découverte du bon filon ont depuis éclipsé les avantages et la sécurité des mines d'Etat.

L'origine et lesmodalités des migrations rurales

Depuisle territoire des anciennes haciendas du nord de Potosi

Dans cette région, l'essentiel de la migration vers les mines concerne des paysans auparavant soumis au régime d'haciendas (voir carte p.43). Cette caractéristique est due, en partie, à l'échec de la réforme agraire dans cette région : les nouveaux petits propriétaires font en effet partie des moins bien dotés de l'ensemble du pays (Shulze et Casanovas, 1988) et les zones d'haciendas autrefois prospères figurent aujourd'hui parmi les plus touchées par la sécheresse et l'érosion. Dans certains cas le régime d'haciendas a lui-même joué en faveur de la migration, en habituant les péons au salariat et en affaiblissant les anciens réseaux d'entraide et de réciprocité au profit des secours paternalistes du patron. Par ailleurs, en Bolivie comme au Pérou, les péons des haciendas étaient parfois «prêtés» aux mines, dont certaines appartenaient aux hacendados eux-mêmes. Dans la zone étudiée, s'est développée une modalité originale d'articulation avec la mine qui, par analogie, éclaire le mode de vie des kajchasdu XIXème siècle. Les communautés situées à moins de deux heures de camion de la ville, et qui sont aujourd'hui desservies quotidiennement, constituent de véritables banlieues rurales du Cerro Rico. Une grande majorité de leurs habitants vivent à Potosi et travaillent de manière permanente dans les coopératives. De sorte que certaines communautés se vident littéralement de leurs hommes en semaine. Quand arrive le samedi, les mineurs y reviennent passer le week-end pour s'occuper de leurs champs et de leurs animaux, assister à une fête, une assemblée communautaire ou disputer un match de football au bon air. Leurs enfants sont scolarisés à Potosi. Lorsqu'ils sont plus petits ou suffisamment grands pour rester à PotOS} sans leur mère, les femmes demeurent dans la communauté où elles veillent sur

53 les terres et les animaux; sinon, elles vivent à Potosi et des parents proches s'occupent des intérêts du migrant dans la communauté. Le faible éloignement de la ville permet des allers retours fréquents avec des séjours plus prolongés dans la communauté au moment des grands travaux agricoles. Ces mineurs, qui cumulent les revenus de la mine, de l'agriculture et de l'élevage, sont vmisemblablement les plus privilégiés des migrants. Travailleurs réguliers, la plupart sont associés et dès qu'ils touchent leur retraite, ils retournent vivre dans leur communauté. Mais il n'en sera vmisemblablement pas de même pour leurs enfants. Plus la distance avec le Cerro Rico augmente et plus ce schéma s'altère. Dans les communautés plus éloignées ou moins bien desservies, les allers retours sont moins fréquents, la femme et les enfants du migrant demeurent souvent dans la communauté où ces derniers sont scolarisés. Certains migrants ne se rendent à Potosi que pendant les périodes de chômage agricole. Les liens avec la mine sont donc moins étroits que dans la zone étudiée précédemment et d'autres destinations comme les tropiques de Santa Cruz et l'Argentine concurrencent le Cerro Rico.

Depuis les ayllus et les communautés originaire; du nord de Potosi

TI s'agit principalement de travailleurs nés dans les ayllus du Nord­ Potosi (Macha, Pocoata et Yampara) (voir carte p.43) qui constituent le réservoir historique de la main-d'œuvre temporaire des grands centres miniers (Siglo XX, Catavi, Colquechaca...) et des petites exploitations qui parsèment le Nord-Potosi, ainsi que du Cerro Rico pour les ayllusles plus proches comme et Parantaca. Avec la crise, une partie des flux migratoires qui alimentaient les mines du Nord-Potosi s'est réorientée vers les coopératives de Potosî, Mais, un grand nombre des candidats à la migration s'est également tourné vers d'autres destinations comme La Paz, Santa Cruz, Cochabamba et l'Argentine (Michaud, 1990). De sorte que le Cerro Rico attire principalement les paysans issus des communautés les plus proches. Cette migration est restée essentiellement une migration temporaire, de quelques mois ou quelques semaines, réalisée par des

5 Cette terminologie est celle employée par la carte de la FAO pour distinguer les ayllus et les communautés paysannes anciennes des «communautés reconstituées» suiteà l'abolition du régime d'hacienda.

54 hommes seuls pendant les périodes de chômage agricole. Elle se combine avec les voyages de troc vers les vallées et des emplois très peu qualifiés comme la briqueterie ou le transport à dos d'homme. Dans certains cas, le séjour en ville peut cependant se prolonger plusieurs années, entrecoupé de retours réguliers dans la communauté pour les fêtes et les travaux agricoles. Ce schéma migratoire se rapproche alors de celui des paysans nés dans la partie la plus reculée de l'ancienne zone d'haciendas. li permet au travailleur de devenir associé, mais la rupture totale avec la communauté d'origine reste très rare. En raison de leur instabilité, les travailleurs issus des ayllus du nord du département fournissent donc principalement des péons aux coopératives. Mises à part les dépenses courantes (habillement, alimentation,...) la plupart des revenus sont investis dans l'exploitation agricole, pour l'achat d'animaux ou la réfection des maisons. li est vraisemblable que l'organisation socio-économique des ayllus et des communautés originaires - en particulier l'obligation d'assumer des charges politiques et religieuses et de participer aux institutions d'entraide pour conserver l'accès à la terre - contribue à la conservation de liens très forts avec la communauté d'origine. Les ayllus et les communautés originaires seraient ainsi structurellement moins favorables à la migration de longue durée que les communautés reconstituées des anciennes zones d'haciendas (Harris et Albo, 1984).

Depuisles ayllus et les communautés originaires du sud de Potosi

Les foyers de migrations situés au sud de Potosf sont essentiellement des zones d'ayllus et de communautés originaires. Si l'on excepte le centre minier de Porco, ces régions fournissent relativement peu de travailleurs aux coopératives. li n'en a cependant pas toujours été ainsi puisque les parents de bon nombre de coopérativistes nés à PotOS! en sont originaires. On en déduit que la région immédiatement située au sud de la ville a été en son temps un foyer de migration vers la mine où les migrants se sont stabilisés. Aujourd'hui, le Cerro Rico affronte la concurrence d'autres horizons migratoires, comme l'Argentine et le Chili.

Uneprolétarisation incomplète: la poursuite d'une activitéagricole

Le moment où le paysan devient mineur correspond à un double processus de stabilisation autour de la mine, d'adoption du monde

55 urbain et de relâchement des relations sociales du travailleur avec son milieu rural d'origine. Cependant, nous avons vu que la rupture avec le monde rural est presque toujours incomplète. Qu'ils soient migrants saisonniers ou qu'ils s'installent à PotOS!, une grande majorité des coopérativistes issus du monde paysan conserve des liens forts avec leur lieu d'origine. D'ailleurs la migration défmitive n'est jamais l'objectif de départ des migrants. Cette mixité socio-économique traduit l'absence d'un processus de prolétarisation qui dépouillerait les paysans de leurs moyens de production et de leur identité de petits producteurs agricoles. Elle caractérisait déjà la main-d'œuvre des mines républicaines du XIXème siècle, mais la dynamique des migrations s'est notablement modifiée : les migrations saisonnières deviennent de plus en plus marginales et la mine s'impose, à plus ou moins long terme, comme la principale activité économique de la plupart des migrants. L'installation de la famille du mineur à PotOS! marque la rupture progressive des enfants, puis des petits-enfants, avec le monde rural. De sorte que la prolétarisation se réalise sur plusieurs générations. La prépondérance de l'activité minière sur l'agriculture est le principal critère utilisé par les mineurs des coopératives pour se distinguer des «paysans» qui viennent ponctuellement travailler à la mine.

L'adaptation au travaü de la mine

Au niveau du travail, les principaux points de rupture entre l'univers d'origine du novice et la mine sont le salariat et la dépendance hiérarchique du péon envers son associé, par opposition à l'autonomie de gestion paysanne. L'activité minière entraîne également une sociabilité et une division sexuelle du travail qui est inconnue dans le monde rural. Les liens contractuels du travail masculin se substituent à «l'entre-soi» des familles paysannes, où hommes et femmes travaillent ensemble. Cependant, le regroupement selon l'origine ethnique au sein des équipes, ainsi que la transformation des relations de travail en liens de parenté notamment grâce au parrainage (compadrazgo), tendent à recréer les bases d'une sociabilité familiale. Ces relations de parrainage peuvent précéder la migration, à l'occasion du retour des mineurs dans les communautés pour cultiver leurs terres ou faire du troc. Pour un paysan, posséder un compère ou un parrain mineur, avec qui travailler ou habiter, permet d'avoir un pied à PotOS! et dans le Cerro.

56 Si les tâches peu qualifiées auxquelles est affecté le novice (chargement. transport•...) ne présentent pas de difficultés pour les paysans habitués au travail de force. par contre le contexte souterrain du travail est bien différent du monde ensoleillé des champs. Dans les galeries obscures. l'air est rare et étouffant. Cette oppression qu'il y ressent est perçue par le novice comme le signe de son intrusion dans un monde hanté par des forces diaboliques associées aux morts. dont il connaissait l'existence. mais où il ne s'était jamais aventuré. Non sans malice. les mineurs confirmés se plaisent à raconter les mésaventures de ces péons fraîchement arrivés qui. après avoir parcouru avec angoisse les sombres boyaux. puis rencontré la figure du diable de la mine. ont profité d'une «pause pipi» pour s'enfuir à tout jamais.

L'insertion dans le monde urbain

A Potosî, la migration vers la mine signifie aussi l'immersion dans un monde urbain bien plus cosmopolite que les campagnes. Le regard méprisant que portent sur lui les citadins va accélérer l'adoption. par le paysan. des patrons culturels qu'ils incarnent: l'usage de l'espagnol. de nouvelles habitudes alimentaires et d'habillement... L'intensité du changement varie évidemment selon l'origine des migrants. Pour ceux des communautés les plus proches qui constituent les banlieues rurales du Cerro Rico. l'adaptation est rapide. Pour les migrants saisonniers. l'immersion est en revanche beaucoup plus superficielle : l'existence de réseaux ethniques d'hébergement et de recrutement permet de reproduire, au cœur de la ville, l'assise communautaire et culturelle des migrants qui demeurent sur les marges du monde urbain. L'acquisition d'un mode de vie dominé par l'argent et les modèles culturels urbains vient donc confirmer le changement de statut du travailleur qui cesse d'être considéré comme un paysan pour devenir «quelqu'un de la campagne». Cette transition coïncide avec l'adoption de «l'idéologie de la civilisation».

La rupture «civüisatrice» avec le monde paysan

L'image du monde rural, que renvoient les mineurs réguliers aux nouveaux migrants, atteste d'une forte volonté de distanciation avec l'univers paysan. Les mineurs adhèrent globalement à l'idée d'un monde rural arriéré et statique, culturellement incompatible avec l'idéologie progressiste de la mobilité sociale. Le champ sémantique

57 du qualificatif «civilisé» (civilizado), qu'ils emploient par opposition à celui «d'ignorant» (ignorante) qui qualifie le monde rural, est très large. TI englobe aussi bien le degré d'alphabétisation et la maîtrise de l'espagnol que l'usage de la fourchette et du savon. L'adhésion à l'idéologie de la civilisation se traduit ainsi par un sentiment de supériorité des mineurs face aux paysans. La domination joue à son maximum chez les travailleurs issus d'une famille minière qui ne possèdent pas de terres. En témoignent les termes d'indio et de runa ­ ou même de mule - qu'ils utilisent pour désigner les paysans qu'ils emploient comme péons", A la différence du contexte ouvrier de COMIBOL, où la distinction paysan-mineur était alimentée par l'histoire syndicale et coi'ncidait avec une défmition en terme de classe sociale, la discrimination exercée par les coopérativistes envers les paysans est donc motivée par la volonté d'épouser la position dominante d'une classe moyenne qui personnifie leur désir de promotion sociale. Cette stratégie d'intégration par la négation est pour le moins hasardeuse puisque, comme nous le verrons, aux yeux de la petite bourgeoisie urbaine, le statut des mineurs ne se distingue guère de celui des paysans. Quant aux paysans, tout en enviant leur position, ils se montrent assez critiques envers la domination des mineurs dont ils dénoncent l'arrogance, la grossièreté et l'individualisme. En rappelant leurs racines paysannes, ils les accusent de s'être «déclassés» (se han desclasado). Au-delà des liens réels des travailleurs avec le monde paysan, l'adhésion au mythe urbain se construit donc dans une rupture programmée, bien que rarement réalisée, avec la culture d'origine des migrants. Pour se distinguer des indios et des runas, le migrant stabilisé tendra à se définir comme mineur et agriculteur - des catégories culturellement plus neutre que celle de paysan (campesino). Rien ne l'empêche cependant de s'identifier comme paysan et de remettre ses vêtements ethniques une fois de retour sur ses terres.

6 Le terme runa signifie en quechua «être humain, personne», Il est utilisé par les paysans pour parlerd'eux-mêmes. Par effet de miroir, les citadinsl'emploient comme synonyme d'Indien (lndio) pour qualifier les paysans et marquer la distance qui les séparent d'eux. 58 3. Etre coopérativiste : l'organisation et les valeurs du travail

En dernière instance, c'est dans la sphère du travail que se confortent et se légitiment les critères qui identifient le véritable mineur.

Monter à III mine

-«Candelaria, Caracoles, Candelaria, Caracooooles», -«Plata, Encinas, Plata, Encinaaaaas». -«Et ce camion, où va-t-il ?»; «dusqu'à Roberto, chauffeur 'l». Dans un brouhaha où les cris des annonceurs de bus se mêlent à ceux des vendeuses de friands à la viande et aux vrombissements des camions, les mineurs organisent leur voyage vers les mines. Les plus chanceux s'entassent dans les camions de leur coopérative qui les transportent gratuitement. Mais toutes les coopératives ne possèdent pas de véhicules et leurs travailleurs se rabattent sur les services payants des bus qui desservent les mines les plus fréquentées ou sur les camions des acheteurs de minerai. D'autres économisent leur argent et gravissent à pieds les flancs de la montagne. Dans la grande rue qui mène vers le Cerro, les travailleurs terminent leurs achats quotidiens : des explosifs, du carbure pour les lampes, de la coca et son catalyseur (lejia), quelques cigarettes artisanales, parfois un flacon d'alcool. Les petites échoppes qui se serrent les unes contre les autres le long du trottoir défoncé proposent toutes la même marchandise, mais chacune attire ses habitués. D'autres travailleurs avalent une soupe sous une tente du marché, mais le temps presse : dès 9 heures et demie, le ballet des bus et des camions s'arrête. Il aura duré près de trois heures. La montée vers les mines dure de quinze minutes à une heure, selon le moyen de transport utilisé et l'éloignement des exploitations, disséminées sur l'ensemble de la montagne. Aujourd'hui près d'une centaine de mines sont en exploitation, mais le cadastre minier est fluctuant: de nouvelles exploitations naissent sans cesse, tandis que d'autres tombent à l'abandon? Les mines les plus anciennes remontent à la colonie. Les pierres soigneusement ajustées de leurs seuils témoignent d'un art aujourd'hui disparu qui faisait appel à des savoir-

7 La tradition orale fait état de plus de 500 entréesde mines dans le Cerro, mais ce chiffre est probablement exagéré. En 1911,selonle rapport de R Lizarazu (l911), il Yavait200 mines habilitées, dontplus d'untiers n'était pas en exploitation. 59 faire préhispaniques. L'architecture et l'infrastructure des exploitations reflètent leur grandeur, passée ou présente. Certaines sont entourées de nombreuses constructions (vestiaires, cantine, rampes de stockage du minerai, etc.). Mais tandis que les exploitations les plus florissantes arborent deux, trois, voire même quatre compresseurs, d'autres sont de simples trous béants où seule l'entrée d'un mineur atteste que la mine est encore en production. Au milieu du Cerro, masqué derrière un imposant desmonte de plusieurs hectares, Yingenio moderne et mécanisé de la COMmOL est abandonné à la rouille. L'arrivée des premiers travailleurs réveille la mine et ses gardiens. La plupart des exploitations sont situées à plus de 4 500 mètres d'altitude et malgré un soleil qui règne en maître sur un ciel sans nuages, la fraîcheur matinale saisit les corps. Peu à peu, à mesure que le soleil gagne son zénith, ses rayons brûlants s'imposeront au froid montagnard.

L'accullicu matinal

Un à un, les arrivants prennent place autour de l'entrée de la mine. Chacun y possède son lieu de prédilection, où il s'assoit pour chiquer. fi est impensable pour un travailleur d'entrer dans la mine sans coca, dont les feuilles donnent des forces et font taire la faim. L'ardeur au travail est également stimulée par quelques rasades d'alcool. C'est le moment pour les mineurs de discuter des problèmes du travail et de se répartir les tâches au sein des équipes. Pour certains, il s'agit d'un moment de franche rigolade. Seuls maîtres à bord, les travailleurs se sentent chez eux sur la montagne. Les contraintes de la vie familiale et de la bienséance urbaine s'évanouissent, on parle de femmes, de la dernière émission diffusée par la télévision hispanique de Miami sur les OVNI ou les poupées gonflables ! La plupart observent cependant un recueillement silencieux. La tête penchée vers leur sac de coca, dont ils extraient les feuilles une à une, les mineurs pensent à la mine qui les attend, à ce que la dynamite qu'ils ont fait exploser la veille avant de sortir va révéler du mon. L'accullicu est aussi un moment privilégié pour la quête de présages. Une coca amère est un mauvais signe qui peut pousser le mineur à redescendre en ville ; les feuilles qui tombent sur le sol sont interprétées selon les codes de la divination : une feuille au contour ondulé annonce de l'argent, le nombre de vagues en dit la quantité ;

60 des striures jaunes évoquent des dollars... Parfois ces feuilles signifiantes sont mises de côté pour recevoir des libations. D'autres, parmi les plus belles, sont conservées pour être enterrées sur le lieu de travail, en offrande à la mine. La cérémonie matinale dure entre une heure et une heure et demie : le temps de mettre en bouche assez de coca (le pijchu)pour que ses effets se prolongent trois à quatre heures, à l'issue desquelles elle sera renouvelée. Sans montre, ni repères dans l'obscurité de la mine, la coca est le véritable chronomètre du travail: chaque cycle de travail, appelé mit'a, coïncide avec le temps d'effet du pijchu. Une journée ordinaire comprend généralement deux à trois mit'as, interrompues par autant d'accullicus, dont seul le premier est pris à l'air libre. L'accullicu est à ce point important que, souvent, même les mineurs qui ont décidé de ne pas travailler ce jour-là montent un moment à la mine pour y participer. Le rite permet d'engranger des forces, de l'information, de l'alliance sociale et cosmique, mais aussi un peu de ce soleil qu'il va bientôt falloir se résoudre à quitter.

La journée de travail

La gestion du temps dépend des associés qui organisent leur propre travail et celui de leurs «dépendants». En règle générale, les travailleurs arrivent à la mine entre 7 et 8 heures et demie du matin et pénètrent dans les galeries environ une heure et demie plus tard, après l'accullicu. lis en ressortiront quelque 6 à 10 heures plus tard. Le travail de nuit occupe une place importante. Dans les grandes exploitations mécanisées, les mineurs pratiquent le système des trois­ huit. Au sein des petite équipes, le mardi et le vendredi sont traditionnellement les jours de la dobla : aux deux mit'as diurnes succèdent deux mit/as nocturnes, parfois suivies de deux autres mit'as diurnes. La «journée» de travail peut ainsi durer près de 30 heures. Quelquefois, le travailleur sort s'alimenter auprès des gardiennes de mine qui vendent de la nourriture. Plus rarement, les épouses apportent le repas. D'autres fois, le travail de jour et de nuit s'enchaînent, interrompus seulement par les accullicus, car on ne mange pas dans la mine. Cette flexibilité du temps de travail - où alternent des journées de 6 heures avec des cycles de 36 heures ­ montre la résistance des kajchas à la rationalité incarnée par la journée fixe.

61 Dans les équipes mécanisées, le travail de nuit rentabilise au maximum les machines et la main-d'œuvre. Dans les petites exploitations, il permet aux mineurs de disposer rapidement de liquidités ou de dégager du temps libre pour assister aux fêtes ou suivre un championnat de football, sans diminuer la productivité. Dans tous les cas, il coïncide avec l'idée que le minerai est capricieux et qu'il faut profiter au maximum de ses bonnes dispositions avant qu'il ne se rétracte.

Descendre tians la mine: voyage au centre de la terre

Chaque groupe de travail possède une petite construction en terre appelée casilla où les mineurs enfilent leurs vêtements de travail, préparent leurs outils et vérifient leurs lampes. Malgré l'introduction des lampes électriques, la plupart préfèrent les lampes à carbure. Moins onéreuses, elles permettent de détecter la présence des gaz toxiques qui rougissent la flamme ou l'éteignent. Le seuil de la mine s'ouvre sur la galerie principale qui dessert les galeries secondaires menant aux aires de travail. Lancé à la poursuite des filons souterrains, le réseau de tunnels s'étend chaque jour davantage, de manière chaotique, et seule l'habitude permet de retrouver son chemin dans ce dédale infini, puisque la plupart des mines communiquent entre elles. Cette croissance anarchique est due à une législation particulière qui, depuis la colonie, fait coïncider les concessions minières du Cerro Rico avec les entrées de mines. L'usufruit s'étend donc à toutes les aires accessibles par l'entrée de la mine, sans limitation de surface, jusqu'à ce que les travaux d'exploitation rencontrent une galerie creusée à partir d'une autre entrée. Cette configuration donne lieu à de véritables batailles rangées entre les sections, chacune tentant de couper à l'autre l'accès des filons en éboulant les accès et en intimidant l'adversaire. La dynamite se convertit alors en une arme redoutable. Au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans la mine, l'air se raréfie sous l'emprise des effluves d'arsenic et du monoxyde de carbone; la chaleur devient parfois difficilement supportable. Le trajet vers les lieux de travail est un véritable parcours du combattant qui s'étend sur plusieurs kilomètres et dure souvent plus d'une demi-heure. TI faut enjamber des trous, éviter des gouffres aveugles, monter dans des cheminées ou descendre en rappel dans des puits, faisant s'ébouler au passage les roches branlantes qui menacent de s'effondrer. Dans les

62 galeries principales, emportés par leur poids, les wagonnets chargés de 500 kg à 2 tonnes de minerai, sont lancés dans une course folle que rien ne saurait arrêter. Trop souvent, l'étroitesse du tunnel ne permet pas la fuite et les accidents sont fréquents. Peu à peu les galeries rapetissent et il faut bientôt ramper; l'agitation de la galerie principale fait place à un silence pesant. Le lieu de travail n'est pas loin, le mineur s'assoit, reprend son souffle, sort son matériel, enfouit dans le sol, ou la roche, les feuilles de coca choisies lors de l'accullicu. Le travail peut commencer.

La quêtedu filon et III préparation du lieu de travail

Tous les mineurs expérimentés connaissent le système des veines minières du Cerro Rico et pour épargner les services onéreux des ingénieurs, la plupart se fient à leur savoir-faire et à leur intuition pour localiser un filon et organiser son approche. Mais les veines sont discontinues, ce qui rend leur localisation hasardeuse, même pour les ingénieurs. La quête d'un filon est donc l'étape la plus aléatoire du travail minier, celle où la loterie de la mine joue à plein. Une fois la veine approximativement localisée, il faut aménager une voie d'accès à partir d'une galerie existante et sécuriser la nouvelle galerie: l'étayer avec des poutres d'eucalyptus, faire ébouler les roches friables et neutraliser les poches mouvantes de gaz produites par les explosions et le manque de ventilation. Cette phase non rentable peut durer plusieurs mois. C'est pourquoi les mineurs continuent à exploiter en parallèle d'autres aires productives. Entreprendre un nouveau filon suppose une bonne dose de courage et d'audace.

La perforation et l'explosion

Pour avancer vers le filon, puis l'exploiter, il faut perforer la roche mère afin d'y introduire la dynamite. Beaucoup de mineurs travaillent encore manuellement au marteau et à la barre à mine. Si la roche n'est pas tendre, cette opération éprouvante, rythmée par les cris du travailleur, peut prendre plusieurs heures. Avec les marteaux pneumatiques, le temps de perforation est réduit de près de dix fois. Pour des raisons économiques, les mèches sont très courtes et les mineurs disposent de très peu de temps pour se mettre à l'abri. Dans un bruit de tonnerre, à peine assourdi par la roche, qui semble ébranler la montagne toute entière, ils comptent les explosions. Mais la

63 dynamite est traîtresse et son explosion différée à l'origine de nombreux accidents. La fumée et les gaz toxiques libérés par l'explosion rendent l'air irrespirable. L'explosion marque l'heure de la pause et de l'accullicu ou la fm de la journée.

L'évacuation du minerai et sa concentration

Le minerai est remonté à dos d'homme dans des sacs de toile, puis, lorsque la production est importante, transporté à la brouette ou par wagonnet dans les galeries principales. La production est ensuite stockée sur le terre-plein de la mine ou dans des rampes en pierres, d'où elle est chargée dans les camions qui l'emportent vers les ingenios. Là, l'étain et l'argent sont moulus, puis concentrés par les associés selon un système de gravitation mécanique, avant d'être commercialisés. Cette étape tend cependant à disparaître en raison de l'augmentation du volume de la production liée à la mécanisation et à la prolifération d'ingenios privés modernes qui achètent l'argent brut pour le traiter avec des procédés chimiques (lixiviation).

Aflanc demontagne: les exploitations à cielouvert

Les sucus sont des sillons verticaux creusés pour exploiter, par procédé gravimétrique, l'étain qui affleure à flanc de montagne. La première étape de l'exploitation en sucus consiste à ébouler des pans de terre minéralisée, en creusant des galeries peu profondes. Mélangée à de l'eau, cette terre caillouteuse est transformée en boue qui dévale le long des sillons. Sous l'action de la gravitation, le minerai, plus lourd, est arrêté dans sa course par une série de petits barrages en bois, de sorte que la terre la plus minéralisée est récupérée en haut des sillons, tandis que la roche stérile poursuit son chemin jusqu'en bas du sucu où elle se disperse. Le minerai est ensuite concassé et lavé dans des trous d'eau, toujours grâce à la gravitation. Jusqu'à la chute des cours de l'étain, les flancs est et nord du Cerro étaient intensivement exploités par des sucus. Des femmes associées, secondées par des péons, contrôlaient la majorité des exploitations. Aujourd'hui, seuls quelques hommes utilisent encore ce système, moins rentable que l'extraction de l'argent en galerie, mais aussi moins dangereux ; les femmes, exclues de l'intérieur des mines, se sont reconverties dans le glanage.

64 Desmontes etbalayage: le glanage desfemmes

Les desmontes sont les résidus de l'exploitation souterraine, équivalents des haldes ou terrils. L'exploitation des desmontes consiste à récupérer manuellement le peu de minerai qu'ils contiennent encore. Il existe des desmontes d'argent, d'autres d'étain; certains remontent à la période coloniale. Ces derniers sont considérés comme les plus riches, car à cette époque le minerai de moindre valeur était négligé, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Le travail en desmontes est exclusivement réalisé par des femmes associées. La disparition des sucus et l'absence de desmontes dans les mines mécanisées, qui commercialisent leur production en brut sans tri préalable, ont obligé de nombreuses femmes à se rabattre sur une activité encore moins lucrative : balayer les résidus de minerai sur le terre-plein de la mine et les routes du Cerro.

La commercialisation du minerai

Au milieu des années 1980, la fin du monopole d'Etat sur le commerce du minerai et la disparition de la Banque Minière ont libéralisé le marché. Aujourd'hui, l'associé choisit de vendre sa production à la coopérative ou à l'un des nombreux ingenias privés qui ont surgi au cours de ces dernières années. fi en existait plus d'une trentaine en 1998, soit autant qu'au XVlème siècle, âge d'or du Cerro. Certaines de ces entreprises s'assurent l'exclusivité sur la production d'un groupe de travail, en échange du prêt d'un compresseur. En fait, le choix de vendre le minerai à la coopérative ou ailleurs dépend de la qualité de la production et des besoins de l'associé : les prix d'achat pratiqués par la coopérative sont supérieurs à ceux des ingenios privés, mais la transaction est plus lente. Généralement, les mineurs lui réservent leur meilleur minerai et commercialisent le reste dans le privé. Ce n'est qu'après l'analyse en laboratoire de son minerai que le mineur connaîtra exactement la valeur de sa production et la rémunération de semaines d'effort. Sur le montant du prix convenu, la coopérative ou l'intermédiaire privé, prélèvent environ 15% correspondant aux taxes reversées à la COMIBOL, à la Sécurité sociale des travailleurs affiliés, à la coopérative et aux Fédérations.

65 Lesvaleurs et la hiérarchie du travail

La reconnaissance du mineur par ses pairs et sa position dans la hiérarchie minière sont déterminées selon deux échelles de valeur. L'une est corporatiste : savoir-faire et engagement personnel dans la mine ; l'autre est liée à l'organisation coopérative : l'autonomie de gestion de la production et l'exercice du politique. Le travail de la mine est véritablement héroïque. Al'époque coloniale, le départ des mitayos vers Potosî, avec armes et bagages, prenait des allures de campagne guerrière au cours de laquelle «les soldats du roi allaient se battre contre les mines», relate Thierry Saignes (1988: 217)8. Aujourd'hui, la rapidité avec laquelle les travailleurs, victimes d'un accident, reprennent leurs activités est tout simplement admirable. Les plaintes incessantes des mineurs sur les conditions inhumaines de leur travail servent aussi à souligner leur courage, leur force et leur endurance. Ces qualités structurent l'identité virile du travailleur; elles sont également la base de sa reconnaissance par ses pairs. Les travailleurs des exploitations à ciel ouvert, qui évitent les périls de l'activité souterraine, passent ainsi pour des sous­ hommes. Ils sont qualifiés de q'ewa qui, en quechua, signifie couard, efféminé. Quant aux associés capitalistes, qui investissent leur argent dans les coopératives sans y travailler, ils ne sont pas considérés comme des mineurs. Les «relocalisés» de la COMIBOL qui avouent préférer vivre dans la misère plutôt que de se reconvertir dans des occupations de q'ewa, le petit commerce de rue par exemple, confirment l'importance du travail souterrain dans l'estime de soi des mineurs. Ce sentiment d'avoir été dépossédés d'eux-mêmes lors de leur licenciement explique la réincorporation d'un grand nombre d'entre-eux dans les coopératives. Au-delà, la manière dont les mineurs affrontent les périls de la mine révèle une véritable déontologie du sacrifice. -«Ici le travail est un sacrifice» ; -«Je me sacrifie pour ma famille», tel est le leitmotiv des travailleurs. Cette conception de l'investissement total et à tout prix trouve une expression inattendue dans la silicose qui, à plus ou moins long terme, finit par avoir raison de leurs poumons.

8 A l'époque inca, le champ symbolique de l'activité minière et celui de la guerre ­ ainsi que celui du chamanisme - étaient étroitement liés comme l'atteste le sens du terme «cacha» qui se déploie dans ces trois domaines (Bouysse-Cassagne, 1993 ; voir aussi note nOl p. 25).

66 Paradoxalement, les mineurs sont généralement assez contrariés d'apprendre, à l'occasion d'une radiographie, que leur taux de silicose est très bas. Cette réaction, apparemment irrationnelle, peut s'expliquer par le fait que les maladies professionnelles ont une incidence sur le calcul des retraites. Mais l'intérêt économique motive­ t-il à lui seul la déception ? Le fait que les travailleurs nient la légitimité de leurs compagnons sains est révélatrice du rôle de la silicose comme témoin du sacrifice. - «S'il n'a pas de silicose, c'est qu'il ne s'est pas sacrifié dans son travail», entend-on parfois dire dans le Cerro. Le culte aux morts fournit à cette déontologie du travail sacrificiel son expression rituelle. La plupart des coopératives possèdent leurs propres mausolées dans le cimetière de la ville où elles organisent des pèlerinages lors de leur anniversaire. Les défunts sont également célébrés lors des anniversaires des sections. Le fait que les mineurs morts dans la mine soient veillés, dans les locaux de leur coopérative, par leurs anciens compagnons, confmne ce statut corporatiste du sacrifice minier. TI s'inscrit dans une longue tradition dont la mita est l'événement fondateur. Les conditions de travail des mitayos qui, selon une croyance très répandue, vivaient enfermés dans la mine une année entière pour en ressortir aveugles, incapables de supporter la lumière du jour, constitue la matrice historique du martyrologue de la mine. A la démonstration de ces valeurs viriles et héroïques s'ajoute la maîtrise du métier pour construire l'image du mineur idéal. Elle implique de pouvoir prendre en charge l'ensemble du processus extractif, depuis la localisation et la préparation du filon jusqu'à sa concentration dans les ingenios et vaut à l'associé son statut de maestro. La capacité à faire produire la mine est le signe tangible de ce savoir-faire. L'orgueil qu'elle suscite transparaît dans l'expression «le he hecho dar un buen mineral» (je lui ai fait donner un bon minerai). Lorsqu'elle est obtenue par le sacrifice du travail, une certaine aisance économique vient ainsi renforcer la reconnaissance comme mineur, même si les caprices des filons rendent l'équation entre savoir-faire et prospérité très aléatoire. L'habilité artisanale de l'exploitation manuelle est d'ailleurs mieux valorisée que le travail mécanisé pourtant plus rentable. Les concours de barreteros organisés à l'occasion de l'anniversaire des sections offrent aux mineurs, l'occasion de montrer leur adresse et leur force. Toutes ces qualités se combinent avec le statut du travailleur dans l'organisation coopérative pour lui donner sa place au sein de la

67 hiérarchie minière: ses prérogatives dans la production (accès à la terre, contrôle du travail, de la main-d'œuvre, des profits...) et dans la sphère politique (droit de vote, responsabilités dans les affaires collectives...). Comme on peut s'y attendre, le dirigeant occupe la position la plus haute et le péon temporaire se trouve au bas de l'échelle Mais si les dirigeants jouissent d'un véritable prestige auprès de leurs électeurs, qui se découvrent lorsqu'ils prennent la parole et énoncent leur titre lorsqu'ils s'adressent à eux : -«Compafi.ero Delegado», «Companero Presidente», leur autorité et leur légitimité restent conditionnées par les valeurs du travail. Issus de la mine, appelés à reprendre leur travail à la fm de leur mandat, les dirigeants doivent posséder les qualités du maestro. En témoigne la mésaventure de cet ancien président de FENCOMIN, sans grande expérience de la mine, qui fut contraint par ses électeurs qui le jugeaient trop bureaucrate, de revêtir une jupe.

68 CHAPITREill

LE MINEUR DANS LA VILLE, UNE PLACE A PART

Si l'appartenance au monde urbain caractérise les mineurs par opposition aux paysans, leur insertion dans la ville est entachée de marginalité. Leur statut particulier est à la fois distinct de celui des paysans, de l'élite urbaine, mais aussi de la classe populaire des cholos', avec lesquels ils partagent pourtant un certain nombre de pratiques socio-culturelles et d'espaces de vie. Cette marginalité s'inscrit dans un urbanisme modelé par la ségrégation coloniale qui territorialise, aujourd'hui encore, les inégalités sociales.

1. Les quartiers miniers: un village dans la ville .

L'habitat minier se concentre autour des anciennes paroisses d'Indiens situées au sud de la ville, entre le Cerro et le centre autrefois réservé aux Espagnols (Escobari de Querajazu, 1983 ; Mesa et Gisbert, 1985i. Si les quartiers miniers ont conservé l'âme et le charme du

1 Cette catégorie, qui désignait au temps de la colonie le métis issu d'une Indienne et d'un créole (et vice-versa), est aujourd'hui le résultat d'un processus de métissage culturel (cholificacion) au cours duquel la culture paysanne se transforme au contact de la ville. En terme de classe sociale ou professionnelle, le cholo actuel est généralement un commerçant ou un artisan (Claudel, 1998). Dans une société bolivienne qui conjugue le registre socio-économique et celui de la race, le cholo se situe entre l'indien-paysan et le créole espagnol de l'élite urbaine. Sa position intermédiaire, entre le monde urbain et rural, a valu au mineur d'être classé dans la catégorie des cholos (Nash, 1979). Cependant, lorsque les mineurs parlent d'eux­ mêmes, ils n'utilisent pas cette appellation, plutôt injurieuse. Seules leurs femmes, qui portent la large jupe bouffante (pollera) caractéristique des cholas, s'identifient comme telles. 2 Les mitayos étaient regroupés, selon leurs origines ethniques, dans des hameaux (rancherias) qui entouraient les paroisses chargées de leur endoctrinement religieux. Potosf colonial, au grand dam de leurs habitants, les conditions de vie n'y ont pas non plus beaucoup évolué. Les ordures s'entassent dans des décharges improvisées ; à la saison des pluies, l'eau chargée des résidus des ingenias envahit la chaussée et si toutes les habitations disposent aujourd'hui de l'électricité la plupart sont dépourvues d'eau courante. L'approvisionnement aux fontaines publiques et la gestion de l'eau, non potable et rationnée, est une occupation essentielle des femmes de mineurs. Tous leurs habitants ne travaillent pas dans la mine, mais presque tous appartiennent à des familles minières et c'est l'argent de la montagne qui fait tourner les échoppes des artisans et des commerçants. Les quartiers miniers constituent les véritables banlieues urbaines du Cerro Rico: les coopératives y possèdent leurs bureaux et leurs ingenios, là se concentrent les laboratoires d'essai pour le minerai, les forgerons qui réparent les outils et les bars où les travailleurs affluent en masse en fin de semaine. Avec son marché et ses petites boutiques de matériel minier, l'artère qui mène à la mine est le cœur de la vie des quartiers qu'elle traverse. De l'aube jusque tard dans la nuit, elle est le lieu d'un ballet incessant où les travailleurs en partance pour la mine croisent ceux qui reviennent, harassés par leur odyssée souterraine. Le chemin du travail est aussi un espace de rencontres et de plaisirs quotidiens où, même les jours chômés, les mineurs se retrouvent pour partager les beignets de pommes de terre ou la couenne de porc frite des vendeurs de rue, disputer un match de baby-foot ou, tout simplement, adossés contre un mur venir prendre les dernières nouvelles qui accompagnent le retour des travailleurs. Cet espace est aussi celui des femmes qui viennent y faire leurs achats, s'inquiéter du retard de leur mari ou le débusquer dans un des nombreux bars.

Le cimentdela viereligieuse

-«Nous, nous sommes bien respectueux des coutumes», aiment à rappeler les mineurs en évoquant leur participation fervente aux fêtes religieuses qui rythment régulièrement la vie de quartier. Que la coutume soit aussi de rentrer saoul de la fête explique le sourire entendu qui accompagne toujours cette profession de foi ! Les entraides et les invitations suscitées par les cérémonies religieuses constituent, avec le travail, le nerf du lien social et de la vie de quartier. Si les mineurs sont moins assidus à la messe que leurs

70 femmes, ils emmènent, au moins une fois par an, les vierges et les croix des mines écouter la messe dans les anciennes paroisses d'Indiens. Les familles minières vouent également une dévotion fervente aux saints miraculeux des sanctuaires des environs de Potosî et la plupart prennent en charge leur célébration au moins une fois dans leur vie. Après le pèlerinage, une fête de plusieurs jours est organisée dans la maison des organisateurs (pasantes), à laquelle est convié l'ensemble du voisinage. Le titre de parrain donné aux personnes qui y collaborent, avec des arceaux ou des véhicules décorés d'argenterie et de produits agricoles, atteste du rôle des cérémonies religieuses dans la création des réseaux d'alliance où s'inscrivent les relations de travail. La célébration des défunts du 1er au 3 novembre est une autre étape importante de la vie du quartier. Signalées par un crêpe noir, les maisons des défunts de l'année accueillent pendant trois jours parents, voisins et compagnons de travail qui se doivent de rendre une dernière visite à toutes leurs anciennes connaissances. Dans cette société minière où la mort est une compagne quotidienne, les défunts à visiter sont nombreux et le quartier tout entier se retrouve dans les rues. De fait, entre les saints, les morts, les mariages, les baptêmes et les veillées funèbres, il ne se passe guère une semaine sans quelque chose à fêter. Devant l'importance des célébrations dans la vie des mineurs et l'ampleur des dépenses engagées, on pense bien sûr aux fêtes du Potosf colonial qui soulevèrent l'admiration sans réserve des chroniqueurs. Evidemment, les fêtes d'aujourd'hui n'ont plus le faste des processions et des cérémonies des riches entrepreneurs espagnols. Mais il s'agit toujours de rappeler que les largesses de la montagne permettent à la fois de satisfaire les hommes et les dieux. L'infortune de Don Fortunato, racontée dans l'avant-propos, illustre comment la pression sociale qui les incite à prendre en charge cette vie religieuse peut contribuer à la ruine des plus riches mineurs. TI est vrai que la société minière se veut égalitaire. Et, bien que le désir de promotion sociale et l'imaginaire du «self-made man» soient omniprésents dans le Cerro, ils coexistent avec une idéologie assez statique du destin social des travailleurs. Chaque fois qu'ils évoquent leurs relations avec le reste de la population de Potosi, les mineurs mettent ainsi l'accent sur la nécessité de ne pas se «déclasser». Le mineur qui arbore sa réussite de manière trop ostentatoire, ou l'étudiant issu d'une famine minière qui renie ses origines, sont l'objet de nombreuses critiques. Alors, en contradiction avec leurs rêves de

71 devenir millionnaire, les projets d'avenir avoués par les mineurs se cantonnent dans les limites de la décence sociale. Souhaiter ouvrir un commerce ou un atelier projette le travailleur dans la classe des petits artisans urbains à laquelle il appartient déjà.

La frontière avec le centre ville: topographie d'une ségrégation

C'est dans «l'entre soi» des quartiers miniers que se déroule l'essentiel de la vie du travailleur. Au XYlème siècle, les lois coloniales établissaient une séparation de résidence stricte entre les Espagnols et les Indiens. Aujourd'hui la loi est devenue coutume et l'espace social de la ville reste fractionné. Si les mineurs en traversent parfois le centre, pour se rendre à la foire hebdomadaire ou à l'hôpital d'Etat, on ne les rencontre jamais ni sur la grand place, ni dans la rue piétonnière que POtOSl, dans ses heures de gloire, a surnommée le «Bulevar». Ces hauts lieux du centre ville sont les espaces réservés de la bonne société de la ville et de sa jeunesse dorée. Inversement, ces derniers ne s'aventurent jamais dans les quartiers miniers. Cette ségrégation par l'espace se reflète dans le discours des habitants qui distinguent les «gens du centre» de ceux de la périphérie (de los cantos). Ainsi, les premières rues droites du centre colonial qui annoncent le début de la ville espagnole et la fin des quartiers indiens constituent-elles encore les frontières urbaines de la société de Potosï. De l'autre côté, là où les quartiers périphériques cèdent peu à peu la place aux campagnes, la frontière est en revanche beaucoup plus floue. Plus on s'éloigne du centre et plus la ville se dilue dans le monde rural. Les cochons envahissent les rues sinueuses en terre battue et sans éclairage, où les véhicules ne s'aventurent pas ; les édifices à plusieurs étages cèdent la place aux petites maisons sans crépis. C'est là, quelque pan entre la ville et la campagne, que les nouveaux migrants vont peu à peu apprendre la «civilisation». Le flou de la frontière entre les quartiers miniers et le monde rural reflète également la situation des mineurs au sein de la société urbaine.

2. Les marges minières de la société de Potosï

Aux yeux des classes moyennes et supérieures de POtOSl (fonctionnaires, professions libérales, négociants, etc.) le statut des mineurs n'est guère différent de celui des paysans. La relative prospérité que la mine accorde à certains d'entre eux

72 menace cependant la domination de l'élite qui se défend en traitant les mineurs de parvenus. Tous les habitants de la ville s'accordent par ailleurs à souligner l'excès qui caractériserait leur comportement.

Le mépris du travail minier

Base de sa reconnaissance et de son prestige au sein de la société minière, le travail de force du mineur est perçu par les «professionnels» de la ville comme le stigmate de son ignorance : le mineur travaille dur parce que c'est une brute qui ne sait rien faire d'autre. On peut avoir du respect pour l'habileté de son maçon ou de son menuisier, mais le savoir-faire du mineur reste prisonnier des galeries. Alors que chaque jour des dizaines de touristes payent -«en dollars» précisent les travailleurs - pour s'enterrer dans les mines, la plupart des habitants de Potosî ignorent à peu près tout de ce qui se passe dans le Cerro. Lorsqu'ils s'y intéressent, c'est pour évoquer avec condescendance la vie de misère des travailleurs qui sont alors rabaissés au rang de mineritos, les petits mineurs.

La critique des parvenus de la mine

Ignorants, mais enrichis par la mine, telle est en résumé l'idée que se fait la petite bourgeoisie de Potosf des mineurs, auxquels elle reproche d'avoir emprunté les aspects ostentatoires de la civilisation urbaine (la langue, la consommation, le vêtement, l'habitat...) sans pour autant en maîtriser l'étiquette et les codes moraux. -«Ils ont deux télés, un magnétoscope, parfois même une Toyota, mais ils ne savent même pas se nourrir convenablement» ; -«Ils sont sales» ; -«Ils dorment tous ensemble, la mère, le père, les filles...»; -«Ils ne savent pas se traiter correctement entre eux, ça c'est un manque d'éducation»; -«Ils gagnent (de l'argent) pour gagner, ils ne savent même pas en profiter» ; -«Le mineur, dès qu'il a un peu d'argent il le boit, sans se soucier de l'éducation de ses enfants». Le mauvais usage de l'argent, le goût immodéré pour l'alcool, la grossièreté et l'adultère, voire l'inceste, constituent l'essentiel du discours des classes supérieures lorsqu'elles parlent des mineurs. La reconnaissance de leur rôle dans l'économie régionale est éludée et le mineur ne bénéficie même pas du romantisme qui imprègne la figure du paysan, ignorant mais si humble et tellement folklorique. Et c'est à l'action délétère de l'argent sur une population d'origine paysanne mal

73 dégrossie que la bourgeoisie de Potosî attribue les mœurs condamnables des mineurs. Dans une société qui se penseà la fois en termes socle-économique, culturel et racial, le mineur, paysan ignorant qui joue les bourgeois, est alors qualifié «d'indien raffmé» (indio refinado). Le recours aux catégories raciales héritées de la colonie, et donc à la biologie, permet ainsi à l'élite urbaine, qui se pense non-indienne, de naturaliser sa distance avec les mineurs et de leur interdire, au moins symboliquement, l'accès à la bonnesociété. Cette attitude rappelle en bien des points celle des entrepreneurs miniers du XVIIIème siècle qui, confrontés à la remise en cause des catégories sociales et de la division coloniale du travail par les kajchas, fustigeaient l'indécence de ces hommes qui travaillaient le dimanche au lieu d'aller à la messe et s'enivraient le reste de la semaine (Abercrombie, 1996). Elle rejoint également la critique des paysans lorsqu'ils reprochent aux travailleurs du Cerro leur arrogance et leurs mauvaises mœurs. Tandis que la «bonne société» attribue ces comportements à l'insuffisante «civilisation» des mineurs, les paysans invoquent l'abandon des codes de conduite en vigueur dans les communautés rurales. Cet «entre deux» inconfortable qui caractérise le processus de promotion sociale des mineurs crée leur marginalité.

De 1IJ jolie de 1IJ mine à 1IJ subversion

Au-delà de l'arrivisme du mineur, son comportement hors normes que dénonce l'éliteurbaine fait échoau caractère excessifque lui reconnaît l'ensemble de la population de Potosi, y compris les petits commerçants et les artisans qui lui sont socialement très proches. Le travail forcené et périlleux de la mine alimente cette éthique de l'excès: le penchant du mineur pour les plaisirs d'une vie qu'il sait courte et une énergie vitale débordante qui donne à sa conduite une intensité particulière. De là, le surnom de qhoya loco, le «fou de la mine», qui meten exergue soncaractère perturbé et perturbateur. Dans les témoignages suivants, les atteintes politiques des mineurs à l'ordre public et leur maîtrise inquiétante de la dynamite se conjuguent avec les infractions à la bienséance et à la hiérarchie sociale pour dessinerl'image subversive de cettefolie minière :

Les mineurs sont un peu nerveux, personne ne les arrête... Le mineur, il n'a peur derien, nides bagarres, ni derien. Etquand ilsdescendent [de la mine] pour les manifestations, ils peuvent tout casser. Des fous. On dit

74 qu'une fois, à , un mineur jaloux s'était fait exploser avec sa femme. Il l'avait attendue là, sur le pont, et il l'avait prise dans ses bras. Taaa... Il était plein de dynamite, comme ça [sa main suggère une cartouchière autour de sa poitrine] et il l'a fait exploser. Ils sont comme ça les mineurs. Don Jaime,tailleur.

Ou encore:

Ils sontrudes.C'est pour ça que ceux de la ville les appellentles fous de la mine.Quand il y avaitla révolution ou la grève,ils disaient: -"Lesfous de la mine sonten trainde descendre". Ils avaientpeur: -"Maintenant, le mineur peut faire voler cette maison et nous avec". Maintenant ce n'est plus comme ça, maisc'est pareil,les gens ont peur du mineur, parce qu'il est commeça, à moitiéfou. DonaDonataGarnica, 61 ans, veuvede mineur.

Comme le fait remarquer Dona Donata, le temps des insurrections minières qui menaçaient directement la bourgeoisie de Potosî, est révolu et les mobilisations des coopératives sont beaucoup moins radicales que ne l'étaient celles des syndicats révolutionnaires de la COMffiOL. Cependant, nous avons souligné que la virulence politique n'est qu'une expression du caractère subversif des mineurs qui se nourrit également de leurs comportements débridés et de leurs atteintes à la hiérarchie sociale. Au-delà, le culte au diable alimente les fantasmes de Potosf sur la menace que représentent les mineurs pour l'ordre établi.

3. Soûlard, arrogant et adultère: l'héritage espagnol

Le plus étonnant est que ce portrait négatif que la société dresse des mineurs est globalement assumé par les travailleurs qui se jugent eux­ mêmes soûlards, grandes gueules jusqu'à la grossièreté, bagarreurs et adultères, hautains et dominateurs envers les paysans, trop souvent envieux et vindicatifs, gaspillant leur argent en boisson, en femmes et en dépenses ostentatoires. Us attribuent ces penchants qu'ils réprouvent à l'héritage des premiers exploitants espagnols de la montagne.

75 Del'alcool pourmettre les Indiens autravail

A juste titre, les mineurs attribuent aux Espagnols la généralisation de la consommation d'alcool. Avec la colonisation, les règles strictes qui organisaient, dans les Andes, sa consommation rituelle se relâchèrent, débouchant sur une sécularisation de la boisson devenue une marchandise comme les autres (Saignes, 1988, 1993). Potosf se transforma rapidement en un marché prospère pour la traditionnelle bière de maïs (chicha), ainsi que le vin et l'eau-de-vie récemment introduits. Principaux bénéficiaires de ce commerce, les Espagnols recouraient à la boisson pour mettre les Indiens au travail (Saignes, 1993). Le témoignage de Don Humberto se fait l'écho de ces pratiques perverses qui consistaient à vendre de l'alcool sur les lieux d'embauche, poussant les travailleurs du Cerro à dilapider leurs avances sur salaire avant même de commencer le travail :

Les Espagnols ont légué les ch'allas aux mitayos pour les faire se tenir tranquilles, pour soumettre les travailleurs. On dit qu'ils [les Espagnols] les payaient à moitié en argent, à moitié en alcool, pour leur donnerde mauvaises habitudes. Après, c'est devenu un rite. Toutes ces fêtes en ville, ce sont les Espagnols aussi qui nous les ont léguées, pour que la population ne se rebelle pas, pourqu'elle se divertisse. Humberto Hinojosa t,53 ans,Président de la coopérative Kunti.

La consommation régulière d'alcool devint ainsi indissociable du travail des mines, constituant une véritable plaie pour les entrepreneurs confrontés, jusque tard dans le XXème siècle, à la coutume du Saint Lundi qui, le premier jour de l'embauche hebdomadaire détournait les travailleurs vers les bars de la ville. Le rôle attribué aux fêtes dans l'aliénation des travailleurs par Don Humberto, ancien syndicaliste de la COMIBOL, reflète l'emprise d'un marxisme révolutionnaire qui considère les festivités religieuses comme contraires à l'émergence d'une conscience de classe. Tout en reconnaissant que les célébrations léguées par les Espagnols pèsent lourd sur le calendrier du travail et l'économie de la famille, la plupart des mineurs s'accommodent cependant d'une pratique religieuse fervente et sans défaillance. Ils accusent en revanche l'alcool d'être responsable des nombreux débordements de leur conduite, notamment les bagarres, la grossièreté et l'adultère. Mais l'alcool n'est pas le seul incriminé. Pour les travailleurs, tous ces

76 comportements reflètent l'empreinte génétique néfaste des premiers Espagnols de Potosï,

De la colonisation à la «clonisation»

Les mineurs d'aujourd'hui voient les fondateurs espagnols de leur ville comme des aventuriers sans foi, ni loi, attirés par la promesse d'un enrichissement facile et rapide sur le dos des Indiens. Cette société espagnole dépravée passe pour avoir durablement modifié la personnalité des Indiens qu'ils employaient dans leurs mines. De ces prédécesseurs peu fréquentables, qu'ils décrivent comme des bandits bagarreurs, grossiers, adultères et abusifs envers les Indiens, les travailleurs d'aujourd'hui auraient hérité des défauts en même temps que de l'activité minière. Les témoignages suivants donnent un aperçu de ce génotype espagnol que s'attribuent les mineurs :

Les Espagnols qui sontarrivés ici, à Potosî, étaient les pires, des voleurs, des gens sans vergogne, ils se battaient toujours entre eux et ce sont eux qui ont corrompu [les Indiens]. Parce que, tu sais, avant les gens étaient plusréservés, plushumbles, pluscroyants, pluséduqués et depuis que les Espagnols sont arrivés ils se sont réveillés, parce que les Espagnols n'avaient pas d'éducation, ils disaient de tout en leur présence, et pour celales gens sontdevenus pluscorrompus. Alors qu'ils étaient mariés, ils prenaient lesépouses desIndiens, des mitayos, c'est-à-dire la femme d'un autre. L'Espagnol disait -"Je veux cette femme", jusqu'à lui faire un enfant. C'est pourça qu'il y en a beaucoup qui ont les yeux marron. On dit que les gens qui sontde vrais mitayos [dans le sensd'Indiens], ils ont les yeux noirs et que l'Espagnol les a marron. Maintenant, on dit que même le sangd'un mitayo et d'un Espagnol, ce n'est pas la même chose. Il y en a beaucoup [de ce sang] à Potosî. On dit que c'est une autre sorte de sang, plusfin, bleu... DonaFrancisca, 42 ans,palliri, La Plata (l0 denoviembre). Ou encore:

Il Ya des compagnons qui sont voleurs, envieux. De qui ont-ils hérité ça ? Du sang des Espagnols. Regarde un paysan, il n'est pas comme ça. Mais nous, nous sommes envieux, voleurs, vindicatifs, par leur faute, aux Espagnols, à leursang. [...] Comme je tedis,le paysan n'est pasarrogant, il est humble. Mais cet Espagnol, celui qui a du sang espagnol est arrogant: -"Ah! cet Indien, cette mule 1" C'est comme ça que nous lui parlons ! Sincèrement, il n'y a pas de respect. Mais eux aussi se défendent: _"Je suisun purIndien de mon village, de ma communauté, je

77 ne suis pas un étranger, je ne suis pas venu usurper. Par la faute des Espagnols, qu'êtes vousdevenus 7" DonToribio Calisaya, 46 ans,associé à la retraite.

Le rôle des conquistadores du Potosî dans la création de cette nouvelle catégorie socio-professionnelle, à laquelle appartiennent les mineurs, se double donc d'une paternité morale. L'émergence historique du mineur est perçue comme le résultat d'une rupture avec le monde paysan dont les vertus et les valeurs ont été corrompues au contact des Espagnols. Les «carajo», «granputa», «mierda» et autres insultes en castillan, qui émaillent le discours des travailleurs, auraient intégré le langage minier par l'intermédiaire des mitayos, qui les apprirent de leurs maîtres espagnols. De ces derniers, ils auraient aussi appris que, vu du Cerro, un paysan est une «mule d'Indien» de sorte que la domination des associés sur leurs péons paysans réactualiserait l'abus de pouvoir des Espagnols envers les indigènes. L'envie et la concupiscence, qui mènent à l'adultère, au vol et à l'inimitié, que s'attribuent les mineurs feraient eux aussi partie du legs espagnol. L'humilité, la réserve, la correction et la solidarité paysanne, qu'ils opposent à leurs défauts, apparaissent en revanche comme les qualités d'un monde indigène primordial épargné par la dépravation espagnole. Pour Doüa Francisca et Don Toribio, au-delà du mauvais exemple, cette corruption s'est transmise génétiquement. C'est par le sang que les qualités morales des espagnols et leurs mauvaises manières ont été transmises durablement aux travailleurs des mines. Ces derniers passent, en effet, pour posséder plus de sang espagnol que les paysans, le viol des femmes indiennes par les conquérants marquant le point de départ de la généalogie des travailleurs du Cerro. L'héritage espagnol des mineurs installés de longue date à PotOS! devient par là même un moyen, pour les migrants plus récents, de remettre en question leur domination. C'est ce dont témoigne l'épisode rapporté par Don Toribio, où un péon paysan traité de «mula indio» par son associé lui rétorqua que lui, au moins, n'était pas un usurpateur. Cette conception du sang espagnol des mineurs doit être replacée dans la tradition coloniale qui faisait coïncider le statut social avec l'appartenance ethnique: c'est d'abord parce qu'il n'est pas paysan que le mineur n'est pas indien. Au-delà de son aspect biologique, le discours de la race mobilise avant tout des considérations idéologiques, sociales et culturelles. C'est ce qui permet aux mineurs de penser qu'ils ont plus de sang espagnol que les paysans, tout en

78 reconnaissant leur origine rurale. Il est ainsi possible à un paysan indien de se transformer en mineur espagnol sans recourir à une transfusion sanguine !

L'emprise délétère desrichesses du Cerro Rico

C'est donc la question de la nature sociale de ce sang espagnol revendiqué par les mineurs qui est posée. Il semble qu'elle renvoie à l'identité de parvenus des Espagnols du Potosî colonial. Comme le souligne Dona Francisca, c'est grâce à la conquête du Cerro et de ses richesses que les renégats, sans foi ni loi, de l'Espagne acquirent à Potosf leur statut d'élite dominante. En se réclamant du même sang que les Espagnols, les mineurs semblent ainsi reprendre à leur compte l'idée qu'ils sont, eux aussi, des parvenus. Ils adhèrent en cela au point de vue des paysans et de l'élite urbaine sur les conséquences négatives de la promotion sociale permise par la mine sur une population insuffisamment préparée. L'idée que seule l'éducation permet une jouissance décente de la richesse et une promotion sociale légitime, imprègne à la fois le discours de l'élite de Potosï sur les mineurs et celui des travailleurs sur leurs «ancêtres» espagnols'. En même temps, l'attraction exercée par l'argent du Cerro Rico sur les pires éléments de la société espagnole fait écho au sentiment des paysans qui accusent le contexte minier de dissoudre les vertus paysannes des migrants dans un arrivisme alimenté par le fantasme du filon miraculeux. Les stéréotypes du mauvais Indien et du mauvais Espagnol fusionnent alors pour construire l'autoportrait des mineurs. Et lorsque, contre toute attente, le mineur s'identifie au maître espagnol plutôt qu'au mitayo, il exprime cet «entre deux» qui caractérise l'identité minière. Contrairement aux Espagnols dont ils se réclament, les mineurs ne sont pas indifférents aux qualités morales dont ils créditent les paysans et ils condamnent la domination, l'ostentation et l'irrespect des nonnes de bienséance sociale. Là réside l'ambiguïté structurelle des mineurs qui sont partagés entre des modèles sociaux qu'ils estiment incompatibles entre eux. De cette ambivalence naissent des discours contradictoires où les mineurs se situent tour à tour du côté des pauvres, des Indiens et des exploités

3 Les mineurs classent l'élite urbaine dans la catégorie des Espagnols, mais sans lui reconnaître aucun des vices qu'ils s'attribuent, honnis sa domination sur les classes inférieures. Cette distinction semble liée à l'éducation qu'ils reconnaissent aux membres de l'élite. 79 d'une part, des riches, des exploiteurs et des Espagnols d'autre part. C'estce qui se dégage du témoignage suivantoù, après avoir expliqué que les mineurs métis sont plus arrogants que les paysans, David se place du côté des indigènes pour dénoncer les mauvais traitements des ingénieurs plus «espagnols» :

Le mineur estun métis, non ? Il a du sang espagnol et du sang indigène ; alors nous les métis, nous sommes plus arrogants. Parfois les ingénieurs nous maltraitent: -"Toi, tu es un paysan, un runa". Une fois, je me suis rebiffé: -"Mais cette terre m'appartient, carmoi j'ai plus de sang indigène qu'espagnol. Vous êtes des usurpateurs, vous nous traitez mal, mais nous, nous en savons plus [sur lamine]". David Cruz, 34ans, segunda-mano, San German (Unificada).

Les va-et-vient continuels entre les deux pôles varient donc en fonction du contexte : un mêmemineurse sentiraplus espagnol face à un paysanet plus indien face à un ingénieur, ou lorsqu'il assume une charge dans sa communauté d'origine. Cette ambiguïté est également confortée par les caprices de la montagne qui, en enrichissant ou en appauvrissant du jour au lendemain les travailleurs, validentces deux identifications en alternance.

L'empreinte de J'Histoire d'Arums y Vela

Le tableau atterrantque brossentles mineurs de la société espagnole de Potosï et la thématique de la corruption par l'argent de la mine font singulièrement écho à la monumentale «Histoire de la Ville Impériale de Potosî», à laquellele créoleBartolome Arzans de Orsua y Velaconsacrales deux tiersde sa vie". Véritable revueà scandales, cette chronique se fait le témoin, année par année, des mœurs déplorables des Espagnols de Potosî, depuis la fondation de la ville jusqu'à la mort de son auteur en 1736. Elle se présente comme une succession sans fm d'esclandres et de sacrilèges, entrecoupée de miracles. Entre les règlements de comptes sanglants, les femmes adultères, prostituées ou sorcières, les spoliations de biens, les arnaques, les vols et les injustices, sans parler des avares, des blasphémateurs, des amateurs de jeu d'argent, de plaisirslubriques et autressodomites, on diraitque tous les péchés se sont donné rendez-

4 Pour une analyse détaillée de l'œuvre et du Potosï des XVIIème et XVIIIème siècles, on se référera à son Introduction de Lewis Hanke (1965). 80 vous à Potosî pour être consignés sous la plume du chroniqueur. Et, à l'image des mineurs d'aujourd'hui, c'est de la richesse du Cerro Rico qu'Arzans fait naître tous les péchés inspirés par la convoitise et la vanité de l'argent et par les privilèges qu'elle permet d'acquérir: le pouvoir, le prestige, les femmes,... La conjonction entre le discours des mineurs sur la société espagnole et le portrait qu'en fait le chroniqueur n'est pas fortuite. L'imaginaire des travailleurs actuels est en effet abondamment nourri par la lecture des rubriques folldoristes de la presse locale, ainsi que par des recueils de littérature et de légendes populaires qui s'inspirent de «l'Histoire» ou en reprennent certains passages. C'est le cas des «Cronicas Potosinas» de Modesto Omiste (1890-95) qui figurent sur les étagères de nombreuses familles minières. Nous aurons l'occasion de voir que beaucoup d'autres écrits édifiants d'Arzans ont inspiré la tradition orale des mineurs, en des termes qui témoignent de son influence directe. Au-delà, c'est tout l'esprit du chroniqueur et l'époque dont il se fit l'écho, qui imprègnent l'imaginaire minier et le destin des travailleurs d'aujourd'hui. En écoutant les mineurs décrire les Espagnols, on pense aussi, bien sûr, à Guaman Poma de Ayala ([1613], 1980: 511) lorsqu'il s'en prend aux créoles «arrogants et superbes, fainéants, menteurs, joueurs, avares, peu charitables, misérables, fourbes, ennemis des pauvres Indiens et des Espagnols». Comme en témoignent les dessins qui accompagnent ses écrits, Guaman Poma distingue en effet les créoles des Espagnols vertueux de Castille. Tout comme les mineurs, bien que pour des raisons un peu différentes, il attribue cette corruption des valeurs de la mère patrie espagnole à l'expérience américaine. Robert Randall (1993) a démontré comment le chroniqueur accuse l'orgueil du vice-roi Toledo - qui ordonna l'exécution du dernier Inca, Tupac Amaru - d'être à l'origine de toutes les arrogances espagnoles à venir et de l'exploitation des Indiens. Rappelons que Toledo fut aussi l'instigateur de la mita minière dont Guaman Poma dénonça les abus. Le chroniqueur partage également le sentiment que les créoles espagnols ont transmis leurs mauvaises mœurs aux Indiens, en les incitant notamment à s'enivrer. Le personnage de l'Indien, qu'il surnomme «Don Juan Mundo al Revés» (Don Juan Monde à l'Envers), soûlard et mauvais chrétien, qui s'habille à l'espagnole et se prend pour un Monsieur, illustre dans son œuvre le chaos qui surgit de la débauche des Indiens par les Espagnols. Cet Indien du XVIIème siècle, qui perturbe l'ordre établi et met le monde sens dessus-dessous,

81 est bien évidemment un kajcha (Abercrombie, 1996). •

Le coopérativisme, comme projet politique, ne joue aucun rôle dans la conscience de soi des coopérativistes. Tous se réclament en revanche de l'idéologie du kajcheo colonial (liberté d'entreprise, contrôle des moyens et des fruits de la production, dépassement des frontières sociales). Celle-ci se conjugue avec un certain nombre d'autres facteurs pour définir ce qu'est un vrai kajcha. Indépendamment de son origine ou de la poursuite éventuelle d'une activité agricole, le coopérativiste se défmit d'abord comme un travailleur dont l'activité économique principale est l'extraction minière. Cette dépendance repose sur un investissement total de sa personne, pouvant aller jusqu'au sacrifice: le véritable mineur accepte de jouer à fond et sans joker, au jeu hasardeux de la mine. li y consacre toute son énergie et en accepte les caprices et les dangers. Cet engagement suppose son installation plus ou moins définitive à Potosi, Ce faisant, le paysan qui travaille occasionnellement à la mine, puis s'installe en ville pour devenir un mineur régulier, reproduit, à son échelle, le processus d'émergence historique de la classe des travailleurs des mines du dernier quart du XIXème siècle. En revanche, les migrants saisonniers, pour lesquels la mine ne constitue qu'une activité d'appoint, ne sont pas considérés comme des mineurs, mais comme des paysans qui travaillent à la mine. Cependant, en raison de la menace permanente de la maladie et de l'accident, ainsi que des possibilités limitées de promotion sociale qu'elle offre, un nombre croissant de travailleurs considère que la mine n'est qu'un tremplin vers une vie nouvelle. Beaucoup pensent, à plus ou moins long terme, se reconvertir pour devenir transporteur, mécanicien... Mais ce projet ressemble plus à un discours de circonstance qu'à un désir véritable ; le fantasme de la prochaine découverte d'un bon filon en repousse sans cesse l'échéance. L'attachement à la mine tient aussi au fait que celle-ci constitue la véritable charpente de l'identité individuelle de ses travailleurs : rompre avec le Cerro équivaut à une véritable dépossession de soi. Si la mine hante les nuits des travailleurs retraités c'est, disent-ils, parce qu'une part de leur esprit y demeure encore. Et ce n'est que quand son rêve le ramène vers la mine, que le mineur redevient enfm complètement lui-même.

82 Deuxième partie

LES DIVINITES DE LA MINE

Malgré sa commodité, l'usage du mot divinité comme l'entend la tradition catholique n'est pas totalement satisfaisant pour désigner les entités qui patronnent le travail des mines. La Pachamama, les tios, les christs en croix et les vierges des mines, ne sont pas des divinités transcendantes que l'on pourrait décrire d'après une tradition dogmatique. TI s'agit plutôt de l'incarnation de principes dynamiques qui prennent corps dans la relation qui les unit aux travailleurs: la fertilité du minerai d'une part, un principe d'ordre qui régit l'interaction de l'homme et des forces vives de la mine d'autre parti. Chacune possède une compétence principale qu'elle exerce à partir d'un espace spécifique. A Potosi, la Pachamama est confondue avec la montagne dans le ventre de laquelle mûrissent les minerais. Les tios, à l'apparence diabolique, sont les patrons chthoniens des mines et des filons dont ils organisent l'exploitation. Enfin, les vierges et les croix qui gardent l'entrée des mines, veillent sur la sécurité des travailleurs. En retour, les hommes doivent les alimenter par des sacrifices et les satisfaire par leur dévotion. Sinon, ils sont sanctionnés par la disparition des filons, des maladies ou même des accidents mortels. Balisé par des rencontres successives avec les représentations des ces divinités, le périple quotidien qui plonge les travailleurs au plus profond de la terre, s'apparente à un véritable pèlerinage.

Les travaux de Tristan Platt (1983) et de Carmen Salazar-Soler (1990) ont explicité la continuité entre la cosmologie des mineurs et les croyances agricoles des paysans andins : les uns et les autres associent le sous-sol avec les forces sauvages du monde, la richesse et le danger. Cette unité symbolique, qui favorise l'intégration des paysans à la mine, s'est alimentée des échanges incessants entre les mines et les campagnes. D'un point de vue historique, cette représentation du monde souterrain est le résultat de la rencontre entre l'univers religieux préhispanique et les croyances des colonisateurs espagnols. «Il ne fait pas de doute que la démonologie fut la science théologique la plus généralisée entre les conquérants et les colons du Pérou» écrivait Pierre Duviols (1977 : 25). Pour des chrétiens du XYlème siècle, hantés par l'existence du diable, les cultes indigènes ne pouvaient relever que de l'emprise de Satan. Cette identification

1 J'emprunte ce concept de principe à GillesRivière (communication personnelle). des divinités préhispaniques avec des émissaires diaboliques allait marquer tout le processus colonial de l'évangélisation des Andes (Duviols, ibid. ; Bemand et Gruzinski, 1988 ; Estenssoro, 1998). Si certaines entités, jugées moins subversives, purent s'insérer dans les rites catholiques - c'est le cas de la Pachamama identifiée à la Vierge ­ d'autres, trop diaboliques, devaient être éradiquées sans merci. C'est ainsi que supay, qui aurait désigné l'âme des morts et des ancêtres à l'époque préhispanique, fut choisi par les missionnaires pour incarner le diable dans les Andes (Taylor, 1980i. Les ancêtres, garants d'un ordre ancien, étaient en effet, diaboliquement contraires à l'avènement de la nouvelle société coloniale. Marginalisés par les extirpateurs d'idolâtries, les anciens cultes furent, en quelque sorte, enterrés, afin de céder la place aux divinités catholiques venues d'Europe et l'évangélisation entreprit de réorganiser le paysage religieux des Indiens selon la dichotomie du ciel et de l'enfer (Bouysse-Cassagne et Harris, 1987 ; Bouysse­ 4 Cassagne, 1998i. Le supay, comme bien d'autres wacas , fut rejeté dans la sphère de l'ukhupacha, vocable quechua choisi par les évangélisateurs pour traduire l'enfer en langue indigène (manqhapacha en aymara). L'ukhupacha, qui signifie monde du bas et de l'intérieur, s'opposa désormais à hananpacha (alaxpacha en aymara), le monde du haut, solaire et céleste, où les évangélisateurs placèrent Dieu, la Vierge et les saints. Malgré leurs efforts, les entités indigènes envoyées en enfer ne tombèrent pas dans l'oubli, mais les sollicitudes des Indiens étaient dorénavant clandestines. Au-delà de sa connotation diabolique, Yukhupacha, auquel elles donnèrent corps,

2 L'hypothèse de Gerald Taylor se base sur l'étude des vocabulaires coloniaux et des dictionnaires actuels (aymaras et quechuas) où, à côtéde la traduction de supay(et de ses dérivés) comme démon, apparaissent des termes comme fantôme, ombre de la r;rsonne, esprit, âme et uneforme verbalisée qui possède lesensde mourir. Dans les Andes, la tripartition ciel-terre-enfer a vraisemblablement rencontré une ancienne division en trois époques appelées «pacha» (Bouysse-Cassagne et Harris, ibid.). L'inframonde infernal évoqueainsi le deuxième âge du monde, lepuruma, que la mythologie du XVlème siècledécritcomme présolaire, antérieur audéveloppement de l'agriculture et de la société policée. Dans la mythologie actuelle, cette époqueest conceptualisée comme le tempsde la première humanité appelée chullpa. 4 Les wacas étaient les entités et les lieux sacrés préhispaniques. Le champ sémantique de ce vocable est très large. Dans lesdictionnaires quechua et ayamara du début du XVllème siècle,leconcept de M-Uca (huaca, huacca)inclut desobjetsou des êtres singuliers, comme peut l'être une montagne pour sa forme particulière ou ses métaux (Salazar-Soler, 1997b) et la notion de tombeau (Bouysse-Cassagne 1997). 86 devint l'espace du secret, associé au passé, par opposition au monde du haut garant du nouvel ordre colonial. L'inframonde cristallise aujourd'hui les forces incomplètement socialisées, sauvages et diaboliques, du monde dont surgit sa fertilité: les héritiers des cultes préhispaniques incompatibles avec le nouvel ordre colonial, des êtres en marge de la société actuelle, les espaces sauvages ainsi que des lieux et des temps propices à la communication entre les mondes du haut et du bas. Parmi eux, la première humanité pré-solaire (chullpa), les morts et les ancêtres, les damnés, les sommets des montagnes, les lagunes, les sources, les grottes, les terres non cultivées, les cimetières, les fantômes, et autres apparitions (cochons, géants...). On y retrouve aussi les patrons chthoniens de la mine : le Tio et dans une certaine mesure, la Pachamama qui, bien qu'associée à la Vierge, est considérée comme son épouse. Toutes ces entités sont qualifiées de saqra. En quechua, saqra signifie mauvais, esprit malin, mais aussi wak'a (sacré) (Bouysse-Cassagne et Harris, ibid..). Pour les mineurs du Cerro Rico, ce concept est beaucoup plus opérant que la division du monde en pacha, laquelle est très rarement évoquée et seulement dans des invocations rituelles. Force fertile, les saqras du monde sont dangereux pour les hommes qui doivent, en même temps, canaliser leurs pouvoirs bénéfiques et se protéger de leur grande puissance grâce à une pratique rituelle adéquate. Le contraste entre les figures chthoniennes et diaboliques des tios et de la Pachamama et celles des vierges et des croix des entrées des mines, témoigne ainsi de la recomposition de l'univers religieux des mineurs de Potosi dans un cosmos bouleversé par l'évangélisation coloniale. L'empreinte de la tradition alchimique de l'Europe médiévale et renaissante et la croyance en l'existence de gardiens chthoniens des mines sont également perceptibles dans les actuelles représentations minières (Salazar-Soler, 1992, 1997a). La lecture des chroniqueurs permet cependant de recouvrer quelques éléments des cultes miniers préhispaniques dévoyés par la cosmologie des colonisateurs :

Ceux qui allaient aux mines, écrit le père Cobo en 1653, (ibid. vol. 2 : 166) adoraient les montagnes où elles se trouvent et les mines elles­ mêmes qu'ils appelaient coya, demandant qu'elle leur donne leur métal, et pour obtenir ce qu'ils demandaient, ils veillaient la nuit, buvant et dansant en honneur de ces montagnes; ils adoraient de mêmelesmétaux, qu'ils appelaient mama, et ils embrassaient les pierres de ces métaux, appelés corpas, et faisaient avecellesdes cérémonies [notretraduction]. 87 Les mama des mines étaient «constituées par les premiers blocs de minerai découverts lors de l'ouverture de la mine et, à ce titre, on leur reconnaissait un pouvoir d'engendrement du minerai» (Bouysse­ Cassagne, 1998 : 103). Elles séjournaient à l'entrée de la galerie principale et leur présence permit aux conquérants espagnols d'identifier les gisements les plus riches. A la fois image du premier produit (original) et germe fécondant (originaire), ces mama constituaient la waca de la mine (Berthelot. 1978 ; Bouysse-Cassagne 1997, 1998)5 ; elles sont aujourd'hui vénérées sous le nom d'illas. Conformément au témoignage de son découvreur, Diego Gualpa transcrit par Rodrigo de La Fuente ([1572], 1965), la montagne de POtOSl possédait une waca à son sommet. nest aujourd'hui admis que le Cerro Rico lui-même était. à l'époque préhispanique, une montagne sacrée, peut être dédiée far l'Inca au soleil (de ocana [1606] cité par Bouysse-Cassagne ibid. ). Et, si on en croit Arzans de Orsua y Vela ([1737], 1965, T.1 : 159-161), les deux concrétions de minerai à l'aspect mi-humain, mi-animal, découvertes dans une mine en 1575, furent identifiées par les mitayos à la divinité du Cerro Rico. Mais les Espagnols accusèrent les Indiens d'en être les auteurs et ils eurent raison de ces idoles en les réduisant en poussière dans leurs ingenios. Réformé par l'exploitation minière, le culte au Cerro perdura cependant après la conquête comme en témoigne le Père Alvarez ([1588], 1998 : 356):

Toutes les fois qu'ils [les Indiens] montent au Cerro, ils lui font des offrandes, d'autant plus s'ils vont voler [du minerai] ; lorsqu'ils vont de leurs villages vers Potosî, de l'endroit où ils le voient pour la première fois ils lui font des offrandes et ils l'appellent «seiior» et lui demandent fortune, santéet richesse [notre traduction].

A une quinzaine de kilomètres du Cerro, sur la route de La Paz, le site préhispanique de la «grotte du diable» était vraisemblablement le lieu de ce culte; il est aujourd'hui un étape du pèlerinage annuel dédié à saint Barthélémy. On sait enfin que dans les mines d'Oruro, les travailleurs du début du XVIIème siècle vénéraient une figure féline, appelée otorongo, à laquelle ils demandaient de la force pour travailler:

5 Dansle quechua actuel,mama possède le sens de filon, matrice des métaux. 6 «Memorial y relaciôn de las cosas muy graves que acaecieron en este reino del Perû, manuscrit inédit, Bibliothèque nationale de Madrid, exp 3198. 88 Les Indiens dans le Cerro, avant d'entrer dans la mine, demande de la force au démon et ils l'appellent puma (otorongo) et lui offrent des racines auxquelles ils donnent le nom de curu, que je proscrirais aussi si Dieu et Votre Majesté m'aidaient à le faire. (Bernardino de Cardenas [1639], traduitpar Bouysse-Cassagne, 1998 : 95-96).

Plus encore, comme le suggère Thérèse Bouysse-Cassagne (1997), il est vraisemblable que l'activité minière était en elle-même un travail ritualisé. En cheminant sous terre avant d'émerger à la lumière du jour, les mineurs actualisaient en effet le mythe d'origine qui fait surgir les ancêtres des bouches de l'écorce terrestre. Tout comme les travailleurs d'aujourd'hui, les mineurs des premières années de la colonie vénéraient donc les montagnes, leurs mines et leurs richesses. Au sein des cultes préhispaniques, on retrouve aussi l'actuelle distinction entre des divinités plutôt associées à la génération du minerai (la montagne et les marna coloniales ; la Pachamama et les illas d'aujourd'hui) et d'autres, plus directement liées à l'activité extractive elle-même (1'otorongo ; les tios). Tous ces cultes, qui cumulent l'idolâtrie avec la clandestinité inquiétante du sous-sol sont apparus particulièrement diaboliques aux yeux des évangélisateurs. Dans les écrits des chroniqueurs, les tourments des âmes des Indiens infidèles se conjuguent à ceux des corps soumis aux conditions inhumaines de l'exploitation souterraine pour donner à la mine de Potosf sa dimension de «bouche de l'enfer», nom qui la désigna durant toute la période coloniale. Plus que nulle part ailleurs, l'ukhupacha infernal avait trouvé sa place dans les galeries minières.

89 La Vierge du Cerro ~~~

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90 CHAPITRE IV

LAMONTAGNE,LAPACHAMAMAETLA VIERGE

Aujourd'hui, la montagne n'apparaît plus directement dans les rites des mineurs. Sa figure a été dévoyée par le Tio, la Pachamama, la Vierge et le Tataq'aqchu auxquels les travailleurs s'adressent désormais. Us considèrent la montagne comme l'incarnation de la Pachamama, de nos jours identifiée à la Vierge. Nous verrons que certaines manifestations de la montagne révèlent cependant une identité propre, indépendante de la Pachamama et de la Vierge.

1. Le Cerro Rico, incarnation de la Pachamama

La Pachamama est étroitement associée aux divinités andines des montagnes. Ces dernières sont les principaux destinataires des rituels des paysans qui les considèrent comme les ancêtres protecteurs des lignages et comme les gardiens des troupeaux et des richesses minières qu'elles abritent. Elles sont également à l'origine des phénomènes météorologiques qui fécondent la terre far la pluie ou détruisent les récoltes en quelques minutes par la grêle . L'identification d'une montagne, le Cerro Rico, avec la Pachamama est cependant assez particulière à Potosi. Dans d'autres centres miniers comme celui de Julcani au Pérou (Salazar-Soler, 1990) ou celui tout proche de Porco, la Pachamama et la montagne, gardienne des richesses minières, sont invoquées en tant qu'entités distinctes. Et les paysans, qui de la Bolivie au Pérou, invoquent le Cerro Rico dans leurs prières, s'adressent à la montagne et non à la

7 Pour une analyse détaillée des divinités des montagnes, on se référera notamment à H. Favre (1967), L.Girault (1988) et G. Martinez (1983). Pachamama". Plus généralement, la Pachamama est considérée comme l'épouse des esprits masculins des montagnes (Bouysse­ 9 Cassagne et Harris, 1987 : 263) ; à Potosî, elle est la femme du Ti0 •

Pachamama, terra genarix

En raison de son étroite identification avec la fertilité du sol, le culte de la Pachamama célèbre surtout la prospérité. Cette notion est rendue par le préfixe "pacha" qui englobe à la fois une notion de temps, d'espace et de totalité; le suffixe «marna» se réfère, quant à lui, à l'archétype genninant de chaque produit ou espèce, comme dans le cas des mama des mines préhispaniques. En ce sens, pachamama signifie «l'abondance ou la totalité des archétypes genninants du sol» (Bouysse-Cassagne et Harris, ibid..) ; par extension, la Pachamama est souvent confondue avec la terre elle-même. Son culte protège aussi des maladies, des accidents météorologiqueset autres disgrâces. A la fois une et plusieurs, la Pachamama possède un nom particulier, qu'elle transmet en rêve ou lors de cérémonies chamaniques, dans chacun des lieux - champs, mine ou maison ­ qu'elle patronne. Les mineurs lui reconnaissent aussi une apparence différente selon le contexte où elle est convoquée. Si la Pachamama est toujours une figure féminine, elle emprunte les traits et les vêtements d'une paysanne dans les campagnes, d'une dame de vestido dans le centre de Potosî et d'une chola de poilera dans les quartiers miniers, lors de ses manifestations visibles - dans les rêves notamment10. Ce mimétisme sociologique témoigne de l'universalité de ses pouvoirs. Du paysan qui la vénère pour assurer la fertilité de la terre, la fécondité du bétail et la protection contre les intempéries, au citadin qui sollicite auprès d'elle le bien-être du foyer et le succès des négoces, la Pachamama est dépositaire des vœux polymorphes de l'ensemble de la population de Potosî et de ses environs. Pour les mineurs, qui l'appellent familièrement Vieja (en espagnol, la vieille),

8 F. Oblitas Poblete (1978: 228) ; P. Gose, (1986 : 3(0); O. Harris, (l987a); T. Abercrombie (1998: 521) 9 En raison de son identification avec la Vierge, certains mineurs ne considèrent cependant pas la Pachamama comme l'épouse du Tio. la Les femmes dites de vestido (en robe) sont celles qui sont habillées à l'occidental, par opposition aux cholas en poilera, la jupe bouffante traditionnelle. Il en existe aujourd'hui dans toutes les catégories sociales, mais le fait de ne pas porter la poilera reste un signe d'appanenance aux classes urbaines moyennes et supérieures. 92 son ventre fertile fait croître les minerais et elle protège des périls du commerce avec le monde souterrain, notamment du grand appétit de son diable d'époux. C'est pour elle, qu'avant de se mettre au travail, les mineurs enterrent leurs plus belles feuilles de coca

Dans le ventre fécond du Cerro Rico

Pachamama, ma petite mère auxdouze jupes, Donne-nous unede tesjupes,pas toutes tes douze [jupes], Prends pitiéde noustes pauvres enfants, donne-nous".

L'image de la montagne-Pachamama comme un ventre féminin où croissent et mûrissent les minerais - minerales poqonku disent les mineurs - reflète une vision obstétricale de l'activité minière. Celle-ci, vraisemblablement déjà présente à l'époque préhispanique n'est pas singulière. Dans son livre «Forgerons et alchimistes», Mircea Eliade (1977) rapporte son existence au sein de nombreuses sociétés humaines et notamment dans l'Europe des conquistadors espagnols. Selon un mythe d'origine recueilli par Carmen Salazar-Soler (1992) à lulcani, les minerais sont issus de l'union de deux serpents mythiques, deux amarus, dont le mâle est Sulfuro (en espagnol, soufre) et la femelle Llimbi (en quechua, mercure), que Dieu a ensevelis sous terre comme des graines. Cette genèse, influencée par les théories alchimiques du Moyen Age et de la Renaissance européenne, évoque aussi le pouvoir germinant des mama préhispaniques. Aujourd 'hui, les plus riches métaux sont conservés par les mineurs qui les vénèrent sous le nom d'il/as pour augmenter la production de leurs filons'". Comme autrefois les mama, les il/as possèdent un pouvoir fécondant et peuvent, à ce titre, être transférées d'une aire de travail à une autre afin de l'ensemencer. Rappelons que les il/as sont aussi les pierres de foudre auxquelles les paysans du

Il Prière qui accompagne l'offrande de la q'oa du Sacrifice d'Espiritu (San German). !2 Au début du XVlème siècle, la notion d'illa se rapportait aux pierres bézoards (Holguin, 1952) et à «toute autre chose que l'on conserve pour l'approvisionnement de sa maison, comme le chuflo, le maïs, l'argent, le vêtement ou les bijoux» (Bertonio, 1984). Pour les paysans d'aujourd'hui, les illas sont de petites pierres qui recèlent la force procréatrice et le bien-être des troupeaux (Flores Ochoa, 1976) et dont l'efficacité symbolique recoupe celle des marna. Dans le département aymaraphone de la Paz, les illas minières, appelées awichas, sont identifiées à la Pachamama. Elles sont habillées lors du carnaval selon un usage qui rappelle les mama du maïs décrites par Arriaga ([1621], 1958: 28).

93 Nord-Potosî attribuent la genèse des minerais souterrains et que l'éclair est également lié aux amarus mythiques". A Potosi, les images oniriques associées au minerai révèlent l'analogie de la production minière avec la fertilité agricole et humaine. Rêver d'une cargaison ou d'un champ de maïs, de pommes de terre, d'enfants en bas-âge ou du sexe d'une femme, augure d'une bonne production à venir. Les mons se manifestent, quant à eux, sous forme de serpents (viboras) qui évoquent les amarus génésiques. Doué de vie et d'esprit tespirituï; mobile comme un serpent, le minerai bouge, se cache ou se révèle aux hommes, qui le convoquent, lors des libations, en appelant le mon par son nom. li est aussi capable d'émotion et c'est en terme de susceptibilité que les travailleurs évoquent sa disparition; lorsqu'ils se disputent, le mon s'effraye et prend la fuite. Selon des échelles temporelles différentes, les métaux naissent, se développent et vieillissent, comme les plantes et les hommes. Les mineurs de Julcani partagent avec les alchimistes européens l'idée que si rien ne vient interrompre ce processus, tous les minerais se convertissent en or; les autres métaux étant le résultat d'un processus de mûrissement avorté (Salazar-Soler, 1992). A Potosî, bien que la montagne ne renferme pas d'or, les mineurs sollicitent ce métal dans leurs prières et évoquent l'existence, au plus profond de leur montagne-femme, d'un pilier d'or, véritable squelette métallique du Cerro. En accord avec les directives du Père espagnol Alonso de Barba ([1640], 1967), qui vécut à Potosf et recommandait de mettre les mines épuisées en jachère, ils pensent également que le potentiel métallique d'une exploitation se régénère sur une ou deux générations; une croyance qu'alimente la possibilité qu'un gisement abandonné redevienne rentable lorsque les prix du marché ou la technologie le permettent. Comment en serait-il autrement puisque le Cerro livre encore de nouveaux gisements malgré près de 500 ans d'exploitation ininterrompue? Parce qu'ils investissent sur le long terme et pensent à leurs successeurs, les travailleurs continuent alors d'offrir des libations aux lieux de travail épuisés. Pour la même raison, en 1996, les palliris qui exigèrent de l'entreprise privée qui les avait dépossédées de certains desmontes qu'elle leur restitue le minerai soustrait, se sont contentées de résidus faiblement minéralisés.

13 A l'époque préhispanique, les pierresde foudre étaient vénérées à l'entréedes mines CT. Platt, T. Bouysse-Cassagne, O. Harris et T. Saignes. Karakara, souspresse). 94 Elles considérèrent, en effet, que cette opération de réensemencement de la montagne serait le gage d'une productivité à venir. - «Si ce n'est pas pour nous, ce sera pour nos enfants», dirent les femmes. Autant d'espoirs liés à la capacité du minerai de croître et de mûrir. Les minerais sont donc des embryons en gestation dans le ventre de la montagne-Pachamama, Donner le jour à ses richesses équivaut à soulever un à un les jupons de la montagne. Chunkaiskayniyoq poileras, douze polleras", est le nom rituel de la Pachamama du Potosî dont les jupes, qui se confondent avec les flancs de la montagne, symbolisent chacune un minerai. Et c'est bien une part d'elle-même que les mineurs accouchent en dénudant la montagne:

On dit que le Cerro a douze poileras, le Cerro lui-même non, la Pachamama. Alors, on dit que quand ils [les mineurs] faisaient leurs offrandes, il y avait des yatiris [chamanes] qui savaient parler [avec l'esprit de la montagne]. - "Qu'est-ce que le Cerro t'a répondu T', -"Le Cerro m'a dit qu'ils ne sont même pas encore en train de soulever ma première jupe. J'ai onze autresjupes sous celle-là, de sorte que c'est peu probable qu'ils essayentde me terminer [de m'exploiter complètement]". Mais on se rend compte que le Cerro a changé: d'abord l'argent, ensuite l'étain, les complexes de zinc et d'argent et maintenant nous passons au cuivre. DonVictor Alcaraz, 48 ans, associé, San German(Unificada).

Dans le rêve de Dona Francisca, la Pachamama du Cerro Rico prend les traits d'une cho/a dont les poileras multicolores fusionnent avec les aires de travail de la montagne en jupon. Lors d'une rencontre onirique prémonitoire, la palliri obtient l'accord de la montagne pour commencer à travailler; elle était alors une toute jeune femme, en pantalon. Pour Dona Francisca, s'approprier des jupes de la Pachamama signifia plus qu'exploiter son minerai : grâce à son premier salaire, elle se confectionna la poilera qui marqua son entrée dans le monde adulte, l'adoption des couleurs de sa bienfaitrice témoigne de l'identification des femmes avec la figure féminine et féconde de la Pachamama :

Une fois [dansmes rêves] je suis allée au Cerro sans le vouloir, parce que [en ce tempslà]je ne travaillais pas dans le Cerro.Et là.je suisen train de

14 Le chiffre 12 est central à la fois pour la tradition chrétienne et dans le contexte andin où les montagnes invoquées lors des libations sont souvent dites être au nombre de 12. Ce chiffre évoque aussi la totalité dans le langage de l'alchimie européenne.

95 chercher du travail : -"Je veux travailler, faire n'importe quoi mais travailler. MonDieu, qu'est ce queje vais faire ? J'aibesoin de travailler". Je marche, je marche quand je m'approche d'une dame et je lui dis: ·"Madame, fais-moi donc travailler". -"Comment toi, mon enfant. travaillerais-tu ?".·"Je travaillerais dans n'importe quoi". _"Ah !" dit-elle. Ses jupons étaient bienblancs et il y en avait tellement. -"Ah! Tesjupons sont tellement beaux" je lui dis, "tu veux bien que l'on m'en donne? Allez, donne-moi". Elle merépond: -"Cherche celui que tu veux". Alors, je lui dis -"Où donc vais-je chercher maintenant ? Il Y a des jupons répandus sur tout ce Cerro". Alors je cherche. -"Je ne trouve pas". Je cherche toujours. La dame est toujours assise. La dame est assise avec sa jupejaune,la dame est assise avec son chapeau. _"Je cherche mais je ne trouve toujours rien, tant pis" dis-je, "je m'en vais". Quelques temps après, je travaille [à la mine] avec mes pantalons et je [me] fais unejupe jaune identique avec ce que je travaille [l'argent de mon travail]. Je travaille dansun lieujaune,dans un lieurouge et avec ce queje travaille [l'argent de mon travail], je [me] fais un jupon jaune, un jupon rouge, conune lessiens. C'étaitla Vierge Pachamama, la t'alla de Potosî. DoüaFrancisca, 40 ans, palliri, La Plata(l0 de noviembre).

2. La montagne-Pachamama sous l'emprise de la Vierge

Vierge Pachamama, Matrone du PotOS}, Douze polleras, petites chaussures d'argent, petitchapeau d'or, Je te fais deslibations, je te donne, Toi aussi, petite mère, tu medonneras peut-être."

Les mineurs invoquent aussi la Pachamama du POtOSl sous les noms de Yirgen et de Nuestra Seûora. En effet, elle est également considérée comme un avatar de la Vierge dont l'image demeure à l'entrée des mines. Quant à son surnom affectueux de mamita (en espagnol, petite mère), il suggère à la fois la maternité divine et le pouvoir fécond de la Pachamama.

Lesmatrones des sections

Presque toutes les sections possèdent une statue de la Vierge près de l'entrée de la mine, généralement dans la maison des gardiens. La plupart sont identifiées comme Vierge de la Conception (appelée Concebida). Mais dans les quelques sections éponymes, celle-ci cède

15 Prière destinée à la Pachamama. 96 la place à la Vierge du Rosaire (Rosario), de la Chandeleur (Candelaria), ou à la Sainte de la mine (santa Rita, santa Elena... ). il est difficile de dater la présence de ces vierges : certaines sont de facture récente, d'autres sont coloniales, comme la statue baroque de la Vierge de la Concepcién de la mine San German, qu'accompagnent trois angelots considérés comme ses enfants. Vénérées par les hommes, les vierges sont aussi les patronnes des gardiennes des mines et des palliris qui prennent en charge leur entretien et leur manipulation lors des rituels. Ces images qui tiennent entre leurs mains les outils des femmes - marteaux et racloirs - sont le pendant féminin des croix des mines qui portent ceux des hommes. Selon une croyance ancienne que l'on retrouve dans la chronique d'Arzans y Vela (ibid.), la Vierge est la protectrice des travailleurs, auxquels elle apparaît, ici en rêve, pour les préserver des accidents :

(... ) parfois ils [les mineurs] croient à la Vierge et c'est comme si la Vierge les aidait en rêve, comme la ViergeMarie a aidé Jésus. [Mais] il y en a qui sont capricieux et qui y vont quand même ; alors, ils ont un accident. Je dis: -"Ce n'est qu'un rêve 1". Alors je rentre et la mine s'éboule. Si je survis, je m'en repens, mais si je meurs, il est trop tard. Mais si avant je l'ai raconté à quelqu'un, c'est comme ça qu'il va croire aux rêves. Ca m'est arrivé à moi. L'année dernière nous avons eu un problème avec du gaz toxique. Cette nuit là, j'avais rêvé qu'une femme me disait: -"N'y vas pas, n'y vas pas mon fils". Et je suis allé travailler avec Don Felix. Ce jour-là, Don Felix avait fait voler la coca pour s'amuser. Il jouait toujoursau yatiri [devin] pour s'amuser. - "Voyonsles enfants, comment ça va aller pour nous aujourd'hui 1". Et la coca retombaitmal, comme ça sur l'envers. Ca allait aller mal pour nous. Alors il a dit: - "Carajo 1Quelle connerie!". Ce jour-là ils avaient pompé l'eau de la mine et la fumée de l'essence s'était propagée dans la mine. Nous sommes entrés sans nous douter de rien et c'était plein de fumée, de gaz toxique.Ca nous a tous rendus malades, nous sommes sortis inconscients. Un peu plus et nous mourions tous et c'est là que je me suis souvenu de mon rêve; ça doit être ça, j'ai pensé. Nous sommes allés à l'hôpital Bracamonte et, là, nous nous sommes repentis. Nous nous sommes raconté: -"Et toi, de quoi as-tu rêvé T', Le fils de Don Felix, celui qui est mort, il a dit : -"Moi, j'ai rêvé de renards, le renard m'aboyait dessus, il m'attaquait, mais je n'en ai pas tenu compte". Nous avions tous rêvé. Certains avaient rêvé de cochons, d'autres d'œufs, que des choses mauvaises. Il y en a même un qui avait rêvé qu'il partait vers un autre monde avec son sac [...] C'est la Pachamamaqui nous fait rêver, qui nous donne de la chance ou de la malchance. Peut-être pour nous protéger ou

97 nouspunir. Armando Pimentel, 18ans,péon, Pampa Oruro (10 de noviembre).

Les mineurs considèrent donc la Vierge comme la manifestation bienveillante de la Pachamama. La dernière phrase du récit d'Armando suggère cependant que cet aspect charitable de la Vierge, conforme à la tradition catholique, n'exclut pas une dimension punitive. La Vierge sait même se faire anthropophage, comme l'illustre le témoignage suivant, où elle exige un tribut humain en échange de la mise en exploitation d'une montagne:

Il [le petit Cerro] ne veut pas qu'on l'exploite, des vipères, des crapauds apparaissent dans les sacs de minerai, C'est peut être parce que le petit Cerro est encore vierge. Il demande beaucoup de gens pour manger, la Vierge demande une fanègue. Don Rosendo Mamani, 57 ans, associé à la retraite, Sta Rita (Unificada).

Imposée par les Espagnols pour combattre les cultes préhispaniques dédiés au Cerro, la mère du dieu chrétien s'est ainsi laissée coloniser par une philosophie du monde qui associe les maîtres spirituels des montagnes aux pouvoirs du monde sauvage. Dans cette nouvelle configuration, le dogme de la virginité mariale cède la place aux attributs féconds, mais dangereux, des espaces vierges.

L'arrivée de la Vierge SUT le Cerro Rico

Marie était une figure propice pour remplacer la waca du Cerro Rico. Pour cela, dès les premières années d'exploitation, les Espagnols construisirent sur la montagne des autels à la Vierge de la Conception (Platt, 1988 : 31). Cette identification de la Vierge avec le Cerro se traduit dans l'iconographie où on retrouverait la trace dès le XYlème siècle (Vizcarra, 1961) (voir p.90). Pour l'ensemble de la période coloniale, Teresa Gisbert (1980 : 17) signale l'existence de cinq tableaux qui représentent Marie émergeant de la montagne, parfois confondue avec elle. Le plus connu d'entre eux, réalisé au XYIDème siècle par un peintre anonyme, est exposé à la Casa de la Moneda de Potosf. On sait aussi que lors des fêtes religieuses, les Espagnols emmenaient parfois en procession une réplique de la montagne en argent surmontée d'une Vierge (Arzans y Vela, ibid.. T.1 : 97). Comme la montagne de Potosi, la Pachamama avait également été

98 associée à la figure de la Vierge par les Espagnols soucieux de christianiser son culte. Le fait que la Vierge ait été simultanément surimposée à la Pacharnarna et au Cerro de Potosî a vraisemblablement médiatisé l'identification actuelle de la montagne avec la Pacharnarna. Tout indique en effet que cette confusion entre un principe universel de fertilité - la Pacharnama - et la waca particulière de Potosî est postérieure à la colonisation. Au XVIIème siècle, le terme quechua koya - qui désigne aujourd'hui la mine - signifiait à la fois «filon» et «reine» (Holguin, [1608], 1952) et était le nom sous lequel le Cerro était adoré par les Indiens (Gisbert, ibid. : 20). TI établissait une homonymie entre la montagne et la Vierge couronnée de la tradition catholique. Aujourd'hui, la Pacharnama ne fait qu'un avec la Vierge et, à l'entrée des mines, les statues des mamitas occupent désormais la place autrefois dévolue aux marna des exploitations préhispaniques.

3. Ni Vierge, ni Pachamama, l'identité résiduelle de la montagne

Quelque chose d'une identité propre du Cerro, incomplètement subjuguée par la Pacharnarna et la Vierge, subsiste néanmoins encore aujourd'hui. Elle se manifeste dans les maladies provoquées par la montagne qui ne se confondent pas avec les pathologies attribuées à la Pacharnarna. Ainsi, le Cerro Rico est-il accusé de manger le cœur des hommes. Cette dévoration prend deux formes distinctes : le sorocheet l'action prédatrice de la montagne sous forme d'un condor. Le soroche désigne habituellement le mal de montagne dont la cause est la raréfaction de l'oxygène en altitude. Pour Don Julio, cependant, ce n'est pas l'altitude qui est en cause, mais l'attitude de la montagne qui s'attaque aux hommes et mange leur cœur:

Là où il y a du minerai, il yale soroche. Il est dans le Cerroet comment dire, là où il y a beaucoup de minerai, où il y a des richesses, il yale soroche. Il fait se fatiguer, on ne peutplus marcher. On dit qu'il [leCerro] veut manger le cœur. Par exemple, ils amènent des touristes et certains s'évanouissent presque. Le soroche les attrape. DonJulio,65 ans,retraité, gardien de mine, Caracoles (Unificada).

Le soroche est lié à la présence du minerai : là où est le minerai, il yale soroche. Ce terme n'a d'ailleurs pas toujours qualifié le mal d'altitude; jusqu'au XVIIème siècle il désignait le minerai de galène

99 utilisé lors de la fusion de l'argent, puis il s'est confondu avec qhayqa (Aimi, 1983). En ce sens, l'étiologie du soroche est très proche de la maladie de l'antimoine qui est attribuée aux vapeurs exhalées par les minerais souterrains et, en particulier, par l'or enterré par les Incas à l'arrivée des Espagnols (Bemand, 1986a; Salazar-Soler, 1990). A l'intérieur de la mine, c'est sous la forme d'un condor appelé mallku, que la montagnedévore le cœur des mineursendormis :

Dans la mine, lorsqu'on a sommeil, il ne faut pas s'endormir parce que si on dort dans la mine, alors, sans qu'on s'en rende compte, le diable, le mallku vient, il te mange ou te met à l'intérieur [te fais disparaître] (...) Un vieux de Bolivar nous a raconté que son compagnon s'était endormi alors qu'il mâchait la coca. Alors il est parti. Mais quand il estrevenu, il a vuuncondor surle ventre de celui quiétaiten train de dormir;le condor lui mangeait les entrailles. Il a pris peur, il ne savait pas quoi dire et il s'est enfui. Lorsqu'il est revenu, le condor était parti. Il s'est approché : -"Voyons sa blessure, elle doit être grande !", mais il n'y avait rien. -"Réveille-toi, réveille-toi, là sur toi, il y avait uncondor". -"Menteur, tu es unmenteur". -"Maistu asbien dûrêver ?". -" Ah oui !je merappelle". L'homme avait rêvé qu'il se battait contre un condor. Il se battait et le condor gagnait. Il ne se rappelait de rien d'autre. C'est comme ça qu'il nous a raconté. Après unmois, il est mort, un accident dans lamine. David, 32 ans, segunda-mano, San German (Unificada).

Sous les traits du mallku, les pathologies du Cerro conservent ainsi la mémoire de l'entité jadis incarnée par le Cerro Rico, à laquelle se substituèrentla Viergecatholiqueet la Pachamama. Dans la région de PotOS!, mallku désigne l'esprit masculin des montagnes ; plus généralement cependant, le Cerro est invoqué sous le nom de t'alla, sa contrepartie féminine. TI est possible que l'identification du Cerro Rico avec la Vierge et la Pachamama ait contribué à forger son identité féminine actuelle et sa qualité de t'alla. Celle-ci aurait pu se substituer à l'identité masculine, ou asexuée, de la montagne préhispanique, qui resurgirait presque clandestinement lors de sa manifestation comme mallku. D'après Alvarez, cité précédemment, c'est bien à un esprit masculin -le Seigneur (Senor; de la montagne - que s'adressaient les mineurs du XYlème siècle et c'est aussi sous les traits d'un ancêtre masculin qu'un autre témoignagede la même époque invoque le Cerro (Bouysse-Cassagne, 2000/1 : 67-68). Aujourd'hui, la dimension masculine de la montagne est incarnée par le rio, son époux.

100 CHAPITRE V

LE DIABLE ET LES CROIX DES MINES

Le diable qui hante les galeries minières est la figure emblématique des mines boliviennes. Mineur riche et puissant, il est le patron des travailleurs souterrains. Diabolique, il excite l'imaginaire de la société bolivienne qui lui attribue l'identité sociale particulière des mineurs. Appelé indifféremment supay, diablo ou maestro, le Tio est à la fois le plus diable et le plus sociable de tous les saqras',

Protectrices des mineurs, les croix qui gardent l'entrée des mines sont les alter ego du diable souterrain auquel elles s'opposent et se confondent à la fois. De sorte que la figure du Tio et celle des croix ne peuvent se comprendre qu'en relation l'une avec l'autre.

1. Le Tio, maître des filons et du travail minier

La croyance selon laquelle, au cœur de la montagne, une vieille femme, la Pachamama, file les filons métalliques sous les ordres du Tio muni d'un fouet, traduit la complémentarité entre les pouvoirs génésiques de la montagne et le rôle ordonnateur du Tio. Véritable patron de la mine, le Tio est en même temps l'obligé des hommes qui l'alimentent par leurs offrandes, en échange de sa collaboration. Les termes, apparemment contradictoires, de chef (Jefe), contremaître (capataz) et péon, qu'utilisent les mineurs pour parler au Tio, témoignent d'une dépendance mutuelle qui est conceptualisée en terme de rapport de production.

1 Supay est aujourd'hui synonyme de diable. Les mineurs surnomment aussi le Tio «Satuco», diminutif familier de Satan. Le nom âe tio

Il est vraisemblable que le nom de Tio n'a pas une origine unique et qu'il condense des évocations multiples. Ce rapide tour d'horizon ne prétend pas en retracer la genèse, il évoque le champ sémantique hétéroclite que suggère, en quechua et en espagnol, le nom du tio à l'oreille d'un mineur actuel. Surgit alors une série d'associations linguistiques et symboliques, souvent liées à l'idée d'enrichissement inespéré d'une part, de tromperie et de tentation d'autre part. Autant de circonstances qui rappellent évidemment la figure minière du Tio. Aujourd'hui, comme à l'époque coloniale, le vocable quechua dont la prononciation est la plus proche de Tio est t'iyu, qui signifie sable. Au delà de cette ressemblance phonétique, la mythologie actuelle associe le sable au Tio auquel on demande parfois de compter, un à un, les grains de sable d'un sac ou d'une montagne, afin de détourner son attention (Aliaga, 1992 : 26). Les sablières proches de la ville d'Oruro passent également pour être la métamorphose des fourmis envoyées par le dieu minier Huari pour se venger des Urus qui avaient délaissé son culte (Nash, 1979 : 18-19). Les mineurs de cette région considèrent le Tio comme le descendant de Huari et les fourmis, transformées en sable, sont aujourd'hui vénérées lors du carnaval. En espagnol, le nom de tio, qui signifie oncle, rappelle la familiarité des mineurs avec leur maître souterrain et leur disposition à concevoir leurs relations avec les divinités en terme de parenté. Cette évocation du diable comme un parent se retrouve d'ailleurs dans d'autres régions. A Chipaya, tulu désigne à la fois l'oncle maternel et le diable, aussi appelé Tio (Wachtel, 1983 : 215). On retrouve une correspondance similaire en aymara où le terme lari, associé avec le monde sauvage et diabolique des damnés et de l'humanité présociale, signifiait anciennement l'oncle maternel (Bouysse-Cassagne et Harris, 1987 : 258). Plus surprenant, en Andalousie espagnole, le personnage du preneur de graisse que l'on appelle dans les Andes, Karl Siri, Lik'i siri ou Pishtaku, prend le nom de Tio Mantequero (Molinié­ Fioravanti, 1992: 174). Mais dans le langage courant, tio est d'abord un terme d'adresse respectueux, utilisé par les paysans, notamment envers les personnes étrangères à la communauté. Ainsi, un paysan qui travaille à la mine et croise un ingénieur le saluera d'un «buenos dias tioy», «bonjour mon oncle». Sur le même mode, rappelons qu'en Espagne, tio désigne un homme d'un certain âge et, plus généralement, un type, un individu.

102 Cette familiarité respectueuse qui se dégage du nom tio n'est pas sans évoquer le personnage du familiar. Dans l'Espagne du XVIIème siècle, le familiar est un démon peu puissant, attaché au foyer et à ses habitants auxquels il peut rendre de menus services et que Sebastian de Covarrubias ([1611], 1987i identifie aux lares des Romains. Dans les Andes, Santo Tomas fait du familiar une des acception du terme supay (Estensorro, 1998 : 83). Aujourd'hui, les ouvriers chiriguanos des plantations sucrières du nord de l'Argentine, considèrent le familiar comme l'esprit gardien du patron avec lequel il a passé un pacte diabolique : la vie d'un chrétien par an, en échange de la productivité des cannes (Bernand, 1973). Le tio est également une figure familière de la tradition orale des pays andins. Tio est souvent le nom donné au renard, figure centrale des contes populaires quechuas (Paredes Candia, 1972 ; Morote Best, 1988 ; Chirino et Maque, 1996 ; Itier, 1997). Prédateur, lié au monde sauvage et aux esprits des montagnes dont il est considéré comme le chien, le renard y incarne un personnage remuant, glouton, séducteur, rusé et trompeur. Dans ce rôle, il est parfois associé à la figure du métis qui cherche à abuser les Indiens. Par ailleurs, dans certaines expressions, l'évocation du tio suggère une situation de duperie. Ainsi, «el cuento del tio» (l'histoire du tio) qualifie le mensonge qui permet l'escroquerie. Nombre de ces qualités, partagées par les tios, rapprochent les deux figures. Le renard est d'ailleurs considéré comme un avatar du démon en raison de sa grande queue, où se concentrent ses pouvoirs (Chirino et Maque, ibid. : 256). Etonnamment, l'extrémité noire de cet appendice ­ conservée par ceux qui souhaitent asseoir leur domination sur d'autres individus - porte parfois le nom de q'aqcha (Morote Best, ibid.. : 87). li est tentant d'y voir un lien avec le nom et les pratiques clandestines des kajchas, rusés comme des renards; le hibou (juku) donne bien leur surnom aux voleurs de minerai. Enfin, l'expression «avoir un oncle» aux Indes ou en Espagne, évoque une aide économique, un héritage ou une protection qui arrive à un moment opportun. La manifestation inattendue de cet oncle d'outre-mer, souvent riche et puissant, est un ressort dramatique courant de la littérature et du théâtre péruviens du XXème siècle.

2 Je doisà Carmen Bemand d'avoir attiré mon attention sur cefamiliar,

103 Entrediable etsaint: leseffigies souterraines du Tio

Incarnée dans les statues qui le représentent dans les galeries, la présence du Tio se manifeste également par des apparitions souterraines et oniriques. Dans tous les cas, la divinité arbore les attributs de son identité diabolique : cornes, longue queue, pieds caprins... Thérèse Bouysse-Cassagne (1998) a montré comment cette imagerie s'est alimentée des stéréotypes diaboliques de la Renaissance européenne. Le clergé colonial avait en effet abondamment utilisé l'image du diable, dans les premières églises andines et le théâtre religieux, pour révéler aux Indiens les conséquences effroyables de leurs erreurs idolâtres. L'association du Tio avec le coq et le serpent évoque d'ailleurs les allégories des péchés, l'orgueil et l'envie, qui 3 fleurissent sur la richesse diabolique du Cerro Rico • Dans chaque mine, il existe plusieurs effigies du Tio. Chaque équipe possède la sienne, à proximité de son lieu de travail, et un tio plus imposant occupe généralement la galerie principale. La complexité et les traits particuliers de chaque représentation dépendent de son maître d'œuvre; certaines sont de véritables ouvrages d'art. Le Tio est parfois sculpté assis, grand comme un homme, d'autres fois on ne représente que la tête. TI existe aussi des tios miniatures au travail, un marteau et une barre à mine à la main. Quelle que soit leur facture, le caractère anthropomorphe de ces représentations est toujours saisissant. Pour peu qu'il fume, que la flamme vacillante d'une lampe donne vie à ses yeux de verre et la première rencontre avec le Tio prend une dimension inquiétante. Ses cornes, ses pieds fourchus parfois, rappellent son identité diabolique ; son sexe démesuré en érection, sa virilité féconde. Sa face noircie par la fumée des cigarettes dont les cendres s'amoncellent sur son torse, un lit de coca jonché de petits flacons d'alcool et de mégots, témoignent de l'intense sollicitude des hommes. Parfois un crapaud est posé sur sa tête et un serpent court le long de son corps. Modelés dans la même argile, ces deux animaux sont les compagnons du Tio. Allégorie de l'envie, le serpent suggère également un univers plus andin qui associe les amarus mythiques aux montagnes et à

3 En raison de l'empathie qui existe entre la divinité et ces animaux, les guérisseurs qui veulent s'entretenir avec le Tio lâchent des coqscomme messagers dans la mine. A l'issue de «l'entretien», il ne reste de la volaille que les os, signe que le Tio a accepté son sacrifice médiateur.

104 l'inframonde ; il est la manifestation onirique des filons. Quant au crapaud, il est une manifestation de la Pachamama. Comme le serpent, cet animal qui séjourne dans la terre pour en ressortir avec les pluies, est un médiateur entre les mondes (Molinié-Fioravantti, 1988). Plus rarement, le Tio est flanqué de son double féminin, aux seins proéminents, la Tia. Dans le Cerro Rico, cette dernière est beaucoup moins présente que dans d'autres mines, comme celles de Siglo XX dans le Nord-Potosî où la Tia possède beaucoup des attributs dévolus à la Pachamama de Potosi. Dans les exploitations de la région de la Paz et d'Oruro, les tios sont vêtus d'une cape rouge, parfois d'une couronne, et des atours - cuirasse et tunique en métal - des danseurs des fraternités des diabladas inspirées par le théâtre missionnaire de la colonie. Ce n'est pas le cas à PotOS!, où le Tio est nu, à l'exception parfois d'une paire de bottes, chaussées à l'envers. Paradoxalement, l'iconographie du Tio évoque celle de saint Michel. La tunique courte, la cuirasse et la cape des tios habillés, des danseurs des diabladas et des tios des figurines de sucre (rnisterios) brûlées lors des rites miniers sont aussi les attributs de l'archange qui, dans la tradition de Raphaël, a été représenté dans les Andes du XVIIIème et du XIXème siècles sous les traits d'un soldat romain; c'est le cas dans le célèbre tableau de la Vierge du Cerro. De manière surprenante, le diable de la mine a ainsi adopté la parure du chef des armées célestes, ennemi des démons de l'apocalypse qui, comme le rapporte la légende du saint Michel d'Uncia, débarqua dans les Andes pour défaire le diable caché dans les idoles des mineurs indigènes.

La confection d'un tio

La confection d'un tio est entreprise dès qu'un nouveau lieu de travail commence à produire. Le mineur le plus habile de l'équipe prend en charge sa réalisation, ponctuée de libations destinées à satisfaire le Tio et à protéger son pygmalion. Sa grande proximité avec la divinité qui prend peu à peu possession de son nouveau corps, est en effet source de périls. Certains, dit-on, deviennent fous à l'issue de leur ouvrage. Sculpté en argile minéralisée extraite de la mine, le tio est parfois modelé autour d'une roche métallique de grande valeur. Son corps minéral apparaît ainsi comme le dernier refuge des marna préhispaniques. Des illas peuvent être placées aux côtés du tio et partagent avec lui les libations destinées à stimuler la productivité de l'aire de travail qu'il patronne.

105 Le tio terminé, il faut le baptiser. La plupart du temps, le Tio répond au nom de Jorge Tio, Tio Georges, plus rarement il est appelé Lucas, Luc. Cette homonymie avec des saints catholiques confirme l'ambiguïté du diable minier. D'autres tios, enfin, se voient attribuer des noms inédits, qui s'imposent intuitivement ou en rêve, au mineur:

J'ai fait un rêve mais c'était la réalité. J'ai rêvé de la mine, de là-haut. J'ài dormi et j'ai rêvé avec le Tio, comme d'un ami. Un Tio s'approche de moi, comme ça, à moitié gringo, robuste, avec son casque et ses yeux bien clairs, et moi je lui ai parlé. Je lui ai dit: _"0Ù puis-je trouver un filon T', Et lui m'a dit: ·"Tu ne vas pas dans la bonne direction, je vais te montrer, vas à cet endroit, je vais t'attendre". Le jour suivant, je me suis réveillé : -"Bonsoir !". Quelqu'un m'avait fait me tromper [avait interrompu mon rêve], alors je me suis réveillé comme ça et j'ai pensé que j'étais dans la mine, mais j'étais en train de dormir dans mon lit: -"Qu'est

Les apparitions du Tio dans la mine

Comme pour Don Severo, le Tio peut se manifester en rêve aux mineurs pour leur révéler l'emplacement de riches mons ; mais il peut aussi les induire en erreur afm de les manger. Le Tio apparaît également aux travailleurs restés seuls dans la mine. Ces rencontres sont l'occasion pour les mineurs qui le désirent de passer un pacte individuel avec lui. Dans tous les cas, les travailleurs soulignent le caractère éminemment humain de ces apparitions ; le Tio «apparaît sous la forme d'une personne», disent ceux qui l'ont vu. Grand, blond aux yeux clairs et bien bâti, il est souvent décrit sous les traits d'un gringo de belle allure - la beauté du diable - comme dans le

106 témoignage de David dont le père a rencontré le Tio dans la mine :

Mon paparaconte qu'il étaiten train de perforer quand un gringo de deux mètres de haut, bien grand, avenant, avec ses bottes qui lui arrivaient jusqu'aux genoux, une cape rouge et sescheveux jaunes, avaitvoulu faire peur à mon père [il mime le gringo qui attrape son père par l'épaule]. Mon père continuait à frapper [avec sa barre à mine]. -"Putain,qu'est-ce que tu veux ?". Et il l'a lâché. Mon père a pensé que c'était un de ses péons qui venait l'embêter. Et tu saisquic'était? Quand il s'est retourné, il [l'la vu, bien grand avec unelongue chevelure et de petites cornes. Mon pères'est figé, il a prissesoutils et il est sorti. David Cruz, 36ans, associé, SanGerman (Unficada).

Parfois, l'allure humaine du Tio trompe les mineurs qui le saluent sans le reconnaître. A première vue, dans l'obscurité diffuse de la mine, son casque et sa lampe donnent au diable l'apparence d'un travailleur comme les autres. Ce n'est qu'après coup que le mineur réalise sa véritable identité. Son intuition se vérifiera par les empreintes de pieds caprins ou de pattes de coq laissées par la divinité sur le lieu de la rencontre.

Le propriétaire chtoniendesfilons

Tio,Tio Georges, pantalon vert, souviens-toi de nous, aies de lacompassion pourmoi, s'ilte plaît, faitnous travailler et aide nous à travailler. Nesommes-nous pasamis ? Donne-moi la force et lecourage de travailler, du minerai aussi, moi aussi je te fais desoffrandes."

Il fautfaire la ch'alla tranquillement, il fauttoujours parler avec affection. Moije dis toujours: -"Pourvu que mon wagonnet courre bien !". Avec la moitié, je fais la ch'alla et l'autre moitié je la bois avec le Tio. Ce n'est pas vain de faire la ch'alla, le Tio reçoit l'alcool, la fumée [decigarette]. Toutce que nous lui offrons avec affection, leTio le reçoit toujours bien, trèsbien... Ojito, 17ans, péon, Candelaria (Unificada).

Maître des gisements et du travail minier, le Tio orchestre l'activité des mineurs auxquels il prête force et distribue les filons. Décrit comme le propriétaire du minerai (el duetto del mineraîï, le Tio révèle aux hommes les gisements, en échange de leurs offrandes. Jour après

4 Invocation auTio lorsd'une ch'alla souterraine (mineCandelaria, coop.Unificada). 107 jour, il distribue son métal à ceux qui ont obtenu ses faveurs, transportant les filons d'un endroit à l'autre des galeries, apportant parfois le minerai à dos de vigognes, amarré par des vipères, depuis d'autres montagnes pour ensemencer la montagne-Pachamama. Travailleur infatigable, le Tio est le compagnon de travail des mineurs auxquels il n'hésite pas à prêter main forte. Certains racontent qu'ils l'ont vu remplir sa lampe et entrer dans la mine de nuit, alors que les grilles étaient fermées et, comme Don Gregorio, nombre de travailleurs l'ont entendu vider une brouette ou perforer la roche, alors qu'ils se croyaient seuls dans les galeries:

C'est drôle comme il [le Tio] frappe [avec la barre à mine], ce n'est pas pareil que nous, On dirait que quelqu'un frappe du bois, "gon, gon, gon" [alors que] la roche fait "kar, kar, kar". Le coup sonne à moitié assourdi, comme si on tapait sur du bois. Cela m'est arrivé trois fois lorsquej'étais seul [dans la mine]. En ce temps là, j'avais l'habitude de travaillerseul de nuit. Quandje frappais, lui aussi frappait. J'ai entendu et j'ai pensé qu'un autre travailleur était entré à côté de moi, j'entendais comme si on perforait,comme si on donnait des coups. Il est parti en marchant. Le Tio avait dû apparaître à mes côtés lorsque j'étais en train de travailler. Un peu plus tard, quand je suis sorti [à l'accullin] pour mâcher la coca, j'ai trouvé une barre à mine. Alors je l'ai laissée: -"Que le Tio travaille pendant queje mâche la coca l". Quandje suis revenu, la roche était toute tendre... Don GregorioTerrazas, 43 ans, associé, Pampa Oruro (10 de Noviembre).

Un filon qui apparaît ou s'enrichit, une roche qui s'attendrit, autant de signes de l'œuvre souterraine du Tio. D'autres mineurs racontent comment, après une nuit d'absence, ils ont retrouvé, au petit matin, leur travail avancé. Mais le Tio est un associé pointilleux et vorace. Gare à celui qui exploite un gisement sans l'avoir rassasié. Pour le châtier, la divinité peut faire disparaître le gisement, rendre l'homme malade ou retourner contre lui son grand appétit. Les mineurs victimes d'un accident mortel passent pour avoir été mangés par le Tio.

Le Tio,force animante

Le Tio est aussi une force animante. C'est lui qui transmet aux mineurs, la force (que. cal/pa; esp.fuerza, valor, anima) et le courage d'entreprendre chaque jour leur pénible et dangereux corps à corps avec la montagne. La consommation d'alcool, considéré comme

108 l'urine du Tio, joue un rôle essentiel dans ce transfert. Cette force transmise par la divinité est aussi une puissance sexuelle comme en témoigne sa libido débridée, à laquelle on attribue l'origine d'êtres dont l'apparence extraordinaire leur valait autrefois le statut de waca :

C'est dangereux pour les femmes de dormir ici dans la mine. Une fois, dans le Cerro, il y avait une fille jeune, de 20 ou 25 ans. C'était la fille de la gardienne [de la mine]. On dit que la mère de la fille était descendue [en ville]. Alors que sa mère était en bas, cette nuit-là, je ne sais pas quelle fête c'était, un homme est entré [dans la maison de la gardienne]. D'après ce que la fille a raconté en pleurant, il a abusé d'elle. Alors la jeune fille est tombée enceinte. Elle répétait, -"Je l'ai rêvé, je l'ai rêvé". On dit qu'elle s'était réveillée en criant, mais il n'y avait personne. Depuis ce jour, elle ne pouvait plus manger. Tout la dégoûtait. -"De qui, disaient les gens, de qui est cet enfant ?". Quand l'enfant est né, il n'était pas normal, il avait une tête de monstre. Par chance, il est mort. Son oreille, ce n'était pas une oreille d'être humain, elle était longue comme une come. Qui était cet homme? Même la fille ne le savait pas. Peut-être le diable, le Tio était sorti [de la mine]. C'est pour ça que maintenant dans le Cerro, ils n'emploient plus de femmes avec des filles jeunes. Ils prennent des femmes âgées, parce que sinon le Tio en profite. Doüa Filomena Fernandez, 48 ans, gardienne, Carmen (ID de noviembre).

Qualités indispensables du mineur, sa force et son courage sont donc indissociables de sa relation avec le Tio. La Pachamama qui insuffle sa force aux feuilles de coca consommées par les travailleurs, joue un rôle similaire, mais moindre. Comme l'a souligné Carmen Bernand (1986a : 185-186), dans les Andes, la notion de force doit s'entendre comme un concept culturel qui dépasse son sens premier. La force est la qualité intrinsèque du monde sauvage. Elle est le pouvoir des lieux et des entités non socialisés du monde et la puissance que la terre transmet aux plantes et aux animaux qu'elle fait grandir; en cela elle est très proche du concept de saqra. La force transmise par le Tio correspond ainsi à une incorporation de qualité saqra qui rappelle les attributs des ancêtres wacas du XYlème siècle. En leur transmettant une force associée au cama, ces derniers animaient leurs descendants, les animaux et les plantes pour qu'ils se réalisent et remplissent leur fonction, leur

109 charge"; ce mécanisme constituait, pour les Indiens, l'essence même du divin et de sa relation aux hommes (Taylor 1974-76, 1987). Dans le contexte minier, on pense évidemment aux pouvoirs animants de l'otorongo préhispanique qui auraient pu être transférés au Tio, Les traits félins attribués au diable ouvrier renforcent cette hypothèse: sur la base des travaux d'Oblitas Poblete chez les Kallawayas du nord de La Paz, Antonio Paredes Candia (1972) décrit les crocs et les rugissements du supay, gardien des richesses souterraines ; selon Freddi Arancibia (1991 : 56), les danseurs des premières diabladas de la fm du XIXème siècle portaientdes crânes de félins. Le cama qui liait les hommes du XYlème siècle à leurs divinités était inégalement réparti : certaines wacas étaient plus «animantes» que d'autres et des individus, comme les gardiens des wacas (camayoc) et les guérisseurs (camasca ou soncoyoc), bénéficiaient d'un supplément de cama en raison de leur office (Taylor, 1974-76). La force reçue du Tio, qui permet aux travailleurs d'exercer leur métier de mineur, évoque ainsi cette possibilité de posséder un cama personnel, en marge du cama collectif associé à l'ancêtre du groupe. Dans un cosmos bouleversé par l'évangélisation et la notion essentialiste d'âme, le cama transmis par le Tio apparaît désormais comme la contrepartie diaboliquede la force transmise par le baptême.

Du Tio aux tios, un principediversement réalisé

Au-delàdu singulierde son appellation, le Tioest pluriel. Les mineurs les plus anciens parlent d'ailleurs plus volontiers des tios que du Tio. Cette dissolution des tios dans la catégorie générique de Tio est liée à la figure unitaire du diable, qui a progressivement eu raison de la diversitédes entités auxquelles elle s'est imposée. Le récit suivant,qui met en scène des tios riches et puissants, d'autres pauvres ou avares, des tios travailleurs, d'autres paresseux, témoigne cependant de manifestations multipleset individualisées:

Il Ya des tios qui donnentde bons filons, des nos qui travaillent ; ça, ce sont des tios riches. Mais il y en a d'autres qui n'ont rien. Même si tu travailles, même si tu te sacrifies, tu ne trouvesrien; ça, ce sont des nos pauvres. -"Ah ! ce tio pauvre, allez, travaille paresseux, traître,pédé !". Il

S Dans la défmition d'Holguin du début du XVlème(Ane, f.102b), la traduction de cama commela tâche,l'office, qui incombe à chacunnefaitd'ailleurspasréférence au conceptd'âme, de forceen soi (MichelAdnès, communication personnelle). 110 faut le conquérir avec des mauvaises choses, avec des gros mots. C'est comme ça qu'il faut traiter leTio,carleTio est un voyou: _" Tescouilles sonttrop lourdes ? C'estpourça que tu nepeux pastravailler ?".Et il Ya des rios qui travaillent et on les entend travailler. [...] Les rios les plus puissants sont ceux qui te donnent le plusde richesse et qui encaissent le plus de vies. Il faut recourir à des guérisseurs pourtravailler avec ces rios puissants. Ces choses sont certaines. Par exemple, je vais te raconter quelque chose de tout récent. Regarde, nous, nous sommes en train de travailler dans un endroit où il y a un mur d'un mètre. Ceux de la [coopérative] "6de agosto" travaillent le même filon que nous. Mais pour eux, il vaut 400 marcs alors que pournous, ce même filon, ne donne que 40 marcs. Mais ils ont fait soigner la mine par des guérisseurs avec des fœtus humains.., David Cruz, 32ans,segunda-mano, San German (Unificada).

Tout en attribuant une personnalité à chaque rio, le témoignage de David suggère que, dans les faits, les qualités des différents rios sont conditionnées par les relations qu'ils entretiennent avec leur groupe de travail. Dans l'exemple qu'il tire de sa propre expérience, c'est la nature des offrandes et des pratiques rituelles, orchestrées par un spécialiste, qui fait la différence entre la générosité du Tio de l'équipe concurrente et la moindre largesse dont David et ses compagnons bénéficient. Le Tio apparaît ainsi comme un principe, une potentialité, dont la réalisationdépend de ses interactions avec les hommes. L'existence de chaque rio est donc étroitement liée aux mineurs qu'il patronne. Faire la ch'alla au rio d'un groupe de travail différent influence la productivité de ce groupe, mais ne profite pas à la personne qui lui offre ponctuellement sa dévotion. Si les travailleurs peuvent transporter leur rio vers une nouvelle aire d'exploitation, les effigies abandonnées sont rarement récupérées. Les mineurs craignent en effet, d'hériter du destin inconnu d'un rio étranger. Figure emblématique du groupe de travail, le Tio peut même devenir un véritable trophée de guerre aux mains d'une équipe concurrente. En 1994, au cours de la longue bataille que les sections de la coopérative Unificada se livrèrent pour l'appropriation des gisements abandonnés par la COMIBOL, les mineurs de San German s'emparèrent du rio d'un groupe de travail de Candelaria. Aux yeux des preneurs d'otage, ce kidnapping augurait de la défaite prochaine de l'adversaire.

III Dela divinité de la montagne au rio, des attributs qui circulent

Nous avons parlé de complémentarité entre le rôle génésique du Cerro Rico et le pouvoir ordonnateur du Tio. En même temps, les deux figures partagent un certain nombre d'attributs. Les montagnes sont, elles aussi, considérées comme les propriétaires des richesses minières qu'elles renferment en leur sein et partagent une compagne commune avec le Tio : la Pachamama. Enfin, lors de leurs apparitions, le diable de la mine et les esprits des montagnes empruntent des traits assez proches : ils sont décrits comme des hommes blancs, portant parfois une barbe et un poncho de vigogne (Nash, 1979 : 164 ; Bouysse­ Cassagne et Harris, 1987 : 256). S'interrogeant sur ces coïncidences, Carmen Salazar-Soler (1990 : 352) privilégie l'existence de deux divinités distinctes avec un certain nombre de convergences sur l'hypothèse d'une divinité unique qui, dans le contexte minier, acquerrait des caractéristiques propres, le diable de la mine étant la version minière de l'esprit de la montagne. Olivia Harris et Thérèse Bouysse-Cassagne (1987) suggèrent que les coïncidences entre le diable de la mine et l'esprit des montagnes tiennent au rôle fédérateur des montagnes qui, suite à la diabolisation des anciens cultes, auraient articulé l'ensemble des forces saqra du monde. Enfin, pour Tomas Abercercrombie (1998 : 402), le Tio serait l'équivalent minier des esprits des montagnes (mal/kus ou uywiris). Dans le cas de Potosf, les données ethnographiques suggèrent que la figure du Tio n'apparaît qu'après la mise en exploitation des montagnes. Ainsi, les mineurs qui souhaitent ouvrir des mines dans une montagne vierge orientent leurs prières et leurs offrandes vers la montagne et la Pachamama et non vers le Tio. Ce n'est que lorsque la mine commence à produire que les premières représentations du Tio sont confectionnées pour canaliser la dévotion des hommes. On observe donc un glissement consécutif au travail minier, depuis la figure de la montagne vers celle du Tio. D'autres pouvoirs de la montagne, en particulier son rôle génésique, sont quant à eux, dévolus à la Pachamama des mines.

Le caractère panandin du Tio

Sous des noms différents, du nord de l'Argentine aux Andes péruviennes (Muki), en passant par la Bolivie, la figure du diable hante les mines andines. Même pouvoir sur le minerai, même attitude

112 envers les hommes, même univers symbolique et, souvent, même iconographie : la comparaison témoigne des similitudes qui, au delà des variations locales, existent entre les descriptions des mineurs de diverses régions du Pérou et de la Bolivie (Salazar-Soler, 1990; Salazar-Soler et Absi, 1998). Reste cependant à expliquer les différents noms donnés aux diables des mines, dont la diffusion semble respecter les frontières nationales. Sont-ils le résultat de processus parallèles d'apparition de la divinité dans les différentes mines andines ? Quel rôle a pu jouer la diffusion dans ces processus ? Le Tio est également une figure familière de nombreuses régions rurales boliviennes, que les paysans aient, ou non, une expérience de mineurs. Durant Carnaval, les paysans du Nord-Potosî célèbrent le Tio sous le nom de Tiu Pachatata. Considéré comme l'époux de la Pachamama, il est le gardien de l'or et de l'argent de l'Inca qui retournèrent à la terre à l'arrivée des Espagnols et des curés (Platt, 1983). Comme eux, les paysans des environs de Potosî invoquent le Tio pour s'approprier des trésors enterrés :

Tu lui donnes du soda et il te donne des pièces de monnaie du [comme cellesqui décorent le] charango [guitare indigène], très anciennes comme les chullpas. Un trésor s'embrase dans la nuit, [d'une] couleur bleue, un peu comme le gaz. Alors on le localise. Il faut verserdu sodaet telleest la magie de cet argent, la terre s'ouvre. Comme il n'y avait pas de banque, les anciens creusaient la terre pour ranger leur argent. Alors, il n'y a [plus] de propriétaire et le Tio se l'approprie peuà peu. Don Mamerto, 63 ans, agriculteur (Candelaria, Pr. Saavedra).

On retrouve des croyances similaires dans les régions rurales de la paz6. En ville, les métis de la capitale sollicitent également le diable minier, au même titre que les banques, pour faire fortune (Fernandez, 1995: 297). Moins centrale que celle de son homologue minier, la figure rurale et urbaine du Tio est, à mon sens, issue d'une réappropriation de la divinité minière ; les migrations incessantes et l'existence d'un univers symbolique partagé facilitant cette transposition. En effet, si certaines caractéristiques du Tio des mines sont un héritage culturel paysan et agricole, c'est dans les galeries souterraines que s'est construite sa figure actuelle. Elle a pu, par la suite, retrouver facilement une place parmi les forces vives du monde rural. Que ce

6 Gilles Rivière, communication personnelle.

113 soit dans les campagnes ou dans les villes, ceux qui l'invoquent ont, en tous cas, toujours à l'esprit l'association du Tio avec la mine.

2. Quels diables possèdent le Tio ?

Bien qu'ils s'en défendent et revendiquent avec force leur christianisme, la nature diabolique du Tio vaut aux mineurs une réputation de mécréants qui leur colle à la peau. Bien sûr, les attributs du Tio ne coïncident pas totalement avec ceux du Satan. La question de savoir si le propriétaire du minerai était le même que le diable dont on parle à la messe a d'ailleurs surpris bon nombre de mineurs. Certains m'ont répondu ne pas savoir que «Dieu aussi avait un diable». D'autres, comme ce travailleur, ont évoqué l'existence de deux personnages bien distincts: - «A l'intérieur de la mine, il yale Tio. Ce n'est pas un malin, c'est un travailleur, un mineur, un compagnon. Ensuite, il y a un autre diable particulier qui veut nous tromper». Néanmoins, force est de constater que le Tio s'est en grande partie construit par opposition à l'univers de Dieu, des saints et des valeurs défendues par l'Eglise. Bien que cette opposition dépasse le manichéisme théologique de Dieu et du diable pour faire écho au jeu de l'ordre solaire et de la profusion saqra, le Tio n'en est pas moins un diable et son culte peut occasionner chez ses dévots un dilemme moral. C'est sur cette dimension véritablement diabolique du Tio, trop souvent négligée par les anthropologues plus préoccupés de restituer au diable des mines son champ symbolique indigène non satanique, que je voudrais insister ici.

L'ennemi de la «vraiefoi»

Manifesté par son iconographie et ses surnoms (supay, diablo, satuco ... ), le caractère diabolique du Tio s'accomplit dans l'antinomie de ses pouvoirs avec certains éléments du culte catholique et son association avec les âmes non chrétiennes des damnés. Dans la mine, un certain nombre d'interdits mettent en scène le combat des divinités catholiques contre les forces païennes diabolisées. Une fois franchie la porte de la mine, les travailleurs ne doivent ni se signer, ni prononcer le nom de Dieu ou du Christ, sous peine de faire fuir le Tio et ses filons. Beaucoup redoutent l'entrée d'un curé dans les galeries et, dans certaines exploitations, l'usage de la pioche, dont la forme évoque la croix, est prohibé à proximité des

114 filons (Rojas et Nash, 1976 : 370). Le sel du baptême possède les mêmes pouvoirs et les mineurs s'abstiennent d'en ingérer de trop grandes quantités, d'emmener des aliments salés dans la mine et de saler la viande des animaux qu'ils consomment lors des sacrifices rituels". D'autres pensent qu'aller à la messe peut compromettre leur production et la présence des croix et des vierges à l'entrée de la galerie principale dissuaderait le diable ouvrier de franchir la frontière de son monde souterrain. Certains aspects de la dévotion au Tio font par ailleurs écho à la tradition qui veut que les rites sataniques caricaturent la dévotion catholique : si des bougies, normalement réservées aux saints, sont offertes au Tio, elles doivent être placées à l'envers, la mèche vers le bas, et les mineurs parlent d'un credo diabolique appelé «Inini waranis", qu'ils n'ont malheureusement pas su, ou pas voulu, me réciter. Comme la coutume de chausser le Tio à l'envers, ces pratiques qui rappellent la sorcellerie, évoquent également l'inversion symbolique entre notre monde et l'inframonde. L'antagonisme du diable ouvrier avec des éléments du culte catholique peut susciter de réels conflits. Dans les années 1950, les mineurs s'opposèrent énergiquement au projet de construction d'une chapelle dédiée au Sacré Cœur de Jésus au sommet du petit Cerro et réussirent à ajourner son édification pendant plusieurs années. Mais le Christ prit place sur la montagne et beaucoup, comme cette palliri, lui attribuent la crise de l'étain:

On dit qu'avant le démon lui-même était lâché, mais maintenant il est prisonnier dans le supay wasi [la maison du diable, l'enfer]. Avant il était lâché, il suffisait de dire: -"Que le supay l'emporte !" et le diable apparaissait aussitôt. -"Je viens l'emporter" disait le diable. Mais depuis que ce Monsieur est monté là [sur le petit Cerro], le Sacré Cœur de Jésus, le Tio ne se promène plus qu'un petit peu ; ça doit faire quarante ans. Avant, le curé ne montait pas ici pour faire la messe, les Espagnols ne le permettaient pas. Mais ils l'ont fait monter et le minerai s'est perdu. Si ce

7 La symbolique du sel, utilisé lors des baptêmes chrétiens. appartient également à l'héritage andin. A l'époque préhispanique, sa consommation, contraire à la communication avec les divinités. était interdite lors de certaines cérémonies, notamment chamaniques (Bouysse-Cassagne et Harris, 1987). B L'Ininiest la traduction quechua du credo. Le terme warani désigne, en quechua, les constellations (Lara, 1990) mais il évoque aussi les Indiens guaranis insoumis à l'ordre colonial, que leurs incursions guerrières conduisaient dans les cordillères proches de Potosi. Les Basses-Terres dont ils sont originaires sont aujourd'hui rattachées par les mineurs. au monde sauvage et sai/ra.

115 Monsieur n'était pas venu, si le curé n'était pas venu faire des messes, peut-être qu'aujourd'hui Potosî continuerait à produire comme les Espagnols. Maintenant comme je te dis, le rio s'est rendu, il n'yen a plus. Où est-il allé? Ceux qui restent, çadoitêtre sesenfants, mais le Tio principal et la Tia principale sont partis, mari et femme. Ils ont dO s'en allerà l'intérieur de la mine, Dona Filomena Fernandez, 48 ans, gardienne, Carmen (10de noviembre).

Contrairement aux vierges et aux croix des missionnaires de la colonie, le Christ du Sacré-Cœur n'a pas su trouver sa place dans la dévotion des travailleurs qui ne le sollicitent jamais. Son édification marque un point de non-retour de l'entreprise de domination du diable de la mine, dont les pouvoirs se retrouvent,en partie, annihilés.

Lesâmes non chrétiennes desdamnés

La possible identité préhispanique du supay comme force animante des ancêtres évoque le lien entre les tios et les âmes défuntes ; Thérèse Bouysse-Cassagne (1998) suggère d'ailleurs que les rites des mineurs préhispaniques étaient liés à un culte aux morts. Aujourd'hui, tios et défunts sont associés à l'inframonde et exercent un rôle similaire d'intercession entre les hommes et la fertilité du sol. Les morts, qui reviennent chaque année parmi les vivants avec les premières pluies, conditionnent la production agricole (Harris, 1983)9. Ces défunts qui exigent leurs offrandes et peuvent rendre les hommes malades relèvent de la catégorie des saqras. Dans le contexte minier, l'association entre les morts et la fertilité du sol se manifeste dans la croyance selon laquelle la mort d'un travailleur dans la mine augmente la richesse du filon qu'il exploitait. Son cama est comme absorbé par le filon. L'idée que les miroirs sont à la fois les ennemis du Tio, dont ils provoquent la fuite avec ses minerais, et ceux des morts (Platt, 1978: 1097 ; Harris, 1983 : 144) confirme cette identification du Tio avec les défunts'", Au-delà du partage de certains

9 Dans les campagnes du Nord-Potosï, c'estsousla forme de diables vêtus de peaux de chèvres, que les âmes défuntes sont renvoyées vers le monde des morts à l'issue du Carnaval - appelé Supay Fiesta - qui marque le début de la saison sèche (Harris. ibid.). \0 S'interrogeant sur les raisons de cette incompatibilité des miroirs et des morts, Olivia Harris (l987b : 267-268) se demande si elle n'aurait paspourorigine le faitque les miroirs symbolisent la dualité qui est dans les Andes l'état de plénitude et d'intégrité associé à la sociétéordonnée, paropposition avec l'univers saqra. 116 attributs, elle passe par l'identification particulière du diable ouvrier avec les âmes des damnés, notamment celles des mineurs morts dans la mine. Les mineurs considèrent les cadavres des accidentés comme des pantins, des dépouilles désertées par l'âme qui, prisonnière du Tio, doit encore travailler toute une vie dans la mine. Ces âmes errantes, privées des soins dus aux défunts, poussées par la faim et la soif, apparaissent à leurs anciens compagnons pour se plaindre ou tenter de les emporter vers le monde des morts. La similitude entre le destin des travailleurs accidentés et celui des damnés tient au fait que, dans le sous-sol diabolique, l'âme humaine échappe à la juridiction de Dieu. Mourir dans la mine équivaut à rejoindre le monde des morts dans cet état non chrétien qui caractérise les damnés et les âmes pécheresses. La relation entre le Tio et les morts non chrétiens est attestée par la croyance selon laquelle les enfants mort-nés lui appartiennent et doivent, à ce titre, être enterrés dans les galeries minières. -»11 faut les enterrer dans la mine et ne plus jamais ouvrir, jamais », explique un mineur, «ce sont ses compagnons du Tio, ses disciples». A l'inverse des défunts plus âgés, les enfants mort-nés n'ont jamais appartenu à la société des vivants. lis n'ont vécu ni le baptême catholique - ils ne sont pas salés - ni le rite de passage andin de la première coupe de cheveux, qui vers l'âge de deux ans, donne à l'enfant son statut de personne. Significativement, les mineurs morts dans la mine sont parfois considérés comme des duendes, des lutins, qui incarnent par ailleurs les âmes des fœtus humains issus d'avortements. La figure du Tio est également associée à la première humanité appelée chullpa, qui vivait dans une perpétuelle pénombre lunaire. Ces habitants de la nuit des temps périrent lors du premier lever de soleil ; certains, réfugiés dans des grottes ou des lagunes y survécurent néanmoins!'. Les chullpas sont à la société actuelle ce que l'enfant mort-né est à l'individu socialisé : ils en sont les antécédents pré­ sociaux. Ancêtres païens, ils sont également des âmes damnées. Dans ce récit recueilli à PotOS!, les chullpas, aussi appelés flaupas, sont d'habiles mineurs métallurgistes, riches mais mesquins:

11 Parmi la riche littérature anthropologique sur le mythe des chullpas, on se réfèrera notammem à O. Harris(1987a) ; T. Bouysse-Cassagne et O. Harris(1987) ; L. Girault (1988); N. Wachtel (1990) ; C. Salazar-Soler (1990); T. Abercrombie. (1998).

117 Chullpa, c'est une chose des ancêtres. Il y a 1000 ans, il y avait des gens comme les Mayas, les Quipus,qui avaient beaucoup d'argent. Ils vivaient sur les montagnes, dans les lieux les moinsindiqués [pour vivre]. Certains de ces lieux ont une heure, par exemple,une heure de l'après-midi,l'aube ou la tombée de la nuit, où ils [les chullpas] apparaissent sous forme d'un coq, d'un chien ou d'un cochon. Ces chullpas vivaient ici, sur le Cerro et ils gardaient leurs trésors dans des pots, petits comme eux. Il y avait de grande quantité d'argent, du meilleur minerai, et non seulement ils l'exploitaient mais ils le fondaientégalement. Sous n'importe quelle pierre que tu soulevais, il y avait de l'or, de l'argent, ce n'est pas comme aujourd'hui et les flaupas sont enterrés. Ils étaient mineurs, artisans, comme les gens de maintenant mais c'était de mauvaises personnes, comme il en existe dans d'autres pays, des richards qui ne veulent pas partagerleur argentavec les autres. - Et qu'est-cequi leurest arrivé? On les a enterrés, les gens ou les guérisseurs. De quelle époque date cette mine ? Les Incas, les Espagnols ne sont arrivésqu'aprèsles chullpas. Dona Francisca, 40 ans,palliri, La Plata (10 de noviembre).

Bien que Doüa Francisca distingue les chullpas du diable de la mine, leur antinomie avec le monde solaire et le baptême chrétien, leur richesse, leur spécialisation professionnelle, leur apparence de coq ainsi que leur enterrement évoquent évidemment l'univers des tios qui comme nous le verrons, furent également exilés sous terre à l'arrivée des Espagnols. Les mineurs d'Oruro identifient d'ailleurs explicitement le Tio avec le dieu Wari, vénéré par l'humanité antérieure (Nash, 1979). Enfin, l'ail et les miroirs, dont on dit à Potosf qu'ils effrayent le Tio, suggèrent une relation entre la divinité et un damné d'un genre un peu particulier: le vampire. Un travailleur utilisa d'ailleurs l'image d'un «dracula» qui transformerait ses victimes en vampires pour décrire l'action du Tio sur l'âme des mineurs morts dans la mine. Ainsi donc, sa diabolisation a recentré la relation du supay des mines avec les morts vers les plus infernaux d'entre eux, les damnés (ancêtres païens, enfants non baptisés, vampires...) . Ce glissement accorde la figure du Tio avec une tradition européenne qui, aux siècles derniers, identifiait les divinités démoniaques des mines d'Europe avec des âmes damnées (Salazar-Soler, 1997a)12. Quant à l'identité de damnés

12 En explorant la tradition des mines européennes du XYlème au XIXème siècle, Carmen Salazar-Soler a rencontré un univers peuplé de démons : nains, gnomes et lutins, en biendes pointssimilaires auxdiables des mines andines. Parmi eux,certains

118 des mineurs morts dans la mine, elle témoigne de l'emprise morale de l'évangélisation sur la dévotion au Tio. En même temps, leur destin infernal renvoie à la métaphysique andine d'un univers pré-social associé au monde sauvage.

La position actueUe de l'Eglise catholique et des Evangéliste«

Si l'Eglise catholique contribue, encore aujourd'hui, à alimenter la réputation diabolique du Tio, les circonstances de cette diabolisation ne sont plus les mêmes qu'à l'époque de l'extirpation des idolâtries. Dès le XIXème siècle, en effet, le clergé tend à «moins croire dans l'efficacité de la sorcellerie ou à la présence de Satan dans la religion populaire et plus à regarder les écarts de l'orthodoxie comme de simples superstitions» (Abercrombie, 1998 : 278). Aujourd'hui, sous l'impulsion de Vatican II, l'Eglise bolivienne a adopté une position plus respectueuse des cultures locales. Le regard porté par les prêtres de PotOS! sur les divinités minières est désormais moins conditionné par leur orthodoxie que par leur compatibilité avec les valeurs défendues par l'Eglise. Autrefois considéré avec une grande suspicion, le culte des vierges et des croix des mines est aujourd'hui cautionné par les prêtres qui, tout en reconnaissant leur décalage par rapport à la doxa catholique, acceptent de bénir les images lors des messes qui leurs sont consacrées. Sous son aspect bénéfique et fécond, la Pachamama est elle-même valorisée comme une manifestation de la grande mansuétude divine". Quant à la consommation d'alcool, que les missionnaires avaient associée aux pratiques démoniaques des Indiens, elle est désonnais la cible d'une condamnation plus séculière, imprégnée de considérations hygiénistes. Cependant, pour avoir épousé avec tant de zèle son identité diabolique, le Tio n'a pas pu bénéficier d'un tel non-lieu. TI reste la bête noire des prêtres qui condamnent l'association de son culte avec les richesses matérielles. Cette mise en accusation au nom de la morale transparaît dans le témoignage de Don Toribio qui, depuis de nombreuses années, anime

travaillent dansla mine, ils sont lesgardiensdes gisements. indiquent aux hommes les mons richeset reçoivent parfois des offrandes en échange du minerai. D'autres, plus cruels, provoquent des éboulements et des asphyxies. Les mineurs anglais du siècle dernier identifiaient ces démons avec les âmes des juifs qui crucifièrent Jésus ; dans les mines de charbonde Liège,ilsétaientconsidérés comme des âmesnon baptisées. 13 On peutainsi liredans le bulletin œcuménique Fe y Pueblo(nol3, 1998: 45)que la Pachamama «est un modede communication avec le Dieulibérateur».

119 les réunions de la Pastorale minière de la paroisse de San Pedro. Tout en reconnaissant les pouvoirs du Tio, cet ancien mineur explique son choix de ne célébrer que la Pachamama :

Il Y a huit ans, je suis entré dans les communautés [de la Pastorale Chrétienne]. Alors là. j'ai su qu'il y avait deux dieux. Les anciens mineurs, ils disaient au curé : -"Si je vais à la messe, alors mon mon devient tout petit, je ne gagne plus et je ne peux pas entretenir ma famille". Ils disaient: -"Celui-ci va à la messe, c'est pour ça que son mon se perd; il n'adore pas le Tio et le Tio lui reprend [son mon]". Et il est interditqu'un curé célèbre une messe dans la mine. Alors le compagnon, il a cette susceptibilité: -"Pourquoi est-il allé à la messe? Il n'a pas de mon, il ne gagne pas. Et ce type qui adore le Tio, il gagne bien". Mais nousavonsdécouvert que cette richesse qu'il y a dans le Cerro,c'est Dieu qui l'a donnée aux hommes. Nous croyons en Dieu, nous sommes pécheurs et moi je demande toujours durant la catéchèse: -"Qui a fait cette montagne, cette pierre,les plantes, cette pluieet ce minerai 1". C'est notre Dieu... Alors moi,ça ne m'a jamais plu de parlerau diable, moij'ai toujours eu la foi en la Vierge, en la Pachamama... DonToribioCalisaya, 46 ans, associéà la retraite.

Tandis que les prêtres catholiques s'interrogent sur la nature des tios, de la Pachamama, des vierges et des christs des mines, il ne fait aucun doute pour les Evangélistes que ce sont bien des manifestations démoniaques. A Potosî, ce courant est principalement représenté par les Cristianos, les Mormons et les Témoins de Jéhovah, qui s'y implantèrent à partir des années 1950. Toutes ces églises condamnent, dans un même élan, la consommation d'alcool, le culte aux images et, plus généralement, toutes les pratiques religieuses autres que celles qu'elles encadrent. En se substituant au clergé catholique pour ressusciter la politique coloniale d'extirpation des idolâtries, leur action a eu pour conséquence inattendue de rejeter le catholicisme du côté de l'autochtonie. Ainsi, les mineurs se considèrent comme des chrétiens légitimes (legitimos) par opposition aux frères évangélistes qui refusent la dévotion aux saints et au panthéon andin (Pacharnama, montagnes, etc.). En raison de leur intransigeance, leur audience demeure néanmoins très faible parmi les mineurs qui y recherchent principalement un soutien pour arrêter de boire. Ainsi, le nombre de leurs fidèles ne doit pas dépasser 2 à 3 % des travailleurs contre 8 % pour l'ensemble de la ville (INE, 1992). Dans la mine, leur présence se manifeste principalement par des actions d'éclat : tel dirigeant

120 refuse de prêter serment et d'organiser une ch'alla à l'issue de son élection; des tataq'aqchus sont brûlés par des Evangélistes, etc. Si les choses sont claires pour les quelques travailleurs évangélistes qui refusent en bloc tous les cultes miniers, leur fidélité à l'Eglise catholique place en revanche les dévots du Tio dans une position très inconfortable. La croyance selon laquelle aller à la messe peut altérer la production minière montre que la capacité de la religiosité minière à donner au diable une identité positive - non contradictoire avec la pratique chrétienne - atteint dans certains cas ses limites. Les anthropologues ont souvent souligné l'absence de dimension morale des diables souterrains. En effet, le manichéisme catholique du bien et du mal n'est pas opérant pour penser le comportement des diables de l'ukhupacha guidés par la seule nécessité de s'alimenter. -«Si tu as faim et que je ne te donne rien à manger, tu restes sur ta faim et tu peux devenir agressif envers moi; le Tio c'est la même chose», expliquent les travailleurs. Dans la pratique, cependant, leur perception apparaît bien moins tranchée et il serait trop expéditif d'évacuer totalement l'aspect moral du Tio. Pour les mineurs que leur mauvaise production somme de choisir entre la pauvreté et l'excommunication en n'allant pas à la messe, son culte génère un véritable dilemme. En tant que figure tentatrice qui conduit certains à sacrifier leur âme et leur entourage pour une fortune rapide, le diable de la mine possède en lui-même une dimension négative. Et, parce que le spectre du pacte plane sur toute les négociations avec le Tio, sa condamnation déteint sur l'ensemble du culte :

Quand le mineur entre dans la mine et lui dit: -"Tio, je me remets entre tes mains, donne-moi du minerai", il n'est pas avec Dieu, il est avec le diable, il demande de la richesse au diable. C'est connue ça. Mais qu'est­ ce qu'on peut y faire? Dehors, il n'y a pas de travail.. .. Santiago, 32 ans, associé, San German (Unificada).

La prospérité diabolique du Potosi colonial

Dans les mines de Potosi, la diabolisation des divinités païennes s'est conjuguée à la tradition européenne qui associe le diable au culte idolâtre de la richesse, pour contribuer à l'émergence du Tio comme maître démoniaque des ressources minières. Nous venons de l'évoquer, l'Eglise catholique elle-même ne condamne plus tant le Tio comme ennemi de la vraie foi, mais pour son association avec la

121 richesse matérielle qui pervertit les hommes, révélant leur cupidité et leur nature pécheresse. Dans ce contexte, vénérer le Tio signifie moins la poursuite des anciennes idolâtries que la célébration du culte de l'argent. Cette dimension diabolique de la richesse explique, à mon sens, pourquoi parmi tant de figures diabolisées le Tio est devenu le plus diable d'entre toutes. Dans le chapitre qu'il consacre au Cerro Rico, le père Barnabé Alvarez ([1588], 1998 : 353) insiste longuement sur les péchés des Indiens qui convoquent les démons dans les mines de Potosî, Mais, au-delà du paganisme indigène, le chroniqueur reconnaît que l'activité minière et la fondation de Potosî dans le seul but d'enrichir les hommesétaient elles-mêmes propices à l'essor des cultes diaboliques :

Comme la ville de Potosî n'a pas été fondée pour s'occuper du bien de l'âme, ni pour la vie humaine, écrit-il,mais pour des affaires de cupidité et des œuvres d'erreur et de tromperie - ministres de l'envie - il ne s'y passe rien qui n'en provienne [... ] L'occupation dans le travail minier et dans les ingenias, entre autres activités, est la raison pour laquelleil y a [à Potosî], plus d'infidélité et d'âpreté,plus d'idolâtrie, moins de savoirdans les chosesde Dieu parmiles Indiens,qu'ailleurs [Notretraduction].

Si «pas un Indien qui sort de Potosî ne sait faire le signe de croix ou dire une prière», dénonce Alvarez avec exagération, ce n'est donc pas seulement parce que les Indiens sont égarés par leurs erreurs païennes, mais aussi parce que, poussés par la cupidité, ils préfèrent s'enrichir en subtilisant du minerai le dimanche plutôt que de sauver leur âme en allant à l'office. On retrouve ici l'idée selon laquelle les tentations de l'activité minière compromettent l'assistance à la messe, qui caractérisera plus tard la mise en accusation des kajchas par les entrepreneurs miniers (Abercrombie, 1996) et le discours des mineurs actuels. La condamnation par Alvarez du trafic des minerais volés débouche sur un portrait apocalyptique de la ville dont la désorganisation est décrite comme un chaos infernal. li écrit (ibid.. : 352) : PotOS!, «où il y a plus de maux que dans tout l'ensemble du royaume, en raison de la grande confusion et du désordre pourrait s'appeler plus proprement Babel. Je ne trouve pas d'autre nom à lui donner si ce n'est celui de «marché à la porte de l'enfer». Dans ce Potosî subjugué par les trésors de sa montagne, l'argent prend donc le pas sur la loi des hommes, mais aussi sur celle de Dieu, ouvrant la porte au diable qui se profile derrière chacun des péchés qui

122 fleurissent sur le terreau de la richesse. Et tandis que certains chroniqueurs pensaient avoir localisé le paradis dans le nouveau monde, pour d'autres, Potosi incarnait véritablement l'enfer. Une réputation qui valut à la ville son surnom de «Bouche de l'enfer» et de «Cathédrale de l'idolâtrie». Près d'un siècle après Alvarez, l'imaginaire diabolique de la ville et de ses mines atteint son apogée littéraire sous la plume d' Arzans de Orsua y Vela ([1737], 1965). L'emphase d'Alvarez sur l'inspiration démoniaque des Indiens y cède la place à l'idée d'une corruption générale des mœurs des habitants de la ville, dont les Indiens sont plus victimes qu'auteurs. Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu que le chroniqueur, de même que les mineurs d'aujourd'hui, attribue cette corruption à l'emprise délétère de la richesse incommensurable, et pour certains facile, du Cerro de Potosi. Dans la chronique d'Arzans de Orsua y Vela (ibid. 1 : 65), l'enfer de la mine, qu'il a personnellement visitée, apparaît ainsi dépouillé des considérations théologiques d'Alvarez:

Dans les effroyables, autant que riches, entrailles de cette montagne admirable, écrit Arzans, résonnent les échos des barres à mine qui, au milieu de la voix des uns, des gémissements des autres, des cris des donneurs d'ordre espagnols, la confusion et le travail intolérable des uns et des autres et l'effroyable tonnerre des tirs de poudre, ressemblent tant à l'horrible rumeur desenfers (...]

Plus besoin de diable pour voir dans la mine un enfer : la souffrance des hommes, leurs cris et leurs gémissements, le bruit des machines et des outils, les flammes et la fumée des lampes dans ce monde plongé dans une nuit perpétuelle, en évoquent à eux seuls l'image. Arzans partage avec Alvarez, l'idée que le démon inspire les pratiques idolâtres des Indiens, mais il reconnaît également l'empreinte du diable dans le culte espagnol pour les richesses américaines. «Ceux qui ont conquis les Indes, écrit-il, n'essayaient pas de conquérir une âme pour Dieu, mais seulement l'or, l'argent et les perles et une telle abondance ne rassasiait pas cette infernale convoitise» (ibid. TI : 14). L'enfer sort donc des mines pour emprunter la voie tracée par la cupidité des hommes et c'est de la richesse du Cerro qu'Arzans fait naître tous les péchés inspirés par la convoitise et la vanité de l'argent et par les privilèges qu'il permet d'acquérir: le pouvoir, le prestige, les femmes, l'oisiveté. Instigateur

123 des vices, l'argent facile du Cerro est l'instrument privilégié du diable pour corrompre l'âme humaine. «li n'y a pas d'idole qui ne soit pas démon et démon aussi l'argent mal acquis et au détriment des pauvres» proclame Arzans. TI faut dire que l'argent du Cerro alimentait un flot de dépenses sans précédent. Au XYlème siècle, un mineur espagnol comme Quiroga dépensait plus qu'un vice-roi pour faire tourner sa maison (Backewell, 1973). Et, dans sa chronique, Arzans se fait le narrateur émerveillé des banquets et des fêtes fastueuses, parrainées par les entrepreneurs miniers, qui exaltaient si bien cet esprit nouveau riche de la ville à son apogée. Mais il y avait bien d'autres manières de jouir de son argent à Potosf : on sait qu'à la fin du XYlème siècle, les mineurs espagnols et créoles disposaient de 14 écoles de danses et de 36 maisons de jeu d'argent (Hanke, 1959 : 10), sans compter les multiples salons de courtisanes et les tavernes. Le climat moral de la terre de Potosî était donc bien moins rigoureux que celui de son ciel ; au point que l'on recommandait aux jeunes voyageurs d'éviter d'y faire halte (Buechler, 1989 : 309). Mais le commerce pouvait également enrichir certains Indiens, comme Ana Parpa, dont la fortune permit l'établissement de la première maison jésuite de Potosî (Hanke, ibid. : 35). Le culte espagnol aux richesses andines paracheva ainsi l'installation du diable à Potosi. Les circonstances de l'évangélisation y étaient également favorables. En déléguant à des capitaines de mita indigènes, le soin de réprimer les pratiques païennes des mitayos, les conquérants s'étaient interdits de pratiquer une extirpation radicale des idolâtries à Potosi'". Au-delà des raisons pratiques de ce choix, les Espagnols, hantés par les filons du Cerro Rico et qui croyaient eux­ mêmes aux démons pourvoyeurs de richesses, ont peut être cherché à ménager leurs avatars indigènes : une trop grande répression religieuse ne risquait-elle pas de stériliser les pouvoirs enrichissants des diables de l'infrarnonde ?

L'imaginairerépublicaindu maléfice libéral

Le glissement de la représentation diabolique des cultes non orthodoxes vers l'imaginaire diabolique des richesses de Potosï s'est poursuivi durant la période républicaine, dans le contexte de la

14 Thérèse Bouysse-Cassagne, communication personnelle. 124 progression libérale. Au XIXème siècle, la critique créole anti-libérale associe la folie d'un marché en expansion aux forces du mal (Platt, 1993). Bien que cette représentation dépasse la seule problématique de l'argent du PotOS!, elle est étroitement liée aux enjeux du marché minier et notamment à la libéralisation, en 1872, de l'exportation de l'argent jusqu'alors monopole de l'Etat's. Si le contexte est très différent de la diabolisation des richesses minières de la période précédente, on y retrouve l'empreinte d'une morale assez similaire. Que ce soit la main de Dieu ou celle de l'Etat, la richesse nécessite l'intervention d'un agent ordonnateur pour ne pas alimenter un chaos infernal. Dans un langage plus andin, qui invoque le pouvoir socialisateur du monde du haut sur l'univers saqra de l'ukhupacha, cette même nécessité est au cœur de la critique adressée par les mineurs au pacte individuel avec le Tio : l'absence de travail de la part des pactiseurs ne permet pas aux richesses qu'ils produisent de s'extraire de l'emprise de l'inframonde. Au lieu de lubrifier l'économie humaine, leurs profits acquis par des sacrifices humains menacent l'ordre social et sont éphémères. fi y a une vingtaine d'années, l'anthropologue Michael Taussig (1980) interprétait la figure du Tio comme la fétichisation de la malfaisance du capitalisme. Le pacte avec le diable devient un «pacte prolétaire» qui stigmatise la distorsion des valeurs traditionnelles de l'économie paysanne (contrôle familial de la production, échange, réciprocité, idéologie de la valeur d'usage) au contact des rapports de production capitalistes et de l'aliénation du salariat dans les mines. «La fable du contrat avec le diable, écrit Taussig (ibid. : xii), est une mise en accusation d'un système économique qui force les hommes à troquer leur âme contre les pouvoirs destructeurs des marchandises». L'association du pacte avec le Tio avec la mort et le destin sans lendemain des richesses produites, surgirait ainsi de la contradiction entre le mode de production paysan et celui, capitaliste, des mines. L'ouvrage de Michael Taussig suscita de nombreuses critiques. On lui reprocha notamment le manichéisme économique, idyllique et réducteur, qui sous-tend son opposition entre mode de production capitaliste et mode de production paysan pré-capitaliste, ainsi que sa méconnaissance des mécanismes de la pénétration mercantile dans les Andes (Godoy, 1984; Platt 1983). En effet, contrairement à la vision

15 On sait que les paysans eux-mêmes défendirent l'économie morale des assauts du libéralisme et de la rationalisation industrielle (Platt, 1984a, 1984b).

125 de Taussig, les paysans de la colonie n'ont pas forcément été horrifiés par la mercantilisation de leur économie et il existe une dimension volontaire dans leur participation aux marchés ; le kajcheo lui-même apparaît comme une invention capitaliste indigène. Qui plus est, même si elle altéra d'anciennes logiques soco-économiques, cette participation contribua également à la reproduction des communautés andines. Enfin, l'apparition de l'argent n'a pas impliqué nécessairement l'adoption de l'idéologie marchande et de la plus­ value au détriment de l'échange et de la valeur d'usage (Harris, 1987b). Rappelons aussi que la formation d'une classe minière telle que la décrit Taussig (salariée, prolétarisée,... ) est postérieure à l'intrusion du marché dans les communautés paysannes; les Indiens n'ont donc pas découvert le capitalisme dans les mines. La continuité de l'univers sémantique du Tio avec la cosmologie paysanne, négligée par Taussig, vient également étayer la remise en cause de son analyse. Pour soutenir sa thèse, Taussig doit en effet affirmer que le culte au Tio n'existe que parmi les nouveaux prolétaires, ce qui, nous l'avons vu, est inexact. Loin d'être une spécificité minière, le caractère dangereux du Tio et son pouvoir de manger les hommes, que Taussig interprète comme l'expression de la malfaisance du capitalisme minier, renvoie à son identité de saqra. A ces critiques, s'ajoute l'absence de prise en considération par Taussig de la distinction que font les mineurs entre la dévotion «régulière» au Tio et le pacte individuel. Seul ce dernier est perçu comme totalement amoral et négatif Les faiblesses de l'argumentaire de la thèse de Taussig ont cependant injustement conduit à son rejet en bloc. Car, des plantations de canne à sucre de la Colombie à celle de l'Argentine, en passant par les mines boliviennes, il existe bien un lien entre le déploiement des relations de travail capitalistes et l'existence de pactes diaboliques. Et, si leur condamnation ne traduit pas le refus total du système capitaliste, elle en stigmatise certaines distorsions. A Potosi, les accusations de pactes dénoncent la domination exercée par les riches associés sur leurs employés et fixent les limites de l'accumulation individuelle : le caractère éphémère attribué aux revenus de la mine oblige leur circulation et l'établissement du lien social qui accompagne les flux monétaires. En effet, c'est en tant qu'obstacle à la relation plus que comme facteur d'inégalité sociale que l'accumulation est jugée négativement par les mineurs. Car ne pas mettre son argent en circulation équivaut à refuser la dette et l'obligation sociales. De sorte

126 que la mise en accusation du pacte constitue un garde-fou moral contre la tentation de s'enrichir en outrepassant les règles de l'acquisition des profits par le travail et de la redistribution de l'argent", Dans le cadre du pacte, la croyance au diable exerce ainsi une fonction de contrôle social proche de celle attribuée à la sorcellerie (Bernand, 1986a; Huizer, 1990), laquelle relève historiquement, dans les Andes, du même corpus démoniaque. Pour conclure sur l'association du diable minier et de la richesse, je voudrais revenir sur le contexte de son apparition. L'absence de références antérieures semble indiquer que la figure du Tio - une effigie diabolique vénérée par les mineurs - ne remonte pas au delà de la dernière moitié du XlXème siècle (Langue et Salazar-Soler, 1993). Même si son existence est vraisemblablement plus ancienne, la matérialisation du Tio dans les galeries serait ainsi contemporaine du processus de mécanisation et de rationalisation de l'industrie minière. Elle daterait de l'adoption d'une nouvelle «théologie» de la productivité qui permit l'apparition de grosses fortunes minières comme celle des Soux & Hernandez ou des Aramayos de Potosî, L'ethnographie confirme d'ailleurs le lien entre l'intensification du culte au Tio et le surgissement de nouvelles fortunes minières, dans un contexte de modernisation de la production (voir chapitre IX-2.). De sorte qu'au delà des pactes, l'origine même du diable ouvrier renvoie à un processus d'expansion des relations de production capitalistes.

De l'idolâtrie diabolique à l'hérésie politique

Nous avons évoqué la dimension politique de l'extirpation des cultes indigènes aux ancêtres. D'une manière générale, les idolâtries qui maintenaient les Indiens au contact d'un monde ancien compromettaient l'avènement de la société coloniale. Au XYlème

16 Selon M. Sallnow (1989), la transformation de l'extraction minière en source de profit privé lors de la colonie, aurait favorisé sa perception diabolique. En effet, l'Etat inca s'appropriait auparavant l'ensemble des métaux précieux qu'il redistribuait aux élites. Cette circulation articulait les différents niveaux de l'Empire (les communautés productrices, les élites régionales, le pouvoir impérial). Selon ce mode de pensée, l'appropriation individuelle des mineurs d'aujourd'hui s'apparenterait donc à un vol qui détache l'homme de la communauté, de ses autorités politiques et de ses divinités tutélaires. Rien ne permet cependant d'attribuer l'attitude actuelle des populations andines envers les richesses minières, à une réminiscence inca qui court-circuiterait l'expérience coloniale. 127 siècle, lors du célèbre mouvement messianique du Taquî Onqoy, les anciennes wacas délaissées appamissaient aux Indiens pour les inciter à refuser la religion catholique et le nouvel ordre hispanique (Salazar­ Soler, 1993). Contraires à la doxa catholique, les cultes préhispaniques étaient donc également subversifs du point de vue politique. Une même subversion imprègne, de' nos jours, le culte du Tio dont le contenu diabolique est relayé par un imaginaire qui associe sa figure avec la nature perturbatrice du mineur: son identité de parvenu, sa fougue, son penchant pour l'alcool, son appétit sexuel, son courage et sa force, mais aussi sa virulence politique. Selon la grille moralisatrice de la bonne société, ceci se traduit par l'idée que les mineurs ne sont ni de bons chrétiens, ni des citoyens décents. Dans les années 1980, alors que les mineurs marchaient vers la paz pour protester contre les licenciements de la COMIBOL, tout événement impromptu qui survenait dans la capitale (un accident de voiture ou la rupture d'une canalisation d'eau) était aussitôt attribué à l'inspiration diabolique des syndicalistes du sous-sol (Cajîas, 1994 : 436) ; le geste des vieilles dévotes qui jetaient de l'eau bénite sur les pas du dirigeant syndical Juan Lechfn témoigne de cette même obsession démoniaque qui articule le politique et le religieux. Quelques années auparavant, l'image du diable avait été utilisée par la propagande du Général Banzer pour dénoncer les prêtres tiers­ mondistes accusés de cautionner les hérésies marxistes des mineurs (Lopez Virgil, 1985). Mais comment les mineurs eux-mêmes ont-ils associé leur culte diabolique et leurs pratiques politiques? On doit à June Nash (1979, 1985) la première analyse politique du culte au Tio, Lorsqu'elle arrive à Oruro à la fin des années 1960, les relations entre les mineurs de la COMIBOL et le gouvernement sont des plus tendues. Depuis le coup d'Etat de 1965, les militaires sont au pouvoir, les soldats contrôlent les mines, les libertés syndicales sont supprimées et les dirigeants déportés ou emprisonnés. C'est dans ce contexte que le gouvernement militaire va interdire les rites miniers. Le pouvoir craignait que ces réunions qui alimentent la solidarité des travailleurs se convertissent en foyers révolutionnaires'", La répression produisit cependant un effet contraire à celui recherché : les libations souterraines s'intensifièrent dans la clandestinité, se transformant en espace de liberté et d'expression de l'opposition politique. Sous le

17 La lutte du clergéconservateur contrele marxisme révolutionnaire était également étroitement liéeà l'extirpation des rites miniers (LopezVirgil, 1985).

128 coup de l'interdit, le ressentiment des mineurs envers le gouvernement s'accrut et leur aliénation culturelle devint «la base d'une communication révolutionnaire» (Nash, 1985 : 131). La suppression des rituels qui laissaient le Tio sur sa faim alimenta l'appétit de justice sociale des travailleurs qui avaient trouvé dans le diable un allié. L'analyse de June Nash qui met en avant la solidarité mécanique créée par les rituels me paraît cependant insuffisante, en ce sens qu'elle ne prend pas en compte le contenu symbolique du Tio. Son identité de travailleur minier d'abord, qui favorise son adhésion aux intérêts de classe des mineurs, mais aussi le caractère intrinsèquement subversif de sa nature diabolique. En prenant partie pour les gouvernements militaires qui réprimèrent les mineurs, il est d'ailleurs vraisemblable que la hiérarchie réactionnaire de l'Eglise bolivienne ait contribué à renforcer l'antinomie du Tio avec les symboles du culte catholique. L'interdiction faite aux curés d'entrer dans la mine répondait ainsi aux exigences 'des deux registres : symbolique et politique. En revanche, les prêtres progressistes de Potosî, qui prirent part aux luttes syndicales des années 1960-1980, furent admis aux grèves de la faim à l'intérieur des mines. Aujourd'hui les syndicats miniers ont disparus avec la COMIBOL, la représentation politique du secteur est passée aux mains des coopératives, traditionnellement moins vindicatives, et la subversion des mineurs s'est retranchée dans son expression plus sociale: leur nature de parvenus qui menace les hiérarchies. TI suffit cependant qu'un conflit, fut-il minime, les oppose àla bourgeoisie de Potosî pour que resurgissent les fantasmes diaboliques de la bonne société. De la tradition européenne, le Tio a donc hérité les traits d'un diable multiforme, tour à tour identifié avec l'ennemi de la vraie foi.Ia luxure et la cupidité pécheresse et l'image d'un désordre diaboliquement subversif. L'association du diable européen avec la mort, la richesse et le sous-sol a pu faciliter sa conjonction avec les divinités indigènes et sa symbolique satanique a largement été mâtinée par la vision andine de l'inframonde. Nous avons vu qu'il serait néanmoins trop rapide de conclure que le caractère diabolique du Tio n'est que la façade de représentations et de pratiques plus anciennes.

3. Les christs en croix des mines: les tataq 'aqchus

Flanquées de lampes, de barres à mine et de brouettes, peintes aux couleurs de la section et portant son nom, les croix qui veillent sur les

129 premiers mètres de la galerie principale sont les saints patrons des mines et de leurs travailleurs. Ces derniers racontent que ces croix ont été installées à l'entrée des exploitations pour tempérer les pouvoirs dangereux du diable. Avant leur arrivée, les accidents mortels au fond étaient, dit-on, beaucoup plus fréquents.

Lesreprésentations et lesattributs destaiaq'aqchus

De la simple petite croix en bois, sur laquelle on a collé l'image du Christ, au crucifix finement sculpté, en passant par une immense croix en tronc de cactus, les tataq'aqachus sont très divers. De même que les vierges, ces croix proviennent de dons de dévots et sont la propriété des sections. Elles en possèdent au moins une, souvent deux ou trois. Si plusieurs sections se partagent une même entrée de mine, leurs croix bénéficient d'un autel particulier. L'étymologie de leur nom quechua rappelle la double condition des croix. Tata - père, Seigneur - marque le respect dû à leur essence divine tandis que le suffixe q'aqcha (kajcha) souligne leur identité professionnelle. En sa qualité de travailleur masculin, le culte du Tataq'aqchu est plus marqué chez les mineurs que celui des vierges, qui patronnent le travail des femmes. Sollicité pour sa protection et ses pouvoirs sur les diables souterrains, il peut aussi infléchir la production de ses dévots et sa figure se confond alors avec celle du Tio. L'association préhispanique entre la fertilité et le symbolisme de la croix (Palomino, cité par Rivière 1982 : 171) a pu faciliter cette circulation d'attributs entre le monde des diables et la figure du Christ en croix. L'idée, très peu orthodoxe, selon laquelle les tataq 'aqchus seraient les époux de la vierge de la section confirme les qualités viriles et fécondes des croix.

L'intronisation du Christ dans lesminesdu Cerro Rico

A l'image des vierges, la présence des croix des mines a Eour origine la politique espagnole de christianisation du paysage 8. L'icono­ graphie atteste qu'une croix fut érigée au sommet du Cerro Rico dès les premières années de la colonisation. Elle est aujourd'hui disparue,

18 En accord avecles instructions du Concile de Trente, les missionnaires utilisèrent la croix pour remplacer les divinités tutélaires des villages (Rivière, 1982 : 171 ; Molinié-Floravanti, 1982).

130 mais le petit Cerro présente encore les restes de deux chapelles coloniales, dont les nefs sont ornées d'une grande croix de bois. Les lampes des mitayos étaient elles-mêmes surmontées d'une croix - plus tard remplacée par un coq - pour invoquer la victoire de la lumière divine sur le monde des ténèbres. Comme en témoignent la construction du Sacré-Cœur sur le Petit Cerro et la récente érection de la croix lumineuse du Pari Orqo, aujourd'hui comme hier, l'Eglise continue à convoquer la figure du Christ pour restaurer l'orthodoxie 9 des cultes associés aux montagnes de Potosil • La présence de croix au seuil des mines semble elle-même ancienne comme en témoigne la croix de pierre sculptée, nichée au­ dessus de l'entrée de la mine coloniale de Candelaria (Coopérative Unificada). Sa localisation laisse penser que les croix, comme les vierges, ont pu s'approprier quelque chose de l'ancien culte indigène auxmama. Pour Potosi, les premiers témoignages documentés d'un culte minier à la croix remontent au XVIIIème siècle. A cette époque, les kajchas regroupés en confrérie, vénéraient les croix des deux chapelles du Petit Cerro qu'ils descendaient en ville pour y entendre la messe au cours de la semaine du carnaval (Arzans [1737] 1965, T.II : 201 ; Canete [1794], 1952). Ce culte a aujourd'hui cédé la place à la célébration des nombreux tataq'aqchus des mines'", La prolifération des croix et leur installation à l'entrée des mines datent peut-être de l'essor du kajcheo légal qui, au XIXème siècle, donna aux kajchas le contrôle des exploitations.

4. Tataq'aqchu et Tio, deux visages d'une même divinité

Nous avons, à plusieurs reprises, souligné l'ambiguïté de la relation tataq'aqchus/tios. Supposées contrecarrer les pouvoirs dangereux des tios et leur interdire de sortir des galeries, les croix des mines sont en même temps les alter ego des diables souterrains, avec lesquels elles se confondent parfois. Selon un principe de dédoublement et de

19 Le PariOrqo, petitmontqui domine le quartierminier de San Benito, est fréquenté par les guérisseurs de la ville pour leurs séances thérapeutiques. C'est également une montagne sacrée pour certaines communautés paysannes de la régionqui l'invoquent durantleurs rituels. 20 Les croixdes chapelles étaienttoujours vénérées dansles années 1950, notamment lorsde la procession des croixdes mines.

131 dualité caractéristique du panthéon préhispanique", le couple TiofTataq'aqchu est ainsi le pendant masculin du couple PachamamalVierge. Cette association de la croix et du diable devient moins paradoxale lorsqu'on se souvient que chacun, à sa manière, tenta de subjuguer les cultes miniers préhispaniques, Diabolisées, les anciennes wacas adoptèrent certains traits des divinités catholiques venues les remplacer. C'est donc dans un même mouvement que se sont forgés le caractère diabolique du Tio et son identité christique. Dans les faits, l'identification des tataq'aqchus et des tios se traduit par la conjonction de leurs cultes et le partage de certains attributs. Le Tio, travailleur du sous-sol, et le Tataq'aqchu, avec ses outils, apparaissent tous deux comme des kajchas qui contrôlent la production minière. Si les mineurs sollicitent plutôt la croix pour sa protection et le diable pour son pouvoir sur les gisements, c'est que l'espace symbolique à partir duquel ils exercent leurs fonctions est différent : la porte de la mine à proximité du monde solaire pour l'un, l'univers ténébreux du sous-sol pour l'autre. Mais ni la répartition des rôles, ni celle de l'espace, ne sont figées. Les offrandes faites au Tio sont aussi destinées à protéger les mineurs et les croix sont également sollicitées pour augmenter la production. Au-delà de leurs contradictions apparentes, les attributs des deux figures sont donc en partie interchangeables. De la bouche des mineurs, on entend d'ailleurs parfois dire que le Tio est un saint et nommer le Tio, Tataq'aqchu. Significativement le terme «Niüo» définit à la fois le «Niâo Jorge» et le Christ «Niüo Jesus». Si le Tataq'aqchu et le Tio possèdent chacun une identité propre, tous deux sont les avatars, l'un plus diabolique, l'autre plus saint, de la même divinité. Les croix des mines et le Tio sont également réunis par le calendrier rituel. Le mardi et le vendredi sont à la fois les jours des ch'allas souterraines aux tios et l'occasion pour les travailleurs d'allumer des cierges aux tataq'aqchus. D'autre part, le cycle du carnaval célèbre à la fois les croix et les tios. Si leurs cultes sont aujourd'hui séparés par quatre jours, il n'en a vraisemblablement pas toujours été ainsi. La grande ch'alla annuelle au Tio se déroule, en effet, le jeudi précédant le Carême, dit jeudi de Compadres, qui était au XVillème siècle dédié à la Vierge, au Christ et aux saints les plus populaires de Potosï (Buechler, 1987 : 268). A Oruro d'ailleurs, le vendredi de carnaval est consacré au culte des croix des mines et à

21 Voirnotamment P. Duviols (1979) et A Molinié-Fioravanti (1986).

132 celui du Tio (Nash, 1979: 125-142).

L'odeurde sainteté du diable de III mine

Outre son association avec les croix des mines, le Tio est également lié à saint Michel et saint Georges, auxquels il emprunte certains attributs. Sa spécialisation professionnelle fait elle-même écho à la tradition européenne des saints patrons des corps de métier. Nous avons vu que l'iconographie du Tio mêle les motifs diaboliques aux attributs de saint Michel, l'ennemi de Satan. L'histoire minière de l'archange reste à écrire, mais nous savons qu'il est le saint patron d'au moins deux centres miniers du Nord-Potosi : Uncia et Aullagas. Selon la légende, un ange gris muni d'une épée hantait le ciel d'Aullagas quand arriva saint Michel vêtu en soldat romain. Après deux jours de combat, le diable vaincu par le saint trouva refuge dans une mine (Arancibia, 1991). Dans un article du journal «El Tiempo de Potosî» du 10 octobre 1885, mis au jour par Tristan Platt (1984a), le saint apparaît comme le protecteur des voleurs de minerais d'Aullagas, qui lui offrent les plus riches métaux obtenus lors de leurs forfaits. Ce culte suggère une correspondance structurelle entre le saint patron des voleurs de minerais d'Aullagas et les croix célébrées par les kajchas de Potosî au XVIllème siècle. li semblerait d'ailleurs que jusqu'à récemment, l'effigie de saint Michel gardait l'entrée des 2 mines de Llallagua comme le font les tataq'aqchus à Potost2 • li existe ainsi une association entre le Tio et saint Michel, parallèle à celle qui lie le diable de la mine aux tataq 'aqchus. Jorge, le nom générique du Tio, renvoie par ailleurs à un autre saint, lui aussi pourfendeur de démons : saint Georges qui, au Ne siècle, délivra Silène du dragon et dont il baptisa les habitants. Représenté à cheval, il était le patron des cavaliers et des archers, mais aussi le saint tutélaire de Castille et jouissait, au Moyen-Age, d'une immense popularité". Certaines légendes recueillies dans le Nord-

22 L'extrait suivant de la chronique de Bartolomé Alvarez (1998 : 351) suggère également la présence possible de saint Michel dans les minesde Potosîau XVIIème siècle : «Pas un indien n'entrerait dans la minesans offrir à la porte son sacrifice de coca, mâchée ou prête à l'être, même si un ange se tient à la porte et lui dit que s'il offre [ce sacrifice], il seraréduiten morceaux» [notretraduction]. 23 La figure de saint Georges évoque également le saint Jacques cavalier des Espagnols, vainqueur des Maures et des Indiens qui, associé à la foudre est devenu unefigure centrale du panthéon andin.

133 POtOSl où le Nii'i.o Jorge envoie un dragon pour détruire Colquechaca se présentent d'ailleurs comme une version inversée du mythe de saint Georges (voir chapitre VI.). Certains attributs du saint ont pu favoriser sa confusion avec les anciennes divinités minières. Ainsi, le saint Georges cavalier évoque l'esprit des montagnes qui sous forme d'un gringo à cheval hante parfois les sommets. Lucas, l'autre nom du Tio évoque la vache ou le taureau, qui est à la fois l'emblème de l'évangélisateur, le messager des montagnes (Harris, 1992, Gegourel, 1994) et l'allié du Tio (Nash, 1972: 225). Au-delà d'un glissement circonstanciel d'attributs, l'identité professionnelle du Tio témoigne d'une emprise beaucoup plus structurelle de la figure des saints sur le diable ouvrier. De nombreuses entités andines, notamment les morts et les montagnes, possèdent comme le Tio, un rôle d'intercesseur semblable à celui des saints de la tradition catholique. Dans certains contextes, les wacas préhispaniques pouvaient également entretenir des relations privilégiées avec certaines catégories de population (guerriers, chamanes, etc.). La spécialisation professionnelle du Tio reste cependant un trait unique au sein du panthéon andin non chrétien. Vraisemblablement inspirée par la figure des saints patrons européens, elle fait écho à l'émergence des mineurs comme corps de métier spécialisé et témoigne que l'existence du Tio ne se limite pas à la seule diabolisation des divinités païennes. Elle correspond à un processus plus complexe, où l'adoption du christianisme par les Indiens s'est accompagnée de la recomposition d'attributs empruntés à la fois aux saints et au diable pour construire la figure du Tio. En proclamant le diable comme leur saint patron, les mineurs ne faisaient, après tout, que restituer une identité positive à l'ange déchu de la tradition catholique. Ils se conformaient également à l'usage des habitants des grandes villes de l'Amérique coloniale du XVllème siècle qui attribuait un diable à chaque corps de métier, spécialement ceux qui touchent à l'argent; le diable des greffiers, des orfèvres et des marchands étaient ainsi les plus populaires à Lima. Dans les pages qu'il consacre à ces démons corporatistes, Juan Carlos Estenssoro (1998 : 520-522), transcrit la prière qu'ils reçurent d'une métisse qui sollicitait leur concours pour gagner le cœur de son élu. Aux côtés du diable des maçons, de celui des pêcheurs, des juges, des forgerons, des cabaretiers, du diable boiteux, de celui des bonnes nuits et de bien d'autres encore, elle en appelle au diable de POtOSl et à celui de Huancavelica, les deux principales villes minières du vice-royaume.

134 CHAPITRE VI

LA MORALE DE L'HISTOIRE Les mythes d'origine du Cerro Rico et du Tio

Le 1cr avril 1545, Diego de Centeno, Juan de Villaroel, Francisco de Centeno, Luis Santandia de Cotamito, prennent possession du Cerro Rico «au nom du Père, du Fils, de l'Esprit Saint et du très Auguste Empereur d'Allemagne, d'Espagne et des Royaumes du Pérou, Don Carlos V». Premiers conquérants de la montagne, ces capitaines espagnols allaient donner leurs noms à deux des plus grands filons du Cerro (Centeno, Cotamito). Aux dires des mineurs, ils y apportèrent aussi le diable. Ce chapitre est consacré à la manière dont les mineurs conçoivent l'histoire de leur montagne. n se base sur les mythes d'origine de l'exploitation du Cerro Rico et du Tio. Ces récits associent les débuts de l'exploitation minière à une recomposition du monde qui accompagne l'avènement de la société coloniale. Ils constituent une véritable grille d'interprétation morale de l'histoire.

1. Bouleversement cosmique ou ordre des choses: l'exploitation du Cerro Rico

Mais la mythologie du Cerro Rico n'est pas l'apanage des seuls mineurs : les conquérants espagnols avaient également inscrit le destin de la montagne dans un ordre mythique. En faisant communiquer les deux traditions. nous soulignerons ici leurs différences fondamentales tout en mettant en évidence leurs emprunts réciproques.

L'irruption d'un ordre nouveau, la tradition minière

Dans la tradition orale des mineurs, les mythes d'origine de l'exploitation du Cerro Rico présentent l'immobilisation de la montagne comme son événement déclencheur. Alors qu'il cheminait en compagnie d'autres montagnes, le Cerro s'était arrêté à Potosï. Ce faisant, il se soumettait à son destin minier. L'insistance de ses compagnons de route, qui tentèrent de le convaincre de poursuivre son chemin, et leurs prophéties menaçantes inscrivent sa mise en exploitation dans une rupture brutale avec un ordre ancien des choses :

Une fois mari et femme avaient pris la fuite. On dit que le grand Cerro était une femme et que le Malmisa' était son mari. Alors on dit que la femme étaitfatiguée, elle n'en pouvait plusde marcher et elle s'est assise. Un homme les poursuivait, mari et femme, parce qu'on dit que la femme avait beaucoup d'argent, elle était chargée d'argent. On dit qu'elle s'est assise et que le Malmisa a dit: -"Dépêche-toi !" ; -"Are! Non, je suis fatiguée, je n'en peuxplus,toi tu veux marcher, maismoije resteici".On dit qu'elle s'est assise comme ça [Corîna met son genou replié sur son ventre] et que le petitCerro est le genou du grandCerro.-"Alors tu vas resterici pourtoujours et ils vonttout te prendre". Et unemontagne s'était formée; elle [la femme] s'était transformée en roche. Quand elle ne voulut plus marcher, l'argent qu'elle transportait s'est transfonné en filons. C'est comme ça, qu'à partir de ce moment, les Espagnols ont exploité le minerai. Je n'existaissOrement paslorsque ceciest arrivé. CorinaCruz, 33 ans, épouse de mineur. Ou encore:

Il Yavait trois sœurs: le Cerro Rico, cette montagne qui est à Tupizaet 2 l'Illimani • Ce Cerro est resté. On dit qu'elles trois [les trois montagnes] sont sœurs, c'est ce que nous racontait mon papa. Alors sa sœur a dit : -"Maintenant, restesici puisque tu veux rester. Maintenant, je dois m'en aller, maintenant tu vas rester ici pour toujours. Tu vas avoir un ms ou une tille et les hommes vont te monter, ils vont te descendre. C'est comme ça que tu vas finir. Pourquoi tu ne veux pas ? Allons nous-en". Riende plus. Et le Cerro Rico est resté. Avant de partir sa sœur l'a visé avec sa fronde, on dit que c'est pour ça qu'elle a eu son enfant [le petit

1 Le Malmisa est une montagne minière située à unecentaine dekilomètres au nord du Cerro Rico. Les mineurs interprètent le vis-à-vis des deux montagnes, dont on dit qu'elles se regardent, comme le signe de leur amour. D'autres versions du mythe substituent le Kari Kari au Malmisa comme époux du Cerro Rico. Seule une recherche ethno-historique permettrait de mieux comprendre la nature des relations entreces montagnes dont les mythes 10nt état des liens de parenté. L'histoire minière joue évidemment un grand rôle puisque toutes les montagnes mises en scène sont d'importants gisements miniers. 2 est un centre minier situé à environ 300 kilomètres au sud de POtOSl ; les neiges éternelles de l'Illimani dominent la villede LaPaz,à prèsde600km au nord. 136 CerroJ3. Ses sœurs ne sont jamais revenues et elle n'a pas bougé, elle est restée là. C'est pour ça que beaucoup travaillentcette montagne, maispas l'Illimani, Lorsque les avions s'approchent du sommet, ils s'écrasent. On dit qu'ils meurent lorsqu'ils [les alpinistes] vont poser des drapeaux. On ne peut pas exploiter l'Illimani, il y a trop de neige. Mais le Cerro Rico, - "Ils vont te monter, ils vont te descendre,ils vont te pénétrer"et tu vois, ils sont en train d'en finir. Je l'ai vu le Cerro, il était haut, mais il est en train de disparaître. Dona Natalia t,58 ans, palliri.

D'autres versions font coïncider l'immobilisation de la montagne avec le chant du coq qui annonce une aube nouvelle:

Le Cerro Rico et don Pedro [Malmisa] ont un fils, le petit Cerro. Le Malmisa l'emmenait quand le Cerro Rico a eu son fils. A l'aube, le coq est arrivé et il est resté là. On dit que son mari [le Malmisa] lui envoie toujoursdu minerai [au Cerro Rico], chaque fois qu'il neige". Dona Mercedes, 43 ans, palliri, Santa Rita (Unificada).

Ce temps du mythe, avant l'aube et le chant du coq, où les montagnes, mobiles, n'étaient pas encore des montagnes évoque l'époque obscure et pré-sociale de la première humanité chullpa. Dans le Nord-Potosï, les gens affirment qu'au temps des chullpas, il n'y avait pas encore de montagnes ou qu'elles étaient différentes. Selon un principe d'inversion semblable à celui qui déclencha l'exploitation du Cerro Rico - mobilité/immobilité - les grandes montagnes rapetissèrent et les petites grandirent (Harris, 1987a : 101). D'après les mineurs péruviens de Ju1cani, les métaux eux-mêmes étaient distincts : liquides comme de l'eau, ils coulaient à flot à l'époque des chullpas (Salazar-Soler, 1990 : 329). L'immobilisation du Cerro Rico et la pétrification de son argent évoquent ainsi cette

3 La fronde est un attribut de la divinité de la foudre qui ensemence la terre et engendre les métaux (Bouysse-Cassagne, 1997). La filiation du petit Cerro et du Cerro Rico est attestée dès le XVlème siècle (del Benino, [1573], 1965: 363). 4 L'envoi par le Malmisa de vigognes chargées de minerai explique, pour les mineurs, que les gisements du Cerro Rico ne sont toujours pas épuisés. Les paysans de Yura, dont les lamas transportaient la production de Potosi à l'époque coloniale (Lecoq, 1997), pensent également que leurs montagnes envoient du minerai vers le Cerro Rico et considèrent les vigognes, qu'ils appellent abonadores (esprits fertilisants), comme les animaux domestiques des montagnes (Rasnake, 1989 : 235). Une circulation de richesses similaire entre les montagnes a été observée dans bien d'autres régions des Andes (EarIs, 1969; Favre, 1967; Salazar-Soler, 1990). 137 rupture qui marqua la fin de la première humanité, le surgissement du soleil et de l'humanité actuelle, bref l'émergence d'un nouvel ordre qui, dans l'exégèse andine, est conceptualisé en terme de pachacuti. Dans la mythologie actuelle, ce bouleversement cosmologique coïncide avec l'avènement de la civilisation inca ou de la colonisation espagnole. Derrière le persécuteur anonyme du Cerro Rico, qui finit par atteindre la montagne immobilisée, se profilent ainsi les conquérants espagnols qui organisèrent son exploitation intensive et dont l'arrivée transforma les montagnes et le monde.

La virginité providentielle du Cerro, la tradition espagnole

En mettant l'accent sur la virginité, réelle ou présumée, du Cerro Rico avant la conquête, les récits des chroniqueurs soulignent quant à eux le caractère prédestiné de l'exploitation coloniale. C'est par une intervention divine que Capoche ([1585], 1959 : 77) au XVlème siècle, puis Arzans au XVIIIème ([1737], 1965, T.l : 27), vont expliquer la raison pour laquelle les Indiens de la fédération Qara Qara, qui exploitaient pour le compte de l'Inca la mine voisine de Porco, laissèrent aux Espagnols le privilège de déflorer le Cerro Rico. Leurs chroniques rapportent l'échec des Indiens à exploiter la montagne à l'époque préhispanique : un éclat de voix terrible avait ébranlé la montagne, ordonnant aux mineurs de cesser les travaux car, dit la voix, l'argent du Cerro était réservé à d'autres qu'eux. Selon Arzans, alors qu'ils rapportaient l'événement à l'Inca, les Indiens se seraient exclamé «Potocsi !» pour décrire le vacarme qui avait secoué la montagnes. TI est évident que ces récits s'inscrivent dans une entreprise coloniale de légitimation de l'accaparement des gisements les plus riches du nouveau monde : alors même que les Espagnols ne connaissaient pas l'existence de l'Amérique, Potosî les attendait déjà. Si tant de chroniqueurs" insistent sur la non-exploitation du Cerro Rico, mais aussi, et contre toute vraisemblance, sur l'absence de peuplement du site, c'est que cette colonisation sans conquête est le gage du bien-fondé de la présence espagnole?

5 Cette explosion violente évoque les apparitions de l'amaru, le serpent chtonien, messager des montagnes dansla tradition ancienne. 6 Capoche (ibid.), Ciezade Leon, ([1553] 1988) ; de Acosta ([1590], 1979) ;etc. 7 AuXYlème siècle, il existait au moins un hameau d'habitations (Cantumarca) situéà un kilomètre du CerroRico. nest au demeurant probable que l'argent du Cerroait été 138 Le Cerro entre divine providence espagnole et territoire de la waca

Les récits espagnols de l'exploitation du Cerro se rattachent à certaines légendes européennes des XYlème et XYIIème siècles sur la découverte de trésors et de filons miniers (Salazar-Soler, 1997b). Dans ces légendes, des richesses, auparavant inaccessibles pour les populations locales, sont par la suite exploitées de manière fructueuse grâce à l'intervention d'un agent extérieur. Même manipulés, il est cependant peu probable que les récits des chroniqueurs aient été inventés par eux de toutes pièces. Il est plus vraisemblable, en effet, que l'absence d'exploitation intensive du Cerro Rico à l'époque préhispanique soit bien liée à une volonté divine. Celle-ci n'émanait évidemment pas du Dieu des catholiques comme le pense Arzans, mais des wacas. Ainsi, ce «Potocsi» prononcé par les Indiens pourrait, selon Thérèse Bouysse-Cassagne (1997 : 91-92), avoir été le nom de la waca du lieu. En interdisant son exploitation, elle aurait exercé son droit de regard sur les mines du Cerro Rico. C'est d'ailleurs pour avoir voulu piller la waca du Cerro que l'Indien Diego Huallpa est passé dans l'histoire comme le découvreur de ses gisements en 1543. En accord avec la version transcrite par Arzans (ibid. : 34-36), les mineurs présentent Diego Huallpa (Hualca pour Arzans) comme un berger qui, ayant égaré un de ses lamas sur le Cerro, s'était résigné à y passer la nuit. Soudain, sous l'action du feu qu'il avait allumé pour se réchauffer, l'argent qui affleurait se mit à couler à flanc de montagne", Selon Arzans, l'Indien aurait exploité ces richesses avant d'être dénoncé par un de ses amis aux Espagnols de Porco qui prirent possession de la montagne. D'autres sources historiques attestent cependant que Huallpa n'était pas berger, mais qu'il travaillait dans les mines de Porco. Vingt-neuf ans plus tard, en 1572, il expliquera lui-même à Rodrigo de la Fuentes ([1572], 1965) comment, alors qu'il était monté, sur ordre de ses capitaines espagnols, pour piller l'argent et l'or offerts à la waca située au sommet de la montagne, il avait découvert un riche filon. L'épilogue de l'histoire rapportée par Arzans (ibid. : 39) confirme l'appartenance des richesses de la montagne à une divinité indigène, qu'il appelle Pachacamac. Il rapporte la colère d'une autorité du village préhispanique de Cantumarca qui se serait adressée en ces termes au exploité à petiteéchelle. à ciel ouvert,avantl'arrivée des Espagnols (Hanke, 1965). 8 La mise à feuest unetechnique précoloniale d'exploration et d'extraction minière.

139 messager des Espagnols :

Et dis-leur que le grand Pachacamac va châtier le mauvais homme Hualca, pour leur avoir fait découvrir le Potocsi, qu'il n'avait donné à aucun de nos Incas; et que s'ils désirent la paix et non la guerre, qu'ils s'en aillent d'ici et nousremettent Hualca car il a transgressé l'ordre qu'il [le Pachacamac] nous a donné à tous de ne pas exploiter l'argent du Potosï, lorsqu'on entendit le grand bruit, et qu'ils [les Espagnols] nous l'envoient, car il a misle Pachacamac trèsencolère[notre traduction].

C'est cette nécessité de préserver de la cupidité destructrice des Espagnols les wacas des mines et leurs gisements qui incita les Indiens de Chaquf à enterrer leurs idoles et leurs trésors dans une galerie minière dont ils ensevelirent l'entrée sous une montagne artificielle (Bouysse-Cassagne, 1998 : 94).

Le prix humain de l'exploitation du Cerro Rico

Si la waca du Cerro Rico a été inféodée par le Dieu des catholiques pour devenir l'instrument de sa providence, d'autres montagnes se refusent encore à être exploitées. Ainsi, ses voisines et parentes, le petit Cerro et le Kari Kari défendent violemment l'accès de leurs richesses; la présence d'eau, de gaz ou de neige et l'apparition de crapauds, de vipères ou d'un taureau d'argent se chargent de dissuader ceux qui tenteraient de les profaner:

Il est brave ce petit Cerro, qu'est-ee qu'il cache donc ? Ce sont les Espagnols qui l'ont découvert. Personne ne l'avait découvert, même pas les Incas. Mais un taureau farouche les a chassés [les Espagnols]. Encore maintenant on le voit, transformé en pierre. C'est comme dans le Karl Karl, il Ya un taureau d'argent qui apparaît. Ils veulent évacuer l'eau, mais ils ne peuvent pas.Même moije n'arrivepas à comprendre. Tu sais, avanton nous faisait travailler dans le petitCerro, là, en bas, il y avaitde l'argent. Il y avaitle Cordero, c'est comme ça qu'on le surnommait. Il est sortide la mine à midi. Il est partimanger et quand il est revenutravailler, il a trouvé la vipère sur sa barre à mineet le crapaud sur son marteau. Il est sorti en criant. C'était dans le petit Cerro. C'est que le Tio est mauvais. Dans ce Cerro [le Cerro Rico], le Tio est d'accord. car ils lui donnent tout ce qu'il demande. Mais dans le petit Cerro, on dit qu'il demande dix fanègues de quinua et tu sais ce que ça veut dire ? Des personnes. Combien de gensveut-il manger? DonaFilomena Fernandez, 44 ans,gardienne, Carmen (10de Noviembre).

140 Les manifestations des montagnes ne signifient pas leur refus inconditionnel à être exploitées, elles constituent plutôt un avertissement : les montagnes les plus riches sont aussi les plus dangereuses. Exprimé en fanègues, comme le tribut autrefois versé aux Espagnols, le prix à payer pour accéder à leur richesse est lourd: chaque grain de quinua, dont la forme évoque un fœtus, signifie la mort d'un homme. Car c'est de vies humaines que les montagnes vierges ont faim. Craignant pour leur vie, c'est donc avec beaucoup de réticence que les coopérativistes envisagent leur exploitation. Cette nécessité d'un sacrifice préalable apparaît également dans la version de Capoche (ibid.) sur l'exploitation préhispanique du Cerro. Selon le chroniqueur, les Indiens avaient déjà déploré de nombreuses pertes lorsque la voix de la waca se fit entendre et indiqua «que le minerai était réservé à des gens meilleurs qu'eux et qui devaient lui sacrifier plus qu'eux». Ces paroles combinent la tradition espagnole ­ la divine providence réserve les gisements aux Espagnols - avec la logique indigène du sacrifice primordial. Et lorsque les conquistadors arrivèrent à Potosî, le tribut humain dû à la waca restait à solder. Les mineurs évaluent à huit millions, soit plus que le nombre des habitants actuels de la Bolivie, le nombre des mitayos morts dans la mine durant la colonie. Ils disent que c'est le sang de ces Indiens qui donne sa singulière couleur rouge à la montagne et ses reflets pourpres à un minerai d'argent particulièrement pur, le rosicler'. L'émouvante cérémonie funèbre, au cours de laquelle les paysans de la région de Pocoata (Nord-Potosî) commémorent chaque année le départ des mitayos pour Potosî, rappelle que le voyage vers la mine était considéré comme le chemin de la mort (Platt, 1983). fi est vrai que si la mitacoloniale s'est inspirée d'une institution inca, cette dernière ne possédait pas la même ampleur que son homonyme colonial; les exploitations elles-mêmes étaient beaucoup moins profondes et moins périlleuses. Et, comme le rapporte Don Julio, c'est grâce à tous les accidents mortels qui fauchèrent les mineurs que le Cerro, rassasié, accepte aujourd'hui de se laisser exploiter et que ses mines sont devenues moins dangereuses :

Avant il [le Cerro Rico] faisait disparaître [les gens]. On dit qu'ils se perdaient, avant. Aujourd'hui, je n'entends plusdire cela. Maintenant, il

9 Les paysans aymaras de Kulta (dpt.d'Oruro) ont surnommé le Cerro Rico wila q'ullu, montagne de sang, qui est aussile nomrituelde l'argent (Abercrombie, 199& : 521).

141 y a déjà beaucoup de gens qui ont travaillé, depuis le tout début, ils ont exploité cettemontagne, c'est pourça quemaintenant il est rassasié. DonRosendo Mamani, 57 ans, associé à la retraite, Santa Rita (Unificada).

La nécessité de cet holocauste primordial éclaire la prophétie menaçante des montagnes qui, dans les mythes actuels, mettent en garde le Cerro sur son destin minier : le fait que les conquérants espagnols n'hésitèrent pas à payer le tribut réclamé par la waca, en lui sacrifiant les mitayos, donne tout son sens au devenir presque maudit de la montagne. Et on imagine aisément la crainte qu'inspira aux Indiens cette waca anthropophage que l'Eglise coloniale interdisait de rassasier par des sacrifices animaux, comme ceux que pratiquent aujourd'hui les mineurs pour protéger leur travail. En même temps, la tradition orale, qui s'est approprié les récits des chroniqueurs, a fait sienne l'idée que les gisements du Cerro étaient réservés aux Espagnols. Diego Huallpa qui trahit la cause des Indiens et de leur waca, a peut-être été puni par le grand Pachacamac. Mais, réhabilité par une mémoire populaire qui respecte les élus du Cerro, il fait aujourd'hui figure de héros local : l'ouverture d'un musée minier portant son nom est d'ailleurs prévue dans les prochaines années. En reprenant à son compte cette légende qui permet de penser la rupture coloniale en terme de continuité avec un passé qui la contenait déjà en germe, l'historiographie populaire reconnaît ainsi implicitement le caractère inévitable de l'hispanité de PotOS!, tout en l'inscrivant dans un ordre andin des choses.

2. L'origine diabolique et les racines indigènes du Tio

S'il est si difficile d'embrasser globalement la figure du diable de la mine, c'est que celui-ci n'est pas un objet unitaire aux contours bien définis. Nous avons vu qu'il s'agit plutôt d'une conjonction de représentations hétérogènes, issues de la rencontre souterraine entre les cultes miniers indigènes d'une part (la montagne, les mama, les ancêtres,l'otorongo... ), les croyances et les représentations du monde minier des colonisateurs espagnols d'autre part (le diable, les saints, les démons des mines européennes, le familiar ... ). Pour paraphraser les propos de Thérèse Bouysse-Cassagne (1998 ; 25) au sujet de l'enfer andin, la figure du Tio contredit «une vision trop univoque du syncrétisme, de la survivance ou de l'adoption, car c'est toute une mosaïque, composée de pièces non jointives et parfois antagonistes,

142 de pratiques et de représentations». Cet héritage composite est aujourd'hui clairement perçu par ses dévots. En témoigne la diversité des discours des mineurs sur la genèse de leur diable tutélaire. Mes questions sur l'origine du Tio n'ont pas suscité de mythes très construits comme il en existe dans d'autres centres miniers des Andes (Nash, 1979 ; Salazar-Soler, 1990). Mon insistance a plutôt provoqué des bribes de récits dont certains revenaient cependant plus fréquemment. Us tissent la trame de trois genèses où le Tio apparaît, tour à tour, identifié au diable exilé par Dieu dans le sous-sol, à une divinité pré-coloniale de la montagne enterrée par les Espagnols et à l'âme des mitayos morts dans la mine. En raison de leurs liens avec la figure du Tio, j'ai introduit deux autres mythes dans leur analyse. Le premier est la légende du diable enfermé par saint Barthélemy dans une grotte des environs de Potosï ; le second est la légende du Nino Jorge, originaire des mines du Nord-Potosi. Hormis ce dernier, aucun de ces récits ne concerne la genèse du Tio proprement dite. Ils relatent plutôt l'origine de ses attributs, notamment son caractère souterrain et sa relation avec le travail minier. En accord avec le sentiment partagé par les travailleurs, ils situent l'origine du culte au Tio, qu'il faut distinguer de la genèse de la divinité, après l'exploitation du Cerro par les Espagnols. Tous, enfin, évoquent la diabolisation et l'enterrement symbolique d'anciens cultes.

Unangedéchu, exilépar Dieu dans le sous-sol

Selon le récit le plus répandu, le Tio est un ange déchu répondant au nom de Jorge ou de Supay. En accord avec une croyance indigène fréquemment dénoncée par les extirpateurs d'idolâtrie, ce supay est le frère de Jésus. Mais, à la différence de ce dernier, il s'est opposé à la volonté de Dieu, son père. En guise de punition, il fut exilé dans le sous-sol où il prit possession des richesses souterraines :

On dit que le Tio est un angedu Seigneur, on dit [qu'ils'appelait] Jorge.Il était chrétien mais il n'a pas pu vaincre Jésus. On dit que Dieu avait beaucoup d'enfants, mais Jorge n'a pas voulu lui obéir. Jésus-Christ a obéi à son papa; tout ce qu'il lui disait, il obéissait. L'autre [Jorge] voulaitle tenter, mais il ne s'est pas laissé tenter. Le Supay n'a pas obéi, c'est pour ça qu'il [Dieu] l'a envoyé à l'intérieur de la terre. Il a de la richesse, maiscelle-ci apparaîtet disparaît, car c'est l'argent du diable. DonaMercedes, 47 ans,palliri,Santa Rita (Unificada).

143 On retrouve ici l'empreinte du Satan, ancien serviteur de Dieu devenu son adversaire. Rappelons que supay fut le vocable choisi par les missionnaires pour dire diable en quechua et que cette acception est aujourd'hui passée dans le langage courant. Dans la version minière, la demeure du diable se confond avec le sous-sol où se trouvent les métaux.

La victoire de saint Barthélemyet l'enfermement du diable

Nous avons évoqué en introduisant cette partie, le destin du site préhispanique de La Puerta. Vraisemblablement lié à la waca du Cerro, il fut investi par les cultes miniers du XYlème siècle avant d'être transformé par les jésuites en sanctuaire dédié à saint Barthélemy (de Arriaga [1598])10. Actuellement, tous les 24 août, jour de la fête du saint, la population de PotOS! célèbre sa victoire sur le diable qui hantait les lieux. Raconté par les mineurs, cet épisode, à l'issue duquel le diable est enfermé dans une grotte, est très proche de la relation qu'en fait Arzans de Orsua y Vela (ibid. T.1 : 40). Mais, contrairement au chroniqueur colonial, les travailleurs n'évoquent jamais le culte préhispanique dont le site était l'objet:

Durant la colonie, lorsque les paysans se déplaçaient, le diable fermait les montagnes, il tuait les paysans. Le diable montait derrière leur mule, la mule se mettait à sauter et ils tombaient. Alors les paysans, quand ils passaient par-là, ils prenaient un couteau et ils montaient sur leur mule à l'envers pourvoirle diable. Le jour de la Saint-Barthélemy, les Espagnols firent une procession avec le saint Barthélemy qui se trouve dans l'église de La Puerta. SaintBarthélemy avaitun grand couteau, car c'est avec un couteauque les paysans faisaient fuir le diable. Ils avaient aussi emmené unecroix. Alorsle diable s'est réfugié dans la grotte. Il avait l'habitudede rentrerdans la grotte, les paysans disaient que c'est de là qu'il sortait. Ils ont mis la croixprès de la grotte et ils ont fermé la grotteavecdes grilles pourque le diable n'en sorteplusjamais. ElianaGarnica, fillede mineurs, 21 ans.

L'intronisation de saint Barthélemy, qui interdit au diable l'issue de la grotte, est perçue comme complémentaire de l'installation des

\0 La lettre du jésuite Arriaga [15981. citée par Chacon Torres (1995), raconte comment l'ancien évangélisateur d'Asie Mineure, de Mésopotamie et d'Arménie, fut appelé àla rescousse par lesjésuitesde PolOS! pourse substituer au culte païen; selon Arzans,l'intronisation du sainta eu lieuen 1589 (ibid. T.I : 208).

144 tataq'aqchus à l'entrée des mines. Pour les mineurs de Potosî, le diable de la grotte est en effet le même personnage que le Tio; la grotte où il a été enfermé est considérée comme une ramification de l'immense réseau de galeries qui parcourent le Cerro et traversent la ville. On pourrait ainsi atteindre n'importe quelle mine, ou la crypte de la cathédrale, à partir de la grotte du diable. Mais ceux qui ont osé l'aventure ont été dévorés par le diable et n'en sont jamais revenus. L'hommage rendu à la grotte par les bus de Don Fortunato, qui s'inclinaient en passant devant (voir avant-propos), confirme son appartenance à la juridiction souterraine du Tio. D'après les mineurs, la grotte serait aussi le lieu où, au milieu du XVIlème siècle, le faussaire Francisco de La Rocha enterra son trésor, lequel, récupéré par le Tio, attend toujours d'être découvert!'. La dévotion des travailleurs envers la grotte mêle donc intimement la célébration de saint Barthélemy et celle de son diabolique adversaire. La conjonction des deux figures apparaît d'ailleurs dans une légende qui fait état de l'origine diabolique de saint Barthélemy. Elle a été reproduite dans le quotidien de Potosi «El Siglo» du 21 août 1987 qui ne cite malheureusement pas ses sources. Près de la grotte du diable vivait une jeune bergère, orpheline et très pauvre. Un jour, elle tomba enceinte et lorsque les gens lui demandaient qui était le père de son enfant, elle répondait seulement : «supaya, supaypuni, al» (pour le diable). A la naissance de l'enfant, le diable s'empara de lui et personne ne le revit plus, jusqu'au jour où apparut un jeune homme étrange, à moitié nu, que la bergère reconnut comme son fils. Les curés le baptisèrent et lui donnèrent le nom de Barthélemy. Alors la nature se déchaîna, un vent terrible s'éleva des montagnes, la pluie et les éclairs déchirèrent le ciel. Les diables rageurs s'emparèrent de l'enfant, le décapitèrent et le jetèrent du haut de la falaise. Mais l'enfant revint sain et sauf : c'était saint Barthélemy. Cet épisode où le saint délaisse son identité de pourfendeur de démons pour se faire fils du diable évoque le destin du Niüo Jorge, né d'une palliri et du diable et dont la figure se confond avec celle du Tio.

11 L'histoire de ce riche entrepreneur minier a été relatée par Arzans (ibid. TIl : 123­ 149). Selon la tradition, il aurait falsifié de la monnaie dans des galeries minières aujourd'hui identifiées avec la grotte du diable.

145 Le destin extraordinaire du Nüfo Jorge, fils du dÜlble et d'une palliri

Le mythe suivant a été recueilli auprès d'une palliri de Siglo XX ; il se situe à Colquechaca, dans le Nord-Potosi. A Potosî, seuls les mineurs originaires de cette région connaissent cette histoire, mais beaucoup de travailleurs sollicitent le Niüo Jorge lors des ch'allas; ils l'identifient alors à son homonyme, le Tio Jorge.

Onditque la BarraFuluca travaillait dans cette mine de Colquechaca ; ça doit être là que le diable l'a tentée. On dit qu'elle était pa/Uri, palliri célibataire et elleest tombée enceinte; le fils du diable. Et l'enfantest né, ondit qu'il étaitdéluré, ondit qu'il mangeait trop. Il mangeait toutce que les gens avaient. Sa mère ne pouvait pas subvenir à ses besoins. Il apparaissait beaucoup, partout, n'importe où. Lorsqu'on disait: -"Niflo Jorge", l'enfant apparaissait. N'importe où. Il devait être déluré. Il avait mis sa mère dans l'eau [?] et c'est pour cela que les gens sont allés l'enterrer [la mère] avec [dans] une grande marmite en terre, près d'Aullagas, prèsdu Cerro Hennoso de Colquechaca. Là-bas, derrière, il y a des marécages. J'y suisallée quand j'étais petite, ons'enfonce quand on marche, ça bouge, on tombe presque en marchant. On dit quec'est là que le village de Colquechaca est enterré. A partir de ce moment, son fils a voulu s'échapper. On dit que les gens se sont réunis pour le tueret là, il s'estéchappé vers [la région] Lipez. Tu connais Ocurî ? On dit que c'est là, prèsde la rivière Lipez, qu'ils l'ont enchaîné et qu'ils ont bouché son oreille avec du plomb. C'est là qu'il est. Et on dit que la mine a commencé à produire du minerai, c'est pour cela que Ocurî s'est développé.

Dans cette autre version, le Niüo Jorge est le fils du Cerro Hermoso. Incapable de s'attirer les faveurs des femmes de Colquechaca, il se venge en envoyant un dragon détruire le village. Ce récit inverse donc la légende de saint Georges exterminant le dragon pour sauver la vie des jeunes vierges qu'il dévorait les unes après les autres:

Le Cerro Hermoso, c'est un homme non? Et il avait sa palliri, la Barra Fuluca, et il l'avait mise enceinte. Alors un fils était né. On l'appelait Niflo Jorge, il avait grandi et quand il étaitdéjà presque adulte, il s'était fait ami avec desjoueurs de charango [mandoline indigène] et ils allaient ensemble dans des bars, ils buvaient, enfin bon. Et toutes les femmes tombaient amoureuses desjoueurs de charango, mais le Nino Jorge était maladroit avec les femmes et il se mettait encolère. Il disait: -"Pourquoi

146 personne ne tombe amoureux de moi ?". Alors, il sortait son argentde sa poche: _"Je vais vous payer !". En vain. Alors: -"Carajo, le dragon va vous manger. Si personne ne m'aime, que le dragon vous avale". Il est allé au lac de Surumi et de là est sorti le dragon pour manger tout le village. Et quand il est arrivé au sommetdu Cerro Hermoso, alors sainte Barbea envoyé son premieréclair. Elle lui a coupé la queue. Et le dragon continuaità avancer. Alors elle a envoyé un autre éclair qui l'a coupé en deux. Le dragon continuait à avancer, le troisième éclair lui fendit la tête. Alorsquand les habitants de Colquechaca ont vu leur malédiction, ils ont attrapé le Nino Jorge et ils l'ont enchaîné sur le Cerro Arenas. Là, il continueà user ses chaînes. Quand la chaîneest sur le pointde se rompre, une chose ou l'autre attire son attention [quelque chose le distrait], il regarde ailleurs, -"Carajo, je vais tous vous manger" et ses chaînes apparaissent de nouveau, neuves. RenéAranibar, PrésidentFedecomin Nord-Potosî.

Une autre version, recueillie par Jésus Aliaga (1992 : 22-26), emprisonne le Niüo Jorge au sommet du Cerro Chorolque où il est condamné à compter, un par un, des grains de sable. Dans une autre encore, il avait été exilé à Ocurï lorsque des mineurs d'une région indéterminée s'étant rendu compte que la présence du Niüo Jorge faisait apparaître le minerai, l'emmenèrent vers leur mine pour lui rendre culte. A Uallagua encore, le Niüo Jorge est évoqué comme un travailleur d'origine inconnue dont l'arrivée provoqua une hausse de productivité sans pareille avant qu'il ne disparaisse, aussi mystérieusement qu'il était arrivé. Au-delà de leurs différences, toutes ces versions s'accordent sur la naissance extraordinaire du Niüo Jorge, le nom de sa mère, ses voyages et ses attributs - apparence de gringo, voracité, appétit sexuel, pouvoir de destruction, mais aussi de génération du minerai - que partage son homonyme de Potosî, Le Tio n'est donc pas ici directement identifié au Satan, mais perçu comme son fils et le diable qui séduit la palliri évoque le démon qui, dans la légende du saint patron d'Uncia, se réfugia dans une mine d'Aullagas 12 (Nord-Potosf) après avoir été dérouté par l'archange saint Michel • Le voyage du Niüo Jorge depuis le centre minier d'Aullagas vers Llallagua, Chorolque ou Ocuri, soulève à nouveau la question de la diffusion de la figure du Tio dans la zone andine. Significativement, c'est sous le même nom de Jorge, que la divinité diabolique du

12 A Aullagas, les prêtres qui intronisèrent saint Michel étaient des jésuites, comme ceux qui, à Potosî, imposèrent la figure de saint Barthélemy sur le site de la grotte du diable. Pour une version écrite du mythe, on se référera à F. Arancibia A (1991).

147 minerai est invoquée dans ces mines qui toutes ont connu leur apogée entre la fm du XIXème et la première moitié du XXème siècle, soit à l'époque présumée de l'émergence du Tio actuel. Le cheminement mythique du Nifi.o Jorge recoupe également la route empruntée par l'actuelle diablada, qui pourrait avoir été apportée par les mineurs d'Aullagas et de Colquechaca vers Llallagua au XIXème siècle, avant de gagner Oruro (Arancibia, 1991)13. Son apparition et sa diffusion seraient donc parallèles à celles du Tio. Par ailleurs, la cartographie de l'espace opérée par les péripéties du Niüo Jorge rappelle, de manière saisissante, le corpus mythique chipaya, recueilli par Nathan Wachtel (1990) et Veronica Cereceda (1993) où le diable, poursuivi par saint Michel, s'enfuit sous terre, ouvrant sur son passage l'axe aquatique qui relie le lac Tititica au désert de sel de Coipasa. A l'ensemencement des mines par le Nino Jorge, répond ici la création des rivières, essentielles pour les paysans chipayas. Dans les deux cas, le voyage du diable, ou de son fils diabolique, se conclut par son emprisonnement. Au-delà de leur proximité narrative, l'espace parcouru par les deux corpus mythiques, l'un à l'Est, l'autre à l'Ouest du lac Popoo, se recoupe également dans la région de Lipez, au sud du désert de sel d'Uyuni. Destination finale du Niüo Jorge dans certaines versions minières, cette région est également une étape de la course du diable chipaya qui y est parfois stoppé14. Ce jeu de correspondance entre les mythes miniers et les mythes chipayas mériteraient une étude bien plus approfondie que celle que nous pouvons lui consacrer ici. Nous limitons notre analyse aux relations entre diables et saints telles qu'elles apparaissent dans les mythes miniers.

La .filiation, uneconceptualisation andine du syncrétisme?

Les mythes du saint Barthélemy de Potosf et du saint Michel des mines du Nord-Potosf relèvent de la tradition européenne qui associe la christianisation des cultes païens avec la victoire miraculeuse d'un saint sur un démon. En Bolivie, vraisemblablement parce que les galeries souterraines sont particulièrement propices au maintien des

13 D'après F. Arancibia (ibid.), c'est vers le premier quart du XIXème siècle que les masques de diables remplacèrent lesdanseurs ornésde peaux et de cornes de bouc. 14 Bienqu'il s'agisse de deux villages homonymes maisdifférents - l'unest le centre minier proche de Colquechaca, l'autre un hameau au sud du lac Popoo - Aullagas est uneétapeessentielle des deuxvoyages mythiques.

148 cultes païens, les centres miniers sont très souvent le théâtre de tels récits. Honnis ceux déjà évoqués, on trouve notamment la victoire de la Vierge d'Oruro sur Wari, dieu de la montagne et de ses mines. A la conventionnelle déroute des démons païens, la tradition minière a cependant ajouté un épilogue suggestif. Dans l'histoire du Niüo Jorge et, dans une moindre mesure, dans celle de saint Barthélemy, la victoire du saint n'implique pas la défaite totale du diable, mais elle donne naissance à un nouveau culte : celui du Tio. Ce faisant, le mythe expose l'ambiguïté structurelle de la religiosité minière, entre la soumission manifeste à l'Eglise catholique (la victoire du saint) et la poursuite de la dévotion diabolique dans le secret des galeries (l'apparition du Tio). Quant au thème de la filiation, il apparaît comme une conceptualisation minière de la traditionnelle problématique du syncrétisme religieux. La naissance d'êtres diaboliques issus de l'union d'une femme et d'un diable est un thème récurrent de l'imaginaire andin; rappelons que les tios sont eux-mêmes réputés abuser des femmes. Fruit de cette monstrueuse grossesse, l'existence du Niüo Jorge est organisée selon un jeu d'inversion avec certains épisodes de la tradition catholique. Le commerce sexuel de la Barra Fuluca, tentée par le diable dans la mine, inverse la conception divine et virginale du dieu chrétien et la naissance du Niüo Jorge se fait le miroir diabolique de celle du Niâo Jésus. Puis le Niüo Jorge qui envoie le dragon détruire Colquechaca, devient le double inversé de saint Georges. Enfin, sa richesse et sa concupiscence l'opposent à la pauvreté et à la chasteté du Christ. De telles inversions caractérisent également le Tio qui peut être invoqué par des cierges placés à l'envers ainsi qu'au travers d'un mystérieux credo diabolique appelé inini warani. Le fait que le Tio porte des bottes chaussées à l'envers ou que, comme dans le mythe de saint Barthélemy, il faille monter sa mule à l'envers pour déjouer le diable, témoigne que le champ sémantique de ces inversions dépasse la seule caricature diabolique. Elles répondent à une logique cosmogonique qui conçoit le monde des diables, des chullpas et des morts comme un double inversé du monde des hommes, de sorte que les rites destinés à cette sphère apparaissent également inversés par rapport au culte des saints et de la Vierge (Wachtel, 1990 : 194-223). Le récit où le dragon envoyé par le Niüo Jorge est défait par sainte Barbe, met en scène à la fois l'endroit et l'envers du mythe des saints pourfendeurs de démons. On en déduit que c'est la co-réalisation des deux faces du mythe qui permet l'ensemencement des mines par le

149 Niüo Jorge. Il en va de même si on considère que c'est l'enfennement du diable dans la mine d'Aullagas par saint Michel qui est à l'origine de la conception diabolique du Niüo Jorge dans cette même mine. Dans son analyse du mythe chipaya du diable poursuivi par saint Michel, Nathan Wachtel (ibid.) remarque que ce sont en somme, les deux personnages, le diable et le saint qui s'engouffre à sa suite, qui réalisent conjointement les rivières. Comme dans les mythes du Niüo Jorge, cette dualité atteste de la complémentarité «opérante» du monde des diables et des saints. Mais les récits miniers soulignent également que ces deux catégories sont moins distinctes qu'il n'y paraît. Nous avons vu qu'une variante du mythe de saint Barthélemy, présente ce dernier comme le ms du diable et d'une palliri. Sa conception diabolique est donc ici similaire à celle du Niüo Jorge. L'enfant connaît cependant un destin différent. Barthélemy, baptisé par les curés, devient saint alors que le Nino Jorge reste diable. Ces récits montrent bien que la catégorie des diables et des saints renvoie moins à des entités essentiellement différentes qu'à des modalités particulières de la rencontre entre les cultes païens et les divinités catholiques. Fils du diable, le Nii10 Jorge peut également être conceptualisé comme le ms de saint Michel. En enfermant le diable dans la mine où il devait séduire la Barra Fuluca, l'archange apparaît en effet comme le géniteur indirect de l'enfant. De cet ascendant, le Tio a hérité le statut de saint patron et l'iconographie de soldat romain de l'archange. En même temps, il héritait de son géniteur diabolique ses autres attributs. De sorte que le concept de filiation permet de résoudre, grâce à la notion de métissage biologique, les contradictions des deux héritages, l'un satanique et l'autre saint, du Tio.

La divinité de la montagne enterrée parlesEspagnols

Les récits suivants font surgir le Tio d'une ancienne divinité de la montagne ou de l'âme des mitayos morts dans la mine. Ils évoquent le volet plus autochtone de ses origines. Certains récits expliquent qu'avant l'apparition du Tio sous sa forme actuelle, il existait déjà un gardien spirituel des richesses minières, appelé saqra ou supay, mais que ses pouvoirs n'avaient jamais été sollicités par les hommes jusqu'à l'arrivée des Espagnols. Ce sont ces derniers qui, poussés par l'ambition,l'enfennèrent dans le sous-sol et commencèrent à lui rendre un culte afin de s'approprier ses

150 richesses, créant ainsi l'actuelle interdépendance entre le maître des gisements et les hommes :

On dit qu'avant, il y avait déjà un maître du minerai, je crois qu'on l'appelait saqra. On le voyait marcher dans les montagnes. Ce sont les Espagnols qui l'ont mis dans la terre, pour lui faire des offrandes, pour qu'il leurdonnedu minerai. David Cruz, 32ans, segunda-mano, San German (Unificada).

L'association du Tio avec une ancienne divinité de la montagne était déjà présente dans les mythes précédents. Ainsi, le Niüo Jorge est parfois décrit comme un aviador, un qualificatif généralement consacré aux montagnes pourvoyeuses de richesses agricoles et minières et Niüo est également le surnom des ancêtres et des esprits des montagnes dans les libations des paysans du Nord-Potosî, (Harris, 1983 : 147-148)15. D'ailleurs, dans une des versions du mythe le père du Niüo Jorge n'est pas le diable mais une montagne, le Cerro Hermoso de Colquechaca. L'association mythique du Tio avec des divinités de la montagne n'est pas propre à la région de Potosi. Dans le mythe recueilli à Oruro par June Nash (1979), après avoir été dérouté par la Vierge, Wari, l'esprit de la montagne, est vénéré sous la forme du Tio. Comme les récits de Potosi, ce mythe confirme que les mineurs conçoivent l'existence d'un glissement depuis la figure de la montagne vers celle du Tio. lis en attribuent l'origine à l'exploitation minière.

L'âme des mitayos mortsdans III mine

Dans le dernier groupe de récits recueillis, les tios ont pour origine les âmes des mitayos morts dans la mine. -«Tant de gens sont morts dans cette mine à l'époque des Espagnols. Le Tio a dû prendre possession de ces âmes, il aura surgi comme ça», explique un mineur. Cette genèse fait écho à la croyance selon laquelle les mineurs morts dans la mine appartiennent au Tio. Dans le récit suivant, l'immersion prolongée des mitayos dans le monde obscur des galeries est à l'origine de leur transformation en tios :

15 Ce tenne est également un qualificatif hiérarchique s'appliquant à un homme de qualité, notamment un blanc ou un patron (Cannen Bernand, communication personnelle).

151 Ces Espagnols avaient l'habitude de mettre un habitant de Potosî [un mitayo] dans la mine durant un an. Là, il dormait, il mangeait, il faisait tout. Ils le gardaient là, comme un prisonnier. Un an plus tard, dehors, comme esclave. C'est pour ça que Simon Bolivar [les] a libérés. En sortant, ils voyaient le soleil. Durant un an leurs yeux n'avaient [vu] que l'obscurité. A cette époque, ils travaillaient avec des chandelles, après seulement [on a travaillé] avec des lampes à carbure. Une année entière dans cette obscurité, c'est comme ça qu'un être humain se transforme en tio. Don Rosendo Mamani, 63 ans, associé à la retraite, SantaRita (Unificada).

La métamorphose diabolique des mitayos, en particulier de ceux qui ont trouvé la mort dans la mine, rappelle le choix de supay, âme des morts, pour désigner le diable en quechua. En raison de cette confusion du monde des ancêtres avec l'enfer, les mitayos sont devenus les premiers diables des mines du Cerro Rico. Ils exercent aujourd'hui leur rôle d'ancêtres animants en transmettant leur force aux mineurs au travers du Tio. L'émergence du diable de la mine est ici encore étroitement associée aux débuts de l'exploitation du Cerro.

3. Unenouvelle conception de la richesse et du monde

Tous les mythes d'origine du Tio mettent donc en scène son exil souterrain - dans le dernier récit, il est corrélatif à celui des mitayos­ qui dessine une nouvelle partition du monde. Fermé de part et d'autre, par les tataq'aqchus et saint Barthélemy, le monde du diable est désormais séparé de celui des hommes. Cette exclusion du diable et son enfermement souterrain eurent paradoxalement pour conséquence d'affirmer son existence et ses prérogatives. Il devenait le maître unique et légitime d'un royaume souterrain qui, à Potosï, s'étend de la grotte du diable jusqu'au seuil des mines. Désormais, sauf accident, les intrusions du Tio dans l'univers des hommes ont lieu à dates fixes et peuvent être contrôlées par des rites appropriés. Ainsi, lors du Carnaval, l'absence des tataq'aqchus, descendus en procession, lui permet de retrouver sa liberté jusqu'au jeudi de Compadres, jour où le monde souterrain est de nouveau clôturé par le retour des croix. fi en est de même le let" août, lorsque la terre s'ouvre, facilitant la communication avec l'inframonde. C'est l'occasion pour les hommes de faire des offrandes aux divinités souterraines et de débusquer les trésors enfouis auxquels ils ont alors librement accès. Carnaval et le mois d'août, qui voient s'estomper les frontières entre les mondes,

152 sont des périodes particulièrement dangereuses pour l'activité minière. Dans les récits qui mettent en scène ses racines plus autochtones ­ montagne et ancêtres mitayos - ce n'est plus le diable vaincu par Dieu, mais l'exploitation espagnole du Cerro Rico qui est à l'origine du Tio et de son enterrement. Ces versions mettent en accusation la cupidité qui poussa les colonisateurs à sacrifier les mitayos à la waca de Potosi et à enfermer l'ancienne divinité de la montagne dans les mines pour s'approprier ses richesses. En racontant ce mythe, David avait insisté sur le fait que l'esprit des montagnes n'avait auparavant jamais fait l'objet d'aucun culte. Cette fable romantique du désintéressement indigène pour les richesses du sous-sol sous-tend également l'idée, partagée par les mineurs, selon laquelle les populations préhispaniques de Potosf étaient des innocents assis sur un trône d'or. En attribuant aux conquistadors l'introduction du culte du diable dans les mines - le premier pacte diabolique - les récits sur la genèse du Tio confirment leur emprise délétère sur la vertu indigène. lis rappellent en cela certains des mythes recueillis par Carmen Salazar-Soler (1990 : 308­ 309). Dans ces récits, le maître des gisements, corrompu par le capitalisme mercantile des Espagnols, soustrait le métal sacré à l'ancien circuit de redistribution garanti par l'Inca et s'enterre avec. Dans la conception ancienne, les métaux précieux étaient dépourvus de valeur marchande. De sorte que l'enterrement du Tio, qui accompagne la marginalisation des rites anciens, marque en même temps l'avènement d'un culte nouveau inspiré par un système économique européen bien plus soucieux de ses besoins métalliques que de la vie des Indiens qui se sacrifièrent en son nom.

4. Quand lui offrir gîte et couvert révèle le Tio

En enterrant la divinité de la montagne pour la célébrer et s'approprier ses richesses, les Espagnols donnèrent naissance au diable de la mine. Cette coïncidence du culte et de l'apparition du Tio est également présente dans le récit qui emprisonne le Nino Jorge dans une mine ou au sommet d'une montagne, pour l'ensemencer. Le récit, qui fait émerger le Tio de l'âme des mitayos, explicite quant à lui son rapport avec l'exploitation minière. Indissociable d'une pratique rituelle, c'est aussi le travail qui révèle la divinité. Telle que les mineurs se la représentent, la genèse du Tio apparaît donc étroitement conditionnée par l'établissement de son culte. En lui offrant gîte et couvert, c'est la pratique rituelle qui révèle la divinité et non la révélation de la divinité

153 qui engendre le culte. En ce sens la manière dont les mineurs conçoivent l'existence du diable de la mine s'éloigne profondément de la logique de la transcendance catholique. Aujourd'hui, les offrandes des mineurs qui stimulent les pouvoirs du Tio, réactualisent au quotidien l'action génésique du culte primordial et les sacrifices exceptionnels liés au pacte révèlent un Tio particulièrement performant. Significativement, les gisements non exploités et les mines abandonnées ne relèvent pas du Tio, mais de la montagne ou du monde indifférencié des saqras. Le rôle attribué au travail et au rite dans l'émergence du Tio est ainsi en accord avec l'idée d'un glissement d'attributs, de la figure de la montagne vers celle du diable de la mine, consécutif à l'exploitation minière. Pour les mineurs de Potosî, le monde est tout entier peuplés de potentiels susceptibles d'être réveillés par le rite. Un jour, un mineur interrogé sur le Tio me répondit ainsi : -«Si tu as foi dans cette pierre, si tu y crois, alors cette pierre, c'est comme le Tio, elle te répondra». Puis il ajouta, en parlant des maladies causées par les saqras : «Mais si toi, tu n'y crois pas, alors ils ne peuvent pas t'attraper». Croire et rendre un culte qui exposent l'homme aux pouvoirs des divinités engagent durablement sa responsabilité. Il ne s'agit pas de révéler une divinité de manière inconsidérée. Une fois convoquée par le rite, elle sera en droit d'attendre des offrandes et de châtier la négligence des hommes. C'est la raison pour laquelle les mineurs se gardent d'initier fortuitement de nouvelles relations. Lors d'un sacrifice collectif, alors qu'un péon s'apprêtait à jeter du sang de lama sur le compresseur de la section San German, le délégué a brusquement interrompu son geste. TI m'expliqua plus tard les raisons de son intervention: -«Tu vois, le compresseur ce n'est pas comme les casillas qui ne travaillent pas, qui sont là et c'est tout, qui ne bougent pas, le compresseur c'est une machine et elle peut demander plus de sang, elle peut s'habituer». Faire des offrandes au compresseur, permet d'optimiser son fonctionnement, mais lui donner le goût du sang est dangereux car cela créerait l'habitude. A la différence des casillas, le compresseur est animé et peut provoquer des accidents intempestifs comme le firent jadis le Tio et la montagne avant d'être rassasiés et socialisés par les offrandes des hommes. Ne pas l'associer au sacrifice correspond ainsi au refus d'activer ses pouvoirs de mort. De même, certains mineurs m'ont fait part de leur décision de ne pas croire au Tio. Comme l'a souligné Virginie de Véricourt (1998a : 117), dans les Andes, le verbe croire (les mineurs emploient

154 l'espagnol creer) s'applique à deux principes essentiels: accomplir fidèlement les rites et avoir foi en sa pratique cultuelle. La croyance est donc une pratique avant d'être un contenu; en d'autres termes, croire c'est agir". A l'inverse, ne pas vouloir croire au Tio traduit le refus d'établir une relation d'alliance et d'interdépendance avec lui, pas la négation de son existence. Cette incroyance qui s'établit dans l'adhésion au système symbolique où s'inscrit le Tio, rappelle l'attitude des premiers colons européens lorsqu'ils percevaient les cultes préhispaniques comme une erreur inspirée par le démon, non comme une illusion. Ceux-là même qui, parmi les travailleurs, refusent de croire au Tlo, reconnaissent qu'ils deviendraient plus riches s'ils y consentaient. La volonté de ne pas croire au Tio équivaut donc à refuser son emprise. Cette décision peut, comme nous l'avons évoqué, être motivée par l'adhésion au discours des Eglises catholiques et évangélistes. Plus fréquemment, elle correspond à l'idée qu'établir des relations avec le Tio est un choix dangereux, en raison de son pouvoir de rendre malade, ou même de tuer, et de reprendre ses richesses. L'incrédulité est une forme de protection. Pour cette raison, les associés de la coopérative 27 de Marzo ont pris la décision de ne pas construire de Tio dans la mine qu'ils ont récemment réhabilitée: -«Il ne s'agit pas de le faire et c'est tout, il faut s'en occuper et le servir, sinon c'est mieux de ne rien faire, c'est beaucoup de responsabilités», explique son président. Comme ses compagnons, il s'en remet aujourd'hui à la Vierge pour l'aider dans son travail et projette de doter la section d'un tataq'aqchu. Même si ce choix est relativement rare, on peut donc travailler dans la mine sans être dévot du Tio. Cette possibilité s'explique par le fait que si chacune des divinités de la mine possède des pouvoirs spécifiques, toutes peuvent, dans une moindre mesure, agir comme des généralistes. TI est également possible de mobiliser le Tio en s'adressant au Tataq'aqchu, la Vierge au travers de la Pachamama, et inversement. Alors, si le doute est indissociable de la croyance, dans le cas des mineurs, il ne porte pas sur l'existence de la divinité, mais sur la pertinence d'établir avec elle une relation contractuelle: faut-il ou non croire au Tio ?

16 Les expressions «être avec», «penser à» ou «travailler avec» que les mineurs substituent fréquemment au verbe croire restituent cette dimension agissante absente du credo.

155 * Venues se substituer aux cultes indigènes, les divinités catholiques ont donc fini par se laisser coloniser par eux. De ce glissement, de l'antagonisme vers l'empathie réciproque, surgit une recomposition du panthéon des mines autour des couples Tataq'aqchu/Tio et ViergelPachamama, dont les pôles parfois contradictoires sont, d'autres fois, confondus. Mais, à la différence des autres divinités minières, la figure du Tio n'a pas été remodelée par la rencontre souterraine des univers religieux espagnol et indigène. Assemblage totalement inédit d'attributs issus des deux traditions, il en est une véritable création. Les mineurs, qui font surgir le Tio de l'exploitation du Potosï par les Espagnols, revendiquent avec lui une origine commune. Rappelons qu'ils attribuent à la colonisation espagnole des galeries le rôle de creuset de la classe des travailleurs miniers comme catégorie socio­ professionnelle et morale. Il est vrai que c'est dans le même champ historique du syncrétisme religieux et de l'industrie minière intensive que se sont construites la culture minière actuelle et sa divinité emblématique. Enfermé dans le sous-sol par les Espagnols, le sort du Tio rejoint aussi celui des Indiens mitayos et des paysans qui se convertissent encore chaque jour au travail souterrain.

156 Troisième partie

QUAND LE CULTE PARLE DU METIER Rituels et relations de travail

Un rapide signe de croix esquissé en direction de la Vierge et des tataq'aqchus avant de s'engager dans la galerie principale, un salut amical lancé au Tio, des feuilles de coca enfouies dans le sol de l'aire de travail, pour la Pachamama : c'est par ces quelques dévotions que débute toute journée de travail dans les mines du Cerro Rico. La production minière est autre chose que la conquête de la richesse du sous-sol par le travail du mineur, son effort et son savoir-faire. Elle est le résultat d'une collaboration contractuelle avec la mine incarnée par ses divinités. Et ce sont les rites qui viennent actualiser régulièrement ce contrat. Aux gestes quotidiens que nous venons de décrire s'ajoutent des rites collectifs, hebdomadaires et annuels. D'autres répondent à des événements imprévus ou inhabituels : un accident, l'ouverture d'une nouvelle galerie ou la découverte d'un filon. Les mineurs envisagent leurs rituels sur le mode d'une transaction économique. Les offrandes et la dévotion des hommes rétribuent l'aide des divinités tout en achetant leur futur collaboration. Ce concept d'endettement réciproque se traduit par des expressions telles que «junt'achayna tiyan» (en quechua, il faut s'acquitter), son équivalent espagnol «hay que cumplir» ou le terme de «pago» (paiement), qui décrivent l'obligation rituelle des mineurs. On attend en échange que la mine «réponde» aux hommes. Cependant, comme le remarquait Maurice Godelier (1996 : 258), il ne peut y avoir d'équivalence possible entre les dons des dieux et les contre-dons des hommes : les mineurs n'ont rien d'équivalent à donner en retour pour la fertilité de la mine. D'autre part, les divinités ne sont pas obligées ni de donner, ni d'accepter, ni de rendre. C'est la raison pour laquelle elles ne sont jamais mises en accusation lorsqu'elles ne répondent pas favorablement aux sollicitations rituelles. La dette rituelle est essentiellement alimentaire : les travailleurs mangent grâce à la mine et ils se doivent de la rassasier par des nourritures choisies : des lamas, de la coca, des sucreries, des plantes aromatiques et des libations. Ces mets sont offerts à la bouche ouverte de la mine. Les assiettes utilisées à cet effet ainsi que le nom donné aux sacrifices de sang appelés convites(de l'espagnol, banquet, festin) ou qaraku (du quechua, qaray, alimenter) et à l'ensemble des offrandes désigné comme mesa (de l'espagnol, table) confirment la dimension nourricière du rite. A l'inverse, tout manquement rituel affame les divinités qui peuvent alors «manger» les travailleurs négligents, en provoquant un accident. Production et protection apparaissent ainsi intimement liées dans le culte. Significativement, dans le cas du Tio qui est directement impliqué dans le processus de travail, les obligations mutuelles qui le lient aux mineurs sont formulées dans le langage des relations de production. En témoigne le rêve de ce travailleur qui a vu un homme blond, vêtu de rouge, s'approcher de son lit et lui dire : -«Donne-moi une avance financière». «Tu te rends compte s'exclame mon interlocuteur, le Tio me demandait une avance, comme un péon ! Alors, le lendemain, je lui ai apporté une petite ch'alla pour qu'il travaille bien». Rappelons que le Tio, ici décrit comme un péon, est par ailleurs considéré comme le chef du groupe de travail et le propriétaire du minerai. Ces inversions hiérarchiques entre les mineurs et le Tio témoignent des va­ et-vient incessants entre leur situation de créditeur et de débiteur d'une dette de travail. Cependant, seuls les associés, les maestros humains, peuvent établir une telle relation avec le maestro diabolique de la mine. Les péons n'interviennent que de manière subalterne dans les rites : ils ne peuvent pas établir personnellement de liens contractuels avec le Tio. Partant de cette constatation selon laquelle les rituels construisent une relation particulière entre chaque catégorie de travailleurs (associé, péon ou segunda-mano) et chaque divinité (Tio, Pachamama, Vierge ou Tataq'aqchu), nous nous attacherons ici à comprendre les interactions du culte avec les rapports de travail. L'analyse des rituels suppose évidemment de faire appel aux représentations symboliques. En raison de la perspective adoptée, ces dernières n'interviendront cependant que de manière périphérique. Notre grille d'interprétation est donc partielle, elle pourra même sembler trop fonctionnaliste. Mais l'objectif est de ré-enraciner les rites dans la réalité sociale du travail, non de restituer dans sa totalité la complexité des rituels miniers dont les structures symboliques ont par ailleurs fait l'objet d'études détaillées (Nash, 1979 ; Salazar-Soler 1990 ; Platt, 1983). Que ce soit au niveau du calendrier, des gestes, des objets ou des motivations, ces travaux soulignent la très grande continuité qui existe entre la pratique religieuse des mineurs et celle des paysans andins. Cependant, à la différence des rites paysans, les cultes miniers n'ont pour cadre ni la famille, ni la communauté lignagère mais le groupe de travail, la section et la coopérative, structurés par les relations contractuelles du travail.

160 CHAPITRE VII

LE CALENDRIER RITUEL ANNUEL

A Potosi, le calendrier rituel des mines fait alterner un rite hebdomadaire, la ch'alla au Tio, avec des cérémonies annuelles. Ces dernières s'organisent en deux grands cycles dictés par le calendrier pascal: les sacrifices d'Espiritu (mai-juin et ler août) et les rites du Carnaval (février). S'y ajoutent les anniversaires de la coopérative, de la section et celui de la Vierge dont les dates varient selon les exploitations. Espiritu désigne les quatre dates possibles pour sacrifier un lama à la Pachamama : trois samedis successifs à cheval sur les mois de mai et de juin et le Ier août. Le premier samedi précède la Pentecôte (lspiritu), le deuxième précède la Trinité et le troisième suit le jeudi de Corpus Christi. Si certains travailleurs expriment leur préférence pour le premier samedi d'Espiritu - à cette date les divinités affamées recevraient mieux les offrandes - les quatre dates sont plus généralement considérées comme équivalentes. Toutes sont situées en pleine saison sèche et froide. Dans les campagnes, la Pentecôte coïncide avec les rites qui consacrent la fm des récoltes et la nouvelle production. Deux mois plus tard, entre les dernières récoltes et les prochaines semailles, le 1er août célèbre la nouvelle année agricole, la Pachamama et les montagnes protectrices. Le calendrier rituel des mines synthétise ainsi deux étapes distinctes du calendrier agricole'. En ville, les trois

1 L'étalement de la célébration sur trois samedis se doit probablement à l'Eglise qui, sous la pression des entrepreneurs miniers, décida au XIXème siècle, de concentrer les rites catholiques sur les fins de semaine, afin de limiter l'absentéisme ouvrier (Rodriguez, 1989). Les festivités d'Espiritu qui s'étalaient auparavant sur plusieurs jours, se seraient alorsscindées en troissamedis. L'existence de quatredatespossibles pourlessacrifices permet par ailleurs aux mineurs de participer auxritesruraux. samedis d'Espiritu et le 1er août sont consacrés au culte des pachamamas des habitations et des commerces. Dans les quartiers miniers, certains habitants font également des sacrifices de lama. Le cycle minier du Carnaval s'articule autour de quatre célébrations: le samedi de la procession des tataq'aqchus, deux semaines avant Carnaval ; la ch'alla des aires et des outils de travail du jeudi de Compadres pour les hommes ; le jeudi de Comadres pour les palliris et la ch'alla des ingenios du lundi de Carnaval. Entre le jeudi de Compadres et la ch'alla des ingenias, se situe l'entrée du Carnaval urbain et le début des festivités rurales. Carnaval coïncide avec la fin de la saison des pluies qui commencent en novembre ; les cultures sont alors en pleine croissance. A cette occasion, les paysans visitent leurs champs et déterrent quelques pommes de terre qui reçoivent des libations spéciales. Dans les environs de POtOSl, le jeudi de Compadres est destiné à la ch'alla des outils de travail. Pour les éleveurs, cette période est l'occasion de célébrer les illas, ces petites pierres qui recèlent la force procréatrice et la prospérité des troupeaux (Flores Ochoa, 1976). Le cycle minier du Carnaval précède les célébrations paysannes et urbaines. libérés dès le lundi soir de leurs obligations minières, les mineurs peuvent procéder en famille à la ch'alla des maisons pour mardi-gras et ceux qui possèdent des terres rejoignent leurs communautés pour le mercredi des Cendres et la visite des champs. En ville, les jeudis de Compadres et de Comadres sont consacrés à la ch'alla des bureaux, des ateliers et des commerces. Si, dans les galeries minières, les récoltes se succèdent tout au long de l'année, le calendrier rituel des travailleurs reste donc néanmoins fortement inspiré par le calendrier agricole et certains gestes rituels évoquent clairement cette filiation. Nous aurons l'occasion de revenir sur la «cueillette» minière des illas lors du Carnaval qui rappelle la pré-récolte rituelle des paysans et le culte aux illas des éleveurs. Mineurs et paysans s'accordent également à considérer le Carnaval et le mois d'aoOtcomme des moments d'intense virulence saqra. Lors du Carnaval, les diables sont libres et viennent tenter les hommes sous la forme de jeunes gens séduisants, tandis que dans la mine le Tio multiplie ses apparitions. Durant la césure d'août, les divinités chthoniennes connaissent un moment d'inquiétude : elles ont faim et soif. Les diables rôdent sous forme de vents violents, appelés saqrawayras (du quechua, vents malins), qui arrachent aux flancs du Cerro des nuages de poussière et la montagne s'ouvre pour réclamer

162 des offrandes, facilitant la communication entre les mondes. Au cours de ces deux périodes, connues comme saqra killas (mois saqra), les accidents, particulièrement fréquents, rappellent aux mineurs la nécessité de s'acquitter de leur dette alimentaire. Reste un mot à dire des trois autres rites du calendrier annuel : l'anniversaire de la Vierge, de la section et celui de la coopérative. L'anniversaire de la Vierge est célébré le jour de sa fête : le 8 décembre pour Conception, le 2 février pour Candelaria... Lorsque la Vierge donne son nom à la mine, cette cérémonie coïncide avec l'anniversaire de la section. Sinon, l'anniversaire de la section célèbre la date, réelle ou symbolique, de la mise en exploitation de la mine et l'anniversaire de la coopérative fête la création de l'institution. Chaque rituel est d'abord destiné à une divinité spécifique, de sorte qu'à l'issue du cycle annuel le contrat a été renouvelé avec chacune d'elles. Les identifications Vierge/Pachamama et Tataq'aqchu/Tlo, ainsi que les affinités qui existent entre les divinités catholiques d'une part et entre celles plus saqras d'autre part, expliquent que chaque rituel tend cependant à mobiliser l'ensemble des divinités. Car, comme le démontrait Nathan Wachtel (1983 : 215-216), c'est l'association des pouvoirs de plusieurs figures qui permet d'obtenir le résultat souhaité. Le rituel fonctionne alors comme une «mise en rapport» des divinités qui, pour reprendre l'expression utilisée par un informateur de Nathan Wachtel, peuvent alors «parler entre elles». Les déplacements entre l'intérieur de la mine, son terre-plein et la ville ainsi que l'usage des différentes étapes du cycle diurne, de l'aube à la tombée de la nuit lors des rituels témoignent de cette volonté de mobiliser un maximum de temps et d'espace différents, donc de divinités.

Les données présentées ici concernent principalement la coopérative Unificada et deux de ses sections ; leurs contrastes sont particulièrement éclairants pour comprendre les relations entre l'organisation des rituels et les rapports de production. San German, dont les quelques 50 travailleurs sont organisés en petites équipes d'un ou deux associés et de quelques péons, pas ou peu mécanisés, est l'archétype de la section traditionnelle. Elle diffère sensiblement de la section Candelaria qui s'est entièrement mécanisée au cours des années 1990. Cette dernière se compose aujourd'hui de cinq grands groupes de travail forts de plusieurs dizaines de mineurs, principalement des segunda-manos, regroupés autour de trois à cinq associés. Nous ferons délibérément l'impasse sur les rites des

163 travailleurs à ciel ouvert dont l'organisation diffère peu des rituels des mineurs de fond. Soulignons enfin que si les grandes séquences rituelles sont normées par la coutume, les travailleurs disposent néanmoins d'une certaine marge de manœuvre individuelle. Chacun possède ses techniques particulières, ses secrets qu'il ne sera pas possible de restituer ici dans leur diversité.

1. Les ch'allas hebdomadaires au Tio

Dans l'aire de travail, le bruit des marteaux et des pelles, étouffé par le souffle rauque des mineurs, s'est tu. L'associé a décrété l'heure de la pause, le temps de renouveler le pijchu devenu insipide. Souvent, les mineurs rejoignent le pijchadero le plus proche: une aire dégagée qui accueille le Tio de l'équipe et ses hommes, entre deux mit'as. La vieille chique de coca est glissée entre deux pierres ; quelques poignées de feuilles et cigarettes circulent parmi les travailleurs et le Tio. Parfois aussi ils boivent ensemble, pour tromper la fatigue et canaliser la force transmise par le diable de la mine et l'alcool. Mais le grand jour du Tio c'est le vendredi, parfois le mardi, qui sont aussi les jours des rituels de guérison et de sorcellerie. Les libations n'ont plus alors pour but un apport de force immédiat, elles sollicitent la collaboration à long terme du Tio. «Pour que tout aille bien pour nous» disent les mineurs. Lors des ch'allas hebdomadaires, le rythme de consommation d'alcool et la quantité absorbée sont beaucoup plus importants qu'entre deux mit'as. TI n'est plus question de se remettre à travailler ensuite et la ch'allaqui clôt la journée de travail se prolonge sur le terre-plein de la mine, puis dans les bars des quartiers miniers. L'alcool de canne à 96°, pur ou mélangé avec du jus de fruit, est la boisson de prédilection de toutes les ch'allas minières. Plus rarement, les mineurs achètent de l'alcool de raisin à 40° appelé cingani, plus coûteux mais plus prestigieux. Cependant l'alcool de canne, réputé frais et qui prévient l'échauffement excessif des corps dans la mine, est considéré comme plus bénéfique que le cingani, réputé chaud. La bière et le vin sucré qui durcissent les füons, sont consommés lors des rites sur le terre­ plein de la mine, pas à l'intérieur. La fréquence de la ch'alla souterraine dépend des relations du Tio avec l'associé qui en prend l'initiative. Elle est hebdomadaire pour certains, mensuelle pour d'autres. Dans ce cas, elle est réalisée le

164 premier vendredi du mois «pour bien commencer», plus rarement le dernier. Planifiée ou organisée spontanément, la ch'alla est, en tous cas, fréquente. Elle intervient lorsque la production est mauvaise pour gagner les faveurs du Tio et, lorsque qu'elle est bonne, pour l'en remercier et entretenir sa collaboration. Il y a donc toujours une bonne raison pour faire la ch'alla. Dans les petits groupes de travail, il est d'usage que l'associé apporte l'alcool. Dans les grands groupes mécanisés, associés et segunda-manos se cotisent.

2. Les sacrifices d'Espiritu et du lei' août à la Pachamama

Les rites d'Espiritu et du 1er août s'organisent autour de deux séquences principales : un sacrifice de lama au milieu de la journée et la crémation d'une assiette d'offrandes, appelée q'oa', à la tombée de la nuit. Le rituel, destiné à la Pachamama, a pour but de préserver les mineurs des accidents et d'améliorer leur production. Le lama est considéré comme un substitut au sacrifice humain qui, nous le verrons, régénère les filons et solde la dette du mineur envers la mine. Le cadre du sacrifice est le groupe de travail. Il est d'usage que chaque équipe sacrifie au moins un lama. Mais le rite est coûteux ­ plus de 100 doUars V.S. - et certaines se contentent d'enterrer une q'oa. D'autres se regroupent pour réaliser le rituel au niveau de la section. De leur côté, les dirigeants des coopératives sacrifient des lamas dans les locaux de l'institution.

Les sacrifices despetits groupes de travail

Il est sept heures du matin et le quartier du Calvario situé au pied du Cerro, prend des allures de grande foire aux bestiaux. Arrivés dans la nuit, des paysans des environs y ont conduit leurs lamas qui attendent de connaître leur sort. Les transactions vont bon train : l'animal doit être le plus gras possible pour le budget que s'est fixé l'acheteur; le prix d'un lama varie entre 50 et 80 dollars, selon sa taille. Puis viennent des considérations esthétiques : il faut que le lama soit joli, qu'il ait l'air vif. Plus rarement, c'est la couleur ou le sexe, mâle ou femelle, de l'animal qui sont pris en compte. Comme tous les ans, Don Victor Alcaraz a décidé d'offrir un lama à la mine et à ses «dépendants». Ce descendant d'hacendado de

2 Plante résineuse aromatique; parextension, lesoffrandes dont elleest un ingrédient.

165 Tacobamba, comme il se définit lui-même en soulignant l'origine espagnole de son patronyme, est une figure charismatique de la section San German. Son intelligence, sa droiture, son sens des responsabilités et même son humour, lui valent d'occuper régulièrement la charge de délégué. Le respect que lui vouent les travailleurs n'est d'ailleurs pas sans rapport avec le fait qu'il sacrifie chaque année un lama: Don Victor est un homme qui sait s'acquitter de ses devoirs tant envers les hommes que les divinités. La relative prospérité de son exploitation qui, avec près d'une demi-douzaine de péons, est l'une des plus grande de la section lui permet de supporter le coût du rituel quand bien d'autres associés doivent y renoncer. Après avoir observé toutes les bêtes et fait marcher la concurrence, Don Victor, conseillé par ses péons paysans, se décide pour un lama tacheté beige et blanc. Une bouteille de bière, parfois d'alcool, offerte au vendeur scelle la transaction et l'argent change de main. Après une dernière ch'alla pour la chance du mineur, le lama est pris en charge par son nouveau propriétaire. Habitués à se déplacer en troupeaux, les lamas refusent de suivre les mineurs. Poussés par les hommes, presque portés par eux, ils parviennent enfm sur la petite place du Calvario d'où ils rejoindront la mine en camion. Hissé par la queue et les oreilles, le lama de Don Victor se résigne à s'agenouiller à l'arrière du camion de la coopérative où s'entassent l'épouse et les enfants de l'associé entre les fagots de bois, les pommes de terres et de grands bidons d'alcool. D'autres animaux atterrissent dans des bus. Parfois, une tête de lama émerge du coffre d'un taxi. Malgré la brusquerie du traitement, les mineurs éprouvent beaucoup de compassion pour les animaux et discernent dans leur regard, des marques de tristesse. Si le lama a les yeux humides, c'est qu'il pleure «car il sait». TI est environ neuf heures lorsque le lama est déchargé sur le terre­ plein de la mine. Don Victor distribue les tâches parmi ses péons : certains, appelés servicios, sont affectés au service de l'alcool, d'autres à la construction des fours pour la watiya', d'autres enfin dépèceront le lama et creuseront les trous pour enterrer ses entrailles. Chaque groupe de péons reçoit en retour une bouteille d'alcool appelée t'inka. Assises par terre, en retrait, l'épouse de Don Victor, ses filles et la gardienne ne se joindront aux hommes que pour les principales étapes du rituel : les ch'allas qui ponctuent chaque séquence, le sacrifice et la

3 Technique de cuisson : les fours en terre construits pourl'occasion sont éboulés sur lestubercules quicuisent à l'étouffée. 166 crémation de la q'oa. Don Eleuterio, le délégué de la mine, vient d'arriver avec deux lamas. Les deux rituels se dérouleront en parallèle. L'arrivée des lamas ouvre la première séquence de libations. L'associé distribue de la coca, de la lejia ; puis une première tournée d'alcool pur, deux verres, est servie à tous les participants de son groupe de travail. Les libations sont destinées au seuil de la mine et aux lamas qui y sont attachés. C'est l'associé qui commence suivi par ses invités (ingénieur, délégué, autres associés...), les péons et enfin, les femmes. Par la suite, le service de l'alcool est pris en charge par les servicios, supposés rester suffisamment sobres pour mener à bien leur tâche et veiller sur leurs compagnons ivres. Tandis que se déroulent les premières ch'allas, les mineurs des autres équipes pénètrent dans la mine. Parmi eux, des amis de Don Victor se laissent tenter par son invitation et renoncent à leur journée de travail. Les autres les rejoindront à leur sortie. De toute façon, il faudra attendre que tous soient sortis avant de brûler la q'oa. Sinon, la Pachamama attablée risquerait de confondre les hommes présents dans les galeries avec le festin qui lui est offert. L'accullicu et les libations se poursuivent. Don Victor consulte régulièrement la montre qu'il a mise pour l'occasion: il ne faut pas rater midi, l'heure du repas de la Pachamama. Lors du sacrifice, le lama doit regarder vers le zénith, sa tête sera enterrée dans cette même direction. Cette orientation et l'heure du sacrifice semblent être une réminiscence d'un culte solaire, peut-être lié au proche solstice d'hiver. La célébration catholique de Corpus Christi est elle-même imprégnée de symbolisme solaire. li est maintenant midi, l'heure du sacrifice. En raison de son ancienneté, il revient à Don Eleuterio de mettre ses lamas à mort en premier. Tout se passe très vite. Les pattes de l'animal sont entravées, puis il est plaqué à terre, face à l'entrée de la mine. L'épouse de l'associé glisse dans sa bouche une boulette de coca et de lejia. Son mari invite l'animal à boire une rasade d'alcool, en lui murmurant ses excuses et ses prières pour la Pachamama. La gorge du lama est tranchée et le sang qui jaillit est recueilli dans des baquets par les péons et les femmes qui aspergent le seuil de la mine, puis les premiers mètres de rails, les casillas, la maison du gardien et les rampes de stockage. Vient ensuite le tour du lama de Don Victor. Chaque mise à mort est saluée par un tir de dynamite qui répond, comme un écho, à ceux des mines voisines. De la bière est aspergée sur l'entrée de la mine et s'ensuit l'unique tournée de libations de bière

167 «pour l'argent qui, dans les ingenios, mousse comme de la bière». Puis les ch'allas d'alcool reprennent sur les animaux morts que les «dépendants» les plus habiles commencent à dépecer. L'associé surveille de près toutes les opérations : il ne faut en aucun cas que l'estomac de l'animal, gonflé comme une outre, soit crevé. L'aspect des organes présage de l'année à venir: le foie doit être bien charnu. S'il est denté, cela signifie que la production sera prospère. Plus rarement, les veines du cœur sont examinées. D'une manière générale, tous les événements imprévisibles sont soumis à interprétation : la manière dont le sang gicle, un lama qui renverse une bouteille d'alcool, une personne qui arrive à l'improviste, etc. Puis, la viande est livrée aux femmes, qui la découpent et la mettent à cuire. Les morceaux qui ne sont pas destinés à la consommation humaine (tête, pattes, sabots, sexe, viscères) sont disposés dans un baquet selon la logique anatomique : la tête devant et le sexe derrière. L'associé y prélèvera de quoi préparer deux assiettes qui seront brûlées avec la q'oa : la pointe des oreilles, un bout de langue, un bout des lèvres supérieures et inférieures, un bout des deux paupières, un bout du cœur, des poumons, de l'intestin, du foie, des deux reins, du cœur, de l'estomac, un bout du sexe, un bout de l'ergot des quatre pattes et un peu de sang. Ces menus morceaux appelés k'ichiras forment un résumé de l'animal. Les k'ichiras des deux lamas de Don Eleuterio sont disposées dans des assiettes différentes; celles de l'unique lama de Don Victor sont dédoublées afin de préparer les deux assiettes. Cette opération est très délicate. Rien ne doit manquer au banquet des divinités. Et l'associé s'y reprend à plusieurs fois pour vérifier le contenu de chaque assiette. TI est près de deux heures. Les participants font maintenant leurs libations aux baquets qui contiennent les restes des lamas. Les femmes déposent la viande sur les grilles installées face à l'entrée de la mine, une pour chacun des deux associés. La viande doit cuire sans sel pour ne pas incommoder les saqras. L'alcool aidant, les conversations vont bon train au son de la cumbia nasillarde d'un magnétophone hésitant. Les pommes de terre cuisent doucement sur les braises de la watiya. La viande est cuite, il est quatre heures. Les femmes servent les assiettes : un morceau de viande, quelques tubercules et une généreuse cuillerée de sauce piquante. Les invités de marque reçoivent les premières assiettes, Don Victor et Don Eleuterio s'invitent mutuellement, puis vient le tour des «dépendants» et des familles. Aux premiers servis les meilleurs morceaux, mais toutes les rations sont

168 copieuses. On peut heureusement emmener les restes chez SOl, a condition de laisser les os qui seront brûlés devant la mine. Comme la fumée de la viande, celle des os, et plus tard celle de la q'oa, doit pénétrer dans les galeries où elle est dégustée par les divinités. Les chiens faméliques, qui salivent à la vue du festin, ne recevront que quelques coups de pied qui les tiennent à l'écart d'un banquet qui ne leur est pas destiné. Alors que les derniers servis finissent de manger, la q'oa et les deux assiettes contenant les k'ichiras, encadrées par deux bouteilles (vin à gauche, alcool à droite ou deux bouteilles d'alcool) sont placées, par l'associé face au feu et à l'entrée de la mine. Les tables d'offrandes sont maintenant complètes. Une nouvelle tournée de ch'alla s'organise autour d'elles et du feu où se consument les os. n est un peu plus de cinq heures, les travailleurs qui sortent de la mine se joignent aux ch'allas. Après avoir vérifié que tous en sont sortis, l'associé et son épouse s'agenouillent face à la mine et aux offrandes, lui à droite, elle à gauche. En faisant ses libations, le mineur invoque la Pachamama, la remercie pour le minerai qu'elle l'a laissé produire, la prie de ne pas l'oublier lui qui, aujourd'hui, s'est souvenu d'elle et de le protéger des accidents. Sa femme fait de même. Puis le couple se relève et les autres participants s'agenouillent à leur tour, deux par deux, pour offrir leurs libations à la q'oa : d'abord les associés, puis les «dépendants». Les restes des lamas sont ensuite disposés dans un trou creusé dans les premiers mètres de la galerie principale, toujours en respectant la logique anatomique, et les participants sont invités à procéder aux libations des trous où sont jetées des pièces de monnaie. Cette offrande métallique, considérée comme un tribut (tributo), vient réensemencer la Pachamama. fi revient à l'associé de jeter la première pelletée de terre. Lorsque ses péons ont enseveli les restes, il danse dessus avec sa femme, en tapant des pieds pour tasser la terre et égayer la Pachamama. La danse a le pouvoir d'exciter sexuellement la terre et donc d'augmenter sa productivité (Van den Berg, 1993 : 176). Le soleil a disparu derrière l'horizon, le rituel touche à sa fin. A nouveau l'associé s'agenouille avec son épouse face aux offrandes et, après une dernière ch'alla, ils versent la q'oa sur les braises incandescentes. Rapidement, les participants se rassemblent pour entreprendre leur descente titubante vers les lumières de la ville. L'associé demeure encore un instant sur place pour contrôler que les offrandes «passent» bien, qu'elles se consument totalement, sans flamber, ne laissant plus que des cendres blanches. «Allin jap 'inku»,

169 les divinités ont bien saisi leurs offrandes, l'associé peut les laisser déguster en paix. Souvent, la fête se poursuit chez l'associé ou dans un local loué ; au son d'un orchestre, les invités danseront jusque tard dans la nuit pour célébrer le bon déroulement du rituel.

Lessacrifices des grands groupes detravail mécanisés

Tandis que les associés de San German sacrifient leurs trois lamas, une longue salve de dynamite ébranle les casillas. Les tirs proviennent de la mine de Candelaria, située à une cinquantaine de mètres, en contrebas. Don Victor interrompt sa ch'alla pour pester contre ces «richards» qui viennent les narguer en posant leur dynamite sur la route qui séparent les deux exploitations. li faut dire que le changement d'échelle entre les sacrifices des petits groupes de travail de la section San German et ceux des grandes équipes mécanisées de Candelaria est frappant. En moyenne, ces dernières mettent à mort chacune une demi-douzaine de lamas et lorsque plusieurs équipes sacrifient le même jour, la file des lamas qui gisent devant le seuil de la mine est réellement impressionnante. Ces dépenses fastueuses viennent rappeler aux travailleurs de San German qu'ils ont perdu la bataille qui les avait opposés à ceux de la section Candelaria pour la possession du niveau 70. Cédé par la COMmOL à la coopérative Unificada, il s'était révélé très rentable. Dans les grands groupes de travail, le coût de la fête, prélevé sur les bénéfices de la production, est partagé entre les associés et les segunda-manos. Mais il revient au chef de groupe accompagné de son épouse, d'organiser l'essentiel du rituel. Son rôle est similaire à celui de l'associé des petites équipes. Comme ce dernier, il répartit les tâches subalternes entre ses «dépendants», segunda-manos et péons.

Lessacrifices desdirigeants des coopératives

li est d'usage que les dirigeants de toutes les coopératives sacrifient un lama à la Pachamama dans le patio de Yingenio, à l'occasion du troisième samedi d'Espiritu. Le rite réunit principalement les dirigeants et leurs épouses, ainsi que les employés de la coopérative (chauffeurs, secrétaires, comptable...) et les cuenta-casas des ingenias. Les associés de base n'y participent pas. En tant que responsable de la commercialisation du minerai, le vice-président, secondé par sa femme, organise le rituel. Le rôle du couple est alors semblable à celui

170 de l'associé, et de son épouse dans les mines. Les tâches subalternes sont réparties entre les cuenta-casas. Tous les frais, gérés par le trésorier, sont à la charge de la coopérative. Chaque 1er août, les dirigeants offrent également une q'oa à la Pachamama des bureaux. Le président, parfois accompagné de sa femme, prend en charge le rituel financé par la coopérative.

3. Le cycledu Carnaval

Le cycle minier du Carnaval qui célèbre successivement le saint patron des mineurs, son alter ego diabolique et les moyens de production, puis le patrimoine de la coopérative, constitue la manifestation la plus corporative des rituels miniers. Ces différentes cérémonies ont pour cadre respectif la section, les groupes de travail et la coopérative.

La procession des tataq'aqchus

La procession des travailleurs derrière leurs christs et leurs vierges, appelée descente des tataq'aqchus, ouvre le Carnaval minier. Son ampleur, son coût et sa durée en font le plus grand rituel du cycle annuel, dont elle est également la seule manifestation publique. Depuis le milieu des années 1990, la procession a été transformée en défilé de fraternités de danseurs inspirées du Carnaval d'Oruro. Désormais, c'est au son des morenadas et des diabladas' que les saints patrons des mines entreprennent leur descente vers le centre ville. Environ deux mois avant la célébration, les associés de chaque section se réunissent pour choisir la danse interprétée et son accompagnement musical (fanfare ou flûtes et tambours). Les choix les plus coûteux sont l'occasion pour les sections les plus prospères d'afficher leur réussite. Moins onéreuses, les fraternités inspirées des manifestations culturelles paysannes régionales sont aussi les plus répandues. Les associés nomment également les responsables chargés d'organiser le rite. Ces derniers appelés cabecillas, sont des associés, plus rarement des palliris, de la section. Quelqu'un, souvent un

4 La morenada et la diablada sontles héritières desdrames missionnaires du XVlème siècle. La première met en scène les esclaves noirs tandis que la diablada représente le combat de saint Michel contre les sept péchés capitaux. Selon une légende recueillie à Oruro, elle aurait été enseignée par le Tio à un mineur endormi dans la mine(Nash 1985: 123).

171 délégué, propose leur nom qui est approuvé par acclamation. Les cabecillas rituels sont traditionnellement au nombre de trois : un cabecilla principal, un deuxième (secundo) et un troisième (tercer). Ces derniers secondent le cabecilla principal qui gère les dépenses, prépare les boissons et les repas, prend en charge les tataq'aqchus et la Vierge, réserve la messe et orchestre les libations. TI sert également la coca. Depuis l'instauration des fraternités de danseurs, les cabecillas doivent aussi organiser le défilé depuis la mine jusqu'au centre ville. Pour toutes ces tâches, ils sont assistés par leurs épouses qui se chargent notamment de préparer la nourriture et de s'occuper des vierges, en compagnie des gardiennes et des palliris. En effet, il est plus plaisant pour la Vierge d'être manipulée par des femmes. Les péons des cabecillas contribuent également à la préparation et au service de la boisson. La charge de cabecilla culmine lors du rite, mais elle ne se limite pas à sa durée : depuis leur nomination jusqu'à l'élection des responsables rituels suivants, ils sont responsables du bien-être des saints patrons auxquels ils doivent offrir des bougies et de l'encens tout au long de leur mandat. Dans certaines grandes exploitations comme celle de Candelaria, l'introduction des fraternités de danseurs s'est accompagnée d'un dédoublement des charges, avec la création de cabecillas dits de répétitions et de fraternités, chargés d'organiser et d'encadrer les danseurs. Ces nouvelles charges - qui portent à 18 le nombre des responsables rituels - reflètent l'accroissement du nombre de travailleurs et de la division du travail dans les grands groupes mécanisés en comparaison avec les équipes de travail traditionnelles.

Le soir du vendredi qui précède la procession, après avoir écouté les excuses et les libations des cabecillas, les tataq'aqchus quittent leur demeure souterraine pour rejoindre la Vierge logée dans une des casillas. Là, les saints patrons de la section reçoivent l'encens que les cabecillas et leurs femmes, à genoux, brûlent sur un brasero. Deux à deux, les travailleurs présents se joignent à eux pour demander aux divinités la protection et le bien-être de la section. Quelques bougies allumées appuyent les requêtes. Puis les cabecillas redescendent en ville terminer les préparatifs pour le lendemain. Le samedi, au petit matin, les cabecillas et leurs épouses, de retour à la mine, entreprennent de mettre en beauté la vierge et les tataq'aqchus. Les hommes époussettent les croix ornées de serpentins et de ballons. D'un coup de pinceau, ils ravivent les autels portables

172 peints aux couleurs de la section et qui, souvent, reproduisent en miniature la cathédrale de Potosi. Leurs épouses, aidées des palliris, changent la toilette de la Vierge. Les habits de l'année passée sont soigneusement conservés dans son awayo avec l'inventaire écrit de ses effets. Les nouveaux habits ont été offerts par le cabecilla et son épouse, ou par un autre volontaire. Parfois, un tirage au sort répartit les achats entre les associés : des outils pour les tataq'aqchus, des sandales, une couronne ou une cape pour la Vierge,... n est près de neuf heures, les travailleurs et les danseurs, hommes et femmes, qui arrivent se joignent aux libations. Danser est un acte volontaire ; les péons et les segunda-manos peuvent intégrer les fraternités aux côtés des associés, la seule obligation étant de payer la location des vêtements. Vers dix heures du matin, les danseurs en habits se réunissent autour des musiciens et des images portées par les cabecillas et les femmes. De part et d'autre, les processions s'ébranlent et la montagne tout entière vibre au rythme des fanfares et des tirs de dynamite. La route qui conduit au Cerro est le point de rencontre de toutes les fraternités qui s'y rassemblent par coopérative, à la hauteur de l'intersection qui mène à l'ancienne mine d'Etat. Les travailleurs de l'entreprise privée qui l'exploite aujourd'hui se mêlent au cortège, comme jadis les ouvriers de la COMIBOL. Au fur et à mesure que l'on s'approche des abords de la ville, les habitants des quartiers miniers voisins se pressent le long du parcours. Le lendemain, les mineurs et leurs saintes images recevront l'ovation du tout Potosï. L'arrivée des fraternités est située à l'orée de la ville, d'où partent les camions pour les mines. Là, se tient le jury officiel chargé de primer les meilleures fraternités. Organisé par la Fédération, il rassemble, autour de ses dirigeants, des autorités locales (membres de la mairie, de la préfecture ...), ainsi que des personnalités de l'université, de la maison de la culture et des commerçants de minerai. A son approche, les danseurs et les musiciens, passablement éméchés, redoublent d'entrain et d'inventions chorégraphiques. Puis, les cortèges se dispersent. Chaque section rejoint son local où la fête se prolonge, entre soi. Certaines se contentent de la maison d'un cabecilla, d'autres comme Candelaria louent de grandes salles dans les quartiers miniers. La Vierge et les tataq'aqchus sont déposés sur une table. Arrivés en dansant, les cabecillas, les danseurs et les travailleurs s'agenouillent devant eux, deux par deux, pour brûler de l'encens. Pendant le repas offert par la section, un orchestre de variétés prend le

173 relais des fanfares et le rythme des cumbias et de la musique chicha emporte les danseurs jusqu'au petit matin. Mais la célébration des saints patrons de la mine n'est pas fmie pour autant. Dès neuf heures, le lendemain matin, les vierges, les tataq'aqchus, leurs cabecillas et les danseurs en habits ont rendez-vous à l'église San Martfn pour écouter la messe consacrée aux sections et à leurs saints patrons, placés près de l'autel. Immanquablement, l'homélie du curé fustige la consommation abusive d'alcool des mineurs qui acquiescent poliment. Mais la plupart sont restés dehors et bavardent sur le parvis, en attendant le moment le plus important de la célébration : la bénédiction des vierges et des croix qui conclut l'office. Les aspersions d'eau bénite parachèveront de recharger leurs pouvoirs. Depuis l'instauration des fraternités, la messe est suivie d'un défilé sur la place principale. La procession des tataq'aqchus constitue désormais une festivité de plus pour les habitants de Potosf qui raffolent des manifestations folkloriques. Puis les mineurs et leurs images reprennent le chemin du local pour y poursuivre la fête. Le lendemain matin, seuls quelques rares travailleurs retrouveront le chemin de la mine. Les vierges et les tataq'aqchus ne les y rejoindront que trois jours plus tard, lors des rites du jeudi de Compadres. Le diable de la mine, délivré de ses gardiens, est alors particulièrement virulent et, pour se prémunir de ses apparitions, les mineurs n'oublient pas de glisser dans leur poche un bonbon de sucre appelé confite " certains l'utilisent comme catalyseur pour la coca jusqu'à la fin du Carnaval.

La ch'alla au Tio dujeudi de Compadres

Dans le Potosf colonial, le jour de Compadres était consacré aux saints des confréries (Buechler, 1989) et on sait que les kajchas du XVillème siècle célébraient à cette occasion les croix des chapelles du petit Cerro, selon des usages très proches de l'actuelle descente des tataq'aqchus (Abercrombie, 1996). Aujourd'hui, le rite minier est dédié à l'alter ego diabolique des croix, aux outils et aux lieux de travail. Dans les locaux de la coopérative, les employés décorent et célèbrent leurs bureaux,leurs machines à écrire... La ch'alla de Compadres des travailleurs souterrains débute dans la nuit du mercredi pour certains, dans la matinée du jeudi pour les autres. Le cadre du rite est l'équipe dont les membres partagent une même aire, un même tio et certains outils. Dans les petites

174 exploitations comme San German, chaque associé apporte de la boisson, mais dans les grandes mines mécanisées comme Candelaria, les dépenses sont partagées à l'intérieurdu groupes de travail. Profitant de ma présence, Corina a insisté auprès de David pour confier leurs trois jeunes fils à sa mère afm de participer au rituel. Pour les épouses des associés, la ch'alla de Compadres constitue une occasion unique d'entrerdans la mine d'où les femmes sont, le reste de l'année, tenues à l'écart. Et Corina ne veut pas manquer l'occasion de connaître enfin ce nouveau lieu de travail où son mari a placé tous ses espoirset l'avenirde sa famille. Après un rapide détour par le marché du Calvario pour acheter de la coca, du vin sucré, de l'alcool, des confettis, des serpentins et des pétales de fleurs, nous arrivons sur le terre-plein de la mine. Assis dans la petite casilla de pierre où les habits de travail pendent entre le poster d'une femme nue et celui d'un chalet suisse, Flavio, le frère de David, nous a devancés. 11 a déjà décoré la casillaqu'ils partagenttous les deux : des petits drapeaux en plastiquecoloré sont fichés dans les murs et sur le toit de tôle ondulée, des guirlandes ornent le plafond et des fleurs de papier sont collées sur la porte. Ce sont les t'ikas, les fleurs du Carnaval. Plus tard, David et sa femme y ajouteront leurs proprest'ikas. Mais il faut d'abord procéder à l'accullicu dont les plus belles feuilles sont enfouies dans le sol de la casilla, pour la Pachamama. D'un sac en toile de jute, David extraitquelques blocs de minerai. li y a de l'étain de la veine Tajo Polo, de l'argentet du plomb de la veine Mauricio, le rosicler d'une période faste et un peu de cet argent si insignifiant qu'il pourrait tromper le mineur le plus expérimenté. Ce sont les illas de David. Grâce à elles, il peut retracer l'ensemble de sa relation avec le Cerro. De son portefeuille, il a également extrait un petit bout d'argent pur provenant du filon qu'il exploite actuellement. Tandis que Corina finit de décorer la casilla en jetant des pétales de fleurs jaunes et violettes et des confettis sur le seuil, David commence les libations. De l'alcool, puis du vin sucré, sont aspergés aux quatre coins de la pièce, ainsi que sur les outils remisés dans la casilla et les illas. Par la porte entrouverte, on aperçoit Don Victor qui fait la ch'alla au compresseur prêté par l'entreprise à laquelle il vend son minerai. Conformément à l'usage, il a remplacé les verres par des coings creusés. Tandis que la mine s'égaye aux couleurs des fleurs, les tataq'aqchus et la Vierge, qui séjournaient en ville depuis la procession du samedi, sont remontés par les trois cabecillas. Tous les

175 mineurs présents se rassemblent autour d'eux pour partager leur alcool avec les saints de la section. Leur retour met fin à la liberté du Tio. Puis, hommes et femmes pénètrent en petits groupes à l'intérieur de la mine. La première visite est pour le Tio de la galerie principale qui reçoit de la coca, des cigarettes, de l'alcool, des confettis et quelques insultes amicales. Son cou est entouré de serpentins, puis David, Corina et Flavio rejoignent leur pijchadero où le Tio de l'équipe attend son dû. Les deux frères sont associés. lis se partagent, avec un autre associé, l'exploitation et les bénéfices du lieu de travail dont Flavio est usufruitier. Tous trois ont par ailleurs entrepris de creuser un accès vers un nouveau filon, où ils travaillent, à tour de rôle. Dans le pijchadero, les deux péons des trois mineurs attendent leurs maestros. Malgré la fatigue d'une nuit de travail, ils nous accompagneront durant toute la ch'alla. David et son frère fleurissent le pijchadero. Les illas conservées dans la mine sont placées aux côtés du Tio pour partager les ch'allas. Don Macario, le troisième associé vient d'arriver; le groupe de travail est maintenant au complet Flavio remet aux péons une bouteille d'alcool appelée t'inka et quelques fleurs. En tant que responsable du groupe de travail, il les charge d'aller décorer l'accès du filon en préparation. Avec David et Don Macario, il s'occupera du filon en production et des outils. Mais, alors que nous nous apprêtons, Corina et moi, à leur emboîter le pas, Don Macario prétexte l'inondation du chemin pour nous inviter à les attendre, en compagnie du Tio qui, ajoute-t-il avec malice, s'en réjouira. Plus tard, il avouera les raisons de son mensonge: -«Une fois, j'ai emmené ma femme pour Compadres ; depuis je n'ai plus confiance en personne : elle est venue sur le lieu de travail et ciao le filon !» De tels récits viennent sans cesse entretenir la croyance en l'infortune des femmes qui justifie l'interdiction qui leur est faite de s'approcher des filons. Une accolade générale marque le retour des mineurs. Hommes et femmes s'enroulent des serpentins autour du cou en se souhaitant le bon déroulement du rituel par des «que sea en buena hora». Parfois, les participants s'interpellent sous le nom de «compadres» (compères). Le cou du Tio est lui aussi décoré de serpentins et la ch'alla reprend. Sur le chemin du retour, les mineurs s'arrêtent pour célébrer les lieux importants et les outils qu'ils rencontrent. Les brouettes, les croisées de chemin, les rampes qui relient les différents niveaux,... sont décorées et aspergées d'alcool. Don Macario fait un crochet par un lieu de travail qu'il a abandonné depuis quelques années, pour en accélérer le réensemencement par ses libations. Bref, tout ce qui

176 permet la production est célébré ce jour-là. Au détour d'une galerie, nous échangeons quelques verres avec les cuenta-casas qui décorent les mils et leurs wagonnets. Lorsque le petit groupe titubant émerge de la mine, la nuit est déjà tombée. La ch'alla a duré près de six heures. Certains travailleurs auront d'ailleurs bien du mal à rejoindre la sortie, mais leurs compagnons veillent sur eux: s'endormir dans la mine est dangereux, surtout un jour de festin pour le Tio. Dehors, la Vierge a été restituée à la gardienne et les tataq'aqchus rejoignent leur séjour habituel. Dans la galerie principale, les cabecillas s'agenouillent une dernière fois pour confier aux croix la protection de la section. Leur charge vient de prendre fin. La descente vers la ville est ponctuée par des ch'alla aux lieux de forces de la montagne, croisées de chemins et lieux de repos délivrés de l'influence malfaisante des saqras (samanas). Les groupes de travailleurs qui surgissent de l'obscurité forment des cortèges, version nocturne, sans fanfare, ni public, de la descente des tataq'aqchus. Une semaine plus tard, le jeudi de Comadres, les palliris célébrent à leur tour leurs moyens de production. Elles fleurissent leurs outils, leurs aires de travail et écrasent des coings avec leurs marteaux «comme s'il s'agissait de minerai». Mais les quelques femmes qui travaillent à l'intérieur des mines ont déjà réalisé leurs rites, en même temps que les hommes, à l'occasion du jeudi de Compadres.

Li! lundi de ch 'alla dans les ingenias

Destinée à assurer la prospérité de l'infrastructure collective des ingenias, la ch'alla du lundi de Carnaval complète, au niveau de la coopérative, les cérémonies de Compadres et Comadres. Elle est entièrement financée par l'institution et organisée par ses dirigeants. Le rite réunit en principe tous les associés, les dirigeants et les salariés de la coopérative, y compris les cuenta-casas de Yingenio, Dès le lundi matin, les libations débutent dans le bureau du directoire, sous l'égide du président de la coopérative Unificada. Sur le pas de la porte, une fanfare joue un air de morenada. A leur arrivée, les associés reçoivent des mains du gardien une poignée de confites enveloppés dans un mouchoir, appelée t'inka. Faute de place, ils s'entassent dans les escaliers et dans le patio. A l'issue de la première ch'alla, les dirigeants leur remettent des serpentins qu'ils s'enroulent mutuellement autour du cou. Durant ce temps, le vice-président distribue des t'ikas aux travailleurs de l'ingenio. Les cuenta-casas sont

177 responsables de la t'ikachada des machines, le gardien de Yingenio fleurit l'enceinte du bâtiment, les chauffeurs décorent leurs camions enfin, le vice-président se charge personnellement du local où est entreposé le minerai, du minerai lui-même et de la balance. Dans les bureaux, le président vient de prendre la parole. TI salue les associés et inaugure la «ch'alla principale de l'Institution» dont il énumère le patrimoine. Puis d'autres dirigeants soulignent à leur tour la grandeur de la coopérative à laquelle ils souhaitent une année prospère «et sans détournements de fonds» ajoute un associé à voix basse. Chaque discours, accueilli par un silence respectueux, est salué par des hourras enthousiastes. TI est près de midi, l'heure du repas est arrivée. Autrefois, la coopérative mettait à mort plusieurs animaux, vaches ou moutons. Depuis la crise, les travailleurs se contentent d'un pouletà la sauce piquante. Les dernières assiettes vidées, tout le monde se renddans l'ingenio. Au son de l'orchestre, la ch'alla s'organise. Chauffeurs et cuenta-casas invitent les participants à boire en l'honneur des véhicules et des machines de la coopérative. Le président et une palliri viennent d'ouvrir le bal. La fête se poursuivra tard dans la nuit et beaucoup enchaîneront directement avec la ch'alla et la t'ikachada du mardi de Carnaval, réalisée en famille dans toutes les maisons de la ville.

4. Les anniversaires

L'anniversaire dela Vierge

L'anniversaire de la Vierge est de bien moindre importance que la procession des tataq'aqchus. TI se limite à des libations, des offrandes d'encens, de cierges et à une messe en ville, en présence de la Vierge. Ceux de ses vêtements qui n'ontpas été renouvelés lors de la descente des tataq'aqchus peuventl'être à cette occasion. Puis un repas, ou une collation, est servisur le terre-plein de la mine ou en ville. Le rituel est généralement organisé par des cabecillas. A San German, il s'agit des mêmes que ceuxqui ont organisé la descente des tataq'aqchus. TIs ont pris leur charge l'année précédente à la même date, à l'issue de la messe dédiée à la Vierge dont la femme du cabecilla principal a remis l'image à l'épouse de son successeur. A Candelaria, l'anniversaire de la Vierge qui est également celui de la section, le 6 février, est pris en charge par 3 cabecillas nommés dans les trois groupes de travail qui n'ontpas donnéde délégué à la section. Dans d'autres sections, ce sont

178 les palliris et les gardiennes des mines qui organisent la célébration de la Vierge. Selon son ampleur, le coût est partagé entre les travailleurs ou personnellement pris en charge par ses organisateurs.

L'anniversaire de la section

L'anniversaire de la section est, avec celui de la coopérative, le plus civil des rituels miniers. li présente cependant un volet religieux et tend à fusionner avec d'autres rituels du cycle annuel : l'anniversaire de la Vierge éponyme de la section (Candelaria, Rosario...) ou les sacrifices d'Espiritu. Notre description porte ici sur un anniversaire «simple», c'est-à-dire non fusionné. Son organisation se répartit entre les délégués de section, qui prennent en charge le volet civil, et les cabecillas rituels, responsables des actes religieux. Dès 6 heures du matin, des tirs de dynamite saluent depuis le Cerro, l'aube du jour anniversaire de la section. Leur écho, qui secoue la ville endormie, rappelle à ses habitants l'existence et la puissance des mineurs. Deux heures plus tard, les travailleurs se retrouvent à l'église pour l'office consacré à la section et à ses défunts. La Vierge et les tataq'aqchus ont été descendus par les cabecillas pour entendre la messe. Une tournée de ch'alla s'organise ensuite dans le patio de l'église. Puis les mineurs se dirigent vers le local, le plus souvent la maison d'un cabecilla, pour rendre hommage aux croix et à la Vierge. Les cabecillas s'agenouillent en premier, avec leurs épouses, pour offrir de l'encens aux saints patrons. Vient ensuite le tour des délégués, suivis par les associés et les péons. Pendant que les femmes préparent le repas, un match de football oppose l'équipe de la section à celle d'une autre mine. Puis, en début d'après-midi, le camion de la coopérative vient chercher les travailleurs. L'alcool, la nourriture et les cuisinières sont chargés dans le véhicule qui s'ébranle vers la mine. Les saintes images seront remontés, plus tard dans la semaine, par les cabecillas. Sur le terre-plein de la mine décoré de fanions aux couleurs de la section, les premières ch'allas s'organisent. Des salves de dynamite éclatent, couvrant l'orchestre. A la différence des rites d'Espiritu, il n'y a pas de distribution de coca. En milieu d'après-midi, les dirigeants de la coopérative et les autres invités (acheteurs de minerai, guides de tourisme...) arrivent à la mine. Les actes solennels peuvent commencer. Après l'hymne de Potosi, repris en chœur par les participants, les délégués de la section

179 prennent la parole pour un hommage vibrant à la coopérative et à ses défunts. A leurs discours répond celui du président de la coopérative suivi par les associés qui sont invités à s'exprimer librement. Les actes s'achèvent par la remise, par les délégués, de diplômes d'honneur aux dirigeants de la coopérative, aux associés les plus anciens, ainsi qu'aux invités de marque. Puis les dirigeants, et parfois les invités, remettent à leur tour des présents à la section: des bouteilles d'alcool et de bière et un cadeau, généralement des outils (wagonnet, brouette, pelle...) ou du petit mobilier. L'échange terminé, la ch'alla reprend jusqu'au repas. La fête se poursuit par des jeux d'adresse : un concours de barretero bien sûr, mais aussi une course en sac ou une «épreuve de gloutons», à qui fmira le premier sa boite de lait condensé ! Lorsque les anniversaires des sections coïncident avec les sacrifices d'Espiritu ou l'anniversaire de la Vierge, les événements spécifiques à l'anniversaire - la messe, le match de football, les actes solennels - viennent s'insérer entre les épisodes du rituel.

L'anniversaire de la coopérative

L'anniversaire de la coopérative est la grande festivité publique de l'institution qui convie, pour l'occasion, tous ses associés et ses alliés : les dirigeants de la Fédération de Potosî bien sûr, mais aussi les vendeurs de minerai, les ingénieurs et des personnalités politiques locales. Parfois, les dirigeants de la Fédération Nationale sont invités à faire le voyage depuis La Paz. Souvent, la presse régionale couvre l'événement La célébration débute par un pèlerinage vers le cimetière de la ville, où une messe est dite en l'honneur des mineurs défunts, à proximité du mausolée de la coopérative. Les invités se rassemblent ensuite dans le salon ou le patio de la coopérative pour une cérémonie solennelle, suivie d'un repas et d'une fête dansante. L'ensemble des festivités, dont le coût est pris en charge par la coopérative, est organisé par les dirigeants qui se répartissent les tâches. La préparation et le service de la nourriture sont délégués à des personnes extérieures à la coopérative. Les cuenta-casas de l'ingenio et de la mine servent les boissons, mais les associés qui s'emparent des bouteilles, se passent rapidement de leurs services.

180 CHAPITREVrn

ROLES RITUELS ET RELATIONS DE PRODUCTION

Qu'ils soient associé, dirigeant ou travailleur «dépendant», tous les mineurs n'interviennent pas de la même manière lors des rituels. Le rôle de chacun est conditionné par son contrôle, ou son absence de contrôle, sur les moyens de production (la terre, les outils), la main­ d'œuvre, l'organisation du travail et la gestion de la coopérative, ainsi que par son mode d'accès aux produits du travail (salaire ou profit). Que les mineurs de Potosî ne recourent pas aux services de spécialistes religieux pour leurs rituels réguliers renforce cette constatation : les cultes miniers sont le prolongement direct des relations sociales construites par le travail souterrain. Ces relations de travail s'étendent aux divinités dont la culte vient cautionner un aspect spécifique du statut du travailleur : les rites dédiés à la Pachamama ratifient l'accès à la terre, ceux qui s'adressent au Tio sanctionnent la maîtrise du métier et les célébrations des vierges et des tataq'aqchus légitiment ou invalident les droits politiques des travailleurs au sein de la coopérative. Entre le statut des travailleurs et leurs rôles rituels s'instaure ainsi un rapport en boucle : l'organisation du culte est tributaire de celle de la production laquelle vient, à son tour, légitimer ou même instituer les relations de travail en les enracinant dans le religieux. Il est donc possible d'opérer une relecture des relations de production au travers des rituels.

1. Les rituels des groupes de travail Sacrifices à la Pachamama et ch'allas au Tio

Les rituels qui ont pour cadre les groupes de travail sont les sacrifices de lamas et les ch'allas souterraines, y compris Compadres. Ils sont principalement destinés à la Pachamama et au Tio. A cette occasion, le rôle assigné à chaque travailleur diffère selon qu'il contrôle ou pas les moyens de production (la terre, les outils) et maîtrise le métier. Leur mode de fmancement reflète l'accès aux bénéfices de la production.

Lefinancement desrituels et le droit à laproduction

Dans les petits groupes de travail, composés d'un associé et de quelques péons, l'associé prend en charge tous les frais. Dans les grandes équipes mécanisées, composées de plusieurs associés et de nombreux «dépendants», l'argent est prélevé sur les bénéfices du groupe avant leur répartition entre les associés et les segunda-manos ; plus rarement, un système de quotes-parts en numéraire, dont sont exemptés les péons, est mis en place. Dans les deux cas, la charge fmancière du culte au Tio et à la Pachamama incombe à ceux des travailleurs qui, rémunérés en fonction de la production, sont directement tributaires des faveurs des divinités négociées par les rites. Associés et segunda-manos supportent également les taxes fiscales prélevées sur les bénéfices de la production. Le tribut payé aux divinités emprunte ainsi le même circuit que les impôts versés à l'Etat et à la coopérative en échange de l'exploitation des mines. Le financement des sacrifices de lamas et des ch'allas souterraines au Tio dépend donc de l'accès direct aux richesses minières, c'est-à• dire au profit qui est le privilège des associés et des segunda-manos. En revanche, les péons qui sont salariés, ne participent pas au financement.

Les sacrifices de lama et l'accèsà la terre

Dans les petits groupes de travail, l'associé qui finance le sacrifice de lama inaugure les séquences du rite, débute les rondes de libations, sert la coca, décide du moment où le lama sera tué, consommé, enterré et la q'oa brûlée. Surtout, il doit personnellement sacrifier le lama puis, avec son épouse, brûler la q'oa à laquelle il a ajouté les k'ichiras. Le rôle du chef de groupe des grandes équipes mécanisées et de son épouse est similaire. Si le nombre de lamas sacrifiés permet aux co­ associés de mettre chacun à mort un animal, le premier lama doit toujours mourir sous le couteau du chef de groupe qui, avec son épouse, se charge également de l'unique q'oa.

182 Dans tous les cas, les tâches subalternes sont déléguées aux «dépendants» (péons et/ou segunda-manos) : la construction des fours, la cuisson des tubercules, l'offrande du sang à la mine et aux casillas, le dépeçage de l'animal, l'enterrement des entrailles, le service de la boisson, etc. Mais l'associé - ou chef de groupe - qui surveille à chaque instant la conformité de leurs actes, conserve la responsabilité de l'ensemble du rituel. Sa femme, qui l'assiste et supervise les activités culinaires, joue un rôle symétrique. Calquée sur celle du travail, la division des tâches rituelles est liée au droit de l'associé, ou du chef de groupe, sur la terre dont il est l'unique usufruitier. Il faut posséder la jouissance d'un lieu de travail pour offrir un lama à la Pachamama, expliquent les travailleurs. Ainsi, parmi les palliris, seules celles des sucus qui possèdent une aire de production de «première main» tuent des lamas, contrairement à celles qui récupèrent les déchets en balayant ou en exploitant les desmontes. Si le statut d'associé permet théoriquement l'accès à la terre, c'est donc l'exercice de ce droit qui conditionne l'offrande du sacrifice. Pour cette raison, les associés qui ne possèdent pas personnellement l'usufruit d'un lieu de travail jouent un rôle rituel secondaire.

Les ch 'allas au Tio et la maflrise du métier

Si l'usufruit de la terre construit la relation privilégiée des associés avec la Pachamama, la relation avec le Tio est plus directement liée au travail, au contrôle de la main-d'œuvre et des moyens de production. La grande ch'alla du jeudi de Compadres se confond d'ailleurs avec la célébration des outils et des lieux de travail. C'est la raison pour laquelle la responsabilité du rite revient à l'associé, ou au chef de groupe, qui en prend l'initiative et ouvre les libations d'alcool. Les segunda-manos qui sont responsables d'une aire de travail, possèdent leurs outils et leur main-d'œuvre, peuvent également remplir ce rôle au sein de l'équipe qu'ils dirigent. En revanche, les péons interviennent toujours comme des exécutants subalternes. Jusque dans les années 1980, ils étaient même exclus des libations hebdomadaires. Car la ch'alla est d'abord un partage entre gens et divinités qui maîtrisent le métier: elle est réservé à ceux qui, comme le Tio, possèdent le statut de maestro. Aujourd'hui, les codes hiérarchiques se sont relâchés et les péons participent désormais aux ch'allas; cependant, ils n'en prennent jamais l'initiative.

183 La t'ikllchada de Compadres et le contrôle des moyens deproduction

Lors du jeudi de Compadres, la décoration des lieux de travail, des outils et des casillas est à la charge de leurs propriétaires ou de leurs usufruitiers : associés et segunda-manos. Us se répartissent également la t'ikachada du Tio de l'équipe. Quant aux péons, ils ne participent à la t'ikachada que si le travailleur dont ils dépendent leur confie la décoration et la ch'alla d'un lieu de travail ; il leur remet alors les t'ikas et l'alcool. * Ainsi, le rôle de l'associé lors des rituels traduit à la fois son droit à la production souterraine (financement des rites) et à l'usufruit de la terre (sacrifice à la Pachamama), sa propriété des outils de travail (t'ikas) et sa maîtrise du métier (ch'alla au Tio). Son pouvoir d'organiser les rites et d'en déléguer certaines tâches témoigne, par ailleurs, du contrôle qu'il exerce sur la main-d'œuvre. En retour, l'associé se porte garant de la sécurité de ses «dépendants» en assurant, grâce au bon déroulement des rituels, la satisfaction des divinités. Les segunda-manos partagent les bénéfices de la production et financent les rituels avec les associés. fis participent aux ch'allas au Tio des maestros et peuvent même en prendre l'initiative. Propriétaires de certains de leurs outils et colocataires, avec les associés, des compresseurs, ils achètent leurs propres t'ikas. fis peuvent aussi déléguer certaines tâches rituelles à la main-d'œuvre qu'ils contrôlent. Mais ils restent des «dépendants» et assument, en présence de leurs associés, un rôle rituel subalterne. Surtout, les segunda-manos, privés de l'usufruit de la terre, ne peuvent pas sacrifier de lama. Quant aux péons qui n'ont accès ni à la terre, ni à sa richesse et sont considérés comme des apprentis, leurs relations avec le Tio et la Pachamama sont totalement médiatisées par les associés et les segunda-manos qui contrôlent à la fois leurs activités productives et leurs tâches rituelles.

2. Lesrituelsdessections Procession des tataq'aqchus, anniversaires de la Vierge et de la section

Les rituels qui ont pour cadre les sections célèbrent les saints patrons catholiques de la mine : la Vierge et les tataq'aqchus. lis sont décidés

184 par les aSSOCIes en réunion et financés collectivement. Mais leur organisation pratique revient aux cabecillas rituels, nommés à cet effet. Cette charge, réservée aux associés, est liée à l'exercice de leurs droits politiques au sein de la coopérative.

Le financement collectifdes rituels aux saints patrons

Dans les grandes équipes mécanisées, les associés optent généralement pour un système de quotes-parts : chaque équipe s'engage à apporter une participation financière déterminée. Cette somme est prélevée sur la vente de la production, donc sur les profits des associés et des segunda-manos. Dans les autres exploitations, les rites sont financés soit par une quote-part individuelle, soit par une contribution en nature appelée ch'erqu: une brouette, un sac ou une poignée de minerai, que l'associé remet au gardien chaque fois qu'il descend sa production en ville. Ce minerai est ensuite vendu pour le compte de la section. Plus rarement, le ch'erqu prend la forme d'un travail collectif appelé faena : chaque groupe de travail exploite, à tour de rôle, un lieu de travail abandonné. La quote-part financière concerne principalement les associés. Cependant, les péons réguliers, en voie de devenir associés peuvent être mis à contribution. Le ch'erqu, en revanche, n'affecte pas le salaire des péons. Il est perçu comme étant plus équitable que la quote-part individuelle car il est proportionnel au rendement du filon exploité et donc aux revenus des travailleurs. Mais une brouettée de minerai ne représente évidemment pas le même effort pour celui qui emploie plusieurs péons que pour un maestro qui travaille seul. La possibilité de réserver au ch'erqu la part la moins rentable de la production permet cependant à l'associé de maîtriser l'importance de sa participation. Le recours au ch'erqu est envisagé lorsque les mineurs jugent leurs possibilités financières insuffisantes. Le faste du rituel dépend alors du bon vouloir des divinités qui vont décider de la valeur du cherq'u. Enfin, il est d'usage que la section sollicite le parrainage économique de certains alliés prospères : guides de tourisme, commerçants de minerai ou même ethnologue...

1 Dans le quechua de la région de Cuzco, le verbe ch'eqoy signifie rassembler de l'argent. Dans le dictionnaire de 1. Lara (1991), on trouve le verbe ch'iqôy : travailler la pierre. Cette contribution en nature et la réalisation de faenas sur le patrimoine foncier de la section rappellent les modalités de financement des cultes aux saints patrons des guildes de l'époque coloniale (Celestino. 1988).

185 Dans les grandes sections mécanisées, le prélèvement sur les bénéfices des associés et des segunda-manos est donc identique au fmancement des sacrifices de lamas et des grandes ch'allas au Tio. Dans les petites sections traditionnelles, les péons réguliers peuvent en revanche être amenés à participer fmancièrement aux célébrations des vierges et des tataq'aqchus, alors qu'ils en sont dispensés lors des rites aux tios et à la Pachamama des groupes de travail. Cette différence atteste que les rituels des sections ne célèbrent pas les moyens de production mais la communauté des travailleurs incarnée par ses saints patrons protecteurs. Les associés parlent d'une mise à l'épreuve de l'attachement des péons à la section qui les fait vivre : leur participation financière est le gage de leur future promotion comme associés, membres à part entière de la section.

La chargede cabecilla et l'exercicedes droits politiques

Comme pour les sacrifices de lamas et les ch'allas au Tio, la responsabilité des rituels des sections revient en premier lieu aux associés. Eux seuls peuvent assumer la charge de cabecilla. La nomination de cabecillas concerne les rites qui mobilisent les saints patrons catholiques de la mine, vierges et tataq'aqchus. Leur existence rappelle les charges rituelles des confréries et des guildes médiévales importées d'Espagne par les missionnaires, dans les années qui suivirent la conquête des Andes (Celestino, 1988). Dans les campagnes, ces institutions débouchèrent sur l'actuel système de cargo-fiesta, où les membres de la communauté accèdent aux postes politiques après avoir accompli et fmancé des charges religieuses liées aux saints (Abercrombie, 1998; Rasnake, 1988; Rivière, 1982). Nous verrons que les charges rituelles des coopératives possèdent également une dimension politique. Mais la base corporatiste du culte minier aux saints, son organisation calquée sur celle du travail, son mode de financement, ainsi que les responsabilités des cabecillas (organiser la fête, mais pas la fmancer), s'apparentent davantage au modèle des confréries urbaines coloniales - notamment les confréries de kajchas du Xvlllème siècle - qu'à celui des communautés paysannes. Théoriquement, tous les associés sont appelés à assumer la charge de cabecilla ; le nombre important de charges devrait d'ailleurs permettre une rotation rapide, sur 3 à 5 ans. Dans les faits cependant, la rotation n'est pas systématique : plus la charge est prestigieuse et moins elle est partagée; de nombreux associés n'y accéderont jamais.

186 De par ses responsabilités, le cabecilla principal occupe le sommet de la hiérarchie. Dans les mines où ces trois catégories de cabecillas existent, le cabecilla de descente est mieux considéré que celui de fraternités et, a fortiori, que celui de répétitions. Le prestige de la charge de cabecilla principal et de cabecilla de descente est lié à leur responsabilité directe envers les saints patrons de la section. Ces charges sont généralement réservées aux plus anciens travailleurs qui ont déjà assumé au moins une charge subalterne. La responsabilité qui leur est confiée vient alors confirmer leur statut de maestros, dignes de la confiance de la section. Certains associés fortunés, auxquels leur richesse confère un certain prestige, peuvent néanmoins occuper ces charges, sans que soient respectés les critères d'ancienneté professionnelle et de savoir-faire rituel. Mais ce cas de figure est assez rare dans les coopératives traditionnelles comme la Unificada. Quant aux charges de cabecillas subalternes, elles reviennent principalement à des travailleurs récemment promus au rang d'associés dont on dit qu'ils doivent faire leur preuve envers la section. La charge de cabecilla, qui conduit l'associé à représenter les travailleurs de la section auprès de ses saints patrons, possède ainsi une importante fonction socialisatrice. Dans le monde minier, elle n'entraîne pas de dépenses particulières. C'est ce qui la différencie des charges religieuses du monde rural, où l'ampleur des coûts supportés par les responsables rituels a pu être interprétée comme un mode de redistribution des richesses et de nivellement des déséquilibres économiques'. Dans le contexte minier, ainsi que la définissent les travailleurs, la charge de cabecilla est avant tout un service dû par l'associé à la section qui permet son accès aux gisements. Assumer le rôle de cabecilla permet à l'associé de légitimer, dans la sphère du religieux, les prérogatives liées à son statut de membre de la section et de la coopérative : ses droits politiques, l'usufruit de la terre et la copropriété de l'infrastructure collective. Les péons et les segunda-manos qui en sont dépourvus sont également exclus des charges de cabecilla. L'expulsion possible d'un cabecilla défaillant, prononcée par ses pairs de la section, confirme l'importance de cette charge dans l'exercice du statut d'associé. Offense contre les divinités, la défaillance du cabecilla est aussi une offense faite à la section : le droit d'usage individuel sur la terre détenue collectivement par la

l Cependant, comme le montrai! NathanWachtel(1990 : 139),la chargerituelletend plutôtà appauvrir les pauvressans pour autantruinerlesriches.

187 section, s'acquiert en prenant en charge les rituels qui reproduisent la communauté des travailleurs dans son ensemble. En d'autres termes, les droits que l'associé négocie individuellement auprès du Tio et de la Pachamama doivent être cautionnés par l'ensemble de la section représentée par la Vierge et les croix. Nous avons dit que le cursus formel des cargos-fiesta des campagnes andines n'a pas son équivalent dans les coopératives de Potosï. Il existe cependant une interaction entre la nomination comme cabecilla rituel et l'accès à un poste de dirigeant. Au XVllème siècle, les responsables rituels de la célébration des croix des kajchas étaient considérés comme des autorités politiques (Abercrombie, 1996). Aujourd'hui, la charge de cabecilla, qui révèle l'aptitude de l'associé à assumer des responsabilités communautaires, est à la fois une mise à l'épreuve et un moyen de gagner la confiance et le respect nécessaires à l'exercice des charges politiques. Ainsi, il est fréquent qu'un jeune cabecilla ayant rempli avec sérieux ses obligations rituelles soit élu l'année suivante délégué de section. La section peut également nommer cabecilla principal d'anciens dirigeants afin de confmner la confiance qu'elle place en eux. La charge est alors un moyen de se maintenir dans la vie publique et de poursuivre une carrière politique. Aussi, bien que les dirigeants ne soient pas formellement obligés d'avoir assumé des charges religieuses pour être élus, dans les faits l'enchaînement : cabecilla subalterne, cabecilla principal, délégué de la section, dirigeant de la coopérative, est fréquent. Malgré leur séparation apparente, les charges politiques et religieuses sont donc étroitement associées dans le monde minier. Ce que confmnent les responsabilités religieuses du délégué de section.

L'investissementreligieux de la chargede déléguéde section

Si l'organisation des rituels collectifs à la Vierge et aux tataq'aqchus revient aux cabecillas, la responsabilité de leur bonne exécution repose, en dernière instance, sur les épaules des délégués de section. Dépositaires de la volonté collective, les délégués sont tenus de faire respecter les décisions de la section, y compris celles qui concernent sa vie religieuse. Tout au long du cycle rituel annuel, ils vont ainsi orienter, coordonner et contrôler les activités des cabecillas. Dans la mesure où ils ont en charge la mine en tant que collectivité, la responsabilité religieuse des délégués s'exerce principalement lors des rituels communautaires : ils convoquent et animent les réunions où

188 s'organisent les rites aux saints et l'anniversaire de la section, proposent les noms des cabecillas, sont les intermédiaires avec les invités extérieurs, etc. A l'issue du rite, ils contrôlent la reddition de compte des cabecillas .. ils peuvent également interdire l'entrée de la mine à ceux qui n'ont pas payé leur quote-part. Surtout, la durée de leur charge, un an souvent renouvelé, assure la continuité entre les différents rituels et les interventions successives des cabeciilas. Au cours des rituels collectifs, le statut particulier des délégués, à la jonction du politique et du religieux, est sans cesse réaffmné. Ils sont les premiers, après les cabecillas, à effectuer les libations et à faire leurs offrandes aux vierges et aux croix. ils prennent également la tête des processions des saints patrons portés par les cabecillas. Cette complémentarité rituelle des cabecillas et des délégués est particulièrement visible lors de l'anniversaire de la section dont les séquences religieuses sont prises en charge par les cabecillas (manipulation des images, le cas échéant les sacrifices de lamas), tandis que les actes civils (match de football, actes solennels...) sont organisés par les délégués. De sorte que cabecillas et délégués assument conjointement la représentation de la collectivité auprès de ses deux instances supérieures: les divinités et la coopérative. Mais la responsabilité religieuse du délégué ne se limite pas à veiller au bon déroulement des rituels collectifs. Il doit également répondre, au quotidien, des relations entre la section et ses divinités en prévenant et résolvant les situations de crise, comme ce 1et août 1998, où le sacrifice des mineurs de San German tourna au drame. Ce jour-là, alors que les mineurs s'apprêtent à sacrifier les deux lamas attachés à l'entrée de la mine, la gardienne Dona Luisa arrive en larmes de l'hôpital, portant sa fillette de 8 mois, emportée dans la nuit par une méningite foudroyante. L'émotion est à son comble parmi les travailleurs qui se rassemblent immédiatement autour de leurs délégués: la Pachamama, convoquée pour le rituel ne va-t-elle pas confondre la petite défunte avec les offrandes sacrifiées en son nom? Les délégués, en réunion avec la mère, vont néanmoins décider de mener le sacrifice à son terme, à condition que les travailleurs se tiennent à l'écart de la veillée funèbre qui se déroulera simultanément dans la maison de la gardienne. Mais le lendemain, le délégué principal reste très préoccupé : la coïncidence entre la mort du bébé et le sacrifice n'augure rien de bon et, comme bien d'autres travailleurs, Flavio appréhende un accident. Certains ont d'ailleurs préféré ne pas monter travailler; d'autres ont choisi de nettoyer leur minerai hors de

189 la mine. En tant que délégué, Flavio se sent responsable du devenir de ses compagnons. David explique : «C'est sa responsabilité, s'il se passe quelque chose. C'est toujours comme ça. Si quelque chose arrive dans la mine, par exemple si le Tio t'attrape, c'est lui qui doit te faire libérer; c'est le délégué qui doit tout faire pour récupérer ton âme». li appartient en effet aux délégués de seconder les familles des victimes et les guérisseurs dans leur négociation avec le Tio. Au-delà des qualités requises par sa charge politique, on attend donc du délégué qu'il possède également le savoir-faire suffisant pour superviser les rituels et corriger les déséquilibres cosmiques. La charge de délégué, comme celle de cabecilla, est ainsi un médium essentiel de la transmission des savoirs religieux. * La coïncidence des rituels de la section avec la célébration des vierges et des tataq'aqchus confirme donc leur identité de saints patrons de la mine, emblèmes de la communauté des travailleurs. Lors de leur célébration, la section s'organise comme une véritable confrérie corporatiste dont le rite vient reproduire l'existence. Mais tous les travailleurs n'entretiennent pas les mêmes relations avec les divinités. Les péons et les segunda-manos peuvent s'allier les vierges et les tataq'aqchus en leur offrant de l'encens et des bougies, ils peuvent également danser pour eux, mais ils ne peuvent jamais organiser leur culte. La charge de cabecilla est réservée aux associés dont elle actualise le droit politique de représenter leurs pairs en accédant aux charges dirigeantes. A l'issue du cycle rituel annuel, chacune des prérogatives statutaires des associés se trouve ainsi confirmée dans la sphère du religieux : l'accès aux richesses minières par le financement des rituels, le droit à la terre par le sacrifice à la Pachamarna, la maîtrise du métier et le droit de produire par la ch'alla au Tio, le contrôle des outils de production par les ch'allas et la t'ikachada de Compadres, l'exercice des droits politiques avec la charge de cabecilla et l'autorité sur la main-d'œuvre dépendante à laquelle il délègue certaines tâches rituelles. La participation rituelle des segunda-manos aux célébrations des sections confmne l'ambiguïté de leur statut. lis partagent la responsabilité productive des associés mais, privés d'existence légale au sein de la coopérative, ils ne possèdent ni accès à la terre, ni droits politiques. C'est la raison pour laquelle les segunda-manos ne peuvent

190 pas sacrifier de lamas, ni devenir cabecilla. Enfin, le rôle rituel subalterne des péons traduit leur absence totale de contrôle sur les moyens de production, sur la production elle-même et de droits politiques au sein des sections et de la coopérative.

TABLEAU RECAPITULATIF

FINANCEMENT OUI OUI NON

SACRIFICE DE LAMA A LA OUI NON NON PACHAMAMA

CHALlA AUTIn OUI OUI NON

CAREC/UA DE LA VIERGE ET OUI NON NON DESTATAQ'AQCHUS

ACCES AUMINERAI OUI OUI NON

ACCES A LA TERRE OUI NON NON

MAITRISE DU METIER OUI OUI NON

DROITS POUTIQUES OUI NON NON

Quant aux femmes, leur rôle est symétrique de celui de leurs époux : celles des associés, plus rarement des segunda-manos, secondent la négociation rituelle des droits de leurs maris auprès des divinités ; celles des péons sont généralement absentes des rituels. Héritage du monde agricole où hommes et femmes participent ensemble à la production et à la vie politique communautaire, la présence rituelle des épouses tempère l'importante division sexuelle entre le monde masculin de la mine et les activités féminines. Elle prouve que la rupture entre famille et production, conséquence de l'industrialisation, n'est pas complète. Leur participation tient également à des motifs d'ordre cosmique, car seul le couple homme/femme est à même de mobiliser tous les pouvoirs des divinités, eux-mêmes ordonnés selon des principes masculins et féminins. Le schéma que nous venons d'ébaucher se vérifie également dans d'autres contextes productifs. J'ai ainsi pu montrer que le rôle rituel

191 des administrateurs de la COMmOL-potosi traduisait l'emprise de l'entreprise sur le travail et la production de ses ouvriers (Absi, 2001, 300-302). Cette domination qu'elle exerce sur l'ensemble des activités, productives et religieuses, des travailleurs constitue évidemment la grande distinction entre l'entreprise et les coopératives. Depuis quelques années cependant, le directoire de certaines d'entre elles se livre à une mise sous tutelle des rituels des sections qui n'est pas sans rappeler la configuration patronale de l'entreprise d'Etat.

3. La mainmise des dirigeants sur les rituels : une dérive patronale

Eux-mêmes associés, les dirigeants des coopératives participent aux rituels de leur groupe de travail. Comme représentants de l'institution, ils doivent également prendre part aux anniversaires des sections et organiser certains rituels spécifiques : le président prend en charge les rituels qui célèbrent l'institution (l'anniversaire de la coopérative) et ses locaux administratifs (la q'oa du 1er août) tandis que, en tant que responsable de la commercialisation du minerai, le vice-président organise les rites dans les ingenios (le sacrifice d'Espiritu et la ch'alla du lundi de Carnaval). Mais dans la coopérative Compotosi, la participation rituelle des dirigeants outrepasse ce modèle traditionnel. En effet, ils se substituent aux sections pour organiser et financer la procession des tataq'aqchus et l'anniversaire de la Vierge de la Conception. Cette mainmise du directoire sur les saintes images témoigne d'une manipulation politique exemplaire. Lors de la procession des tataq'aqchus, un membre du directoire, le laborero, se substitue aux traditionnels cabecillas pour assumer toute l'organisation du rite. Hormis les habits des danseurs, la coopérative prend en charge l'ensemble des dépenses. L'anniversaire de la Vierge est également financé et organisé par les dirigeants, dans les locaux de la coopérative où l'unique Vierge est conservée à demeure. L'absence de cabecilla et d'autonomie des sections lors des rituels reflète le fonctionnement général de la Compotosi. Au début des années 1990, la coopérative hérite de la défunte COMmOL des concessions particulièrement rentables. Ses sections prospèrent et se mécanisent sur la base de grands groupes de travail qui dépassent souvent la centaine de travailleurs, principalement des segunda-manos. Les associés, rapidement enrichis, optent alors pour une organisation de type plus capitaliste en ouvrant l'institution à des investisseurs non mineurs (avocats, entrepreneurs...). Aujourd'hui, les associés

192 représentent à peine 10% des travailleurs et beaucoup parmi eux, ne participent plus à la production. Désormais, leur rôle est d'assurer l'accès aux gisements et à l'infrastructure collective dont ils sont légalement les seuls usufruitiers. Certains possèdent même leur propre ingenio. En contradiction totale avec les principes du coopérativisme, on assiste ainsi à l'émergence de véritables patrons, surnommés associés capitalistes. Moins portés sur l'euphémisme, leurs «dépendants» ne les appellent plus maestros, mais duettos - patrons. Grâce à une politique électorale clientéliste efficace, ces nouveaux patrons accaparent les postes de direction de la coopérative. Leur intimité avec l'administration leur assure, en retour, l'accès aux meilleures aires de travail. Et, afin de conforter leur monopole, foncier et politique, ils limitent l'entrée de nouveaux membres. De sorte que la coopérative fonctionne désormais comme n'importe quelle entreprise capitaliste, tout en évitant l'émergence d'un contre pouvoir syndical. Contrepartie séculière de l'absence de cabecilla rituel, la charge de délégué de section a également été supprimée. Nous avons montré que l'organisation du culte aux saints patrons des sections est étroitement liée à l'exercice du pouvoir politique. On comprend donc que la consolidation du pouvoir des associés capitalistes de la Compotosi sur la direction de leur institution supposait qu'ils contrôlent également l'ensemble des rituels: ceux de leurs groupes de travail qu'ils organisent en leur qualité d'associé d'une part, la procession des tataq'aqchus et l'anniversaire de la Vierge dont l'organisation traditionnelle est altérée pour conforter leur domination politique, d'autre part. Alors qu'ailleurs, le contrôle des associés sur les rituels aux saints patrons atteste de leur gestion autonome des affaires internes de leur mine, dans la Compotosi, la sujétion de ces rites aux dirigeants témoigne de leur mainmise sur le travail, le capital et la vie politique des sections. Cette inféodation s'inscrit dans une longue tradition historique où, de l'Eglise coloniale aux gérants de la COMmOL, le contrôle de la main-d'œuvre minière passe par celui des rituels, tour à tour interdits ou encadrés. Espace de contre pouvoir, tout rite non contrôlé est par là même indésirable du point de vue patronal.

4. Les dons et les présents rituels

Dans le cadre des rituels, illas et t'inkas désignent les présents (minerai, bouteilles d'alcool, confites) offerts par les associés et les

193 dirigeants à certains participants. Partant de la constatation de Maurice Godelier (1996 : 69) selon laquelle le don n'est pas seulement un moyen de circulation des biens ou des personnes, mais «plus profondément la condition de la production et de la reproduction des rapports sociaux», nous aborderons ici le flux des illas et des t'inkas au regard des relations de travail entre donateurs et bénéficiaires.

Lesdons de minerai du jeudi de Compadres

Jusqu'à la fin des années 1980, les travailleurs interrompaient la ch'alla du jeudi de Compadres pour extraire de leur lieu de travail de riches morceaux de minerai qu'ils distribuaient, entourés de serpentins, à leurs invités : épouses, voisins ou parents venus participer aux libations. Ce jour-là, les péons pouvaient également exploiter le filon à leur compte. Connu sous le nom d'illa, le minerai de Compadres faisait l'objet de libations spéciales, puis il était descendu en ville pour être vendu. Ce commerce procurait aux péons un complément de salaire et aux femmes un peu d'argent de poche pour leurs dépenses personnelles : une paire de chaussures, parfois une jupe, selon la valeur du présent. Le don d'illas venait rétribuer la participation des invités au rite productif de l'associé. Les invités n'arrivaient d'ailleurs pas les mains vides : ils apportaient un peu d'alcool, de coca et des t'ikas. La présence des femmes, qui permet de mobiliser l'ensemble des principes fertiles de la mine, était particulièrement recherchée. Mais, depuis le remplacement de l'étain par l'argent, les dons d'illas ont disparu. Aux dires des travailleurs, la disposition des filons argentifères, plus diffus, ne permet plus de recueillir des illas. Privées de cette incitation, les femmes ont aujourd'hui presque totalement déserté les libations de Compadres et la mine est devenue, un peu plus, un monde d'hommes. On se souvient que le terme illa qualifie les riches morceaux de minerai que les associés conservent dans leurs casillas ou près du Tio. Don du Cerro, ces minerais condensent une partie de sa force fertile qu'ils inséminent aux filons. Les libations dont ils font l'objet, notamment lors de Compadres, ont pour objectif d'activer ce pouvoir. A la différence de ces illas thésaurisées, celles offertes aux participants de la ch'alla sont destinées à rejoindre le circuit commercial : elles seront vendues par leurs bénéficiaires. Ce minerai opère donc successivement dans deux champs distincts : la puissance

194 génésique de l'illa inaliénable, précieusement conservée et le métal marchandise. C'est cette double circulation ritualisée, du Tio vers l'associé et ses invités d'une part, du rite vers le marché d'autre part, qui confere au minerai produit lors de Compadres son pouvoir sur la productivité de l'associé ainsi que son statut d'illa. Comme le notait déjà Mauss dans son Essai sur le don ([1924], 1991), la générosité entre les hommes stimule celle des divinités. Plus que tout autre rite minier, la redistribution rituelle d'une partie des profits de l'associé à ses invités établit ce partage généralisé qui va dynamiser le transfert des richesses minières depuis le sous-sol vers le monde des hommes. Que la circulation des dons et des contre-dons ­ de minerai, d'alcool, de t'ikas,de coca - se conclut par la vente de l'illa vient confirmer que l'objectif final du rituel n'est pas l'acquisition d'illas inaliénables, mais l'amélioration des revenus de l'associé. Le rite permet donc de stimuler conjointement les deux circuits qui structurent le travail minier : l'échange avec les divinités et la transaction marchande. A aucun moment ces flux ne sont d'ailleurs considérés comme disjoints. C'est la raison pour laquelle, lors des sacrifices, des pièces de monnaies sont offertes à la Pachamama afin de la rétribuer et d'ensemencer ses filons métalliques. Revenons maintenant à la relation normée par l'illa entre les participants du rite. Avec les invités, les dons et contre-dons venaient alimenter les réseaux d'échange et d'entraide des associés. Certains conviaient les paysans avec lesquels ils troquaient par ailleurs des denrées achetées à Potosi - du riz, du sucre, des pâtes...- contre des produits agricoles. A la différence de ces invités extérieurs, le péon est lié à l'associé par une relation de travail que le rite vient bouleverser, en permettant au «dépendant» d'accéder, au moins pour un jour, au profit de l'exploitation. Mais pour comprendre l'articulation de l'ilia avec les relations associé/péon, il est nécessaire de rappeler les diverses modalités de cette pratique, dans des contextes productifs eux-mêmes fort différents. Dans l'entreprise COMmOL de Potosî, les illas extraites par les ouvriers n'étaient pas offertes à des invités, mais revendues par les travailleurs eux-mêmes. Dans ce but, toute l'année durant, ils se réservaient les plus riches minerais. Alors, le jour de Compadres, afm que ce métal n'échappe pas à l'entreprise, les employés de l'administration attendaient les ouvriers à la sortie des mines, pour leur acheter les illas. A Oruro, la circulation des illas des travailleurs vers l'administration de la COMmOL prenait la forme d'un échange de

195 présents. Le minerai extrait lors de la ch'alla du vendredide Carnaval était remis le lendemain aux administrateurs. Offert sous le nom de achura, il était accompagné de figurines en boue minéralisée, modelées par les travailleurs: lamas,condors, dragons,tios, vipères, ... appelées illas. En retour des achuraset des il/as, l'entreprise remettait de la bière aux travailleurs (Rojaset Nash, 1976: 293). On retrouve la trace d'échanges similaires au temps des barons de l'étain, avant la nationalisation des mines. On sait par exemple, que les travailleurs de Uallagua offraientleursachurasà Patine à l'occasion des sacrifices de lamasdu début du mois août et qu'ils recevaient en échange un don de boissons ou de vêtements appelé t'inka (Nash, 1979 : 24). Rigoberto Paredes(1963)témoigne de pratiques identiques à Potosî, Sous leurs formes diverses, les pratiques contemporaines de la illa­ achura semblent être les héritières structurelles et ritualisées de l'appropriation, par les premiers mineurs libres du XVIe siècle, d'une part de la production appelée corpa (Tandeter, 1997 : 107) et du kajcheo de fm de semaine. Manifestations d'un droit naturel des mineurs sur le produit de leur travail, ces pratiques se poursuivirent bien après l'indépendance. Dans un premier temps, elles furent tolérées par les propriétaires miniers comme un moyen d'attirer et de retenir la main-d'œuvre libre. Mais par la suite, elles furent considérées comme du vol (Rodriguez, 1989 ; Tandeter, ibidl. On sait que dans les mines de Hochschild, toute appropriation illégale était sanctionnée par l'expulsion du travailleur. De sorte que cette ritualisation a pu fonctionner commeun moyende canaliserles vols. Dans le cadre de l'entreprise d'Etat, June Nash (1979) et Tristan Platt (1983) s'accordent pour voir dans le rite une expression des relations patrons-ouvriers qui vise à augmenter l'ardeur au travail de ces derniers. Dans ces mines, où les mineurs étaient rémunérés à l'avancement des travaux d'extraction et non à la valeur de la production, l'appropriation licite des illas-achuras, rompait avec l'absence de redistribution des bénéfices qui prévalait le reste de l'année. Elle constituait une reconnaissance du droit légitime du travailleur sur la production. 11 est possible que ce droit soit lié à des considérations religieuses. Du point de vue du travailleur, le minerai

3 Sousle nomde huachaca ou guasacho, cette pratique était également courante dans les mines du Pérou (Contreras, 1987 : 69) et du Mexique (Tandeter, ibid. : 107). Depuis l'époque coloniale (Tandeter, ibid.), la venue des épouses à la mine pour apporter les repasfacilitait ces soustractions clandestines. Ceciexplique peut-être que les femmes sontaujourd'hui lesprincipales destinataires des illas des coopératives.

196 est un don fait à sa personne par les divinités avant d'être la propriété de l'entreprise: de ses négociations rituelles dépend la productivité de la mine. Comme celui de corpa, le champ sémantique du terme achura renvoie d'ailleurs à l'idée de partage rituel". Les termes qui désignent le minerai volé évoquent en revanche la notion de dissimulation. Dès le XIXème siècle, à PotOS!, les prélèvements clandestins de minerai sont appelés chico (petit) ou buchi (de l'espagnol buché : ventre, jabot). Ainsi, l'appropriation ritualisée du minerai, qui établit le droit du travailleur sur la production, en fixe en même temps les limites de par sa distinction avec le vol. Revenons maintenant aux coopératives où le sens de l'illa diffère selon que celle-ci était prélevée par l'associé ou par un péon. Comme pour les ouvriers de la COMmOL, ï'illa accordée au péon salarié compensait son absence de droit sur la production. La position de l'associé, qui ouvrait ses filons au péon, était alors semblable à celle des gérants de la COMmOL. Mais pour l'associé lui-même, qui bénéficie toute l'année du profit de son travail, c'est le don des illas aux invités qui donne son sens au prélèvement. Ici, le contre-don n'est ni un présent du patron, comme dans les mines de Patino et de la COMmOL-Oruro, ni une rétribution monétaire comme à la COMmOL-potosi, mais la prestation de dévotion des invités. Et si la circulation des illas définit toujours une relation ouvrier-patron, il ne s'agit plus ici de patron «social», comme le sont les gérants de l'entreprise d'Etat mais de patron «divin» : le don d'illa, qui rétribue la dévotion des invités est lié à l'idée que le partage entre les hommes stimule la générosité des divinités. De ce point de vue, il est très proche du don de t'inka des rituels des groupes de travail.

De l'associéau dépendant: les dons de boissons

Lors des rituels des groupes de travail - sacrifices d'Espiritu et ch'alla de Compadres - la t'inka' est une bouteille d'alcool offerte par

4 A Potosi, le termeachuradésigne un minerai richeenétain.1.Lara(1991) traduitce terme par pitance, rationjournalière et le verbe achuray par distribuer. Dans la région aymarade La paz, achura est le présentfaità l'officiant et aux participants extérieurs des rituels (Gilles Rivière, communication personnelle). Quant au terme corpa (qtJrpa), il désigne l'hôte (Lara. ibid.) et le verbe qôrpachay, héberger et nourrir. A Cuita,q'orpa est le banquet offertpar lepasante (Abercrombie, 1998: 390). S La pratique de la t'inka n'est spécifique ni à la mine, ni à Potosî, Elle rétribue de nombreuses collaborations rituelles: les arcs et les voitures décoréslorsdes fêtesdes saints,la construction des autelsconsacrés auxdéfuntsà la Toussaint, etc.

197 l'associé aux péons et aux femmes auxquels il délègue certaines activités. La boisson doit être partagée et consommée sur place, lors de l'exécution des tâches. L'alcool, qui dans le monde minier, est étroitement associé à la mise au travail - ici un travail ritualisé ­ facilite la mise en condition de l'exécutant qui bénéficie de la force transmise par la boisson. Les associés expliquent que la t'inka a pour objectifde rétribuer la collaboration des péons et des femmes, «pour qu'ils fassent ce qu'on leur demande avecd'entrain» (esp: con ânimoï. Dans le dictionnaire de Jesus Lara(1991), le terme de t'inka désigne un cadeau offertpour obtenirune faveur. On en déduit que la participation rituelle des péons et des femmes n'est pas considérée comme une obligation mais comme une faveur, même si, dansla pratique, il leurest impossible de s'y soustraire. L'intervention rituelle sollicitée par la t'inka ne s'inscrit doncni dans la dépendance salariale, ni dans la réciprocité conjugale. Toujours à l'occasion des sacrifices, l'associé remet également une t'inka - alcool ou bière - au paysan qui lui a vendu le lama. Comme avec les péons et les femmes, le don de la t'inka donne une dimension supplémentaire à la relation entre les deux parties. Elle complète la circulation monétaire entre l'associé et le vendeur. De fait, la t'inka définit une relation qui ne peutêtre normée par l'argent. La t'inka qui scelle l'achat du lama contribue à la bonne marche du sacrifice. L'argent rétribue le lama, la t'inka, la chance du paysan qui l'a élevé. Payerle prix du lama plus une t'inka transforme l'animal en véhicule d'une réciprocité inachevée, qui inscritla transaction dans un échange ininterrompu entre les hommes et les divinités. En ce qui concerne les femmes et les péons, nous avons précisé que la t'inka ne rémunère pas uniquement leur collaboration technique, elle garantit que le service sera rendu avecferveur et avecentrain. Cetétat d'esprit est celuid'une dévotion correcte, par opposition au geste rituel mécanique, exécuté sans foi. C'est cette dévotion, que ne peut acheter aucun salaire, qu'oblige la t'inka. Lors des rituels, l'associé fait donc appel à la personne tout entière du péon, pas uniquement à sa force de travail. Le «dépendant» doit non seulement être un travailleur assidu, maisil doit aussi porter chance. En même temps, l'investissement rituel du péon transforme l'associé en son débiteur. De sorte que le rite contribue à l'insertion des rapports de production dans le champ de l'endettement réciproque et du lien personnel, qui se traduit également dans le registre de la parenté rituelle. L'alliance du parrainage est en effet fréquent entre associés (parrains) et péons (filleuls). Les relations

198 contractuelles et réversibles de production sont ainsi transformées en relations personnelles durables. Le champs sémantique du terme t'inka, qui évoque la relation et l'union, ne dit pas autre chose que cette construction du lien social par le don", Le fait que dans les coopératives, à la différence des autres entreprises, une même personne, l'associé, donne l'illa et la t'inka révèle son statut particulier: il est à la fois un travailleur, le patron de sa production et celui de sa main-d'œuvre. Mais, à l'occasion du Carnaval, il devient à son tour le destinataire de la t'inka que les dirigeants de la coopérative offrent aux associés.

Les dons rituels et lesprésentsdes dirigeants aux associés

Le lundi de Carnaval, jour de la ch'alla des ingenias, les dirigeants des coopératives remettent à chacun de leurs associés une t'inka, composée de bonbons (confites) enveloppés dans un mouchoir'. A l'occasion de l'anniversaire des sections, ils offrent également des cadeaux (outils, petit mobilier,...) et de l'alcool à leur base. Ces présents évoquent évidemment les contre-dons offerts par les patrons des mines aux travailleurs en retour des illas-achuras. Mais, au-delà du fait de constater l'héritage historique, quel sens donner aux présents reçus par les associés dans un contexte où, au moins théoriquement, les dirigeants ne sont pas des patrons et où il n'existe pas de rupture entre le travail et la gestion de l'entreprise ? Au sein des groupes de travail, la t'inka est apparue comme une demande de faveur du donateur au receveur. Alors, quelle est donc la nature de la faveur sollicitée par les dirigeants des coopératives aux associés auxquels ils remettent t'inkas et cadeaux? Les associés évoquent l'existence d'une dette de la coopérative à leur égard: «Avec la t'inka, la coopérative rétribue les siens». Mais de quoi les dirigeants sont-ils redevables envers leur base ? D'avoir été élus, bien sûr! Et quelle faveur demandent-ils aux associés? De leur renouveler leur confiance. En effet, il semble bien que la pratique de la t'inka - comme les cadeaux d'anniversaire - constitue l'expression ritualisée des multiples faveurs personnelles accordées par les dirigeants aux associés dont ils recherchent l'appui politique: avance

6 Dansle dictionnaire de 1.Lara(1991), t'inki signifie «deux choseségaleset unies» ; t'inkikJJy : «s'unir l'un à l'autre ou lesuns auxautres» ; t'inkina: «lien, liaison». 7 Danscertains groupes de travail, les associés remettent également unet'inka à leurs «dépendants». Danscecontexte, le présent s'apparente auxt'inkas des patrons.

199 sur salaire, accès aux meilleurs lieux de travail, etc. L'enjeu est de taille. Devenir dirigeant est source de prestige et de satisfaction personnelle ; cela signifie aussi l'abandon du pénible travail de la mine. Surtout, la charge de dirigeant constitue un formidable tremplin social. Au cours de son mandat le dirigeant est amené à fréquenter les sphères du pouvoir. li va être sollicité par les commerçants de minerai et les politiques qui cherchent à s'allier les coopératives, et recevoir en retour des compensations financières ou en nature. Certaines lui permettent d'envisager un avenir hors de la mine. A ce jour, deux anciens dirigeants coopérativistes de Potosî sont devenus députés grâce aux alliances tissées pendant leur mandat. Dans le contexte des coopératives, la pratique de la t'inka est ainsi devenue un rouage de la politique clientéliste des dirigeants. Elle symbolise l'instrumentation politique des bases. Cette constatation concorde avec la dénonciation, par les associés, de l'individualisme de leurs dirigeants et du manque de démocratie au sein de la coopérative, bref de la dérive patronale des directoires. De fait, la logique traditionnelle voudrait que l'échange se fasse en sens inverse du flux actuel. Les associés pourraient offrir une t'inka à leurs dirigeants afin de les engager à une bonne gestion des intérêts collectifs. Au lieu de cela, ils leur remettent des diplômes d'honneur qui les remercient de leur gestion passée, le plus souvent en contradiction avec l'appréciation personnelle des bases. Les patrons et les gérants des mines d'Etat avaient besoin de la production des travailleurs et recevaient Yilla-achura, les dirigeants qui sollicitent l'appui politique de leur base reçoivent des diplômes d'honneur. Alors que la t'inka oblige à une réciprocité future, le diplôme conclut l'échange. * Sans chercher à réduire la pratique rituelle à un reflet instrumentalisé de la vie sociale, notre analyse met en évidence l'enracinement de l'organisation des rituels dans les relations de production des travailleurs. Les rôles rituels redéfinissent, dans la sphère du religieux, les différents statuts des travailleurs - associés, péons, segunda-manos, dirigeants - réaffirmant leur lien et l'ethos communautaire. Cet aspect du rite explique qu'il peut devenir un instrument de pouvoir: L'altération du sens ou de l'organisation du rituel permet d'instituer et de légitimer de nouvelles relations au sein de la coopérative, notamment la domination des dirigeants.

200 CHAPITRE IX

L'EVOLUTION DES RITUELS sur fond de crise et de disparition du métier

L'organisation de la production et celle des rituels sont donc étroitement liées. De ce fait, les transformations de la sphère productive se répercutent le plus souvent sur les pratiques religieuses des mineurs. C'est ce qu'illustrent trois des récentes évolutions des rituels miniers : le relâchement des règles de la ch'alla au Tio, la multiplication des pactes individuels et la transformation de la procession des tataq'aqchus en carnaval folklorique. Au-delà de leur apparente disparité, toutes trois sont liées à la crise minière et à ses corollaires: la restructuration de l'exploitation du Cerro qui entraîna l'émergence de nouvelles fortunes minières et la disparition des représentations traditionnelles du métier de mineur.

1. Le relâchement des règles de la ch 'alla au Tio

Nous avons dit que la ch 'alla au Tio était auparavant réservée aux seuls associés, aux maestros. Le Tio étant considéré comme le maestro des maestros, établir une relation privilégiée avec lui venait couronner un cursus qui, d'étape en étape, transformait l'apprenti en mineur confirmé. Mais aujourd'hui, les péons et les segunda-manos participent aux ch'allas. Les témoignages suivants associent cette permissivité nouvelle avec la fin du statut traditionnel des maestros:

Avant on respectait les anciens, il y avait des maestros. C'était eux qui préparaient [l'alcool] et qui faisaient la ch'alla, pas les péons. Ils devaient rester en retrait, c'est-à-dire qu'ils [les maestros] se sentaient comme les maîtres de maison. Ils ne nous laissaient pas partager. Les péons finissaient d'évacuer la roche stérile et ils sortaient. Seuls les anciens maestros faisaient la ch'olla. Peu à peu, il y a eu plus de liberté et nous aussi, nous avons voulu faire la ch'alla au Tio [...] Et certains font ça n'importe comment. D'autres versent de l'alcool sur la q'oa et l'enflamment. Mais on nedoitpasfaire la ch'allaà laq'oa, ondoitfaire la ch'alla autour... Avant aussi c'était seulement du vin et du cingani, mais maintenant ils mettent des tapados [cingani industriel] et de la bière [dans la ch'alla], parce qu'ilsgagnent bien. Don Toribio Calisaya, 46 ans, associé à laretraite. Ouencore:

Avant, parler avec un maestro était une chose très stricte. Tu devais faire aupiedde la lettre ce qu'il te disait, lorsqu'il buvait, tu devais partir ou l'attendre dehors pour le ramener, tu étaisà son service. Sans élever la voix, parce que sinon il te considérait comme un malotru. Tu devais respecter les anciens maestros, mais maintenant cela ne se passe plus comme ça.Aucontraire, le péon se prend pour le maestro, il luidit tu, il élève la voix. Il n'ya plus ce respect. - Autrefois, lespéons nefaisaient pasla ch'alla avec lesmaestros? C'était sacré, entre maestros. Lesjeunes à part, ils ne participaient pas aux ch'allas et si tu leur manquais de respect [aux maestros], ils te sortaient à coups de pieds. Maintenant, il n'y a plus de contrôle, n'importe quiboit pour boire, on ne respecte même pas lesjours,j'ai vu des ch'olla un lundi, comme ça. Ceux qui gagnent boivent pur. Comme ils gagnent, ils ne mélangent pas [l'alcool avec du jus de fruit] comme nous le faisons. On m'a même dit qu'ils apportent un alcool à 100 degrés. David Cruz, 34ans, segunda-mano SanGerman (Unificada).

Si on en croit Don Toribio et David, la démocratisation de la ch'alla et la disparition du contrôle exercé par les maestros se sont donc faites au détriment de la hiérarchie minière, du calendrier et du savoir-faire qui l'organisaient traditionnellement. Pour résumer leur sentiment, partagé par beaucoup d'autres travailleurs, la ch'alla au Tio est désormais réalisée par n'importe qui, n'importe quand et n'importe comment. Les deux mineurs expliquent la fin du rôle des associés comme acteurs exclusifs de la ch'alla par l'affaiblissement du prestige autrefois attaché à leur statut. lis soulignent le manque de respect qui caractériserait désormais l'attitude des péons envers leurs maestros. Au-delà du débat classique sur l'irrespect de la jeunesse, la disparition du statut traditionnel de maestro est un phénomène réel. Si le désir d'ascension sociale gagne toutes les classes sociales, depuis la crise l'activité minière ne permet plus d'y répondre. li y a

202 quelques années encore, gravir tous les échelons de la hiérarchie coopérative était un plan de carrière qu'on se transmettait de génération en génération. Aujourd'hui, pour les enfants de mineurs comme pour les paysans fraîchement arrivés, le travail de la mine n'est plus un métier, mais une occupation temporaire, un pis-aller destiné à fmancer une future reconversion : ouvrir un commerce ou un atelier... De sorte que le maestro traditionnel ne représente plus un modèle de promotion sociale, mais une étape à dépasser. Désormais, l'échelle de valeur du monde de la mine repose sur des critères qui ne sont plus liés au métier: l'instruction par exemple. Le fait que les jeunes «dépendants» possèdent fréquemment un niveau scolaire supérieur à celui des anciens maestros et qu'ils maîtrisent mieux l'espagnol n'est pas étranger à la remise en question de leur prestige. Significativement, le terme d'adresse «maestro» tend à être de moins en moins utilisé par les péons et les segunda-manos. li cède la place à l'usage du «don» qui marque une relation sociale plus horizontale.

D'un rite corporatiste à la célébration dela réussite individuelle

Le statut des anciens maestros n'est pas uniquement ébranlé par la fm du modèle social qu'ils représentent. Le métier qu'ils incarnent est également menacé par l'apparition de cette nouvelle classe d'associés ­ dits capitalistes - dont le statut ne dépend pas de la lente acquisition d'un savoir-faire, mais du contrôle qu'ils exercent sur les ressources minières et humaines. Rappelons que certains ne travaillent pas dans la mine où ils n'interviennent que comme patrons. Désormais, la maîtrise du métier n'est plus un critère exclusif du statut d'associé, ni une condition indispensable pour faire la ch'alla au Tio. L'argent, qui distingue les associés capitalistes des anciens maestros caractérise également leurs pratiques respectives de la ch'alla. Comme le remarquaient David et Don Toribio, «parce qu'ils gagnent bien», l'alcool consommé par les associés des grandes équipes mécanisées est plus abondant, plus fort et plus prestigieux. En témoigne l'introduction du cingani industriel et d'un mystérieux alcool à 100 degrés ! Toujours selon nos deux interlocuteurs, cette évolution s'accompagnerait d'une altération du sens religieux de la ch'alla. L'idée que les riches associés «boivent pour boire» et pour montrer leur réussite économique, est une critique fréquente que leur adressent leurs pairs :

203 Depuis ces complexes [l'exploitation des minerais complexes, par opposition à celle de l'étain], il y a plus d'alcool dans la mine. Chaque vendredi, ils sont saouls. Maintenant les mineurs veulent gagner, gagner et gagner. Ils n'ont plus la même foi qu'avant. Avant, on faisait la ch'alla plus tranquillement. Maintenant il n'y a plus que ce désir de gagner, gagner et gagner; il n'ya pluscette foi. Les plusgrands [associés], ils ont 30, 40 péons. Pendant que leurs péons travaillent, eux, ils boivent et ils parlent avec leTio. Dona Francisca, 42 ans, palliri, La Plata (l0 de Noviembre).

Le sentiment selon lequel la ch'alla des riches associés ne traduit plus la même foi que celle des anciens maestros renvoie à une altération des enjeux du rite. Contrairement à celle des maestros traditionnels, la consommation d'alcool des riches associés n'est pas destinée à capter la force nécessaire au travail des mines, puisque ce dernier est délégué aux péons. - «Pendant que leurs péons travaillent, eux ils boivent et parlent avec le Tio», souligne Dona Francisca. C'est cet affranchissement du rite du travail qui rend cette consommation d'alcool inacceptable pour le reste des mineurs. A l'ère des maestros qui buvaient pour assurer la coopération laborieuse des hommes et des divinités, succède celle des riches associés qui boivent pour célébrer leur fortune rapide. Mais plutôt qu'à une véritable sécularisation des intentions de la ch'alla, leur consommation d'alcool renvoie à l'univers symbolique des pactes individuels.L'idée que les riches associés parlent avec le Tio s'y réfère d'ailleursexplicitement.

2. La prolifération des pactes individuels avec le Tio

Ces dernières années, les accusations de pactes individuels avec le Tio se sont multipliées dans le Cerro, tournant à l'obsession dans le discours des mineurs. Nous venons de le suggérer : cette prolifération supposée est attribuée aux associés capitalistes. Tandis que la plupart des travailleurs se débattent dans le marasme, la restructuration de l'activité minière qui suivit la crise du milieu des années 1980 a favorisé leur apparition. La multiplication des pactes individuels permet alors d'expliquer la fortune de ces petits patrons qui bénéficientencore des largesses de la montagne.

204 Un contrat antisocial parnature

Le pacte individuel avec le Tio consiste à s'assurer l'accès à des filons exceptionnels par des offrandes, elles-mêmes exceptionnelles : des sacrifices humains dit-on, ainsi que l'âme du pactiseur. Le pacte est conclu lors d'une rencontre à huis-clos avec la divinité qui apparaît en personne aux travailleurs restés seuls dans les galeries. Si l'homme ne s'enfuit pas, un bref dialogue s'engage alors, au cours duquel sont fixés les termes du contrat: la nature et le calendrier des sacrifices. Puis, le mineur et la divinité boivent ensemble pour sceller le pacte. Désormais le Tio travaillera diligemment pour son associé. Le pacte peut également résulter d'une relation sexuelle, volontairement consentie ou non, avec le diable de la mine. Aux dires des travailleurs, on peut apercevoir, dans les galeries, des pactiseurs, totalement nus qui attendent l'heure du rendez-vous. D'autres fois, le Tio n'hésite pas à violer les malheureux qui s'assoupissent au fond. Cet abus est récompensé par une augmentation de la productivité du travailleur, mais comme toute rencontre avec le Tio, il peut aussi déboucher sur la folie! :

Parfois, nous travaillons seuls. On dit qu'il [un mineur] était en train de mâcher la coca et il s'est endormi là. Alors, on dit que le Tio a violé le mineur. Lorsqu'il s'est réveillé, le sang coulait de ses fesses et il est devenu fou. Quatre mois plus tard, de l'argent [apparut], on dit qu'il a rencontré un filon, on dit qu'il était grand. Santiago, 32 ans, associé, San German (Unificada).

L'union sexuelle est également la principale modalité des pactes entre les palliris et le Tio. Ces contrats sont cependant beaucoup moins fréquents que ceux des travailleurs masculins parce que la plupart des femmes n'exploitent pas un filon, mais les déchets du travail des hommes. A Potosî, l'expression «avoir parlé avec le Tio» (en quechua Tiowan parlasqa) est synonyme de passer un pacte. Si tous les mineurs interpellent le Tio, l'exhortant à leur accorder ses faveurs, ce dernier ne leur répond pas oralement. L'échange verbal qui le précède

1 Cette relation homosexuelle qui lie l'homme et le Tio rappelle que, dans les Andes du XVIesiècle, la sodomie qui effrayatant leschroniqueurs, était un mode d'initiation religieuse pour les jeunes gens préposés au temple et au culte (Ciezade Léon, 1988 [1553], chap. XLIII).

205 est révélateur de la différence entre le pacte individuel et les rites collectifs". Alors que ces derniers, régis par la coutume, reposent sur des termes connus de tous, le pacte est une négociation inédite qui s'inscrit en rupture avec la norme collective. Sa dimension imprévisible, individuelle et secrète - sans témoin - ainsi que le caractère antisocial des termes du contrat - don de l'âme et sacrifices humains - l'opposent aux rites collectifs. La personne soupçonnée d'avoir passer un tel pacte est d'ailleurs explicitement condamnée par le reste des travailleurs qui reprochent aux pactiseurs, séduits par l'argent facile, de transgresser les règles sociales et de substituer à leur sacrifice laborieux celui de tierces personnes. Rappelons que Don Fortunato, dont nous avons relaté en avant-propos le destin extraordinaire, est accusé d'avoir fait avorter de force des femmes pour offrir les fœtus au Tio. Les accidents mortels qui surviennent dans leurs mines sont également imputés aux pactiseurs ; certains saouleraient leurs péons afin de les livrer, sans défense, au bon vouloir du maître du minerai. De tels sacrifices sont d'autant plus inacceptables qu'ils sont l'expression exacerbée d'abus de pouvoir par ailleurs quotidiens : abus des hommes sur les femmes et les enfants, abus des associés sur leurs ouvriers. Alors que les rituels collectifs des associés assurent la sécurité et la prospérité de leurs «dépendants», les pactes individuels mettent en danger la vie de l'entourage des pactiseurs. Mais le Tio est un associé sourcilleux. Le moindre oubli à son égard se solde par la disparition des richesses accumulées. Parfois même, la mort du contractant conclut la prise de possession définitive de son âme par le Tio. Si la rupture du pacte est toujours la conséquence de la négligence du mineur, elle n'en est pas moins inéluctable. Le pacte est, par nature, insoutenable sur le long terme et aucune précaution ne peut empêcher le Tio de récupérer ses richesses. Aussi les mineurs guettent-ils ouvertement les signes avant-coureurs de la tombée en disgrâce de leurs compagnons sous contrat. Quant à Patiüo, une bien belle histoire circule à Llallagua qui explique comment il s'était assuré, à vie, les bonnes grâces du Tio. Comme tous les pactiseurs, Patiüo avait accepté de s'offrir corps et âme au Tio en échange du fabuleux filon de la Salvadora. li en avait lui-même

2 Lesmineurs utilisent également lesexpressions «Tio pactariy», passer unpacte avec leTio,ou «Tiowan tinkuy», rencontrer leTio.

206 fixé l'échéance au «30 février» suivant ! A Llallagua, on raconte qu'aujourd'hui encore le Tio attend de toucherson dû !... L'existence de pactes individuels est attestée dans un grand nombre de mines andines, du centre du Pérou jusqu'au nord de l'Argentine et constitueun thème récurrent de la littératurerégionale. La croyanceen l'existence d'un contrat avec un personnage diabolique se retrouve également dans d'autres exploitations industrielles du continent sud­ américain. Lors de notre analyse du nom du Tio, nous avonsévoqué ce familiar avec lequel les patrons des plantations sucrières du nord de l'Argentine passent des pactes pour s'assurer des gains exceptionnels. Dans un contexte très proche, les coupeurs de canne de la vallée du Cauca en Colombie, payés au rendement, accusent les plus productifs d'entre eux d'avoir passé un pacte avec le diable (Taussig, 1980). Comme son homologue minier, ce contrat diabolique débouche sur la mort prématurée du pactiseur et la dilapidation des richesses accumulées. C'est d'ailleurs sur la base de ces ressemblances que Michael Taussig élabora sa théorie du pacte prolétaire avec le diable (voir chapitre V.). Mais le pacte individuel est également une modalité paysanne de relation avec les divinités des montagnes ; il constitue notamment un recours pour solliciter une protection particulière lors d'un voyage lointain (Favre, 1967 : 128). Relation individuelle privilégiée avec la divinité, le concept de pacte englobe aussi le lien des guérisseurs avec leurs alliés cosmiques (de Véricourt, 1998). A la différence des pactes des coupeurs de canne et des mines de Potosi, ces contrats, qui n'impliquent pas de sacrifices inconvenants, ne sont pas considérés commeune menace pour la société. L'histoire de l'adoption de la croyance européenne au pacte diabolique par les populations andines reste à écrire. Nous savons que dans l'Europe des XVème et XYlème siècles, le pacte secret avec le diable constituait l'un des principaux crimes dénoncés par l'Eglise et qu'il fut un des arguments de la chasse aux sorcières (Huizer, 1990). Dans l'Amérique coloniale, les missionnaires, qui identifiaient les idolâtries à des inspirations démoniaques, ont logiquement considéré les relations privilégiées des Indiens avec le diable comme particulièrement propices aux pactes diaboliques. Un débat théologique tenta d'ailleurs d'isoler, au sein des pratiques diaboliques des Indiens, le pacte formel, ou pacte explicite, du reste des idolâtries, ou pactesimplicites (Duviols, 1977). Lors du pacte explicite,l'idolâtre s'engage à servir éternellement Satan, corps et âme, et à faire du prosélytisme en sa faveur; les spécialistes rituels et les gardiens des

207 wacas sont bien entendu les premiers visés par ces accusations. Le pacte implicite ne suppose, quant à lui, que des rites magiques. Très tôt, ce diable andin apparaît, dans les écrits des théologiens, comme une figure séductrice, qui s'approprie le corps et l'âme des Indiens, entretient avec eux des relations sexuelles illicites et exige des sacrifices humains en échange de la santé, de la prospérité et de la richesse. A Potosf, Arzans de Orsua y Vela (1965 [1737]) mentionne plusieurs cas de pactes diaboliques. n s'attarde notamment sur la personne d'un capitaine de kajchasde la première moitié du XVIIIème siècle, Augustin Quespi, grand bagarreur, dont il attribue la force extraordinaire à un pacte avec le démon. Comme dans tout ce qui a trait au kajcheo, le diable vient ici stigmatiser le caractère subversif du riche kajcha qui défie l'ordre colonial. Le chroniqueur ne fait cependant pas mention d'une relation entre le pacte, le diable et la production minière.

Tirer lediable par la queue: un remède à la crise

Paradoxalement, la multiplication des accusations de pactes individuels survient alors que la légitimité du Tio a été ébranlée par la dernière crise minière. Le sentiment largement partagé selon lequel le Tio a vieilli, qu'il est fatigué, que son oreille est désormais sourde aux demandes des hommes ou qu'il a déserté les galeries, traduit le constat selon lequel la divinité n'est plus en mesure d'offrir aux mineurs une production suffisante en quantité et en qualité:

Avant le Tio existait, mais maintenant c'est fini. Maintenant on ne fait plus que dire son nom, démon. Avant, le Tio apparaissait dans la mine sous la forme d'une personne, d'un chefcomme ça, un contremaître avec ses habits de travail, un délégué. Il montrait au mineur un bon lieu de travail, un bon minerai, il disait: -"Faisons la ch'alla, mâchons la coca", pourqu'il [le mineur] aille travailler et il [le lieu de travail] apparaissait plein de minerai. Mais maintenant ça n'arrive plus, il s'est perdu. Il y a tantde gens qui ont travaillé dans la mine, on ne voit plus le Tio. On dit queleTioestdevenu sourd avec ladynamite quenous faisons exploser. Il est sourd, sonoreille est bouchée, il ne nous entend plus. Don Julio, 65ans, ex-mineur, gardien demine, Caracoles (Unificada).

Ou encore:

208 Comme je te dis, le Tio aujourd'hui n'existe pratiquement plus. Il est fatigué [...] Le Tio nous aide, mais plus autant qu'avant. Avantil faisait beaucoup de minerai, maintenant il faut chercher. Maintenant, si vous voulez gagner [de l'argent], il faut se sacrifier, où que ce soit, il faut prendre des risques. Avant c'étaitplus facile, il y avait assezde minerai, il [le Tio] en faisait assez. Mais il se fatigue. comme nous. Quand nous sommes jeunes, nous travaillons bien, maisavec l'âge nous ne travaillons pluscomme avant. Il doitêtre las. Don VictorCaballero, 42 ans,associé, Esperanza (Progreso).

La durée de la crise minière a donné aux mineurs un sentiment d'irréversibilité. S'ils peuvent espérer une reprise des cours du minerai, l'épuisement des gisements est en revanche inéluctable et le départ du Tio n'est pas sans évoquer les migrations massives qui suivirent la fermeture des mines de la CüMIBüL et la paralysie des exploitations coopératives. En fait, d'après des études géologiques récentes, les réserves minières du Cerro Rico restent encore considérables. Cependant, alors que les prix bas du marché imposent une augmentation soutenue de la production, les gisements les plus rentables sont désormais inaccessibles sans une technologie moderne dont ne disposent pas les coopératives minières. Si la logique productive de l'activité minière est encore largement inspirée de la fertilité agricole, elle doit donc désormais composer avec l'idée de finitude. La croyance selon laquelle le Tio transporte le minerai d'autres montagnes vers le Cerro Rio semble cependant contredire ce sentiment. Si le petit Cerro ou la cordillère voisine du Kari Kari ont conservé intactes leurs réserves, pourquoi leur métal ne circule-t-il pas vers le Cerro Rico? Le Tio a-t-il perdu ses pouvoirs comme transporteur de minerai ou bien le contrat qui l'unit aux mineurs du Cerro Rico a-t-il atteint ses limites? Ces deux interprétations sont en fait complémentaires : le Tio est affaibli, mais ses pouvoirs peuvent encore être réactivés par des offrandes exceptionnelles. L'actuelle multiplication des contrats individuels résulterait ainsi d'une tentative de contrer la démission du Tio. En même temps, elle témoigne des restructurations entraînées par la crise de la production : le remplacement de l'exploitation de l'étain par celle de minerais complexes d'argent, la mécanisation et la libéralisation du marché du minerai. Autant de paramètres qui favorisent l'émergence des nouvelles fortunes attribuées aux pactes.

209 Mécanisation, libéralisation dumarché et exploitation de l'argent

Le choc de la crise passé, la production minière s'est rapidement réorganisée au sein des coopératives sur la base de la reconversion à l'exploitation argentifère. Grâce au savoir-faire des ouvriers licenciés des modernes entreprises d'Etat qui ont rejoint les coopératives, certaines mines se sont mécanisées dès le début des années 1990. Avec l'obtention de concessions abandonnées par la COMIBOL, cette mécanisation permit à des sections comme Candelaria (Unificada) et les mines de la Compotosi, d'augmenter notablement leur productivité. Nous avons vu que dans ces exploitations, certains associés se retrouvent en position de patron, à la tête d'une abondante main­ d'œuvre et de plusieurs aires de travail parmi les plus rentables. D'autres sections, comme San German (Unificada) doivent en revanche toujours se contenter d'une exploitation totalement manuelle, car leurs filons sont trop pauvres pour supporter le coût d'une production mécanisée. Ainsi, la mécanisation a creusé un fossé entre les chefs de groupe des exploitations particulièrement rentables et les autres travailleurs. Ces laissés-pour-compte se montrent très critiques envers la domination exercée par les puissants associés. Us les accusent d'exploiter leurs «dépendants», de se montrer indifférents au sort du reste des travailleurs et d'utiliser la coopérative à des fins personnelles. Une condamnation qui rappelle, terme à terme, celle dont faisait l'objet Don Fortunato. En effet, leur ambition individuelle, leur pouvoir et la richesse qu'ils obtiennent grâce au travail de leurs ouvriers, propulsent ces privilégiés dans l'univers des pactes individuels avec le Tio. La rapidité et la relative facilité d'exploitation des mines mécanisées, ainsi que l'absence de travail personnel, opposent leur réussite au sacrifice laborieux des autres mineurs ; de la même manière que l'argent facile du pacte se distingue des bénéfices légitimes du travailleur régulier. Cette impression de fortune facile, donc diabolique, des nouveaux riches de la mine est renforcée par un raccourcissement du cycle productif. Depuis l'abandon de la production de l'étain pour l'argent et la libéralisation du commerce du minerai au milieu des années 1980, l'exploitation ne comporte plus systématiquement une étape de purification du minerai. Contrairement à l'étain, qui est concentré manuellement dans les ingenios de la coopérative, l'argent est le plus souvent vendu en brut, dès sa sortie de la mine, à l'une des

210 nombreuses entreprises privées qui, depuis la fin du monopole d'Etat, dominent le marché. Ceci est surtout vrai pour les grandes exploitations mécanisées, puisque les petits producteurs continuent généralement à purifier sommairement leur minerai avant de le vendre. Avec la reconversion à l'argent et la libéralisation du commerce du minerai, la coopérative a perdu à la fois son statut d'intermédiaire obligatoire pour la vente, le contrôle sur la production de ses associés et une partie des rentrées financières générées par le commerce du minerai. Cette situation nouvelle a considérablement limité les prérogatives communautaires des coopératives au profit de contrats individuels souscrits entre les associés et les entrepreneurs privés. Cet affaiblissement vient alors, logiquement, conforter l'idée que le commerce des hommes avec le Tio s'est affranchi des rituels collectifs pour se recentrer autour du pacte individuel. En d'autres termes, l'intrusion du libéralisme dans le commerce du minerai s'est accompagnée d'une libéralisation des relations entres les hommes et le maître du sous-sol. La suppression du traitement du minerai avant sa vente favorise également cette perception du profit diabolique des exploitations mécanisées, car elle prive en partie le métal de son processus symbolique de socialisation. En effet, seul le travail des hommes permet au minerai de s'extraire de la juridiction diabolique de l'inframonde pour rejoindre les circuits de la reproduction sociale. Le minerai d'argent non raffiné, tel qu'il est aujourd'hui commercialisé par les équipes mécanisées, n'est pas débarrassé de l'emprise du Tio. li est en cela très proche du minerai obtenu par un pacte, par opposition au métal arraché au sous-sol par le travail du mineur honnête. Le témoignage suivant, qui associe la multiplication des pactes individuels à l'épuisement des gisements, le remplacement de l'étain par l'argent et l'émergence des petits patrons illustre de manière exemplaire l'articulation de ces éléments. L'argent non raffiné est ici qualifié de «plus fort» que l'étain traité dans les ingenios, une force qui, nous le savons, est par essence la qualité du monde saqra :

L'étain ne sertplus,il ne donneplus d'aloi. Celuiqui travaille ne peut plus gagner, alors que l'autre, celui qui fait des q'oas, tout ça, lui il gagne. Il y a des chefs qui ont 20 péons, alors tranquillement ils lui donnent [au Tio] l'un d'eux, ils lui offrent.Pour ça, ça ne manque pas, chaque vendredi ils boivent. A chaqueinstantnous entendons des histoirescomme ça. Surtout dans [la production de] l'argent. Moinspour l'étain, maisdansl'argent, il y a toujours des accidents.

211 - Pourquoi plusdans l'exploitation de l'argent? Je ne sais pas. Parceque l'argentdoit être plusfort, parce qu'ilsle vendent directement, sans sacrifice. C'est pour cette raison, je crois. L'étain,il faut le sélectionner, il faut le descendre [en ville], il faut le concentrer, le moudre. C'est du travail l'étain alors que l'argent, ils le lavent, ils le sèchent et directement à la pesée. C'est pour ça je crois que l'argent est plus fort. Dona EleonorPaco,58 ans, veuvede mineur.

Le désordre économique, issu du nouveau contexte productif, est ici clairement associé à la menace sociale du pacte - les associés sont soupçonnés d'offrir leurs péons au Tio - et au dérèglement de la sphère rituelle. Une configuration diabolique qui évoque de manière saisissante le discours conservateur du XIXème siècle qui associait à une catastrophe cosmique et aux forces du mal, la folie d'un libéralisme en expansion et la déréglementation du marché du minerai (Platt, 1993). Aujourd'hui encore, le désordre social altère l'ordre cosmique.

Dela déréglementation sociale au désordre cosmique

La multiplication des pactes individuels, qui réaniment les pouvoirs du Tio et le sortent de sa surdité, est en passe de rompre l'équilibre entre la voracité du diable souterrain et le travail des mineurs. Le statu quo actuel, généré par le sacrifice primordial des mitayos, est aujourd'hui menacé par l'inflation galopante des offrandes. «Le culte au Tio s'amplifie parce qu'ils veulent donner des fœtus, faire beaucoup de choses, gagner de l'argent, faire n'importe quelle bêtise ; ils veulent donner jusqu'à leur femme», déplore Don Elias. A cause du pacte, le Tio qui avait appris à se contenter d'alcool, de coca, de cigarettes et de quelques lamas, est en train de reprendre goût aux sacrifices humains, renchérit Don Simon:

Le mineur, il est devenuambitieux. Il a plus, il veut plus, il a plus, il veut encore plus. Il y a même des mineurs qui s'en fichent de gagner seuls, même si les autres ne gagnent pas. Et le Tio, comme on dit, ils sont en train de mal l'éduquerdans le Cerro. Ils sonten train de le rendre vicieux, carrément, en lui donnantdes fœtus humains. Et même,ils ne lui donnent plus des fœtus, mais des enfants. Ils volentdes enfants. C'est terrible ça, c'est terrible. - Le Tio s'habitue ?

212 Parce qu'avant on lui donnait la q'oa, seulement ça. On lui sacrifiait un lama pour Espiritu et le sang pour les pachamamas et avec ça le Tio était satisfait. Mais maintenant les mineurs ont fait des pactesavec le Tîo dans la mine.Et le Tio il aimeles fœtus, ça lui plaît,ça l'enchante. Et c'est vrai que ces derniers temps, il y a beaucoup d'accidents, le Tio finit par mangerle travailleur lui-même [...] Alorsils ont rendule Tio vicieux et ça nous porte préjudice. Quand, nous, nous voulons donner une q'oa comme on le doit, le Tio n'en veut plus. Il veut plus. Pour lui c'est comme une gourmandise ces fœtus et nous, ce que nous lui donnons, c'est quelque chosesans saveur, comme un bout de pain. Don Sim6nCastro, 37 ans, associé San German (Unificada).

L'inquiétude de Don Simon quant aux retombées sociales des pactes atteste bien qu'au-delà de sa logique individuelle, l'expérience du pacte est par essence collective. Et dans la pensée des mineurs, qui conjuguent la croyance en l'arbitrage divin de la tradition catholique et en la justice cosmique andine, les dérèglements actuels, générés par les pactes sont pressentis comme les prémices d'un châtiment exemplaire qui menace la société minière tout entière.

Quand viendral'heure du châtiment

Les pactes, qui réveillent l'anthropophagie du Tio, sont en passent de ressusciter la mine mangeuse d'homme du début de la colonie. Cette analogie historique n'est pas fortuite. Pour certains mineurs, le contexte actuel évoque le déclin moral du XVIIème siècle qui avait valu un terrible châtiment aux habitants de Potosî. Cet épisode nous est relaté par Arzans de Orsua y Vela ([1737], 1965, T.II : 1-10). Alors que la société de PotOS! jouissait, dans le faste et le vice, de la découverte de nouveaux gisements d'argent, le 15 mars 1626, vers midi, la digue du lac artificiel du Karl Kari céda et l'eau «sortit avec tant de furie, de bruit et de poussière, qu'on aurait dit que Dieu projetait l'eau, dans une tempête d'éclairs, et que la terre s'ouvrait et que le monde se renversait», En contrebas des lacs artificiels, une grande partie de la ville et la quasi totalité des ingenias furent dévastés par l'eau qui, aux dires du chroniqueur, «ressemblait plus à du feu», Dieu rappelait à l'ordre les débauchés de PotOS! égarés par leur ambition. Et, il se pourrait bien qu'aujourd'hui, la Pachamama châtie ces hommes dont la course frénétique à la richesse menace à la fois l'équilibre de la société et celui du Cerro. C'est ce qu'évoque le témoignage de cette palliri :

213 Tout ce qui est bon, tout ce qui est mauvais, tout mélangé, ils font tout exploser. D'ici 20 ans, il ne va plus y avoir de minerai, ils fonttoutvoler chaque jour. Tous les jours, ces perforations... Quelle montagne va supporter ça ? Aucune montagne ne peutsupporter ça [...] Maintenant, le Cerro se termine. Alors, unjour peut-être, il va y avoir un éboulement et tout va s'écrouler. Avant, au temps des Espagnols, on dit que tout le lac artificiel avait explosé. Il avait explosé et celaemporta toutes lesmaisons, tous lesgens. Ils [les Espagnols] profitaient aussi beaucoup desgens, il y avait beaucoup de corruption. Beaucoup de choses se passaient à cette époque, on violait les enfants, on prenait la femme de son voisin; alors, pourtoutcela, la Mère Terre, ouje ne sais qui, s'estmise en colère et elle a donné unchâtiment. - LeCerro pourrait luiaussi châtier? [...] Les palliris, par exemple, elles disent: -"Il est possible qu'un jour le Cerro se termine, qu'adviendra-t-il ? La Pachamama va se mettre très en colère et le Cerro va s'écrouler". Les plus vieilles surtout. C'est triste quand même. Qui veutque ceCerro setermine? Dona Francisca, 42 ans, palliri, La Plata, (10de Noviembre).

Dona Francisca dit vrai : la mécanisation et l'intensification de l'exploitation minière ont fortement déséquilibré le Cerro Rico où les éboulements se font de plus en plus fréquents. L'éventualité d'un effondrement partiel de la montagne est d'ailleurs confirmée par les ingénieurs miniers et les travailleurs eux-mêmes abandonnent les mines les moins stables pour des exploitations plus sûres. D'ores et déjà, l'allusion de la palliri à l'épisode dramatique des lacs artificiels inscrit cette probabilité dans la longue liste des punitions divines dressée par Arzans. Dans son Histoire, les cycles de débauche sont inéluctablement interrompus par un châtiment. Les guerres fratricides, les épidémies, les aléas climatiques qui paralysent l'exploitation minière et, pire que tout, la baisse des métaux et l'appauvrissementdes gisements sont interprétés comme des punitions venant de Dieu. Si, dans les années fastes, la population de Potosf ne manifestait que peu de dévotion pour les choses divines, auxquelles elle préférait les frasques d'ici-bas, en revanche les dépenses en bougies, en messes et en processions religieuses grimpaient en flèche dès que la production minière déclinait. Les contemporains du chroniqueur se pressaient alors dans les églises pour exorciser leurs diables et restaurer la prospérité de leur ville.

214 Pour le chroniqueur, la dégradation du climat social est proportionnelle aux richesses en jeu. «Tous les ravages qui touchent les royaumes et les villes», affirme-t-il, «proviennent des péchés de leurs habitants : si les hommes fautent, pour leur châtiment il ne manquera pas de famines, de pestes et d'éclairs terribles pour les détruire, comme cela est arrivé dans cette Ville Impériale» (ibid. T. 1 : 234). Et c'est bien à cette exégèse que souscrivent tous ceux qui, avec Dona Francisca, appréhendent l'imminence d'une nouvelle punition cosmique. Toutes les conditions semblent en effet réunies pour motiver le châtiment : la dénonciation par les travailleurs de la dégradation morale de l'activité minière est très proche de la description par Arzans des derniers moments de Potosî avant l'explosion du lac artificiel. Le diable et la richesse, son berceau, constituent évidemment le trait d'union entre ces deux périodes. Et le rôle délétère qu'attribue le chroniqueur à l'argent du Cerro ressemble comme un frère à la condamnation actuelle des pactiseurs, il écrit : «Est démon aussi l'argent mal acquis et au détriment des pauvres. L'argent avec lequel on ne fait pas le bien, fait mal à son propriétaire, la fortune avec laquelle on ne secourt pas le pauvre ou, qu'au contraire, on confisque au pauvre pour s'enrichir, est un démon pour le riche». Et la crainte des mineurs face à un futur châtiment cosmique fait sinistrement écho à la terrible prophétie par laquelle Arzans conclut son récit de l'accident des lacs artificiels : «Les lacs explosèrent et exploseront encore, alors pleureront ceux qui n'ont pas encore pleuré». Ainsi, alors que l'épuisement des gisements et la chute des cours du minerai perturbent le transfert des richesses entre l'inframonde et les mineurs, les réponses apportées à la crise ont permis l'enrichissement personnel rapide de certains associés. Cette prospérité soudaine s'est accompagnée, au niveau des rapports de travail, d'une exacerbation des inégalités entre les travailleurs et d'une configuration plus capitaliste des liens de dépendance. L'attribution de leur fortune à un pacte diabolique permet alors au reste des mineurs de délégitimer, à sa source , la domination économique et politique exercée à leur encontre par ces riches associés. La condamnation des retombées néfastes de ce pacte vient ainsi réaffirmer le code moral des rapports de travail. Comme le montre l'histoire de Don Fortunato, ces mécanismes étaient déjà à l'œuvre avant l'actuelle crise minière. Mais, à la différence de ce que l'on observait alors, le discours sur les pactes ne se contente plus aujourd'hui de mettre en accusation la seule personne des pactiseurs.

215 Comme en témoignent les propos des mineurs qui associent l'apparition des nouveaux patrons des coopératives à la fermeture de la COMffiOL et à la libéralisation du marché des minerais, c'est bien l'ensemble du processus politique et économique à l'origine de leur existence qui est placé au banc des accusés. A l'image de ce que d'autres anthropologues ont pu observer dans un contexte d'expansion du marché (Selim, 2000 ; Bazin et Selim, 2(02), le diable de la mine et les pactes qu'il suscite jouent ici le rôle de «médiateur imaginaire» qui permet de dépasser, en lui redonnant du sens, un réel marqué par l'expansion du libéralisme marchand et de son cortège de nouvelles contraintes et dominations. Mais on ne bouleverse pas impunément l'ordre du monde : le pacte avec le Tio débouche inexorablement sur la disparition des richesses accumulées, parfois même sur la mort du pactiseur et la frénésie de production actuelle pourrait bien se solder par un châtiment cosmique exemplaire. La richesse du sous-sol, qui exacerbe l'ambition des hommes, contient son propre antidote qui permet de rétablir l'ordre antérieur et donne une dimension messianique au discours des mineurs sur les récents bouleversements de leur univers : l'effondrement de la montagne entraînerait la fin des rêves de fortune des riches associés et une nouvelle redistribution des filons bouleversés par le cataclysme.

3. De la procession des tataq'aqchus au Carnaval minier

La transformation de la traditionnelle procession des vierges et des tataq'aqchus des sections en festivité folklorique, inspirée du Carnaval d'Oruro, témoigne d'une autre conséquence de la crise minière des années 1980 : la dissolution du projet de société dont étaient porteurs les mineurs en tant que classe. Elle reflète également un processus de folklorisation et d'ethnicisation mercantile des identités.

La transformation du rite en défilé defraternités

Au début des années 1980, les fraternités constituaient un phénomène marginal dans la descente des tataq'aqchus : quelques mineurs vêtus en rois nègres morenos, en diables de diablada ou en guerriers du tinku se mêlaient aux cortèges. Quinze ans plus tard, la procession est devenue un défilé de fraternités de danseurs et l'aspect de la fête a sensiblement changé.

216 Avant la généralisation des fraternités, c'est en habits de travail et coiffés de leurs casques que les travailleurs emboîtaient le pas à leurs saints patrons, eux-mêmes dotés des attributs du mineur. Désormais, les habits de travail ont été remplacés par les atours des danseurs et la manifestation la plus visible de l'identité minière a disparu. Les travailleurs eux-mêmes ont, en partie, déserté les cortèges. D'acteurs, beaucoup sont devenus spectateurs de cette procession nouvelle version. Ils expliquent que leurs poumons fatigués ne leur permettent pas de danser une journée entière au rythme des fanfares. Contrairement aux plus jeunes, initiés dès l'école, ils ne se sentent ni capables, ni désireux d'exécuter les chorégraphies. De sorte qu'au sein des fraternités, les travailleurs sont désormais moins nombreux que les participants extérieurs. Les épouses des mineurs qui, chargées de minerai, accompagnaient les sections ont, quant à elles, totalement disparu, remplacées par de toutes jeunes filles en minijupes qui interprètent les personnages féminins des chorégraphies. Ces participants extérieurs sont généralement, mais pas toujours, issus de l'entourage des mineurs. Autre innovation importante, l'introduction des fraternités s'est accompagnée d'un changement du parcours de la procession. Désormais, après la messe du dimanche, les fraternités défilent autour de la place principale, sous les applaudissements fervents du tout Potosï. TI y a encore quelques années, la célébration ne suscitait que l'indifférence, voire le mépris des habitants du centre ville. Aujourd'hui, toute la population s'est approprié la fête, qu'elle revendique comme une expression légitime de son patrimoine culturel. Auparavant étrangères à son déroulement, les autorités de la ville se sont également associées à la fête. La mairie et la préfecture organisent désormais un jury chargé de récompenser les meilleurs groupes de danseurs. Elles participent aussi à sa promotion auprès des médias et des organismes touristiques. Avec les fraternités, le rite minier a donc pris une dimension officielle, publique et populaire, dont il était dépourvu.

Vers un Ch'utillos bis ?

Quelques années auparavant, le pèlerinage de Ch'utillos, qui célèbre la victoire de saint Barthélemy sur le diable, avait connu une évolution

217 similaire", Tous les 24 août, jour du saint, une procession quitte Potosî pour le village de La Puerta, à proximité de la grotte où le diable fut exilé. Jusqu'aux années 1980, le pèlerinage était organisé par les habitants des quartiers miniers selon le système traditionnel de pasantes rituels. Parmi les pèlerins, certains montés sur des mules, incarnaient le personnage du ch'utillo lié au monde minier". Puis, les autorités locales, préfecture et mairie en tête, décidèrent d'assumer le rôle de pasantes afin de donner une nouvelle ampleur à la fête. Les ch'utillos à dos de mules cédèrent alors la place à un défilé des fraternités dans les rues du centre ville. Désormais, durant toute la fête, l'effigie de saint Barthélemy trône dans le patio de la préfecture. Aujourd'hui encore la fête dure trois jours, mais son organisation a sensiblement changé. Le premier jour, date du pèlerinage traditionnel des ch'utlllos, la mairie organise des concours de cuisine et des animations musicales dans le village de La Puerta, où est dite la messe en l'honneur du saint. Le deuxième jour, appelé «jour des provinces», les communautés paysannes du département sont invitées à présenter, sous forme de défilés, leurs musiques et leurs vêtements ethniques. Le plus souvent, cependant, ce sont les élèves des établissements scolaires des bourgs ruraux ou de Potosî qui assurent la représentation des cultures paysannes de la région; des écoliers de Macha viendront par exemple «danser» le rituel guerrier du tinku. Le troisième jour, l'entrée des fraternités marque l'apogée de la fête. L'organisation est prise en charge par des établissements scolaires et universitaires, des institutions, comme la préfecture, des ONG, des associations de quartiers ou des entreprises, comme la fabrique de bière locale. Le climat est alors très proche de celui du Carnaval d'Oruro.

Le langage national desfraternités

L'adoption des fraternités au sein des deux célébrations s'inscrit dans une dynamique nationale qui prend corps au début des années 1970. Bien que leur existence soit plus ancienne, c'est à cette époque que les fraternités se réorganisent et se multiplient au sein du Carnaval d'Oruro - qui en revendique la paternité - et dans les fêtes patronales des villes et des campagnes boliviennes. Tandis que les fraternités se

3 L'analyse de la célébration de Ch'utillos est issue d'un article inédit écrit avec Claudia Hernandez et R. Abduca (1996). 4 Pour une description de la fête dans son ancienne version. voir A Paredes Candia (1980: 145-148; 1977, T.2: 139).

218 déploient sur l'ensemble du territoire national, elles séduisent aussi de nouvelles couches sociales. Les élites qui, auparavant, se gardaient bien de se mêler aux danseurs issus des classes populaires, y participent aujourd'hui activement (Abercrombie, 1992). Ainsi, les fraternités ont cessé d'appartenir au folklore d'Oruro et aux classes populaires. Perçues comme l'expression d'un passé autochtone partagé, elles fonctionnent désormais comme un symbole d'unité nationale autour de l'image de la Bolivie métisse (Abercrombie, ibid.ï. Le surnom de «Capitale du folklore bolivien» donné à Oruro témoigne de ce processus de nationalisation de son Carnaval et sa diablada est fréquemment chargée de représenter le pays à l'étranger. Partout, la dévotion aux saints se double d'une ferveur nationaliste : «Nous sommes là pour défendre le folklore bolivien», disent les danseurs. En adoptant le langage des fraternités, érigées en emblème de la «bolivianité», Potosf a donc choisi de revendiquer son existence sur l'échiquier national et pour mieux extraire la fête de sa marginalité locale, l'ancienne «descente des tataq'aqchus» a officiellement été rebaptisée «Carnaval minier». Plus étonnement, le pèlerinage du mois d'août est également parfois surnommé «Carnaval de la saint Barthélemy»,

Des tinkus et des diabÙldas au secours de la crise

La transformation des rituels de Ch'utillos et des tataq'aqchus en défilés de fraternités intervient au moment où Potosî subit de plein fouet la crise minière des années 1980. Rappelons que ses conséquences économiques se sont accompagnées d'une perte de l'influence politique du secteur minier et d'un violent traumatisme pour l'ancienne Ville Impériale aujourd'hui devenue la capitale du département le plus pauvre des Andes boliviennes. En 1987, soit deux ans à peine après la chute brutale des cours du minerai, le maire de Potosî inaugurait officiellement la fête de ch'utillos dans sa nouvelle version. La même année, quelques caporales et quelques casques de tinku se mêlaient à la procession des tataq'aqchus. Inspirées du succès du Carnaval d'Oruro, les autorités de Potosî pensaient réactiver l'économie de la ville par le biais du tourisme. C'est dans ce but qu'elles favorisèrent l'introduction des

5 Ce fut le cas à l'Exposition Universelle de Séville (1992) et lors du Mondial de football aux Etats Unis (1994).

219 fraternités considérées comme plus attractives que les casques des mineurs ou les mules des ch'utillos. Au-delà, sortir ces fêtes de leur marginalité était aussi, et surtout, un moyen de montrer que la ville n'est pas si mal en point, que Potosi peut encore rivaliser avec le Gran Poder de LaPaz ou le Carnaval d'Oruro. - «TI faut rappeler que Potosï ne possède pas que des richesses minéralogiques, mais également des richesses traditionnelles et folkloriques», déclarait la responsable municipale de la culture au journal El Siglo du 24 août 1988. Significativement, les autorités de la ville choisirent comme slogan «Potosî vit et ne mourra jamais» pour l'inauguration de la nouvelle version de Ch'utillos. Quant au Carnaval minier, l'enjeu est plus brûlant encore : il s'agit de prouver à la ville et au pays que les mineurs existent encore, à l'heure où on ne parle plus que de leur disparition, de profiter de la popularité des fraternités pour s'attirer le regard de la nation en court­ circuitant la marginalité dans laquelle l'élite locale maintient les mineurs. Grâce aux fraternités, ils accèdent, pour un jour au moins, à la reconnaissance sociale. TI est important de rappeler que, contrairement à ce qui s'est passé pour Ch'utillos, les fraternités minières ne sont pas apparues à l'initiative des autorités, mais à celle des mineurs qui sollicitèrent par la suite leur participation.

De l'expression d'un vécu verssa représentation

Si leur popularité permet aux mineurs d'affirmer publiquement leur existence, les fraternités ont profondément modifié la nature de l'identité minière affichée lors de la fête. La disparition des mineurs en habits de travail a rompu le lien entre les groupes de production et les cortèges menés par les tataq'aqchus. C'est cette équation qui donnait son sens de célébration corporative à la fête. Avec l'adoption des fraternités, l'identité affichée s'est donc déplacée du plan professionnel vers la représentation de la nation métisse où la mine n'est plus évoquée qu'en filigrane. Les fraternités ne revendiquent pas non plus les origines paysannes spécifiques des mineurs. Même si beaucoup de formations sont inspirées par les cultures rurales, le tinku, le puqllayou les tarqueadas des fraternités sont déjà des manifestations canoniques du folklore national, présentes à Oruro comme à La Paz. Les orchestres de cuivres qui les accompagnent achèvent de marquer la rupture avec l'univers

220 musical du monde paysan. On est ainsi passé de la manifestation d'un vécu àsa représentation. Les quelques habits de travail qui subsistent encore dans les fraternités de mineurs ont également, en partie, perdu leur sens de marqueur d'identité professionnelle. Leur statut est désormais proche de celui des parures de Carnaval. Actuellement, les écoliers des villes et des villages du département, habillés de vêtements ethniques de location, représentent les communautés paysannes lors de Ch'utillos. D'ici quelques années, ces mêmes écoliers monteront peut-être à la mine pour descendre derrière les tataq'aqchus.

La domestication del'image subversive desmineurs

La dissolution de l'identification corporatiste des mineurs au sein des fraternités et le caractère désormais officiel de la fête contraste avec la dimension historiquement subversive des rituels miniers. De même que le culte au Tio, les rites miniers du Carnaval ont souvent constitué le creuset de la révolte ouvrière. Ainsi, à l'époque coloniale, une procession des tataq'aqchus tourna à la rébellion: en 1751, un groupe de kajchas, munis de frondes et de dynamite, envahit le centre ville et s'attaqua aux demeures de la bourgeoisie minière (Abercrombie, 1996). A la fin du XIXème siècle, toujours à l'occasion d'un carnaval, les ouvriers du centre minier de Pulacayo se révoltèrent contre l'administration de la mine (Rodriguez, 1989). Avant l'adoption des fraternités, la procession - rythmée par les salves de dynamite - des mineurs en habits de travail présentait une inquiétante ressemblance avec les marches politiques. L'enracinement de la protestation sociale dans le rite dépasse évidemment le cadre du secteur minier et, tout au long de l'histoire, les rituels populaires andins ont été combattus par les élites qui tentèrent de les contrôler ou de les supprimer. Aux prises avec les kajchas en révolte, les propriétaires miniers du XVTIIème siècle réclamèrent ainsi au clergé la suppression du culte des croix et quelques-unes furent même brûlées (Abercrombie, ibid.ï. On peut alors se demander si la transformation en Carnaval de la procession des mineurs en habits de travail ne marque pas une victoire de la politique de domestication du potentiel subversif des rites miniers. En ce sens, il est significatif que l'évolution vers le Carnaval minier se soit accompagnée d'une diminution de leur consommation rituelle d'alcool. D'une part, la chorégraphie des fraternités s'accommode

221 difficilement d'un trop plein d'alcool; d'autre part, en raison du caractère désonnais public du rite, les travailleurs contrôlent leur ivresse afin de rompre avec la réputation d'alcooliques qui leur colle à la peau. Ce faisant, ils privent le rituel d'une partie de son sens religieux et de sa dimension subversive. Nous avons évoqué le rôle de l'ivresse comme moyen de communication privilégié avec le monde des ancêtres et des morts. Elle permet la résurgence d'un ordre passé, antérieur à l'ordre établi par les Espagnols. En même temps, l'ivresse accompagnait les rites et les activités productives qui témoignaient d'une «faculté autonome d'organisation qui, du social, glisse rapidement vers le politique» (Salazar-Soler, 1993. 37-38). Pour ces raisons, la répression de l'ivresse et son éviction vers la sphère privée devint un volet essentiel de l'extirpation des idolâtries. Sa condamnation est également indissociable de celle de l'oisiveté et de l'usage non productif du temps (Saignes, ibid.) et le «combat pour le temps», contre l'alcool et les rites miniers s'intensifia avec le développement du capitalisme moderne (Rodriguez, 1989). Mais aujourd'hui encore, la consommation d'alcool, que les travailleurs considèrent comme une possession physique par le Tio, entretient leur caractère rebelle. En limitant leur consommation d'alcool lors des célébrations publiques, ils renoncent donc à la démonstration de leur identité diaboliquement subversive, désormais reléguée dans le secret des galeries. C'est à ce prix que les mineurs peuvent accéder au centre de la ville. L'entrée des fraternités minières sur la grande place, balisée par les bâtiments officiels - la mairie, la préfecture, la cathédrale et l'hôtel de la monnaie - marque le point culminant de cette domestication. Auparavant, toute intrusion massive des mineurs dans le centre ville était ressentie comme une atteinte à l'ordre public. Aujourd'hui encore, alors que les mineurs ont perdu de leur virulence, lorsque les conflits sociaux se durcissent, la rumeur selon laquelle «les mineurs vont descendre» réactive les fantasmes de la bourgeoisie de Potosi, A l'inverse, l'actuel défilé des tataq'aqchus devant les autorités de la ville traduit l'allégeance du secteur minier. li s'agit de montrer que les mineurs sont à la fois de bons chrétiens et des citoyens décents. Pour que soit reconnu leur désir de trouver leur place dans la nation, pour sceller l'alliance entre les autorités officielles et la population de Potosi, pour pouvoir enfin accéder au centre ville, les mineurs ont donc dû renoncer à leurs habits de mineurs, à l'alcool et à la dynamite, bref aux signes tangibles de leur héritage subversif. Au

222 nom de qui et de quoi pourrait se rebeller un mineur déguisé en roi nègre ou en berger des hauts plateaux? Si les plus jeunes sont généralement favorables au Carnaval minier nouvelle formule, quelques anciens mineurs regrettent néanmoins la transformation du rite. Beaucoup, comme Don Dulfredo, insistent sur le fait qu'à l'origine il ne s'agissait pas d'un carnaval: -«Avant, dans les années 1970, ce n'était pas carnaval, c'était aimer son travail, c'était célébrer sa production». Quant à Don Toribio, il déplore que l'identité professionnelle auparavant revendiquée par le rite, soit désormais cachée derrière les masques du Carnaval :

La descente des tataq'aqchus, c'est la fête que j'ai toujours préférée, parce que le mineur descendait comme un triomphateur, avec son casque, orgueilleux ; maintenant les mineurs, c'est comme s'ils avaient honte d'êtremineurs. DonToribioCallisaya, associé à la retraite.

L'image des mineurs véhiculée par le Carnaval minier a donc perdu sa référence corporatiste (les vêtements et les groupes de travail), son cadre familial (les épouses des travailleurs n'y participent plus) et son contenu subversif (l'alcool et la dynamite), Ainsi dépouillé de son vécu, le mineur devient un personnage du folklore national. li en va de même lors de Ch'utillos, où ce qui est considéré comme l'identité indigène se réduit à l'une de ses expressions matérielles : le vêtement, détaché de son contexte et de sa signification culturelle. Dans sa logique de représentation, le projet national d'unification et d'homogénéisation de la nation métisse, matérialisé par les fraternités, ne retient donc des altérités qu'un héritage figé, domestiqué par leur mise en scène muséographique et officielle. Que penser du tinku réduit à une danse, considérée comme la plus authentique du département et qui gagne les faveurs du public, alors que le véritable tinku est interdit à Macha" ! Que signifie cet enthousiasme à représenter «l'essence indienne» du département, alors qu'aux portes de la ville, les paysans quittent leurs habits ethniques pour ne pas se faire traiter d'Indiens ignorants ! Sous prétexte d'exalter les composantes minières et indigènes de PotOS!, la réforme des processions des tataq'aqchus et de ch'utillos, apparaît comme l'instrument du projet unificateur de la nation métisse, lié à l'héritage

6 Sur la répression dont fait l'objetle tinku de Macha, voirT. Platt (1996). 223 idéologique de la révolution de 1952, qui nie le potentiel subversif des identités vécues.

L'invention du carnaval minier, reflet des mutations du mineur

Au-delà de l'émulation créée par le Carnaval d'Oruro ou la fête du Gran Poder de la Paz, c'est dans l'histoire récente des mineurs de Potosî qu'il faut chercher les prémices de ce processus d'évacuation de l'identité minière. Alors que la marginalité sociale des ouvriers syndiqués de la COMffiOL était sublimée en un projet alternatif de société, dans les coopératives le désir d'adhérer aux valeurs des classes dominantes n'est pas tempéré par une remise en cause politique des élites. La disparition des signes extérieurs d'identification professionnelle dans la procession des tataq'aqchus semble ainsi refléter la dissolution du projet politique du secteur minier depuis la fermeture des syndicats de la COMIBOL. Hors d'une lecture de la société en termes de lutte des classes, les autorités officielles n'apparaissent plus comme les ennemis naturels des mineurs, mais comme les alliés potentiels d'un projet individuel d'ascension sociale. D'autant plus que la mine est de moins en moins perçue comme une carrière, un métier, mais comme un simple tremplin économique. La mutation récente de la population minière des coopératives renforce également ce désir d'assimilation nationale, au détriment de l'identification à une classe exploitée. li y a encore une génération, les travailleurs de Potosï étaient majoritairement issus de famille de tradition minière. Aujourd'hui, ils sont minoritaires face aux jeunes migrants paysans dont l'identification professionnelle est beaucoup plus superficielle. Beaucoup ne sont pas affiliés à la coopérative et ne cotisent pas pour la retraite, ce qui les lierait durablement à la mine. L'invention du Carnaval minier témoigne ainsi de ce processus qui conduit les paysans à quitter leurs habits ethniques pour devenir mineurs, puis à quitter leurs habits de mineurs pour négocier leur «bolivianité» et leur place dans la nation.

224 Quatrième partie

CORPS ET AMES Les enjeux intimes de la production souterraine

Définir les catégories d'ukhupacha et de saqra est une étape nécessaire pour appréhender les enjeux cosmologiques de l'activité minière souterraine. Dans le contexte culturel andin, le seuil de la mine a été évoqué comme un de ces lieux sacrés qui permettent le passage entre les mondes. Bien que l'expression soit d'origine espagnole, la boca-mina, l'entrée de la mine, a su trouver sa place dans le champ sémantique des bouches (simi) et des portes (punku) associées au terroir des wacas, aux lieux touchés par la foudre, propices à la communication avec les forces vives du monde et à la fonction médiatrice des chamanes. Mais concrètement, que signifie, pour un mineur, pénétrer dans un monde considéré comme le domaine des diables, des morts et des ancêtres? Comment son travail s'inscrit­ il dans le jeu des forces vives qui rendent les mines productives? Dans la mine, l'homme est transformé par son intrusion dans le sous-sol ~ il devient lui-même diable. Tandis que le corps du mineur subit l'emprise de l'inframonde, sa présence dans la mine modifie les forces en présence. Le travail et les rites qui l'accompagnent vont socialiser les saqras de la mine et arracher le minerai à leur juridiction. De ce double processus de diabolisation et de socialisation, résulte la grande familiarité entre les mineurs et le monde souterrain. Mais les mineurs ne sont pas que des accoucheurs de la montagne : leur corps à corps avec la mine est une véritable pratique sexuelle qui féconde la mine. C'est donc sous l'angle d'une expérience du corps - celui des travailleurs, des divinités, ainsi que le corps métallique du minerai ­ que nous aborderons ici le travail de la mine. LES PRINCIPALES MALADIES DUCOMMERCE AVEC LE SOUS-SOL

Processus Agent Causes Symptômes DatbOl~ène

JalJpa Les piedset La terre danssa Paresse, Gonflement, les mainssont manifestation émotions plaiespurulentes «mangés» SQQra violentes Mancharisqa Fuitede Frayeur Frayeur Insomnie, l'esprit cauchemars, inquiétude, grandefaiblesse, comportements incontrôlés, désintérêtpourla vie courante, tendance à la boisson Jap'isqa Capturede Pertede l'esprit Frayeur, Idem l'esprit dans la manquement juridictiondu rituel, Tioet de la rencontre Pachamama qui avec le Tio et peuvent la lesâmes provoquer damnées des volontairement mineurs morts Prédation du Anéantis- Le Cerro Rico S'endormir Pertede cœur sement du dans sa dans la mine, conscience, cœur manifestation la manquement altérationdes plussaqraou le rituel facultésaffectives Tio et intellectuelles, mort Possession Capturede LeTio S'offrircorps Comportements, diabolique l'esprit,mise et âme au Tio langage, despactiseurs sous contrôle lorsdu pacte consommation du cœur par le d'alcoolet Tio sexualitéhors normes, agressivité, force surhumaine, indifférence, etc.

228 CHAPITRE X LE CORPS DE L'HOMME A L'EPREUVE DU SOUS-SOL

Le corps du mineur est à la fois son principal instrument du travail et le lieu où s'intériorise sa relation avec les forces souterraines. Dans la mine, ce corps médiateur est soumis à une série d'altérations pathologiques qui résultent de l'environnement physique du travail minier d'une part et de l'interaction avec les divinités de la mine d'autre part. Interrogés sur les maladies liées à leur activité professionnelle, les mineurs citent généralement le «mal de mine» (silicose et tuberculose), les rhumatismes et autres maladies articulaires (arthrite, arthrose...). Ces pathologies sont, à juste titre, attribuées aux conditions physiques de l'exploitation minière: contamination de l'air, humidité des galeries, brusques changements de température et vulnérabilité des corps mal alimentés. Selon la gravité de son état, le malade recourt à un médecin ou au savoir d'herboristes des guérisseurs traditionnels. Cependant, dès qu'on aborde les divinités de la mine, d'autres pathologies apparaissent ; les mineurs évoquent invariablement la nécessité d'entretenir par le rite de bonnes relations avec elles sous peine de tomber malades. Les travailleurs parlent moins alors de maladie que d'une interaction pathogène : -«Telle entité a rendu untel 1 malade» • Elle débouche généralement sur une perte de substance

1 Cette différence renvoie à la distinction repérée par H. Valdizân et A. Maldonado (1985) entre les maladies liées à des facteurs profanes et naturels et celles qui découlent du surnaturel et du sacré, au sein des représentations des populations andines. La classification de C. Bernand (l986a) affine ce découpage binaire des maladies, qu'elle regroupe en 4 catégories en mettant l'accent sur leur perméabilité: 1. Les maladies des campagnes qui résultent du contact avec des entités et des lieux animistique et sa capture par la divinité qui s'introduit parfois dans le corps du mineur. Ces pathologies minières, provoquées par le Tio, la Pachamama et le Cerro, appartiennent à la même catégorie nosologique que celles que les paysans andins attribuent aux forces et aux divinités du monde ruraf. Elles sanctionnent un dérèglement des relations entre l'homme et le cosmos, ou des hommes entre eux, notamment un manquement rituel ou un comportement socialement inconvenant (adultère, avortement...). Discours sur l'origine de ce désordre, la maladie est, en ce sens, un «mythe individuel» (Bemand, 1986a : 181) qui rapporte l'état de la relation de la personne avec le monde. Parce que le rétablissement du malade suppose une remise en ordre du cosmos, la guérison nécessite l'intervention d'un spécialiste rituel, jampiri ou aysirià potose. Même s'il est communément admis que la Vierge et le Christ peuvent punir les travailleurs, les divinités catholiques ne sont jamais directement mises en cause lors des diagnostics. Il est néanmoins certain qu'entretenir de mauvaises relations avec elles prive les hommes de leur protection ; ils deviennent plus vulnérables à l'action pathogène du Tio et de la Pachamama. De la sorte, c'est au travers de leur alter ego saqra que les protecteurs catholiques des mineurs exercent leur justice.

1. De l'esprit, de l'âmeet du cœur

Définir la manière dont les mineurs conçoivent leurs entités animistiques est un exercice périlleux. L'introduction de la notion d'âme chrétienne a, en effet, bouleversé les représentations préhispaniques de la personne, sans pour autant déboucher sur une théorie unitaire. Aujourd'hui, les représentations des mineurs

puissants ; elles affectent uniquement les paysans indiens et relèvent des guérisseurs. 2. Les maladies de Dieu dont l'étiologie renvoie au monde urbain, non indienet sont soignées à l'hôpital 3. les déséquilibres produits par des émotions fortes ou la consommation inopportune d'aliments ou de boissons. 4. La sorcellerie. 2 Sur les représentations des paysans des Andes concernant la maladie, on pourra se référer aux travaux de J.W. Bastien (1986, 1987) ; C. Bemand, (1986a, 1998) ; C. Salazar-Soler (1990) ; J.J. Albaet L. Tarifa (1993). 3 Médiateurs entre les hommes et les forces du monde, ces spécialistes sont à la fois devins et guérisseurs mais seul l'aysiri est habilité à faire parler les esprits par sa bouche lors de sessions chamaniques. Sur ces spécialistes rituels. on se référera aux travaux de V. de Véricoun (1998) ; G. Rivière (1995)et T. Huanca (1989). 230 conjuguent, de manière parfois contradictoire, des éléments issus des deux traditions, catholique et andine. L'adoption de l'idéologie européenne du pacte avec le diable comme aliénation de l'âme a également contribué à obscurcir le devenir des entités animistiques lors du commerce avec le sous-sol. Et, si les représentations de la personne ont fait l'objet de nombreuses études dans d'autres régions des Andes (Oblitas Poblete, 1963 ; Allen, 1982 ; Bastien, 1986, etc... ), elles ne coïncident que de loin avec les données recueillies à Potosï.

L'esprit, force agissante

Le concept d'espritest étroitement lié à la notion de force; une qualité partagée, avec plus ou moins d'intensité, par les hommes et tous les êtres animés du monde: animaux, plantes, filons, divinités, ainsi que les espaces-temps habités par les saqras. Appelé animo (ou animu) ou espiritu, l'esprit est décrit par les mineurs comme leur force (esp. fuerza ; que. callpa), leur volonté (esp. voluntadï, leur courage (esp. valor, coraje). Energie animante, l'espritqui donne de l'haleine (esp. aliento) au travail, est aussi lié au souffle. TI est enfin évoqué comme une ombre (esp. sombra, que. llanthu) distinctede celle dessinéepar la lumièreau contact des corps, une sorte de doublede l'individu. De sorte que l'actuelconcept d'esprit fonctionne comme une catégorie englobante, regroupant des éléments animistiques qui étaient probablement autrefois distingués. Tous les esprits humains ne possèdent pas la même force. Les femmes et les enfants, notamment, passent pour être plus «faibles d'esprit» que les hommes adultes. Mais l'esprit peut être renforcé par la consommation d'alcool, de cigaretteset de coca. Dans la mine,il est le réceptacle de la force transmise par le Tio. Cette dualité de l'esprit, à la fois disposition personnelle de l'individu - son courage, sa force ­ et manifestation de l'énergie animante de la divinité, renvoie à d'anciennes conceptions que les premiers théoriciens de l'évangélisation associèrent à la notiond'âme humaine. Au XYlème siècle, alors que les missionnaires testaient les connaissances préalables des indigènes concernant le dogme catholique, la question de l'immortalité de l'âme se heurtait aux réponses ambiguës des Indiens(Estenssoro, 1998 ; Bouysse-Cassagne, 2000/1). TI semble en fait que cette ambiguïté tenait à une croyance inconcevable pour les fonctionnaires de l'Eglise : celle d'un double

231 destin. Si quelque chose de «l'âme» était anéantie à la mort de l'individu, la part que l'homme recevait des ancêtres et des wacasétait immortelle (Bouysse-Cassagne, ibid. : 67). Le terme cama, qui désignait dans certaines régions des Andes cette relation au monde qui poussait l'homme à se réaliser, avait été utilisé, de même qu'Ispiritu, par Santo Tomas ([1560], 1952) pour traduire la notion d'âme en quechua. Puis, conscient des dérapages entraînés par cette traduction, le troisième concile de 1583 préféra employer directement le mot latin anima (Estensorro, ibid. : 305). Mais aujourd'hui encore, ce que les mineurs appellent espiritu et anima reste fortement entaché de cette immanence immortelle qui circule entre les divinités et les hommes et même, comme nous le verrons, depuis les hommes vers le minerai. Conçu comme une force agissante, l'esprit n'est donc pas spécifiquement humain. Les divinités de la mine sont, elles aussi, des esprits particulièrement puissants. Au XVlIème siècle, Bernardino de Cardenas notait qu'au cours d'une séance chamanique des guérisseurs avaient appelé le Cerro Rico, Capac Yque, «Puissant Yque» ; Yque qui, en langue pukina, signifie père et ancêtre, nommait également cette part de l'âme qui survit après la mort (Bouysse-Cassagne, ibid.). Comme une réminiscence de ce pouvoir de la waca du Cerro Rico, associé à l'âme par le missionnaire, les mineurs disent parfois que la Pachamama et le Tio, qui transmettent de la force à leur esprit, sont l'esprit ou l'âme du Cerro", C'est cette communauté de nature entre l'esprit humain et celui des divinités qui permet à la force de circuler des uns vers les autres. L'esprit peut aussi déserter temporairement le corps, sans entraîner la mort. Sous l'emprise d'une émotion violente, notamment une frayeur, la colère ou la tristesse, l'esprit quitte le corps et peut être capturé par les divinités de la mine. Son absence laisse l'homme abattu, sans force, sans volonté, ni intérêt pour les affaires courantes, son travail, sa famille... Au cours du rêve, l'esprit s'échappe également pour parcourir le monde. Les mineurs distinguent deux sortes de rêves. La première correspond à une anticipation de l'esprit sur les actions que le rêveur mènera à bien dans la journée. Un mineur explique: - «L'esprit va avant nous, il sait déjà ce qui va se passer et ensuite il nous emmène.

4 Plus généralement, tout ce qui dans la mine possède une dynamique est doué d'esprit: le minerai qui mûrit, chemine et s'effraye ; le compresseur et les marteaux pneumatiques qui peuvent provoquer desaccidents... 232 Si ça c'est mal passé, il nous décourage d'y aller». Si le travailleur rêve d'un accident, il comprend qu'il est préférable de ne pas entrer dans la mine avant de faire des offrandes. La deuxième forme de rêve est une rencontre avec l'esprit d'une autre personne, vivante ou défunte - ou avec celui d'une divinité - qui dialogue avec le rêveur, lui donne des conseils, lui demande un service ou des offrandes. Dans tous les cas, le rêve est une expérience agissante qui porte à conséquence. Si en rêve les mineurs tuent la vipère qui annonce la découverte d'un filon, ils ne trouveront pas le minerai. Certains profitent aussi de leurs rencontres nocturnes avec le Tio pour commercer avec lui et recueillir des informations sur les filons. Lors de ses pérégrinations nocturnes, l'esprit trop aventureux peut être capturé par des saqras. L'expression «lieu avec des cauchemars» (esp. lugarconpesadillas) qui désigne les endroits de grande activité saqra témoigne de cette continuité entre l'univers onirique et l'état de veille. L'ébriété est également une expérience de l'esprit qui, sous l'effet de l'alcool, entre en communication intime avec les forces du monde. L'esprit est donc le médiateur de la relation entre l'homme et le monde visible et invisible. Mobile, il se projette dans des espaces­ temps auxquels l'enveloppe chamelle n'a pas accès. Mais quel que soit l'endroit où il se trouve, la communication avec le reste de la personne n'est jamais interrompue: le cœur reçoit les messages oniriques, les visions et les sensations recueillis par l'esprit lors de ses pérégrinations. TI subit aussi l'emprise des forces vives du monde avec lequel ce dernier entre en contact.

Le cœur, conscience vitale

Au sens où l'entendent les mineurs, le cœur (esp. corazôn ; quechua, sonqo) désigne à la fois le cœur, les entrailles, parfois le foie et les poumons. Les fonctions organiques attribuées au cœur, circulation du sang et de l'air dans le corps, sont vitales : leur paralysie accompagne la mort. Mais le sonqo possède aussi des fonctions affectives (pour aimer), intellectuelles et cognitives (pour penser, se rappeler, juger, croire) et volitives (pour faire). C'est dans ces domaines que s'exerce sa collaboration avec l'esprit qui transmet au cœur ses aventures et ses rencontres, sous forme d'images oniriques et de visions. Les événements pathologiques associés au cœur sont liés à l'esprit, mais ils ne se confondent ni avec son départ, ni avec sa capture. TI s'agit principalement de l'action des montagnes et du Tio qui dévorent

233 le sonqo. Comme nous le verrons, celui dont le cœur a été mangé par le Tio est considéré comme un possédé. A la fois instrument de la dévotion et siège de la possession, le cœur est le tréfonds où s'intériorise la négociation de l'homme avec les forces vives''. Significativement, sonqoyoq (celui qui a du cœur) désignait autrefois une catégorie de guérisseurs. Les recherches menées par Gerald Taylor (1974-76 ; 1987) montrent qu'au XYlème siècle, sonqo comme synonyme de camd' possédait aussi le sens de force animante. Au sein de l'ancien concept de sonqo, à la fois force transmise (le cœur comme cama) et siège de cette transmission (le cœur comme organe), se dissout ainsi l'actuelle distinction entre la force animante de l'esprit et le cœur, conçu comme son interlocuteur/récepteur intérieur.

2. Esprit en fuite, corps possédé: les maladies du commerce avec l'inframonde

Nous n'envisageons ici que les maladies qui sont directement liées à l'intrusion de l'homme dans le sous-sol, c'est-à-dire celles qui sont contractées à l'intérieur de la mine. A Potosî, ces maladies relèvent de la catégorie générique du saqrasqa7qui désigne les pathologies du contact avec des lieux, ou des heures, d'ordinaire peu fréquentés par les hommes. Se promener ou dormir dans des endroits isolés, peu familiers, des terres en friches (que. jallpa), des sources (que. puqio), des cimetières... exposent l'esprit de l'homme à être capturé par des entités diaboliques qui prennent parfois l'apparence de cochons (esp. chanchos), de crapauds (que. jampatus), de fantômes anthropo­ morphes (esp. fantasmas) ou de vents mauvais (que. saqra wayras). Plus généralement, le saqrasqa est le résultat d'une collusion impromptue avec l'espace-temps des saqras - les mineurs parlent de lieux malins (saqra lugares) et d'heures malignes (en sus horas, leurs

5 Pour décrire la foi avec laquelle doivent être réalisés les rituels, les travailleurs utilisent l'expression «faire la ch'alla de tout cœLJI'». La dévotion est liée à la mémoire dont le cœur est le siège et les travailleurs disent «se souvenir du Tio ou de la Pachamama» tacordarseï dansle sensde leurrendreculte, 6 Ainsi, dans le Lexicon de Santo Tomas ([156Ol, 1952), sanga désigne avec camaquen et camaynin; l' «âme (anima) qui nousfait vivre». L'IncaGarcilaso de La Vega([1609l, 1980, L. II: 151) donne anima comme traduction de cama. 7 Danssaqrasqa, saqra désigne à la fois l'agent pathogène, le saqra; et son action; le suffixe sqaintervient icicomme la marque du participe passé. Saqrasqa signifie ainsi littéralement -saqrë»et les mineurs utilisent également l'espagnolisme «saqrado». 234 heures, sous-entendu celles des saqras) - liée à une profanation involontaire. - «Ce n'est pas permis d'y aller», expliquent les mineurs, «mais nous, on ne sait pas de quelles heures il s'agit.i..», Il s'accompagne de la perte de l'esprit de la victime, souvent suivie de sa capture par le saqra. Mais le saqrasqa peut également prendre la forme d'une possession. Tous ces états provoquent une altération du comportement de la victime, qui évoque la soustraction (faiblesse, manque d'entrain...) ou la possession (comportement désordonné et hors normes, force surhumaine...). Dans ce dernier cas, la guérison nécessite un véritable exorcisme qui repose sur un échange : le saqra n'accepte de quitter le malade qu'en prenant possession d'un autre être, généralement un animal offert par la famille de la victime. Les mineurs associent également au saqrasqa la prédation mortelle du cœur par la montagne et le Tio. Dans la mine, la mort violente par accident qui s'accompagne de l'appropriation définitive de la personne, cœur et âme, par les divinités, relève du même champ symbolique. Si les maladies liées au commerce avec le sous-sol s'inscrivent dans la continuité des maladies contractées hors de la mine, elles s'en distinguent cependant par leur étiologie. Dans le contexte minier, les maladies attribuées aux forces saqras ne possèdent pas de caractère contingent et incontrôlable, elles sanctionnent toujours une infraction aux règles rituelles ou une «faiblesse d'esprit» incompatible avec l'exercice du métier de mineur.

Jallpasqa, le châtiment des émotifs et des paresseux

Jallpa, nom quechua donné à la terre au sens matériel, désigne dans le contexte des maladies la qualité saqrades terres en friches et des lieux puissants, par ailleurs nommés jallpa lugares (lieux jallpa), saqra lugares ou lugares pesados (de l'espagnol, lieux pesants). Jallpa désigne donc ici l'agent de la maladie qui appartient à la catégorie générique de saqrasqa. Dans la mine, le jallpa sanctionne les hommes qui travaillent sans entrain ou font preuve d'un manque de maîtrise de soi (pleurer, se mettre en colère, se battre...). Le jallpa ne touche pas l'esprit du travailleur mais ses pieds et ses mains qui enflent. Sous l'action de la terre qui les mange, des plaies purulentes apparaissent et les mineurs se retrouvent dans l'incapacité de produire :

235 Il ne fautpasentrerdans la mine en colère, jamais. Si tu te metsen colère, tu tombes malade. Tes pieds enflent, tout enfle. -"PoUIquoi il se met en colère ? Il est venu me mettre en colère", dit la Vierge. Alors nous tombons malades. Tu enfles, pas seulement un jour ou deux, mais trois semaines et ça éclateavecdu pus; ça pue comme un chien mort; ça c'est jallpa. C'est dangereux, ils nous dérangent ces jallpas. Certains ne peuvent plus marcher. Leur pied devient violet, ils ne peuvent plus le mettre parterre,ça fait mal. DonRosendo Mamani, 61 ans,associé à la retraite, StaRita (Unificada).

Jallpa apparaît donc ici comme un châtiment de l'aspect le plus saqra de la Vierge-Pachamama, laquelle, rappelons-le, reçoit parfois le nom espagnol de «üerra», Au-delà du fait que la paresse et la colère incommodent les divinités, le châtiment de la terre sanctionne une faiblesse contraire aux impératifs de l'activité minière.

Mancharisqa, s'effrayerà en perdrel'esprit

Surprise par la chute d'une pierre alors qu'elle travaillait sur les flancs du Cerro, Dona Mercedes, effrayée, a laissé s'échapper son esprit. Celui-ci est demeuré sur place jusqu'à ce qu'un guérisseur l'exhorte rituellement à rejoindre le corps de sa patiente. Dona Mercedes ne s'est pas immédiatement rendu compte de son départ, mais les cauchemars qui la hantaient ne trompent pas : ils se faisaient l'écho des forces malignes du lieu où son esprit errait désormais. Elle raconte

Dans la mine, une pierre m'esttombée dessus, comme ça. Elle m'a cassé tout ça [Doüa Mercedes montre son crâne]. Je me suiseffrayée, je ne me suis pas renducompte quej'étaiseffrayée, mais je ne pouvais pas dormir. Des cochons, des vaches me poursuivaient dans mes rêves. Je faisais des cauchemars, ils ne me laissaient pas en paix,toutes sortesd'animaux me poursuivaient. Ils m'attrapaient et moi je dansais au milieu d'eux. Alors mon mari m'a fait appeler [a fait appeler mon esprit]. Le guérisseur est allé à la mine. Moi ici, [pendant ce temps] je suisen train de dormiravec mes deux compagnons, ma sœur. Ma famille m'accompagnait. Je continuais àavoirdes tremblements, à faire des cauchemars et je criais,je criais...Et ils ont commencé à appeler mon esprit. Ils sont alléscette nuit là à la mine avec mon mari pour appeler. Ils ont cherché avec un couteau et là où le couteau s'est enfoncé dans la terre, ils ont versé de l'alcool et de l'encens. Avec une clochette "talan talan", -"Viens, viens Mercedes, allons-y, allons-y, ne reste pas là, allez, viens paresseuse", a appelé le

236 guérisseur. Quand c'est une femme, on dit que l'esprit s'approche de son mari et qu'il rentre à la maison avec lui. Puis ils ont pris trois petites pierres du lieu et ils les ont mises à côté de ma tête. Quand je me suis réveillée, j'étais bien, tranquille. Il y en a d'autres, ceux qui ont un esprit faible, le diable s'approprie [l'esprit] et ils meurent. DonaMercedes,47 ans,palliri, Sta Rita (Unificada).

Mancharisqa (du quechua manchariy, s'effrayer) et le terme espagnol susto (frayeur) sont utilisés indifféremment par les mineurs pour évoquer la fuite de l'esprit occasionnée par la surprise et la peur, dans ou hors de la mine. Cette frayeur peut avoir pour origine une surprise banale: une pierre qui tombe suffit à faire s'échapper l'esprit de Dona Mercedes. Mais le mancharisqa n'est pas toujours le résultat d'une expérience effrayante, il suffit parfois de s'endormir dans un endroit peu familier et puissant, généralement une montagne. Dans les Andes, le susto est une expérience fréquente, commune aux paysans, aux mineurs et aux couches urbaines populaires. La plupart des familles possèdent d'ailleurs une clochette grâce à laquelle elles pourront, si nécessaire, rappeler l'esprit d'un des leurs sans avoir à payer un guérisseur. Lorsqu'il survient dans la zone d'influence d'un saqra puissant, le mancharisqa peut s'accompagner de la capture de l'esprit par celui-ci ; on ne parle plus alors de mancharisqa ou de susto, mais de jap'isqa (du quechua attrapé, saisi, capturé), parfois précédé du nom du prédateur (saqra jap'isqa, Tio jap'isqa, Pachamamajap'isqa...). Le saqra qui le retient prisonnier n'acceptera de relâcher l'esprit qu'en échange d'un sacrifice. Le recours à un guérisseur pour cette opération appelée cambio ou trueke (de l'espagnol, échange, troc) est inévitable.

Jap'isqa, l'esprit capturé

Dans la mine, mancharisqa et jap'isqa sont presque toujours confondus. La capture de l'esprit par le Tio ou la Pachamama est en effet considérée comme la conclusion inévitable du mancharisqa si le mineur n'exécute pas aussitôt quelques gestes rituels de premier secours. Aux prises avec une frayeur subite, les travailleurs s'arrêtent de travailler pour faire la ch'alla ; l'alcool et la coca fortifient les esprits et le partage avec les divinités négocie leur clémence. Afin de sanctionner ceux qui oublient leurs offrandes, elles peuvent d'ailleurs volontairement effrayer les travailleurs. Un éboulis, un bruit

237 intempestif suffisent à rappeler à l'ordre les mineurs négligents, obligés de s'acquitter de leurs offrandes pour obtenir le retour de leur esprit. La capture de l'esprit sanctionne également la rencontre entre un travailleur et le Tio. Dona Filomena se souviendra toute sa vie de la frayeur qui l'a saisie lorsqu'elle s'est retrouvée nez à nez avec le diable dans la mine :

Le Tio c'est le diable. J'avais quinze ans lorsque mon père est mort. Je suis montée à la mine, à San Francisco. Alors moi, mon père était si pauvre, je pensais dans la mine: -"J'aimerais bien rencontrer le Tio, comme ça j'aurai de l'argent". J'étais avec une amie, je marchais devant avec ma brouette et je pensais en moi-même. Mon amie était restée loin [derrière]. Dans l'obscurité, j'ai vu venir un monsieur avec sa lampe et ses bijoux. Mon corps tremblait. Il avait un casque, une lampe et ses pieds brillaient. Tout brillait. Il était blond, comme toi, ses cheveux étaient ardents et sa lampe, comme électrique, éclairait puissamment. En ce temps-là, les lampes électriques n'existaient pas. Dans mon cœur, ça palpitait: -"Que vais-je rencontrer ?". Par derrière, mon amie m'a parlé et je me suis tournée. Quand je me suis retournée, il avait disparu. Le Tio est comme ça. Si on ne m'avait pas fait me tromper [si mon amie ne m'avait pas interrompue], je l'aurais peut-être rencontré [dans le sens de passer un pacte avec le Tio]. Après, je suis tombée malade. J'avais mal à la tête, le Tio avait attrapé mon esprit, mancharisqa [... ] Le lendemain, ma mère a fait lire la coca pour moi. -"Avec le Tio, ils se sont fait trompés, la maladie est à cause de ça, il [le Tio] la cherche pour lui promettre quelque chose". Le guérisseur a dit que le Tio voulait me parler. Ça lui a coûté cher à ma mère pour me faire guérir. Moi j'étais comme folle, le Tio était déjà dans mon corps, je voyais le gringo partout... Si on ne m'avait pas fait me tromper, je serais peut-être riche aujourd'hui. J'aurais dit au Tio : -"Donne-moi de l'argent" et lui aussi m'aurait demandé quelque chose. Depuis ce jour, je me suis dit que je ne penserai plus jamais au Tio. Dona Filomena Fernandez, 48 ans, gardienne, Carmen (10 de noviembre).

Comme en témoigne Dona Filomena, l'apparition du Tio à un travailleur isolé est considérée comme la première étape d'un pacte individuel. Dans son cas, l'arrivée inopportune de son amie a empêché l'établissement du dialogue secret et le Tio, frustré, s'est emparé de son esprit ; la palliri ne devint pas millionnaire, elle tomba malade. D'autres s'effrayent en voyant le Tio et prennent la fuite. Lacapture de leur esprit sanctionne alors leur manque d'audace ; il est en effet communément admis que le Tio n'apparaît qu'à ceux qui ont désiré

238 passer un pacte avec lui. D'autres encore, croisent le Tio sans même le reconnaître sous son allure de travailleur. Dans tous les cas, la prédation de l'esprit prend la valeur d'un dédommagement face à la promesse non tenue des offrandes exceptionnelles qui auraient dû accompagner le pacte ; on ne dérange pas le diable pour rien. Le plus souvent, quelques gestes thérapeutiques suffisent à remettre en ordre le corps de la victime. Toutefois, le rapt de l'esprit par le Tio peut être définitif. Brutalement séparé du corps sous le choc de l'accident, l'esprit des mineurs morts dans la mine reste prisonnier du Tio, jusqu'à ce que les familles l'échangent contre des offrandes. En attendant, les âmes damnées entreprennent par elles-mêmes de se libérer. Formes noires et S volatiles, elles apparaissent - en bulto - dans la mine pour effrayer leurs anciens compagnons et offrir leur esprit au Tio en échange de leur libération. Pour cette raison, il est fréquent, disent les mineurs, que deux accidents mortels se produisent au même endroit, le second permettant à la première victime de rejoindre le séjour des morts :

Parfois, les gens meurent dans la mine, ils se font écraser par un éboulement, attrapés par le Tio. Ce corps, cette personne que l'on sort mort de la mine, ce n'est plus lui, ce n'est plus qu'une marionnette. Le Tio a pris possession de lui et son esprit continue à travailler dans la mine. Ces morts font sonner la roche dans la mine, ils font sonner une pelle. Ils errent dans la mine et ne te laissent pas travailler, ils vont te jeter des pierres, ils vont te parler lorsque tu es seul. -"Qu'est-ce que tu fais, sors­ moi d'ici, il fait froid". Son corps, on l'a déjà sorti, on l'a déjà enterré, mais c'était comme une marionnette, le diable avait pris possession de lui. Et il peut te faire peur, jusqu'à ce qu'un autre meurt et que son âme le remplace. Pour cela, il faut qu'il y ait un autre accidenté au même endroit alors l'âme n'est plus en peine. C'est pour ça que l'âme insiste pour qu'un autre meurt et qu'elle rejoigne le ciel. Don Hilarion t. 31 ans, associé (Reserva Fiscal).

Le cœur dévoré par la Montagne et le Tio

Dans le chapitre relatif à la montagne, nous avons vu que dans sa forme la plus saqra, non subjuguée par la Pachamama, le Cerro Rico peut manger le cœur des mineurs endormis dans la mine. La montagne

8 Le terme espagnol bulto, qui signifie à la fois un fantôme et l'effigie d'un saint, désignait anciennement les momies des Incas (Ciezade Léon, [1553], 1988, II: 37­ 38).

239 revêt alors les traits d'un condor qui étripe le dormeur qui meurt peu après. Nous avons précisé que, dans ce rôle de prédateur, la montagne peut se confondre avec le Tio. Le diable de la mine peut également manger le cœur des travailleurs au moyen du gaz qui infecte les galeries. Emanation du Tio, le gaz s'introduit dans le cœur des travailleurs qu'il consume peu à peu. Comme l'explique Don Rosendo, cette prédation est considérée comme un châtiment:

Il Ya desmineurs mesquins, alors lestios lespunissent. Ils meurent et de l'argent apparaît sur leur lieu de travail et ils [les autres travailleurs] commencent à l'exploiter. Parfois les mineurs se moquent du Tio,mais il faut faire la ch'alla avec foi, avec cœur. Les mineurs sont mesquins, ils préfèrent nepas suivre la coutume; alors leTiosemeten colère et le gaz est avec le Tio. Là où il y a du gaz, il yale Tioet il y a plus de minerai. C'estcomme unpiège queleTiometavec legaz, il demande à manger, il veut manger le cœur. Si tu rencontres le gaz, il faut te laver avec de l'ail [...] LeTioc'est comme quelqu'un quidonne à sesenfants préférés, c'est pourçaqu'il faut faire debonnes choses. Don Rosendo Mamani, 61 ans, associé à laretraite, StaRita (Unificada).

Dans la mine, la présence de gaz signale donc à la fois une zone de grande activité du Tio et l'existence de riches filons. Si les offrandes des mineurs ne sont pas à la hauteur des promesses du lieu, ils s'exposentà y perdre leur cœur. A la différence de l'esprit, le cœur est une entité vitale. Son altération peut être mortelle. Durant la période qui précède sa mort, l'individu dont le cœur à été dévoré par le Tio est considéré comme un possédé. Le Tio, qui a pris possession du cœur, le remplace un certain temps dans ses fonctions vitales. Mais la disparition des facultés intellectuelles et affectives de la victime, témoigne de la mise en sommeil du cœur qui en est le siège. Elle est évoquée dans le récit suivant comme une perte de conscience et de raison:

Soudain, tu ne te rappelles plus de rien, tu perds tes sens et tu fais n'importe quoi dans la mine, la conscience est disparue, ils oublient tout. Cesontlesoeuvres dudiable, duTio. Tunetesouviens plus de rien, mais tes compagnons t'ont vu. Parfois on trouve un mineur comme un somnambule dans la mine, il avait perdu la raison et soudain il retrouve ses sens comme après une transe. Après quelque temps, une semaine environ, lapersonne meurt, c'est-à-dire queleTioa mangé soncœur. David Cruz, 32ans, segunda-mano, San German (Unificada).

240 De fait, tous les accidents mortels sont considérés comme une prédation du cœur. Le Tio qui capture l'esprit de ses victimes, dévore aussi leur cœur. On dit d'ailleurs des victimes d'accidents mortels dans la mine qu'elles ont été mangées par le Tio, plus rarement par la Pacharnarna ; c'est donc en terme d'alimentation que les travailleurs conçoivent la dépossession de leur esprit, de leur cœur et, plus généralement, le rapt de leur vie.

Cœurs etâmes, la possession des pactiseurs

Les mineurs qui passent un pacte avec le Tio sont également considérés comme des possédés. Nous avons dit que toute rencontre avortée avec le Tio débouche sur la capture de l'esprit. Lorsque le contrat se réalise, c'est-à-dire lorsque la rencontre suit son cours, l'appropriation de l'esprit du mineur par le Tio n'est plus perçue comme un état pathologique nécessitant l'intervention d'un guérisseur. Clause du pacte, elle est la contrepartie non négociable des richesses promises par la divinité. Tel un Faust andin, le pactiseur accepte de livrer son âme au diable de la mine:

Faireun pacte avec le Tio, c'est comme lui vendre son corpset son âme. -"Donne-moi la richesse et je te donnerai mon âme". Il dit que son âme il ne la donne pas à Dieu, mais à toi [au diable]. Pas seulement la sienne [d'âme], mais aussi celle de tous les gens de sa famille. Et il Ya des accidents,la mines'écroule, il y a des morts, les wagonnets se renversent. L'homme change, il est avec le diable, il ne vit plusque pourles fêtes. les bars, quepourboireet se battre. Il arnaque ses péons, il lesexploite et il y a des accidents, maisle typen'a plusde considération pourpersonne. DonToribioCalisaya, 44 ans, associé à la retraite.

«Se vendre corps et âme». Comme l'évoque Don Toribio, l'appropriation de l'esprit du travailleur s'accompagne de l'emprise du Tio sur son corps et bouleverse l'ensemble de son comportement. li s'agit d'une prise de possession totale qui, rappelons-le, prend parfois la forme d'une sodomie. Dans le contexte du pacte, jap'isqa devient le synonyme de l'expression quechua supayukhunpi (le diable en soi) et de supayniyoq (endiablé). Les mineurs expliquent les mécanismes de cette possession par la nature du Tio. Friand d'âmes humaines dont il se nourrit, le maître des filons est lui-même un esprit à la recherche d'un corps où il pourra s'incarner. Désormais sous l'influence du Tio, le comportement du mineur

241 rompt avec les normes sociales ; la production minière ne sert plus la reproduction de la société, mais menace son équilibre. L'argent du pacte est dilapidé dans les cantines de la ville. Le pactiseur se caractérise par sa consommation d'alcool hors normes, son attitude violente et conflictuelle et son langage libéré des règles de la communication sociale. A la fois incohérent dans sa forme et inconvenant dans son fond, le discours agressif et sexuel du possédé, est l'expression de la force diabolique qui a remplacé l'esprit humain dans sa fonction d'animer le corps. Le possédé fait d'ailleurs preuve d'une force surhumaine, de tous les diables! Parfois même, l'identification du pactiseur avec son maître diabolique est ouvertement revendiquée. li y a quelques années un mineur du Cerro, l'homme le plus riche de sa coopérative, s'habillait toujours de rouge pour satisfaire les goûts de son diabolique locataire. De l'identification à la fusion, le pas est vite franchi : c'est sous la forme d'un tio que Don Fortunato défendait l'accès de son filon miraculeux à ses compagnons. D'autres racontent comment Hochschild, baron de l'étain sous contrat, assis sur la machinerie de l'ascenseur de la mine, remplaçait le câble qui retient la cage par sa queue de tio et relâchait son étreinte au moment de la descente, pour offrir les âmes de ses ouvriers à son associé diabolique. Outre l'âme du pactiseur, c'est celle de tous ses proches qui est à la merci du Tio. Cette contagion prouve que le corps de l'individu et le corps social sont intimement liés. Bien qu'à première vue individuelle, l'expérience du pacte est par nature collective. L'influence exercée par le Tio sur les possédés est médiatisée par leur esprit et la possession des pactiseurs n'est pas considérée comme un anéantissement du cœur; elle n'est d'ailleurs pas mortelle. Le cœur est néanmoins concerné et lorsqu'on demande aux mineurs où se trouve le diable du supayukhunpi, ils indiquent leur cœur. C'est bien parce que la possession se joue dans le cœur, dont elle altère les facultés, que les désordres qu'elle engendre sont si proches des symptômes de ceux dont le cœur a été dévoré: altération du jugement, attitudes et paroles débridées, pensées obsessionnelles. Avoir des pensées (esp. tenerpensamientosï, qui évoque ici l'impossibilité d'une activité intellectuelle sociale normale, décrit fréquemment l'état des pactiseurs. Inversement, des pensées incontrôlées peuvent être à l'origine de la possession: les possédés passent pour avoir trop songé au Tio. Une pensée trop diabolique rend le cœur des hommes vulnérable aux forces du sous-sol. Et la mort qui guette les pactiseurs

242 soldera définitivement l'appropriation de leur cœur par le Tio.

Mancharisqa,jap'isqa etpossession, trois états d'un continuum

La difficulté à distinguer le rôle de l'esprit et celui du cœur dans les pathologies liées au sous-sol provient de l'existence d'un continuum entre le susto qui fait perdre l'esprit et l'incorporation d'un principe diabolique dans le cœur. Fatigue, manque d'entrain, anxiété, comportement débridé, inclination pour la boisson, sentiment de persécution nourri par des cauchemars, ... Tous ces symptômes sont à la fois ceux des victimes du mancharisqa, du jap'isqa et de la prédation du cœur. De fait, la distinction opérée par le langage entre mancharisqa et jap'isqa ne reflète pas tant l'existence de deux pathologies distinctes qu'une différence d'intensité qui dépend de l'identité des saqras mis en cause. Certains, plus forts ou avec lesquels les hommes entretiennent des relations particulières, sont individualisés et nommés, comme le Tio et la Pacharnarna. D'autres se confondent avec l'espace qu'ils hantent. Les mineurs parlent alors de mauvais lieux ou de mauvaises heures. Ainsi, le mancharisqa serait déjà une capture de l'esprit resté prisonnier des forces de l'espace-temps avec lequel il serait entré en contact, alors que le jap'isqa désignerait l'action de saqras individualisés aux pouvoirs moins diffus. La continuité entre le mancharisqa et le jap'isqa apparaît également dans les procédures thérapeutiques. Dans les deux cas, les guérisseurs opèrent une purification du corps du malade, préalable au retour de son esprit. Pour le mancharisqa, le thérapeute frotte le malade avec un tampon, composé d'herbes médicinales et d'autres ingrédients. nommé pichara (du quechua pichar, balayer, nettoyer). Pour le jap'isqa, on passe sur le corps de la victime l'animal destiné à être sacrifié. Ces gestes. qui ont pour but de débarrasser le corps de l'influence des saqras, témoignent du continuum entre la perte de l'esprit et la possession du corps. La distinction souvent opérée par les chercheurs entre les maladies par soustraction de substance et celles liées à l'introduction d'un agent étranger s'applique donc très imparfaitement aux représentations des mineurs. A la fois capture de l'esprit et emprise sur les corps. mancharisqa et jap'isqa reflètent l'existence de toute une gamme d'états intermédiaires associés à l'influence. plus ou moins forte, du Tio. Son intrusion dans l'enveloppe charnelle des hommes et la

243 prédation de leur cœur en sont les expressions maximales.

L'activité minièrecommeun rapport deforces

De la force du lieu ou du saqra concerné dépend le sort de sa victime. La mine, les espaces sauvages et les heures avancées de la nuit sont particulièrement propices au mancharisqa, au jap'isqa et au jallpa. C'est parce qu'ils surviennent dans un tel contexte que des événements banals, comme la chute d'une pierre, un chien qui aboie ou un oiseau qui s'envole, peuvent provoquer le départ de l'esprit. Plus le saqra est fort et plus l'esprit s'expose à être capturé, mais seules des entités particulièrement puissantes, comme la montagne et le Tio, peuvent dévorer le cœur. La force de l'homme conditionne également l'intensité de la maladie. Nous avons vu qu'à l'image des saqras, tous les esprits humains ne possèdent pas la même force. Alors qu'un bruit intempestif suffit à faire perdre l'esprit à un enfant dans un espace aussi familier que la cour de sa maison, dans les mêmes circonstances sa mère dira simplement : "mancharikunî (j'ai pris peur), sans évoquer le mancharisqa. Dans la mine, la frayeur, la paresse, les émotions violentes, l'endormissement ou des pensées trop diaboliques débouchent inéluctablement sur la maladie. Tout ces états témoignent d'une faiblesse de l'esprit et d'un manque de maîtrise de soi. Us rendent le mineur aussi vulnérable qu'un petit enfant aux forces saqras. Plus que d'une frayeur proprement dite, c'est donc du contact entre un esprit humain et un esprit saqra plus fort que lui que surgit l'altération pathologique. Cette étiologie du rapport de force explique l'existence de ce que Federico Sal y Rosas (1970 : 251) a appelé «susto sans susto», c'est-à-dire un départ, et/ou une capture de l'esprit, qui n'est pas directement conditionné par une frayeur, mais par le fait de s'endormir, de se mettre en colère, dans un lieu, ou un temps, «puissant» (esp. pesado). C'est la raison pour laquelle la coca, l'alcool et les cigarettes qui renforcent l'esprit sont une aide précieuse pour les mineurs aux prises avec une faiblesse soudaine. Dans la mine, les maladies des saqras sont toujours perçues comme des châtiments. C'est évident dans le cas de manquements rituels ou de rencontres avortées avec le Tio. Mais la faiblesse d'esprit et le manque de contrôle de soi sont, eux aussi, considérés comme condamnables de la part d'un mineur. Si un enfant, ou un promeneur malchanceux, attrapé par les saqras, n'est pas tenu pour responsable

244 de son infortune, en revanche, il n'existe pas de profanation involontaire dans la mine. Pénétrer dans les galeries et s'exposer au contact avec les forces saqrasest un acte responsable; il faut être fort d'esprit pour prétendre au corps à corps avec le Tio et la montagne­ Pachamama. Qualité personnelle du travailleur, la force s'acquiert également en établissant une relation privilégiée avec le Tio qui peut alors exercer son rôle animant. Le transfert de force du Tio vers le travailleur a pour origine un susto primordial qui marque le passage de l'état d'homme à celui de mineur.

3. Sous l'emprise saqra, la métamorphose diabolique du mineur

Avoir été attrapé par les divinités de la mine est la condition nécessaire à l'exercice du métier de mineur. Vécu comme une maladie initiatique, le jap'isqa déclenche un transfert de force du Tio vers le travailleur qui s'accompagne d'un véritable bouleversement de la personnalité du mineur. Possédé par la puissance diabolique, il devient lui-même saqra.

Pour un espritplus fort et saqra, la dimensioninitiatiiJue du jap'isqa

Surpris par la chute d'une pierre ou un bruit intempestif alors qu'ils se savaient seuls, tous les travailleurs du Cerro reconnaissent avoir été victimes de jap'isqa à leurs débuts dans la mine. Leurs compagnons, plus chevronnés, leur ont expliqué qu'il s'agissait d'une manifestation du Tio ou de la Pachamama, une sorte de bizutage préalable à leur admission dans la société des saqras. C'est au prix de la perte de son esprit que le travailleur novice devient membre à part entière de la communauté des familiers du sous-sol, un compagnon des saqraspour reprendre la terminologie des témoignages suivants:

Le mancharisqa, c'est pourles nouveaux. Moiaussi ça m'a attrapélorsque j'ai commencé à travailler dans la mine, c'est comme un baptême. Moi aussije suis tombé malade, j'avais des sueurs froides, je prenais peur, je me réveillais la nuit. Mais après ça, plus rien, nous ne tombons plus malade. C'est à dire qu'on s'effraye pourdevenirmembres, comme mineur et qu'onfasse partiede la mine.On guéritet cela ne nous attrapeplus [... ] Nous avons tous connu cette étape de maladie, mancharisqa de la mine, mancharisqa du Tio, c'est commeça qu'on dit. Tous ont dû connaître ça, la première fois. Dans la mine, il y a beaucoup d'esprits malins; c'est

245 pour ça que lorsqu'on dort dans la mine, on rêve de choses terribles, de monstres... Mais lorsque nous travaillons, des fois tu restes seul dans la mine, alors l'esprit malin voit que tu travailles et il dit: ·"Non, ça c'est mon compagnon". II ne peut plus rien te faire parceque tu es là tous les jours. C'est comme s'il prenait possession de toi. Moi par exemple, je peux me promener dans un cimetière, sur un pontou n'importe où et il ne m'arriverien.Mais,il y en a d'autres qui ont unespritplusdélicat. DonToribio Calisaya, 44 ans,associé à la retraite.

Ou encore:

Quand on devientami avec le Tio, on connaît ses habitudes, tu n'as plus peur,tu le comprends. Lorsqu'oncommence à travailler dans la mine, on n'est pas habitué, n'importe quelle petite chose suffit à nous surprendre. Un petitbruit, une petite choseet c'est mancharisqa. Maisunefois qu'on connaît le Tio, qu'on connaît la mine, on n'a plus peur, on rigole des blagues du Tio. On devient des compagnons du Tio, c'est pour ça qu'on se comprend. Une fois, c'était en 1980, monfrère m'avait emmené dans la mine, moi je ne connaissais pas encore la mine. ·"Attends-moi ici, je vaischercher mes outils", il m'a dit. Il Yavaitun grandTio de boue, très laid avec sa cigarette. Moi j'étais en train de me changer et soudain, il s'est mis à crier "houaaaaaa !" Il a fait un bruit terrible. J'ai eu très peur. J'ai pris mes outils et je me suis mis à courir. Mon frère et tous les maestros quiconnaissent ses secrets m'ont dit: _"Le Tio s'est joué de toi, il t'a fait une blague". DavidCruz,32 ans,segunda-mano, SanGerman (Unificada).

La perte et la capture de l'esprit constituent ainsi un rite de passage au cours duquel l'homme devient plus fort, plus saqra. La référence de Don Toribio au baptême chrétien est claire : le contact de l'esprit humain avec les esprits de la mine inscrit le novice dans le monde saqra, comme la descente de l'Esprit Saint sur le baptisé marque son entrée dans la communauté de l'Eglise. Déjà fils de Dieu, le mineur devient également fils du diable. Les travailleurs ne se surnomment-ils pas eux mêmes, supaypa wawasninku, les enfants du supay? Sa capture permet à l'esprit et aux divinités de faire plus intimement connaissance. De cette rencontre, l'esprit sort fortifié, investi de la force du maître de l'inframonde et le mineur pourra désormais puiser en lui la force nécessaire à son métier. Comme le soulignent Don Toribio et David, le transfert de force opéré par le susto initiatique est lié à un phénomène de possession. Renforcé par son baptême souterrain, le mineur peut accueillir dans son corps la

246 puissance saqra. C'est donc l'intervention directe des divinités sur l'individu qui sanctionne l'acquisition de sa nouvelle identité de mineur et l'exercice légitime de son activité. En d'autres termes, l'apprentissage du métier bouleverse les corps et l'identité sociale des mineurs s'intériorise au plus profond d'eux-mêmes. Ils acquièrent un véritableesprit de corps. Le susto initiatique donne également l'occasion aux divinités d'intégrer pleinement l'individu à leur réseau d'échange en lui réclamant le sacrifice nécessaire au retour de l'esprit. Une fois ses offrandes thérapeutiques acquittées, le mineur ne connaîtra plus le jap'isqa que dans le contexte précis d'une infraction: un manquement rituel ou une faiblesse d'esprit (peur, manque de courage, paresse, émotions violentes...) contraire à son identité professionnelle. Comme le suggère le témoignage de David, le Tio peut d'ailleurs, à tout moment, mettre à l'épreuve la force de ses compagnons humains en leur jouant des tours. Ce qui, dans un autre contexte, serait perçu comme un événement dangereux et gravement pathogène prend alors l'allure d'une blague de potache. Mais si le mineur initié s'effraye dans la mine, il doit demander pardon aux divinités, car il a failli à la disposition d'espritinstauréepar le susto. La familiarité des mineurs avec les divinités de la mine qui résulte du susto, et que les mineurs évoquent comme une amitié, s'étend à l'ensemble du monde saqra. Comme Don Toribio, tous racontent, non sans fierté, qu'en tant que mineurs, ils peuvent se promener en toute tranquillité dans des lieux malins sans risquer d'être victimes de mancharisqa ou de jap'isqa : la nature de leur force leur vaut désormais la reconnaissance bienveillante des saqras. Le susto permet donc au mineur de bénéficier de ce cama personnel qui caractérisait au XYlème siècle les guérisseurs et les gardiens de waca. Mais dans un cosmos bouleversé par la colonisation des âmes, le cama qui permettait à l'homme de réaliser sa tâche est désormais diabolique. Le baptême initiatique qui déclenche le transfert de force du sous-sol vers l'esprit du nouveau mineur est devenu le contre-pied du baptême catholique qui extrait le baptisé de la juridiction saqra à laquelleil appartenait",

9 L'agitation desenfantsnon baptisés est attribuée à l'emprise du monde chaotique des diables; il est ainsifréquent d'entendre une mèredébordée par un enfanttrop remuant dire qu'ilest tempsde le faire baptiser: -((Tu n'as pasd'animo car tu n'espas baptisé, Dieune te voit pas». Agent socialisant, le baptême catholique retrouve dansles Andes sa véritable fonction exorciste. 247 Appropriation de l'esprit, possession du corps et ébriété

Initiée par le susto, l'emprise du Tio sur les mineurs est sans cesse réactualisée par la consommation d'alcool:

Lorsque nous sommes saouls, nous sommes avec le diable, avec le démon. On s'enivre et on ne se souvient de rien, on dit n'importe quoi, même ce qu'il ne faut pas dire, on se bat. Ça veut dire qu'on est avec le démon, il est dans la boisson. On dit que le Tio, le démon a très envie que nous nous enivrions. Et quand il y a une bagarre, il nous donne plus de force. Pourquoi ? Pour qu'on puisse se battre ou faire des choses insensées. Bien sûr, lui, il veut nous faire perdre la conscience, alors on dit n'importequoi, ce qu'il ne faut pas dire. C'est comme ça, on est avec le diable. Il veut vaincre Dieu. Si maintenant, on est là, bien tranquille,c'est qu'on est avec Dieu. Mais quand on boit de l'alcool, on n'est plus avec Dieu, on est avec le Tio. C'est pour ça que dans la mine on fait la ch'alla, -"Tio, Pachamama, donne-nous du minerai." Chaque vendredi, chaque mardi, on fait la ch'alla. Sans ch'alla, il n'y a pas de minerai. Don Julio, 65 ans, gardiende mine, Santa Rita (Unificada).

L'alcool est, avec la coca, la principale source de force pour le travail minier". En marge des ch'allas, sa consommation modérée accompagne fréquemment la mise au travail pour se donner de la force et de l'entrain. La force procurée par l'alcool vient du Tio. En réponse à l'assimilation par les missionnaires de l'ivresse aux idolâtries démoniaques, à PotOS! l'alcool est considéré comme l'urine du maître du mineraili - de même que le vin est le sang du Christ, précisent les mineurs. C'est donc un peu de qualité saqra que les travailleurs absorbent lorsqu'ils vident leur verre. Cette incorporation diabolique est assimilée à une possession. -«Quand on boit, on est avec le diable», explique Don Julio. La même expression quechua supay ukhunpi (le diable en soi) désigne, d'ailleurs, à la fois la possession «pathologique» de l'homme sous contrat et celle qui accompagne l'ébriété. La relation sémantique entre la forme verbale espagnolisée qhayqearse, qui évoque le comportement débridé des mineurs ivres, et qhayqasqa, maladie panandine liée aux montagnes et aux saqras, dissipe l'ambiguïté

10 Pour une perspective historique du rôle de la boisson dans la mise au travail,on se référeraà l'articlede T. Saignes (1993). lIpour la relation entre boire, uriner et la circulation hydraulique fertile du macrocosme, on se référera à R. Randall (1993). 248 métaphorique de l'expression supay ukhunpi. Sous l'emprise du Tio, les hommes saouls perdent l'esprit et leurs comportements sont ceux de possédés. Mi-hommes, mi-diables, ils ne sont plus véritablement humains. -«fa no son gente»disent les mineurs. Cette conception de l'ébriété dissout les responsabilités individuelles. Soumis au bon vouloir du Tio, les mineurs en état d'ivresse ne sont pas tenus pour totalement responsables de leurs actes. Leur comportement débridé est le résultat d'un débordement de force dû à la possession ; c'est la raison pour laquelle les personnes saoules ne sont pas sujettes au susto. Que ce soit lors du travail ou lors des rituels, la consommation d'alcool s'intensifie une fois la tâche terminée (la mit'a productive) ou l'acte central du rite réalisé (le sacrifice du lama, la t'inkachada de compadres, etc.). Ce changement de rythme marque le passage d'une étape à une autre. Au début, l'alcool met en train pour réaliser la tâche, puis il permet de célébrer son accomplissement (Harvey, 1993). C'est alors l'ivresse qui est recherchée, parfois jusqu'à la perte de conscience (sinch'i machasqa) et non plus seulement un apport de force immédiat. Cette dernière étape est celle où le contact avec les forces saqrasdevient le plus intime. Depuis l'époque pré-inca, l'ivresse qui altère les consciences et ouvre vers d'autres réalités est un véhicule de communication privilégié avec les forces vives du monde et les défunts (Randall, 1993 ; Saignes, 1993 ; Salazar-Soler, 1993). A la différence des ivresses précoloniales, l'alcool n'est cependant pas pour les mineurs une source de vision ou de communication formelle avec les divinités du sous­ sol, comme peut l'être l'activité onirique. Lors de l'ivresse, le contact est beaucoup plus fusionnel. Vécue comme une possession, l'ivresse dissout l'homme dans l'univers saqra. L'idée que les personnes ivres sont des morts et que les morts sont ivres (Harvey, ibid. : 122) témoigne de cet effacement des frontières entre les mondes. L'alcool est d'ailleurs l'une des principales causes de mortalité des mineurs. Tijuchicu, parfois énoncé t'iuchiku, qui désigne l'infortune de ceux qu'on retrouve morts au petit matin, évoque de manière suggestive cette association des personnes ivres avec l'envers de notre monde. Le tijuchiku est attribué au fait que les personnes en état d'ivresse s'endorment à l'envers, la tête en bas ~ tijsu signifie en quechua renversé, bouche en bas (Lara, 1991). Mais t'iuchicu renvoie aussi au ttiuni de Holguin (1952 [1608]) qu'il traduit par «tomber malade de beaucoup boire». A Ollantaytambo, au Pérou, t'iyusqa désigne la

249 dernière étape de l'expérience liminale de l'alcool, celle où la personne perd le jugement (Randall, ibid. : 92). Le tijuchiku des mineurs de Potosî traduit ainsi l'idée que l'ivresse s'accompagne d'une mise à l'envers de la tête qui, si l'endroit n'est pas rétabli, devient définitive. Le buveur défunt est alors appelé à rejoindre l'envers souterrain du monde, l'inframonde des morts et des saqras. Ainsi, refuser de boire dans la mine équivaut non seulement à nier l'échange avec le Tio, mais aussi à se soustraire à son emprise «renversante». Ce refus provoque sa colère et son châtiment (accident, disparition des filons...). C'est une des raisons pour lesquelles les mineurs évangélistes se comptent sur les doigts de la main, car être mineur suppose qu'on accepte de devenir un peu diable. Considérées comme l'esprit de la Pachamama, les feuilles de coca opèrent un transfert de force de la divinité vers le mineur, similaire et complémentaire à celui opéré par le Tio avec l'alcool12•

Le conditionnement du corps parlejeûne

L'osmose avec les divinités de la mine suppose une mise en disponibilité du corps. Tel semble être le rôle du jeûne respecté par les mineurs tout au long de leur travail. Une fois la porte de la mine franchie, les travailleurs s'abstiennent en effet de consommer autre chose que de la coca, de l'alcool et des cigarettes. S'ils ne sortent pas s'alimenter, ce jeûne peut se prolonger durant 24 heures. Interrogés sur leurs motivations, les mineurs invoquent des raisons pratiques : la nourriture se gâte dans la mine, elle retient la poussière et ça donne le mal de mine. Cependant, ce jeûne répond à une logique de restriction alimentaire qui le dépasse. Nous avons vu que les travailleurs s'abstiennent de manger trop salé, trop aillé ou d'emporter ces condiments dans la mine, sous peine de faire fuir le Tio et ses filons. Ces interdits éclairent le sens du jeûne : favoriser le contact intime avec les divinités de la mine. Dans la culture inca, le jeûne, l'abstinence, l'exposition au froid ou à une chaleur excessive, les efforts physiques prolongés - autant d'expériences qui sont le lot quotidien des mineurs - étaient, avec l'absorption de substances enivrantes ou hallucinogènes, des techniques d'introspection pour provoquer des visions (Salazar-Soler, 1993). Aujourd'hui, il semble

12 Selonles mineurs de la colonie, la cocapossédait à la fois le pouvoir de renforcerle travailleur et d'attendrir la roche(Saignes, 1988: 216).

250 bien que le jeûne du mineur, comme les restrictions alimentaires rituelles des chamanes, conditionne le corps de lhomme à recevoir la puissance saqra. n le rend aussi particulièrement perméable aux substances, alcool et coca, qui favorisent le transfert de force du Tio et de la Pachamama vers le mineur.

Corps et âmes,les mineurssont tous despossédés

Initiée par le susto, entretenue par l'alcool et le jeûne, la possession du mineur par le Tio dépasse les limites de ces expériences. Sa fréquentation quotidienne des saqras ne laisse pas lhomme indemne. A force de mâcher la coca, de travailler et de boire avec les diables, le mineur finit par devenir l'un d'entre eux. C'est ce qu'illustrent les témoignages suivants:

Lorsque les mineurs travaillent dans la mine, ils deviennent différents, ils deviennent un peu plus nerveux. C'est comme s'ils parlaient avec le démon, comme s'il entrait en eux, qu'ils devenaient eux-mêmes un démon. C'est comme s'ils parlaient avec une personne qui les mettraient mal à l'aise. Ils ont une amitié avec le Tio, c'est comme s'il était leur père, leur famille, comme s'ils sentaient la même chose. Nous sentons ça. Nous ne pensons plus qu'au minerai, on boit, on se saoule, et nous ne pensons plus à rien, seulement au minerai. Armando Pimentel, 18 ans, péon, Pampa Oruro (l0 de noviembre).

Assis sur le terre-plein de la mine, Don Leonardo confirme cette emprise envahissante du Tio sur les travailleurs qui surgit de leur intimité souterraine:

Voilà, maintenant que nous sommes ici, à l'extérieur, nous parlons comme nous voulons, mais lorsque nous entrons dans la mine, je me rends compte - pas seulement moi, mais presque tous les autres mineurs ­ nous devenons différents, le soir nous sortons changés [de la mine]. Je pense que le Tio abuse de nous à l'intérieur, mais qu'est-ce qu'on peut y faire? Ici à PotOS!, le seul travail c'est le Cerro et la mine. Où est-ce que nous irions travailler ? - Qu'est ce que cela veut dire que vous devenez différents? Voilà, je pense que le Tio veut nous faire devenir comme lui, Tio. [Je ne sais pas] si c'est ça ou quoi, mais nous sortons différents [de la mine]. Tu sais pourquoi je me donne raison ? En ce moment nous avons nos vrais visages, mais dans la mine, ce ne sont pas nos vrais visages, nous nous en rendons tous compte. Peut-être cela vient du fait que nous avons mâché la

251 coca, peut-être cela vient du fait que nous avons travaillé durement, jusqu'à ne plus en pouvoir, mais je ne crois pas. On s'en rend compte. Parce que [c'est] à l'intérieur de la terre quenous entrons, n'est-ee pas, et nous n'y sommes pas comme maintenant que nous sommes en train de parler, on dirait qu'ensemble, avec les diables, nous sommes en train de travailler, qu'ensemble nous mâchons la coca. Lorsque nous mâchons la coca, je crois qu'eux aussi, pareil, ils mâchent la coca, et quand nous entrons [travailler] après avoir mâché la coca, je crois qu'eux aussi ils travaillent, parce que lorsque nous sortons [de la mine] le soir, notre visage est toujours différent. Don Leonardo, 46ans, associé, San German (Unificada).

Au cours de leur carrière, le caractère des mineurs, comme celui des victimes de mancharisqa et de jap'isqa, change, souligne Armando. D'une manière générale, tous avouent se sentir plus nerveux, plus anxieux depuis qu'ils travaillent à la mine. Cette transformation est attribuée à l'emprise du Tio. Désormais le mineur pense et agit avec son maître diabolique, il est obsédé par le métal, de jour comme de nuit, puisque la mine occupe l'essentiel de son activité onirique. Jusqu'à son visage qui porte l'empreintedu Tio souligne Don Leonardo. L'amitié particulière entre les mineurs et le diable de la mine est fusionnelle : elle transformepeu à peu l'homme en Tio. L'appropriation de l'esprit du travailleur par le Tio lors du susto initiatique débouche donc sur une possession plus récurrente qui s'accompagne de l'acquisition des attributs saqras. Parce que la force qui l'habite est de même nature que celle de sa source diabolique, la présence du mineur peut effrayer et provoquer le départ de l'esprit des êtres faibles. Dans ce témoignage,il effraie les pommes de terre :

Ceux de mon village [Rodera, Province Saavedra] n'ont pastrès confiance en nous parce que nous sommes mineurs. Ils disent que le mineur est du côté du diable, qu'il est endiablé. Par exemple, les paysans disent que lorsqu'un mineur va à la campagne et qu'il entre dans une maison pleine de produits, de pommes de terre, d'ocas, de papas Usas [variétés de tubercules], comme il est avec le diable, comme il est l'ami du diable,oil effraye la nourriture. Le mineur s'approche de sa [réserve de] pommes de terre et elles commencent à disparaître. Elles doivent s'effrayer et elles ne lui font pas toute l'année. Ils disent aussi que le corps du mineur est contaminé par la poussière de la mine et cette poussière pue. Tu peux te doucher, mettre du déodorant, cette odeur ne s'en vapaset c'est mauvais pourleproduit récolté parlepaysan. Armando Pimentel, 18 ans, péon Pampa Oruro (10de noviembre).

252 Bien sûr, la plupart des mineurs possèdent des terres qu'ils cultivent. Mais dans les campagnes où ils sont très minoritaires, les paysans voient d'un mauvais œil l'intrusion de ces alliés des diables dont ils craignent les pouvoirs. Toujours d'après Armando, la qualité saqra du mineur se manifeste aussi par son odeur minérale, on serait tenté de dire son odeur de soufre, qui semble prouver que le travailleur, comme son alter ego diabolique, fait corps avec la mine. Cette odeur métallique est probablement localisée dans le cœur, siège de la possession diabolique, comme en témoigne le récit recueilli par Juan José Alba et Lila Tarifa (1993, 489-50) dans la région de Cochabamba, où une guérisseuse compare son initiation par la foudre à l'expérience des mineurs: «Il y avait une odeur horrible, dit-elle, comme du fer, comme du soufre, à l'intérieur de moi, ça rend malade certains. C'est comme le cœur du mineur, avec l'odeur, il meurt du cœur», Ainsi, le cœur des mineurs devient une sorte d'annexe de l'inframonde et le mineur, un double du Tio. Pour cette raison, sa communication avec la divinité transcende l'altérité pour s'établir à l'intérieur même du cœur de l'homme. «Ce sont les battements de ton cœur qui t'indiquent ce que te demande le Tio...», explique un mineur. Ce dialogue intérieur, qui révèle au travailleur les humeurs du Tio, évoque l'inspiration qui guide la pratique des guérisseurs andins. La même expression tener pensamiento décrit d'ailleurs à la fois l'influence du Tio sur les mineurs et l'origine des pouvoirs chamaniques (Alba et Tarifa, ibid.). «Faire la ch'alla de tout cœur» qui décrit une disposition religieuse correcte, suggère que commercer avec le Tio implique d'accepter son emprise et de lui ouvrir son cœur. Ce processus n'est pas différent, par nature, de la possession des victimes de jap'isqa ou des pactiseurs. Entre l'animation à distance par le biais de l'esprit et la prise de contrôle totale du Tio sur le cœur des pactiseurs, la cohabitation du Tio avec le cœur des mineurs, «sans compromission», apparaît comme une relation intermédiaire, moins intense que celle qui s'établit dans le pacte. A la différence du jap'isqa et de la possession du pacte, la possession «ordinaire» n'est cependant pas considérée comme le résultat d'un désordre pathologique ou d'une perversion délibérée des relations rituelles. Elle est, au contraire, vécue comme la condition impérative du commerce des hommes et du sous-sol ; sans possession pas de production. «Le Tio profite de nous, mais que pouvons-nous y faire 'l» s'interroge Don Leonardo. Si elle n'est pas toujours vécue de

253 gaieté de cœur, cette possession légitime ne possède pas non plus l'intensité et le caractère inconvenant de celle des pactiseurs. La possession ordinaire ne menace pas l'équilibre de la société minière par des sacrifices humains ou le surgissement de fortunes exceptionnelles. Elle est socialement supportable sur le long terme. Cette distinction se retrouve dans le jugement porté sur la consommation d'alcool des pactiseurs. Leur ébriété qui n'est orientée ni vers le travail, ni vers la reproduction sociale, s'oppose à l'ivresse collective qui soutient l'interaction bénéfique de la communauté et des divinités. La possession du mineur avec le Tio doit donc s'établir dans le respect de l'ordre social et cosmique. En assurant la transition entre le monde souterrain et l'ordre solaire, les vierges et les tataq'aqchus des mines contribuent à préserver l'équilibre entre l'identité saqra des mineurs et l'ordre de la société des hommes. Leur présence, qui interdit aux diables de franchir la porte de la mine, purifie également les travailleurs de leurs attributs diaboliques. Chaque fois qu'ils quittent l'espace souterrain, les mineurs sont, en quelque sorte, rebaptisés par les garants catholiques de la société policée ; ils retrouvent alors leur vrai visage, pour reprendre les termes de Don Leonardo.

4. Un écho souterrain du chamanisme

A de nombreuses reprises, notre analyse a évoqué les guérisseurs andins. Qu'ils soient mineurs ou chamanes, l'acquisition et l'exercice de leur savoir professionnel s'inscrivent, en effet, dans le même champs de la maladie initiatique, de la possession et de l'établissement d'une relation privilégiée avec une force vive du monde. Telle qu'ils la décrivent, l'expérience initiatique des guérisseurs évoque de manière saisissante celle des mineurs. L'expression «j'ai été effrayé» est ainsi utilisée pour signifier le fait d'avoir été touché par la foudre qui révèle les nouveaux chamanes (de Véricourt, 1998 : 250). Les symptômes qui prolongent les deux initiations, le baptême diabolique des mineurs et la seconde naissance des guérisseurs, sont eux aussi très proches. Le grand désordre intérieur, le bouleversement des sens et de la parole du futur guérisseur (ibid.) rappellent le comportement du mineur dont l'esprit est prisonnier du Tio ; tous deux

254 subissent l'emprise exubérante des forces vives sur leur cœur". Cet état durera jusqu'à la réalisation d'un rituel thérapeutique qui rétablit l'équilibre. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas d'un simple retour à l'ordre antérieur : l'individu est durablement transformé par le contact avec la divinité. Les chamanes, comme les mineurs, disent se sentir différents : ils ne réagissent plus, ni ne parlent plus comme les autres. Enfin, et surtout, la «surprise» initiatique instaure une relation privilégiée avec l'entité (Tio ou foudre) qui autorise le mineur et le chamane à exercer sa profession. Tous deux bénéficient désormais d'une charge supplémentaire de force et entretiennent cette disposition particulière par le jeûne et la consommation d'alcool. Le destin de Don Fortunato, l'ex-millionnaire devenu guérisseur lors d'un pacte individuel avec le Tio, témoigne de la perméabilité des frontières entre l'état de mineur et celui de chamane. Ces deux corps de métier relèvent de ce que Gilles Rivière (1995) a appelé un «complexe chamanique» andin, qui dépasse la seule figure des spécialistes rituels. Ainsi, dans les communautés qu'il a étudiées, les autorités communautaires sont possédées, durant l'exercice de leur charge, par l'esprit des ancêtres. L'image de l'autorité comme double humain de la divinité est d'ailleurs plus proche de l'expérience des mineurs identifiés au Tio que celle du chamane. Le fait qu'à la période coloniale, le même terme ekakcha» (en aymara) ou «cacha» (en quechua) désignait à la fois le tonnerre qui initie les guérisseurs, les guérisseurs eux-mêmes (<

13 Dans le cas des guérisseurs. l'esprit n'est cependant pas directement invoqué : le foudroiement initiatique et la possession de l'officiant lors des rituels sont décrits commeunealtération du cœurqui est broyé, dévoré. L'importance de l'esprit dans les croyances minières est due vraisemblablement à l'adoption de la notioneuropéenne du pactecomme don de l'âme au diable.

255 de prospérité, jouent un rôle primordial dans la reproduction du monde. Aujourd'hui, lorsque les paysans de communautés parfois très éloignées, et qui ne fournissent pas de main-d'œuvre au Cerro Rico, invoquent cette montagne dans leurs libations, ils ne sollicitent pas son minerai, mais exaltent ses pouvoirs fertiles. Dans un monde où la fertilité des métaux procède du même principe que celle des végétaux et des animaux, le Cerro Rico apparaît comme un archétype particulièrement efficace, une sorte d'ilia (ou de mama) monumentale. Au-delà de ses retombées positives sur l'économie de la région, l'activité minière participe à la mise en valeur symbolique de la montagne ; la plus-value qu'elle génère est à ce titre doublement féconde. Derrière l'aspect individuel du projet des mineurs d'aujourd'hui semble ainsi s'accomplir une dimension plus communautaire où l'homme, qui par ses offrandes et son travail fertilise la mine, stimule la reproduction de la prospérité universelle. Au-delà des bénéfices personnels qu'il en retire, la nature de son travail place le mineur au service du collectif. Quant au pacte qui altère l'ordre social, sa menace n'est somme toute qu'un écho souterrain à la perversion du métier par le guérisseur, qui en se livrant à la sorcellerie retourne ses pouvoirs contre la société et le monde. En ce sens, le pactiseur est au mineur honnête ce que le sorcier malfaisant est au guérisseur.

5. Le corps du mineur, maiUon de la circulation cosmique

Conçue comme l'incorporation d'une force animante, la possession du mineur par le Tio pose la question du rapport entre la nature humaine et celle des forces saqras du monde. Au XYlème siècle, le cama était associé à l'idée que chaque être possède un prototype, un «double qui l'anime». Comme le suggère Gerald Taylor (1974-76: 234), ce double était peut être lié à la notion d'ombre appelée hupay, dont dérive le terme de supay, qui désignait autrefois l'identité essentielle d'une personne attachée au cœur (Taylor, 1980 : 58). Aujourd'hui, supa est un synonyme de llanthu, l'ombre associée à l'esprit qui reçoit la force du Tio, et le mineur est identifié au Tio, sa source animante. Ces concepts de double et d'ombre suggèrent que si l'homme peut devenir diable, c'est que ce dernier possède déjà un point d'ancrage en chacun de nous. L'idée d'une communauté de nature entre la force spirituelle des divinités et celle des hommes va dans ce sens. Quel diable possède alors le mineur : s'agit-il d'une entité agissante

256 extérieure ou de sa propre part diabolique?

Entre domestique et saqra, la double nature de l'homme et du monde

Les mineurs recourent parfois à une image pour évoquer le processus de la volonté et du choix: le côté droit de la tête est le siège de l'ange gardien (ou saint Michel), le gauche celui du diable. De leur lutte d'influence dépend l'action. Modelée par le manichéisme catholique et la notion occidentale de tête pensante, cette représentation se réfère en même temps à un langage plus andin qui divise le corps humain entre domestique et saqra. C'est ce «sauvage intérieur», contrepartie humaine de la qualité saqra du monde, qui émerge lors des séances d'ivresse (Randall, 1993 : 106) et aussi dans les maladies, comme celles que provoquent les divinités de l'inframonde qui libèrent la force pure de l'organisme, bouleversent et décontrôlent les corps (Bernand, 1986a : 186). Autant d'expériences renversantes qui renvoient l'homme vers le monde des forces vives et des ancêtres. Significativement, ukhu, qui dans ukhupacha localise les saqras dans le monde intérieur, désigne en quechua le corps humain où ils s'intériorisent. Ainsi, plutôt qu'à l'incorporation d'une altérité radicalement distincte, la possession des mineurs correspondrait à une libération des qualités saqras de la personne humaine. La métamorphose du mineur en Tio ne signifierait donc pas un véritable changement de nature, mais un renforcement de son essence sauvage lors de son commerce avec les saqras. La croyance selon laquelle l'homme ne doit pas se regarder dans un miroir la nuit, car il n'y verrait pas son image mais celle du diable, renforce cette hypothèse. La nuit actualise le temps obscur des chullpa et des saqras de l'inframonde. Comme la pénombre des galeries minières, elle convoque l'essence diabolique de l'homme qui fait alors surface. L'ivresse, la maladie et la possession, ainsi que les espaces-temps saqras qu'il fréquente, révèlent les forces obscures qui habitent son corps.

Une représentation diabolique de l'inconscient?

La conception du supay comme double intérieur de la personne, qui gouverne le corps lorsque la conscience est altérée par la possession, l'ivresse et la maladie, renvoie comme un écho lointain à ce que la

257 psychanalyse occidentale appelle l'inconscient. Plus généralement, la possibilité de devenir «autre» par la possession a pu être interprétée comme l'expression des tendances cachées du possédé, de son autre lui-même (Gibbal, 1992). Mais le pas de la théorie indigène de l'inconscient a été franchi ailleurs que dans les travaux andinistes, par l'étude de Jacques Galinier (1997) sur les Otomi du Mexique. Sur la base de la polarité, très proche du dualisme andin, qui organise les représentations du corps, de la société et du monde Otomi, Galinier suggère l'identité du diable Otomi comme maître des inconscients". Ce diable, m'litre de la richesse et des femmes, avec lequel les hommes peuvent sceller un pacte mortel, gouverne à la fois l'inframonde et la partie basse du corps ; il est en même temps une entité psychique invisible et un personnage rituel. L'inconscient auquel il renvoie n'est ni individuel, ni personnalisé. Il s'agit plutôt d'une forme universelle, «un inconscient de l'univers», dit Galinier, dont le monde d'en-bas est l'image, le diable, le maître, et qui trouve en chaque être humain un point d'ancrage. A la fois «de l'intérieur» et étranger à soi, la figure du diable Otomi résonnerait alors comme un «écho inattendu à ce que le refoulé est pour le moi» (ibid. : 275 ). Aussi séduisante soit cette hypothèse, nous préférons nous en tenir ici à la grille de lecture andine de la dialectique identité/altérité de l'homme et des forces obscures du monde. L'existence d'un autre (le saqra), qui serait aussi moi, correspond à l'idée que, pour les populations andines, le microcosme humain fait corps avec le monde. Le flux des liquides corporels s'inscrit dans la circulation hydraulique cosmique (Randall : 1993). De même, l'esprit de l'homme conçu comme sa force, participe de la circulation énergétique qui anime le monde. Nous verrons que le mineur, qui reçoit sa force du Tio et de la Pachamama, leur transmet à son tour l'énergie vitale qu'il libère dans son travail. La relation symbiotique de la personne et du cosmos explique que le rapport de force des hommes et des saqras, qui ordonne l'activité minière, se joue aussi dans le corps du mineur. La règle déontologique

14 Comme dans les Andes, la part humaine qui correspond à l'inframonde et au diable resurgit lorsdes ivresses, du Carnaval et despossessions chamaniques. Unehypothèse proche, bien que le diable en soit évidemment absent, avait été proposée pour le monde grec antique parle psychanalyste PaulDiel(Le symbolisme dans la myt/wlogie grecque, Payot, Paris 1952). Dans le contexte grec, la surface terrestre symboliserait la conscience claire, les profondeurs souterraines et chthoniennes le subconscient, tandis que lesescarpements et les montagnes renverraient au sur-conscient, le surmoi 258 qui veut que le travailleur soit fort d'esprit et contrôle ses émotions sous peine de tomber malade, renvoie à l'obligation de maîtriser la personne intérieure. La force vive du mineur ne doit être libérée que dans des contextes précis, l'ivresse rituelle et la possession «ordinaire», nécessaires à la bonne marche de la société. En revanche, lorsque la force surgit de manière incontrôlée (émotions débordantes, consommation d'alcool socialement inacceptable...) ou lorsqu'elle est convoquée à des fins contraires à l'ordre social, comme lors des pactes, elle devient pathologique et dangereuse. La relation de l'homme avec son pôle saqra répond ainsi aux mêmes principes que ceux qui distinguent l'émergence incontrôlée et périlleuse des forces vives du monde de celle maîtrisée par les hommes qui la canalisent en faveur de la reproduction sociale. C'est ce qui fait la différence entre la rencontre impromptue et pathogène avec une âme errante et le retour annuel et ritualisé des morts entre la Toussaint et le Carnaval. li s'agit donc de trouver un équilibre entre la socialisation totale qui stérilise la fécondité des saqras et leur débauche incontrôlée qui menace l'ordre établi. La dualité domestiquelsaqra qui régit le corps humain éclaire la nature des divinités de la mine. Nous avons suggéré que les entités des couples PachamamalVierge et TiolTataq'aqchu sont les avatars, les uns plus sauvages, les autres plus policées, de mêmes principes. A l'arrivée de la Vierge et du Christ, leur nature duale se serait scindée pour s'incarner dans les figures contrastées des couples PachamamalVierge et Tio/Tataqaqchu,

L'alternancedes emprises

Pour les hommes, comme pour les divinités, leur nature duale est organisée selon un principe hiérarchique. Dans la mine, le pôle saqra de l'homme et des divinités est en position dominante par rapport à leur pôle social. A l'extérieur, la situation s'inverse. Le périple souterrain des mineurs apparaît ainsi comme une permutation des emprises. Pour préserver l'équilibre entre les deux pôles de l'homme, l'alternance ne doit pas s'interrompre. Se réveiller le matin, émerger de l'ivresse, guérir ou se faire rebaptiser par la Vierge et le Tataq'aqchu à la sortie de la mine, participent de cette alternance vitale. Cependant, si l'ivresse, le rêve et la maladie sont des expériences familières à l'ensemble de la société, la préservation de l'équilibre est beaucoup

259 plus hasardeuse pour les mineurs. Dans la mine, la mort vient trop souvent conclure l'emprise croissante des saqras sur le corps des hommes. Et les défunts sont, en quelque sorte, victimes d'une «overdose» de leur pôle saqra.

6. S'offrir corps et âme, le sacrifice du mineur

Se référant à leur retour sur terre après de longues heures enterrés dans la mine, les mineurs se comparent fréquemment à des ressuscités. Au­ delà de sa connotation métaphorique, cette expression témoigne de l'emprise omniprésente de la mort sur le travail. Bien que son idée soit toujours douloureuse, elle est considérée par les travailleurs comme l'aboutissement inéluctable de leur relation avec le sous-sol. La mort, qui dissout l'homme dans le monde indifférencié des ancêtres et des saqras, est l'ultime étape de sa transformation en diable.

La mort,point de non-retourde la métamorphose diabolique

La croyance selon laquelle l'esprit des mineurs morts dans la mine reste prisonnier du rio et doit encore y travailler «toute une vie» prouve que les accidents mortels sont assimilés à une prise de possession défmitive des mineurs par le diable. Comme le laisse entendre le témoignage suivant, où ce dernier négocie longuement avec un guérisseur et la Pacharnarna la restitution du corps de l'homme qu'il a tué, les rituels ne permettent pas toujours de soustraire les défunts à son emprise. Dans ce cas précis, le rio conservera d'ailleurs la tête du défunt «en souvenir» :

Un hommea eu un accident dans la mineet cet hommeavait l'habitude de danser habillé en diable pour Carnaval. Il s'est fait écraser par la roche, mais son corps avait disparu. Tous les mineurs l'ont cherché, mais ils ne l'ont pas trouvé. Alors ils ont dit à sa femme : ·"Vas chercher un aysiri pour qu'il parle avec la Pachamama ou avec l'esprit de l'homme pour retrouver son corps". Alors l'aysiri est venu et il a fait parler. La Pachamama est arrivée en premier. -"Mon enfant, pourquoi es-tu entré dans la mine? Sousla terre viventles vers de terre, si tu voulaistravailler, pourquoies-tu entré? Moije t'aurais nourricommeje nourris les vers de terre". Ensuitel'homme qui avait eu un accidenta parlé. -"Là, là où était mon ceinturon, c'est là que j'étais". Et ils l'ont retrouvé, mais sans tête, décapité. -"J'étaislà où était ma montre". On dit que le diabledéplaçait le pauvre homme d'un endroit à l'autre. -"Là où était mon casque,j'étais là

260 derrière, mais ceTio m'emmène partout", Alors le diable a parlé: -"Tais­ toi, tais-toi, c'est moi Jorgito, avec son [mon] pantalon vert", -"Ça suffit, ça suffit", l'aysiri a interrompu le Tio. Alors le Tio avait demandé: -"Si vous voulez retrouver cet homme, [donnez-moi] unearrobe de quinua".11 se référait à la quantité d'hommes qu'ils devaient lui offrir pour qu'il relâche l'âme du mort. Mais ça, ce n'était pas possible. -"Non, nous n'allons pas te donner ça". C'était comme lui offrir ID 000 ou 20 000 personnes. Ils ne l'ont donc pas fait. Alors [le Tio a dit]: -"Si vous ne faites pas ça, il ne retrouvera plus jamais la sortie", Il serait sorti transformé en diable, comme une espèce de momie, pourdétruire la ville. Alors pour quecelan'arrive pas,ils ontproposé un autre échange auTio. -"Alors, donnez-moi un lama d'un an,un lama blanc d'un an", avait dit le Tio, Alors il l'a relâché, mais nous n'avons jamais retrouvé la tête. Le diable l'avait gardée en souvenir, car l'homme avait l'habitude de danser la diablada. David Cruz, 32ans,segunda-mano, SanGerman (Unificada),

Agrémenté par les références cinématographiques de David au retour de la momie, ce récit montre bien l'appropriation de ses victimes par le Tio. Le fait que le travailleur dont il raconte le destin tragique ait été un participant de la diablada agit comme une circonstance aggravante. L'engagement des danseurs de diablada, qui doivent incarner durant au moins trois années consécutives le personnage du diable, est en effet assimilé à un pacte diabolique". Et le masque qui achève de les métamorphoser en diables se confond ici avec la tête du mineur conservée en souvenir par le Tio. Récupérerentier le corps des victimes de la mine est cependant une maigre consolation pour les familles, puisque les dépouilles des accidentés sont désertées par leur personne spirituelle qui s'est unie au Tio. Et dans la bouche de Don Rosendo, mourir dans la mine se dit tout simplement «devenir Tio»:

II faut être fortd'esprit pourtravailler dans la mine. Celui quiest faible, le Tiolemet à l'intérieur, il le faitdisparaître à l'intérieur de la roche. Le Tio le fait devenir Tio,comme Dracula faitdevenir Dracula. Don Rosendo Mamani, 57ans, associé à laretraite, StaRita(Unificada).

Nous avons vu que certains témoignages présentent les mineurs morts dans la mine comme des duendes, des lutins aux qualités

15 A PotOS], on considère que passer un pacte avec le diable engage le mineur à rejoindre chaque année la diablada.

261 saqras. Nous ne reviendrons pas ici sur l'association du Tio, du supay et des défunts qui a fait l'objet d'un chapitre précèdent. Rappelons simplement que la transformation du défunt en Tio ou en lutin rappelle l'association du diable de la mine avec le supaypréhispanique conçu comme l'âme des ancêtres. Dans certains lexiques de quechua actuel, mourir se traduit d'ailleurs par l'expression "devenir supay", D'autre part, l'analogie entre mourir et «être mis à l'intérieur par le Tio» laisse supposer l'existence d'un «au-delà» des galeries, résurgence du supay wasi, l'ancien séjour des morts auquel les missionnaires substituèrent l'enfer. Aujourd'hui, la transformation des victimes d'accidents en tios ou en fœtus avortés reflète le destin réservé aux âmes non chrétiennes. S'il est si difficile pour les victimes d'accidents de se défaire de l'emprise saqra, c'est que leur âme a déjà déserté leur corps lorsque celui-ci sort de la mine. Elle n'a donc pas été rebaptisée par la Vierge et les tataq'aqchus. Comme celle des enfants mort-nés, l'âme des accidentés ne relève pas de la juridiction divine. Ainsi, de même que les fœtus avortés appartiennent au monde saqraet doivent être confiés aux montagnes, dans certaines coopératives du département de La Paz, les travailleurs ont l'obligation de se faire enterrer dans le campement, près de la mine, «pour le Tio».

La productionminière, une déperdition sacrificielle d'énergie vitale

Nous avons dit que le sacrifice de soi par le travail est une valeur centrale de la déontologie minière. Tous les mineurs le savent, le prix de ce sacrifice est souvent la mort. «Lorsqu'on entre à la mine, on le sait, nous devons tous y mourir». Au-delà de sa dimension sociale, ce sacrifice revendiqué par les mineurs est également rituel. L'expression «Nous mangeons les mines et la mine nous mange» d'un mineur d'Oruro dont June Nash a fait le titre de son livre (1979), est explicite : c'est l'offrande de sa vie que la mine demande à l'homme. Au cœur des galeries, les accidents mortels qui fertilisent les aires de travail constituent les agents les plus efficaces du renouvellement des richesses minières16. Ainsi, seule sa mort

16 Cette idéeque les défunts se transforment à la foisen Tio et en minerai évoque un lienancien entre la mort, l'ancestralité et le monde minéral: à l'époque préhispanique, des monolithes appelés huanca étaient considérés comme les répliques minérales des ancêtres du village dontils balisaient le terroir (Duviols, 1979).

262 régénératrice solde définitivement la dette de l'homme envers la mine. La logique de la réciprocité entre le mineur et les divinités est dominée par celle du sacrifice. L'activité minière implique bien un don total de soi, corps et âme. Les divinités mangent le cœur des mineurs morts dans la mine et cette consommation reconstitue la chair métallique des montagnes. Cette prédation mortelle conclut l'appropriation du cœur amorcée par la possession. De sorte que le sacrifice régénérateur du mineur s'apparente à un processus progressif au cours duquel la possession, mais aussi l'effort au travail, libèrent et consument son énergie vitale. L'idée que les personnes ivres sont des morts (Harvey, 1993 : 122) associe l'ivresse à ce processus. La silicose est un autre signe de ce sacrifice en marche. Sans être directement rattachée aux maladies des saqras, elle est implicitement attribuée au Tio. En effet, les mineurs considèrent le gaz qui provoque le mal de mine, comme une émanation du Tio qui attaque le cœur et les poumons. Les remèdes utilisés pour en guérir mettent d'ailleurs en scène l'univers des saqras et de la sorcellerie diabolique: boire des décoctions de crapauds, de serpents ou du sang chaud de vigogne, tous des animaux associés au monde sauvage, fortifie les organes malades. La silicose apparaît ainsi comme une avance sur sa mort que le travailleur offre à la mine. Dans la mine, l'homme est en quelque sorte une offrande vivante, progressivement sacrifiée sur l'autel des forces vives du sous-sol. L'énergie vitale qui circule des hommes vers les saqras emprunte un parcours parallèle, mais en sens contraire, du transfert de force depuis le Tio vers l'esprit du mineur. C'est cette double circulation qui anime les uns et les autres. L'idée que l'homme, par son souffle, fait vivre la mine, de même que la mine fait vivre l'homme énonce poétiquementcette symbiose vitale:

Lorsque nous n'allons plus à la mine, nous tombons malades. Mais le mineur, jusqu'à un certain âge, s'il continue à travailler, la mine ne le laisse pas facilement tomber malade. Si tu as la foi, si tu as envie de travailler... Mais lorsque les gens ne travaillent pas, ils tombent malades. Ils retournent à la mine et ils retrouvent leurs forces. Pas tout, mais un peu. Je ne sais pas ce que c'estce phénomène mais je dirais que c'est un phénomène naturel et ça, tu peux le demander à n'importe qui, c'estvrai. On ditquela mine maintient l'homme comme l'homme maintient la mine. Lorsque les gens ne travaillent pas, les mines s'effondrent, les soutènements s'écroulent ou les pierres tombent toutes seules. Mais cette

263 mine, aussi délabrée soit-elle, qu'ils [les mineurs] ont réhabilitée, qu'ils ont recommencé à travailler, elle se maintient. C'est l'haleine de l'homme, ou sa respiration, qui maintient la mine comme la mine maintient l'homme, car quand il travaille, il ne meurt pas facilement. C'est son haleine, sa respiration, sa volontéde travailler, de produire et on diraitque la mine le laisseproduire, qu'ellele laissetravailler. DonElias t, 44 ans,associéà la retraite.

L'existence des mines et celle du Tio sont conditionnées par l'activité productive. Sans le travail des hommes, sans leurs offrandes et l'exhalation de leur énergie, les mines ne produisent plus, elles s'écroulent et le Tio redevient un saqra comme les autres. Quant aux mineurs, leur existence se confond avec la mine et ils ne croient qu'à moitié à leur rêve de trouver un bon filon et de changer de vie. Car vivre de la mine ne signifie pas uniquement manger sa production; ça signifie aussi récupérer une partie de cette force vitale que les mineurs sacrifient lors de leur travail et que le Tio leur restitue en les possédant. Au contact de la mine, même les plus malades retrouvent leurs forces, explique Don Elias. A l'inverse, la cessation d'activité est vécue comme une petite mort. Paralysé par une mauvaise arthrite qui l'a cloué au lit pendant plus de 8 ans, Don Elias savait de quoi il parlait. Sa veuve raconte comment, jusqu'au dernier jour, il a maudit de ne pas pouvoir aller se «soigner» à la mine.

264 CHAPITRE XI

LA SOCIALISATION DES DIABLES PAR LE TRAVAIL DES HOMMES

Le travail minier, qui livre l'homme à l'emprise saqra, opère en même temps une socialisation de l'inframonde sauvage, qu'il colonise et rattache aux zones d'activités humaines. Cette domestication de l'espace souterrain passe d'abord par celle des êtres qui l'incarnent: le Tio, la Pachamama et le minerai. Nous avons vu que le travail et les rites ont rassasié l'appétit saqra de la montagne cannibale et révélé le Tio comme interlocuteur privilégié des mineurs. Cette insertion des saqras dans le réseau d'alliance des hommes a créé les conditions de l'exploitation du Cerro. L'activité humaine et la pratique rituelle réactualisent aujourd'hui, au quotidien, ce statu quo primordial.

1. La domestication du Tio et de la Pachamama

Si le jap'isqa et le jallpa dont sont victimes les mineurs appartiennent au même champ sémiotique que les pathologies provoquées par les saqras des espaces sauvages, dans la mine ces maladies sont dépourvues du caractère contingent qui les caractérisent ailleurs. Une fois le susto initiatique passé, elles sanctionnent toujours une infraction aux règles de la relation entre les mineurs et la mine.

Le caractère domestique des maladies des saqras dans la mine

A la fois possession du corps et de l'esprit, Tio jap'isqa est l'équivalent de la maladie du saqrasqa qui sévit dans les campagnes et les lieux isolés du Cerro. Les mineurs affirment cependant qu'il n'y a pas de saqrasqa dans la mine, puisqu'il yale Tio. Celui-ci n'est donc pas considéré comme un saqra ordinaire et l'espace qu'il hante n'est pas un lieu malin comme les autres. Cette distinction reflète une différence de taille entre l'étiologie du saqrasqa et celle de Tio jap'isqa. Dans les espaces sauvages, une personne peut être sanctionnée par la perte de son esprit et la possession de son corps pour le seul fait d'avoir pénétré, souvent sans le savoir, dans la juridiction d'un saqra. Dans la mine, en revanche, il n'existe pas de profanation involontaire et la capture de l'esprit par le Tio sanctionne toujours une infraction évitable : une négligence rituelle ou une faiblesse indigne d'un mineur. Le caractère imprévisible du saqrasqa fait donc place aux réactions prévisibles du Tio, dont les pouvoirs pathogènes sont subordonnés au contrat qui l'unit aux mineurs. La dimension sociale des maladies dues au Tio fait écho à son caractère éminemment domestique. Nous avons vu que les mineurs préfèrent ne pas se référer au Tio en terme de saqra et insistent au contraire sur son humanité, sa qualité de mineur et de compagnon de travail. Anthropomorphe sous ses traits de boue, étonnamment familier lorsqu'il apparaît dans les galeries, le Tio est la manifestation la plus humaine de l'univers saqra. Intermédiaire entre le monde sauvage, où est généré le minerai, et les galeries souterraines, où il le révèle aux travailleurs, le Tio est un saqra de transition. Les maladies attribuées à la Pachamama témoignent, elles aussi, de sa socialisation. Dans les campagnes, jallpa désigne la capture de l'esprit par les terres malignes, non socialisées par la présence et les offrandes des hommes. Mais dans les galeries où, disent les mineurs, il n'y a pas de saqra jallpa, le rapt de l'esprit par la terre n'est pas appelé jallpasqa, mais Pachamama jap'isqa. Comme pour le Tio jap'isqa, cette pathologie sanctionne un manquement rituel ou une faiblesse. Dans la mine, jallpa perd donc son caractère imprévisible de saqra prédateur pour se confondre avec un châtiment de la manifestation la plus domestique de la terre : la Pachamama. La pathologie du jallpa n'est cependant pas absente des galeries souterraines où elle désigne le châtiment des émotifs et des paresseux, mangés par la terre. Là encore, à la différence de son homologue le jallpa rural, la maladie sanctionne des attitudes contraires à la bonne marche de l'activité minière et pas seulement la faiblesse de l'homme. En fait, c'est l'ensemble des lieux d'activité minière qui est socialisé par le travail et le culte. TI y a quelques dizaines d'années, alors que l'exploitation du Cerro était moins intense, les mineurs qui se déplaçaient exclusivement à pied faisaient halte dans des lieux précis, appelés samanas (du quechua samay, respirer). Ces stations, connues

266 de tous, constituent des enclaves du monde domestique au sein de l'environnement sauvage de la montagne. On y reprenait son souffle, hors d'atteinte des saqras socialisés par les offrandes des hommes qui y mâchaient la coca en effectuant des libations. Le trajet des mineurs prenait alors des allures de pèlerinage ; les chapelles du Cerro étaient d'ailleurs des samanas. Aujourd'hui, les camions parcourent de part en part le Cerro Rico et la montagne, entièrement conquise par l'activité minière, est devenue moins propice au saqrasqa. Seuls quelques lieux isolés et quelques heures tardives de la nuit exposent encore les mineurs aux saqras, notamment sous forme d'une rencontre avec des cochons ou des âmes en peine. Désormais, les samanas ne sont plus fréquentées que dans de très rares occasions, notamment lorsque les travailleurs redescendent en ville après un rituel. Ainsi, leur domestication par l'activité humaine est à l'origine de l'existence du Tio et de la montagne-Pachamama comme figures socialisées du monde saqra. Cependant, dès qu'on s'éloigne des zones d'activités ou si la relation entre les hommes et les divinités s'interrompt, ces dernières retournent en quelque sorte à l'état sauvage. Dans les mines abandonnées, on ne parle plus de Tio jap'isqa ou de Pachamama jap'isqa, mais de saqrasqa et dejallpa. La neutralisation de la voracité des saqras par leur insertion dans un réseau social de transaction est donc réversible.

Le Tio et la Pachamama, garantsd'une éthiquedu travail

Dans la mine, les maladies attribuées au Tio et à la Pachamama sanctionnent donc le non respect par les hommes du contrat qui les unit aux divinités ; leur étiologie traduit une véritable éthique du travail. Mais ces pathologies ne sont qu'une manifestation parmi d'autres du châtiment. Elles s'accompagnent généralement de l'impossibilité de produire du minerai, de l'appauvrissement du filon exploité ou bien même de la volatilisation mystérieuse des biens et des richesses accumulées par le travailleur. Significativement, le terme «guérir» (esp. curar, que. jampiy) désigne à la fois l'activité thérapeutique des guérisseurs et l'action de rendre un culte et «guéri» possède également le sens de «travaillé»1. On dit ainsi des lieux sauvages, qui n'ont jamais été exploités, n'ont jamais reçu d'offrandes et qui sont susceptibles de provoquer le saqrasqa, qu'ils n'ont pas été

1 Carmen Bemand, communication personnelle.

267 guéris. Le concept de guérison établit donc un lien sémantique entre la production et l'absence de maladie. L'éthique révélée par les maladies de la mine repose sur deux principes essentiels : les mineurs doivent avoir une attitude rituelle correcte, afin de négocier avec les divinités sans remettre en cause l'équilibre de la société et ils doivent faire preuve d'un certain état d'esprit: il faut être fort pour travailler dans la mine. Si la dévotion offre la meilleure protection face aux maladies, elle doit s'exprimer dans le respect des règles de la société humaine. Rappelons que le pacte individuel est condamné comme une perversion du rite qui met en péril l'équilibre économique et social de la communauté. Sa condamnation est relayée par l'idée que les pactiseurs finissent toujours par être victimes de leur ambition. Les filons miraculeux disparaissent, l'argent du pacte est dilapidé et le Tio retourne sa voracité contre ses associés d'hier. D'instigateur de la déviance, la divinité se fait ainsi son justicier et le garant des normes sociales'. Cette attitude paradoxale est l'expression du double héritage du diable ouvrier, entre pulsion diabolique contre la morale catholique et administrateur andin de la justice cosmique. La marge de manœuvre du mineur est donc étroite. S'il doit rendre un culte aux divinités pour assurer sa production et sa sécurité, ses offrandes doivent être éthiquement convenables. li en va de sa vie et de l'équilibre de la société, menacée par les sacrifices humains et les disparités économiques des pactes individuels. C'est la raison pour laquelle, bien que souvent à regret, la plupart des travailleurs préfèrent s'en tenir au seul sacrifice humain correct, celui de l'homme par son travail. Mais ce sacrifice doit être accepté de bon cœur. Dans la mine, il faut travailler avec envie, joyeusement disent certains, sans vouloir aller trop vite. fi ne faut pas se mettre en colère ou, pire encore, se battre, sous peine d'être puni par la Pachamama ou le Tio. Quant aux paresseux et aux anxieux, ils sont sanctionnés par le jal/pa.

2. Du minerai brut à la monnaie: la socialisation du métal

Enjeu du périple souterrain des travailleurs, ramené par eux à la surface de la terre, le minerai emprunte un chemin inverse de celui du mineur. Tandis que l'homme se diabolise au contact de l'inframonde,

2 Ce pouvoir ordonnateur des divinités repose sur l'idée que l'équilibre social et cosmique sont étroitement liés. 268 le minerai est appelé à se détacher de l'emprise saqra de ses géniteurs pour alimenter les circuits de la reproduction sociale. Le destin du corps des mineurs et celui du minerai sont d'ailleurs étroitement liés, puisque la production des pactiseurs, comme leur corps possédé, est particulièrement saqra et que les travailleurs défunts se transforment en métal.

Le rôledu travailminier

Dans son article sur les représentations de l'argent dans le Nord­ Potosî, Olivia Harris (l987b) souligne la dichotomie entre l'argent brut et l'argent travaillé et leur rattachement à deux sphères symboliques bien distinctes : l'inframonde sauvage et diabolique pour le premier, celle de l'Etat et de Dieu pour le second. Ainsi, alors que les saqras reçoivent en offrandes des minerais bruts (or, argent, galène), les pièces d'orfèvreries qui ornent les processions religieuses sont dédiées aux saints et lorsqu'il devient monnaie, le métal incarne le gouvernement et la loi des hommes. Corrélative à la domestication du Tio et de la Pachamama, la transformation symbolique du minerai est également étroitement liée au pouvoir socialisant du travail humain. Nous avons dit que l'effort et le sacrifice personnel des mineurs réguliers différencient la nature et l'intensité de leur possession par le Tio de celle des pactiseurs. Le travail, qui limite l'influence du Tio sur les corps, favorise en même temps la soustraction du minerai à la juridiction de l'inframonde. Pour cette raison, l'argent commercialisé en brut est considéré comme plus fort que l'étain. L'analogie entre les états du corps humain et ceux du minerai donne son sens au rite du baptême du minerai auquel se livrent les mineurs péruviens de Julcani (Salazar-Soler, 1992 : 208-210) : ce baptême, comme celui des travailleurs qui passent devant la Vierge et les tataq'aqchus à leur sortie de la mine, parachève la socialisation du minerai et son inscription dans l'ordre de la société policée. Interdite d'entrée dans la mine, la Vierge accompagne en revanche toutes les étapes de la transformation du minerai ; elle patronne le travail des palliris, les ingenios abritent généralement une petite chapelle qui lui est consacrée et les artisans la sollicitent pour leurs activités métallurgiques. Mais la socialisation du minerai débute en fait en amont : dans les galeries, où son apparition est conditionnée par la négociation des hommes avec les divinités, sa révélation est déjà le résultat d'un processus social. Modelé par la main de l'homme en

269 argile minéralisée, le Tio lui-même est déjà une illa manufacturée. Cependant, le minerai ne se départit jamais totalement des qualités de son origine". Les bijoux du Tio et des danseurs de diablada confirment que le minerai, même travaillé, reste associé à son monde originel. Sa socialisation est d'ailleurs réversible : les trésors enterrés, qui sont découverts dans les vieilles bâtisses de Potosï, appartiennent aux saqras qu'il faut alimenter pour s'en approprier, sous peine de tomber malade. Mais la fortune des heureux inventeurs est éphémère. Comme les pactiseurs, ils passent sous l'emprise des saqras, perdent tout intérêt pour le travail et la famille, s'adonnent à la boisson et leur argent ne dure pas.

Le salaire diabolique des mineurs

li en va donc de la monnaie comme des autres produits manufacturés. Création de l'Etat et de la sphère de Dieu, l'argent monétaire est aussi un fruit métallique du sous-sol. Ce caractère dual se dévoile de manière exemplaire dans la conception qu'ont les mineurs des bénéfices de leur travail. En quechua (colqe), comme en espagnol (plata) et en français (argent), l'existence d'un terme unique pour désigner le minerai et la monnaie témoigne d'une époque où l'argent était bien de l'argent. Aujourd'hui, l'argent de Potosi n'entre plus dans la composition de la monnaie et il n'est plus le seul minerai exploité dans le Cerro. Mais les mineurs continuent à établir une filiation entre le métal et la monnaie. Ainsi, les pièces de monnaie enterrées lors des sacrifices de lama ont pour objectif de payer le tribut dû à la Pachamama, mais aussi de la féconder, comme autant de semences métalliques", Et, pour s'assurer une bonne production, les prières des mineurs invoquent la Casa de la Moneda, actuellement reconvertie en musée, et exhortent le Tio à frapper la monnaie. L'emprise de la divinité sur le métal s'étend donc à la monnaie, en particulier à l'argent gagné par les mineurs. Elle se traduit notamment par l'idée que les profits de la mine sont l'argent du diable", Dans le contexte du pacte, l'ascendant du Tio se manifeste par

3 Pour la période préhispanique, T. Bouysse-Cassagne (1997) montre très bien comment la nature métallique du palanquin d'argent de l'Incaet son origine - la mine de la puissante oocade Poreo- participaient de sasacraIité et de ses pouvoirs. 4 fi s'agitde monnaies actuellement en circulation. 5 Cettefiliation est aussi patente pourles paysans de la province d'Atabamba (Pérou) qui appellent «potosi» les monnaies qu'ils offrent en tribut aux divinités des 270 le destin des richesses obtenues qui, comme celles des trésors enterrés, sont vouées à être dilapidées. Sous l'influence du Tio qui réclame de l'alcool et des femmes, l'argent des pactiseurs est dépensé dans les cantines et les maisons-closes de la ville, tandis que dans la mine, les filons sont appelés à disparaître. Car comme le rappelle Don Toribio, les profits du pacte sont éphémères, ils ne peuvent ni être épargnés, ni être investis:

J'ai vu mon parrain, j'ai vu mes amis et d'autres compagnons qui étaient riches, ils avaient des véhicules, de bonnes maisons, des fermes, tout... mais ils ne sont pas devenus riches en se sacrifiant, mais parce qu'ils ont fait se sacrifier leurs péons. Et quand ces types gagnent [de l'argent],leur mentalité change, ils n'ont presque plus de considération, de compassion pour leurs compagnons... Quand il y a de l'argent, on voit arriver les parrains, les femmes; ils se collent commedes mouches. (...) Alors des fêtes vont apparaître et c'est là que l'argent se dépense, c'est là que va l'argent. Ce ne sont vraiment pas de bonnes choses, parce que le compagnon, il n'a jamais pensé: -"Bon, maintenantje m'achète un hôtel ou une boutique". Que des fêtes! Mais cette richesse, elle ne va durer qu'un an, il va gagner durant un an et après, ciao, elle disparaît. Le filon disparaît ou bien il [le mineur] oublie le Tio, Avant, il lui donnait toute sorte de nourritures, mais maintenant qu'il n'est plus si pauvre, si nécessiteux, alors... On dit que vientle malheur, ses véhicules prennent la route et il se passe quelque chose, un accident, un tonneau, ses passagers meurentet il doit payer lesfamilles.C'est-à-dire que [comme] il ne donne plus de nourriture au Tio, cette fois c'est lui que le Tio mange [....] Cet argent, quand tu fais guérir [quand tu passes un pacte], il est mauvais, c'est comme du blanchissement d'argent, tu gagnes, tu peux remplir des tonneaux d'argent, mais il t'échappe, il ne dure pas. C'est ce qui se passe avec l'argentdu diable qui vient rapidement, il s'en va rapidement. Ce qui vient du Tio retourne au Tio, l'argent de la mine ne sert pas à des choses utiles. Maintenantje me demande où sont leurs fermes! Ils n'ont plus de véhicules. ni de capital,plusrien. DonToribioCalisaya,44 ans, associéà la retraite.

On retrouve dans ce témoignage tout l'environnement catastrophique du pacte, mais arrêtons-nous sur ce qu'il dévoile des profits qu'il génère. La référence à l'argent blanchi de la drogue est claire : l'argent facile du pacte ne provient pas du travail des hommes, il n'a donc pas connu le processus nécessaire à son inscription dans l'ordre social de la circulation monétaire. La richesse des pactiseurs, montagnes (Gose, 1986: 3(0). 271 comme leur corps, est possédée par le Tio ; elle est par nature appelée à retourner sous sa juridiction. «Ce qui vient du Tio retourne au Tio», dit Don Toribio. La référence emblématique de cette fatalité est bien entendu le destin de Don Fortunato qui, ruiné après tant d'années de gloire et de vie dissolue, est aujourd'hui retourné à la mine. Cependant, même lorsque les mineurs ont le sentiment d'avoir honnêtement gagné leur vie, l'argent de la mine reste fugitif. Le paradoxe est frappant: l'argent qui motive leur travail acharné est en même temps perçu comme illusoire. Dans le discours des mineurs, le rôle de la mine comme tremplin économique vers une vie nouvelle est aussitôt contredit par l'idée que l'argent de la mine est improductif. Beaucoup m'ont ainsi raconté comment, alors qu'ils avaient rencontré un bon filon, ils ont été incapables d'épargner ou d'investir. A l'épuise­ ment du minerai, leur situation économique n'avait pas évolué. S'ils invoquent parfois leurs piètres qualités de gestionnaire, cette explication reste secondaire au regard de la croyance en la nature particulière de l'argent de la mine. Aussi, lorsque les travailleurs disposent d'un peu de capital, ils l'attribuent généralement aux activités économiques qu'ils ont eues en dehors de la mine. Ainsi, ce n'est que lorsqu'il s'est reconverti dans le commerce que Don Elias a pu mettre un peu d'argent de côté. TI explique : «Le Tio a des richesses, mais elles apparaissent, elles disparaissent, des richesses de diable. Moi-même qui ai gagné tant d'argent dans la mine, maintenant je n'en ai plus. Le peu que j'ai, il vient de ce que j'ai vendu dans ma boutique. Celui-là, j'ai pu l'économiser». La nature particulière de l'argent de la mine s'explique par la situation qu'il occupe au sein du circuit monétaire. Alors que l'argent gagné hors de la mine apparaît comme une captation de capital au sein de la circulation monétaire, celui de la mine semble directement généré par la production. En raison de son intime filiation avec le minerai, il est en quelque sorte un argent de première main qui, n'ayant jamais circulé, n'est pas encore totalement inscrit dans l'ordre de la société des hommes. TI est donc plus sauvage, plus saqra. TI en va ainsi de l'argent comme du corps des mineurs : le travail et le sacrifice qui limitent l'influence du Tio n'éliminent pas son emprise. Même sans avoir passé de pacte avec le Tio, tous les travailleurs se considèrent comme des possédés et le profit de leur travail ne leur appartient jamais tout à fait. Comme le Tio, l'argent rend fou et possède les hommes. TI est communément admis par les mineurs que l'argent corrompt

272 les hommes. -«Quand ils gagnent de l'argent, leur manière d'être change, leur manière de parler, ils deviennent mauvais, mal élevés, arrogants, tout à la fois, et même répugnants». Ainsi, les mineurs attribuent à la richesse bien acquise des conséquences similaires à celle générée par le pacte, quand bien même celui-ci n'est pas évoqué. «L'homme, lorsqu'il a de l'argent, hou! li ne pense qu'à compter son argent, il ne mange plus. L'envie les rend malades, d'autres deviennent fous. Etre riche, c'est aussi une véritable souffrance...». L'idée que l'argent peut manger les hommes témoigne de son pouvoir saqra. Don Crescencio, avec qui j'évoquais son extraordinaire longévité - 40 ans à la mine, c'est rare - explique que s'il a tenu le coup - il n'est aujourd'hui ni mort, ni malade - c'est parce qu'il n'a jamais gagné d'argent. En effet, poursuit-il: «L'argent (que. colqe, entendu ici comme métal et monnaie) mange, les mineurs ne veulent même plus sortir, ils travaillent tout le temps, de nuit, ne s'alimentent même plus et s'enivrent uniquement». Pensées obsessionnelles, comportements déviants, ces symptômes sont bien ceux des pactiseurs. Ainsi, même l'ambition du mineur honnête doit être socialisée sous peine qu'il devienne otage du monde saqra. Comme celle du Tio, la force séductrice de l'argent menace l'intégrité de la personne sociale, morale et physique du mineur. La maîtrise des forces en jeu et la recherche de l'équilibre qui conditionnent l'exercice du métier commencent donc par le contrôle de soi qui permet de résister aux tentations de l'argent et du Tio, sous peine d'être mangé par l'un ou par l'autre. li faut cependant préciser que lorsque les mineurs parlent de l'argent du Tio, ils se réfèrent uniquement à l'argent visible, celui qui n'est pas appelé à se convertir immédiatement en dépenses courantes. Avec la gestion d'équilibriste qui caractérise la plupart des foyers miniers, l'argent est en général totalement affecté, sinon dépensé, avant d'être gagné. L'économie ordinaire n'a alors rien de diabolique; ce n'est que lorsque les bénéfices économiques de la mine se font visibles et que son usage ne permet plus seulement la reproduction, mais la promotion sociale, qu'apparaît ce concept. En dernière instance, il revient aux épouses des mineurs de soustraire définitivement l'argent à l'univers souterrain", Les travailleurs attribuent à leurs épouses, auxquelles ils remettent leur paye, le pouvoir de retenir l'argent, de le faire durer et de le destiner à

6 En amont, le rôle des femmes, qui travaillent à flancs de montagne ou coopèrent avec leur marià la concentration du mineraiest également socialisateur. 273 des choses utiles. Cette qualité se traduit par l'idée que la femme est «main chaude» (que. q'oni maki) alors que l'homme est «vent glacé» (que. q'asa wayra). La chaleur de la main qui attrape, par opposition au vent qui disperse, est liée à la fertilité féminine. Ainsi, le pouvoir d'achat de la monnaie n'est pas conçu comme une attribution de l'Etat qui l'émet. Il est le résultat d'un véritable travail sur l'argent aux allures d'exorcisme que mènent tour à tour, chacun dans son domaine, le mineur et sa femme. L'aspect dangereux et stérile de l'argent de la mine fonctionne, bien entendu, comme un garde-fou moralisateur. Le souci de limiter la réussite économique de ses membres correspond à la crainte du «déclassement» qui hante la société minière. Le contrôle social, garanti par la justice cosmique qui châtie les comportements déviants des pactiseurs, est conforté par le fonctionnement de la société. Ainsi, c'est probablement dans la prolifération de ses parrainages, des fêtes somptueuses qu'il a dû financer et dans ses tournées quotidiennes des bars de la ville, qu'il faut chercher la raison de la dissipation fulgurante du capital de Don Fortunato. En l'obligeant à assumer toutes ces charges, la société à ainsi réussi à le «reclasser.» Plus généralement, le caractère éphémère qu'ils attribuent à l'argent n'est pas étranger à la rapidité avec laquelle les travailleurs dépensent leurs gains. Significativement, le terme quechua q'ewa qui qualifie les travailleurs à ciel ouvert, signifie à la fois couard, efféminé et mesquin. Il associe donc l'absence de prodigalité avec le manque de virilité et définit en creux, les qualités du véritable mineur. En fait, la condamnation sociale de la richesse porte moins sur le profit en lui-même que sur la rétention monétaire. En effet, seule la circulation qui transforme le flux monétaire en lien social entre ses partenaires est féconde pour la société. En d'autres termes, le profit social de l'alliance est plus important que l'intérêt économique du capital. Pour cette raison, l'accumulation qui stérilise les pouvoirs de l'argent présage de sa disparition.

274 CHAPITRE XII

LA PRODUCTION MINIERE, UNE RELATION SEXUELLE FERTILE

«Les hommes vont te monter, te descendre, te pénétrer», la prédiction du mythe d'origine de l'exploitation de la montage donne le ton: dans une relation presque incestueuse, les mineurs qui soulèvent ses jupes, se font les amants de la Pachamama qu'ils déflorent avec leurs outils, qu'ils fertilisent par leurs offrandes et leur travail pour l'accoucher de son minerai. L'activité minière est aussi une prise de possession sexuelle. Rêver de faire l'amour avec une femme présage peut-être de l'apparition d'un filon, mais il annonce aussi une journée difficile, car la relation sexuelle avec la mine requiert une énergie concurrente avec la libido humaine. Cette déperdition érotique du travail participe du sacrifice du mineur.

1. Séduirela montagne pour la posséder

A la fois empreinte de tendresse et d'une exigence brutale, l'émotion qui saisit les mineurs lorsqu'ils parlent à la mine est chargée d'érotisme. La séduire pour se faire désirer, pour qu'elle s'offre et accepte ses attouchements, ou s'y refuse; peut-être faut-il avoir cru que ce langage s'adressait à une femme et s'être laissé abuser par la chaleur et les vibrations de la voix des mineurs pour saisir la sensualité de la mine et son identité de maîtresse minérale : Dans la mine, on luidit: -"Donne-moi une de tespoileras; toi quiest 12 poileras, Vierge Pachamama, Madame, donne-moi une de tes poIleras". Ça veut dire qu'on lui demande un filon. Ça,c'est la version saine. Mais quand quelqu'un est un peu ivre, il s'agenouille avec une foi extraordinaire et un sentiment extraordinaire, il enlève son chapeau et il dit ces mots: -"Petite mère, maintenant je vais te perforer comme ça, Pachamama, maintenant donne-moi, si tu ne me donnes pas, moi nonplus je nete donnerai pas". Desgens mal élevés: -"Lève tajupe,je vais mettre la dynamite, donne ton vagin". A moi, ça ne m'a jamais plu, mais les paysans, ils ont la foi de cette manière ; ou le mineur quand il est un peu énervé: -"Donne-moi ton cul". On dirait que c'est ce qu'il y a de mieux poureux,ils luiparlent comme si c'était leurpetite sœur. DonElias t. 44 ans, associé à la retraite. «Il faut lui parler comme à une femme», confirme David: Lesmineurs disent beaucoup de choses à la Pachamama. Quand ils ont un peutrop bu: -"Carajo, la vieille, lève tajupe,je veux être sur toi l".C'est ce genre de mots qu'utilisent certains et d'autres plus forts encore: qu'elle s'ouvre, qu'elle s'offre, que l'homme est prêt. Tu vois, et ça marche souvent. Il y a tellement d'histoires. Onditquequand l'homme entre [dans la mine], la femme s'offre, et certains entrent avec la chance et sortent gagnants, d'autres fois non, la femme ne veut pas s'offrir. L'autre jour,je pensais en moi-même: -npetite mère, tu saisqui tu vas choisir, sinon les autres vontdire queje suisun plaisantin". Et l'autre [mon compagnon de travail], il pouvait sefatiguer, travailler, en vain. Mais moi, le lendemain, je suis entré, j'ai trifouillé, j'ai nettoyé, le métal était là [...] Je crois qu'elle choisit l'homme qu'elle veut. Souvent, le métal choisit celui parqui il veut être exploité. Comme je viens de te l'expliquer, parfois quand quelqu'un le touche, il a beauledésirer, il [lemétal] disparaît, caril n'était paspour lui, unautre [mineur] vient, et il apparaît. C'est comme ça queça se passe. C'est la même chose qu'avec une fille, tu peux l'aimer, si elle ne t'aime pas, qu'est ce que tu peux y faire ? Soudain, il en arrive un qui est moche, ridicule, qui ne la mérite pas, mais la fille l'aime et s'offre à lui. C'est la même chose avec le métal. David, 36ans, associé, SanGerman (Unificada).

La montagne s'offre aux hommes avec son métal, mais elle réclame en échange leur désir et la sensualité de leur corps. Comme le montrent les témoignages précédents, la parole, mais aussi le toucher, jouent un rôle important dans cette relation. Le langage cru des travailleurs, les insultes qu'ils adressent à la Pachamama -«Vieille grande putain» - ont pour objectif de l'exciter en vue de la travailler. Mais avant que la montagne accorde ses faveurs, le mineur doit savoir la séduire. David l'annonce très clairement : il ne suffit pas de désirer la montagne pour obtenir son minerai, il faut aussi être choisi par elle. De ce consentement dépend la découverte et l'exploitation du minerai. La chance dans la production minière est toute entière conditionnée par les aléas de l'alchimie amoureuse.

276 C'est dans cette relation de séduction-possession que s'inscrivent les accidents mortels dans la mine. Lorsqu'un mineur meurt victime d'un accident, on entend parfois dire que la Pachamama était tombée amoureuse de lui (Poppe, 1985 : 73). Crime passionnel ou étreinte fatale d'une mangeuse d'homme, trop souvent en tout cas, la montagne s'accapare àjamais de la vie de ses amants.

Sexualité humaine et fertilité minière

L'apparition des filons dans la mine, qu'il faut distinguer de la genèse du minerai, est donc issue de l'union sexuelle des hommes et de la montagne dont ils reflètent les humeurs amoureuses. Les filons, jaloux et capricieux, peuvent disparaître à tout moment. Cette désertion est, bien entendu, ressentie comme une trahison de la Pachamama. «Alors que tu fais totalement confiance à ta femme, explique David en parlant du minerai, au moment le plus inattendu elle te fait ça [ses doigts figurent des cornes], le minerai c'est pareil, il peut partir avec un autre». La dimension sexuelle de l'activité minière dépasse la relation du mineur et de la montagne. Doté d'un pénis démesuré, le Tio fait preuve d'une libido débridée, qu'il n'hésite pas à assouvir par la force sur les femmes ou les hommes. Sa sexualité, à l'image de celle de la Pachamama, conditionne l'exploitation minière. Faire l'amour avec lui stimule la productivité des filons et les dessins de sexes de femmes qui ornent les galeries sont destinés à donner du cœur à l'ouvrage au propriétaire du minerai'. Pour les mineurs, «mettre de la chance» dans un lieu de travail (que. churay suerteta) signifie souvent amener des femmes dans la mine pour y faire l'amour au nom du Tio. Certaines pal/iris se seraient même fait une spécialité très lucrative de satisfaire le Tio en échange d'une part des bénéfices :

Certains, lorsqu'ils n'arrivent pas à gagner de l'argent, on dit qu'une femme doitentrerdansla mineet s'offrir [aumineur]. C'estça que veutle Tio. Et le mineur commence à gagner, à avoirde la chance. C'estcomme ça qu'ils font, comme pour inviter le Tio. Il y avait une femme dans la mine, on l'appelait Paulina. Je te parle de ça il y a 10 ou 15 ans, à cette

1 A l'inverse, le dessin d'un sexe d'homme ferait disparaître les filons. Pour cette raison, les mineurs s'interdisent d'uriner à proximité des lieux de travaiL Dans les mines de Siglo XX, lorsqu'un mineur rencontre le Tio et veut le mettre en fuite, il lui montre son pénis(Poppe, 1985 : 83).

277 époque-là, les femmes travaillaient dans la mine. Et cette femme, elle est vieille aujourd'hui, elle allait avec tous ceux qui avaient de l'argent. Elle aimait le sexe et elle travaillait de nuit. Alors, les hommes qui avaient un peu d'argent, ceux qui gagnaient, ils l'emmenaient avec eux surleur lieu de travail pour faire l'amour. Mais comme elle étaitrusée, d'abord elle se faisait offrir un peu de minerai. Puis elle vendait son corps, là, dans la mine, elle faisait l'amour. Comme elle faisait l'amour chaque nuit et qu'elle se faisait offrir du minerai pour ça, elle s'est mise à gagner plus que les hommes. Chaque semaine, elle sortait de la mine 3 ou 4 sacs de minerai, sans travail. Et les hommes avec qui elle avait fait l'amour commençaient à gagner. Onditqu'ils offraient auTiode faire l'amour. Je crois qu'ils font ça en pensant auTio,comme sic'était lui,et ça déclenche quelque chose. C'est pour ça qu'ils gagnaient. Elle était bien mal élevée cette femme. Lorsqu'on montait à la mine dans le camion, elle aguichait tout le monde. Comme on la connaissait, on luicriait-"Paulina, sors ton cul !". Et qu'est-ce qu'elle faisait cette coquine?Elle soulevait sesjupes,

- IlIl estlà mon cul,vous pouvez...Il • Don Elias t, 44 ans, associé à laretraite.

Dans la mine, les mineurs peuvent donc se substituer à leur alter ego diabolique et posséder des femmes en son nom. Parce que la présence des femmes fait disparaître les filons, ces relations ont lieu dans le pijchadero, à bonne distance des lieux de travail. Bien que le Tio et la Pachamama soient parfois présentés comme mari et femme, l'existencede relations sexuelles entre eux n'est jamais explicitement évoquée. Néanmois, on peut supposer qu'ils s'unissent lorsque, dans la mine, les mineurs font l'amour au nom du diable avec une femme qui - comme toutes ses consœurs - est identifiée à la Pachamama. L'apparition du minerai serait ainsi le fruit de la rencontre d'un principe féminin fécond et d'un principe masculin fertile, où les hommes se font les amants de l'épouse du Tio, voire du Tio lui-même. Rappelons qu'une clause possible du pacte individuel est de s'offrir physiquement au diable, comme si seule une relation sexuelle hors normespouvait engendrer une fertilitéexceptionnelle. Une analyse de l'homosexualité du Tio reste à faire ; elle expliquerait notamment pourquoi, jusqu'aux années 1970, les diablesses (china supay) de la diablada étaient interprétées par des hommes homosexuels'. Contentons-nous ici de suggérer que la

2 La bisexualité du Tio fait échoà celled'autressaqras, en particulier rare-en-cielqui abuse indistinctement des hommes et des femmes. Ellecoïncide avec la modélisation quadripartite du cosmos andin proposée par T. Platt(1978) où leur association avec 278 bisexualité du Tio pourrait refléter l'héritage androgyne des divinités préhispaniques subjuguées par le diable catholique. Au-delà de son identité diabolique masculine, le Tio, dont les effigies renferment une illa, est aussi une marna féminine.

Vers une libido universelle

Si le couple homme/montagne-Pachamama est son moteur, la sexualité apparaît comme un principe général et omniprésent de la fertilité minière. Tout est bon pour stimuler la mine et la rendre plus fertile : insulter les divinités et s'insulter entre soi ou, comme les mineurs de Julcani lorsqu'ils trouvent un bon filon, s'étreindre deux à deux et se rouler par terre d'une manière qui évoque l'acte sexuel (Salazar-Soler et Absi, 1998 :139). Avec des images d'alchimiste, ce mineur explique comment la libido humaine se trouve elle-même affectée par les stimuli permanents de l'activité minière:

Nous autres les mineurs, nous ne connaissons pas grand chose en géologie, mais il semblerait, il y a un dire, que certaines radiations des minerais qu'il y a dans le Cerro excitent le sexe de l'homme. Alors, c'est peut-être pour ça que nous avons beaucoup d'enfants. Parce que si on prend 1 000 [mineurs], au moins 999 en ont plus de 5. Le livretde famille ne suffitmêmepas à tous les noter, il faut collerdes pages.C'est peut-être la raison. Peut-être pas, mais c'est comme ça. Il peut y avoir certaines radiations de certains gaz que nous ne connaissons pas. Ça peut exciter l'homme, c'est commeça. La mine est commeça. Puisqueje te dis que là, à l'intérieur, il peut y avoirde l'uranium. Don Don VictorAlcaraz, 47 ans, associé, San German(Unificada).

Cette symbiose entre la sexualité humaine et la fécondité terrestre est liée à l'inscription des flux corporels dans la circulation hydraulique universelle (Bastien, 1986 ; Randall, 1993). En ce sens, l'activité sexuelle humaine stimule la fécondité de la terre, comme la consommation d'alcool et son évacuation participent du cycle des eaux cosmiques qui reviennent sur terre sous forme de pluies fécondantes. C'est la raison pour laquelle, dans le calendrier inca, l'époque des semailles et de la préparation des terres en jachère, période où la Pachamama se préparait à être inséminée, coïncidait avec un temps de licence sexuelle et d'ivresse (Randall ibid. : 86-88). L'activité sexuelle l'inframonde donneuneconnotation féminine auxentitésmasculines de l'ukhupacha. 279 des mineurs stimule le flux érotique des forces vives qui rendent les mines fertiles, mais ne s'y substitue pas ; la genèse du métal à proprement parler se produit hors de l'intervention humaine. Celle-ci est néanmoins indispensable pour faire apparaître les gisements et rendre possible leur exploitation. La production minière est donc le résultat de l'union des forces vives du monde qui créent le minerai brut d'une part et de l'union de ces forces avec les hommes pour générer les filons exploités d'autre part. Dans toute la région andine, les montagnes et les saqras sont réputés pour leur appétit sexuel et poursuivent les hommes de leurs désirs. Ce contact sexuel est pathogène mais, comme dans le cas des mineurs, il peut déboucher sur l'établissement d'un lien privilégié entre l'homme et les divinités. Vécue comme une copulation, la relation des chamanes avec leurs alliés cosmiques est également imprégnée d'érotisme (Bernand 1990, 1991; de Véricourt, 1998). Comme dans le contexte minier, ce lien amoureux est le véhicule d'un transfert de force conçu comme une possession.

2. Pourquoi lesfemmes ne doivent pas entrer dans la mine

Faire l'amour avec la montagne-Pachamama est donc une histoire d'homme et la jalousie de la divinité envers ses rivales est l'argument central de l'interdiction faite aux femmes de s'approcher des aires de travail. Plus généralement, on dit qu'elles ne doivent pas entrer à l'intérieur des mines, hormis lors des ch'allas de Compadres. N'est-ce pas d'ailleurs parce qu'elle est femme que la Vierge n'y pénètre jamais, alors que le Tataq'aqchu veille sur la galerie principale? La croyance en l'infortune des femmes fournit l'argument le plus catégorique de leur mise à l'écart. Mais les travailleurs avancent aussi d'autres raisons. L'exploitation minière est un travail de force pénible, une activité masculine par excellence. -«Comment une femme pourrait-elle faire la même chose que nous ?» s'interrogent les mineurs. lis prétendent également vouloir préserver les femmes des accidents et de leurs comportements irrespectueux. Quoi qu'il en soit, hommes et femmes, tous sont d'accord aujourd'hui sur la nécessité de cette mise à l'écart et l'interdit est un élément structurant de l'organisation du travail minier -Ies hommes dans la mine, les femmes à l'extérieur - et des représentations viriles de l'extraction souterraine. Pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi. Les travailleurs les plus anciens se souviennent que, dans les années 1950, des femmes

280 travaillaient à l'intérieur des mines. Certaines maniaient le marteau et la barre-à-mîne et personne ne disaient qu'elles faisaient disparaître les filons. Aujourd'hui encore, quelques femmes se risquent dans la mine pour y travailler et, chaque jour, des femmes touristes visitent certaines exploitations. De sorte que si l'interdit se réclame de l'immuabilité de la coutume et de la tradition, il n'en est pas moins une construction historique et peut, tour à tour, se faire impératif ou être transgressé. En effet, la question de la vérité de l'infortune des femmes est secondaire à la fonction de l'interdit. Plutôt que de chercher à savoir si ceux qui l'énoncent croient vraiment que les femmes portent malheur dans la mine, il s'agit donc de comprendre comment la croyance est mobilisée en fonction des circonstances et des enjeux.

L'évolution de la main-d'œuvre féminine des mines

Malgré l'apparente dimension masculine du travail rmrner, depuis l'époque incaïque et peut-être même avant, les femmes représentent une part non négligeable de la main-d'œuvre, à la fois dans les mines et à l'extérieur. Elles ont principalement, mais pas uniquement, été employées pour le tri du minerai. En raison de cette spécialisation, le vocable <

3 Du quechua «pallar», collecter, glaner. Les palliris du Cerro Rico sont aussi surnommées, de manière péjorative, chirapas. Ce bolivianisme qui signifie haillons, qualifie l'accoutrement des femmes qui mettent leursplus vieilles polleraspour aller travallier.

281 activité consistait principalement à trier le minerai et à le conditionner, dans et hors des mines. Mais il est vraisemblable qu'un certain nombre d'entre elles prit part également aux travaux de perforation. Au milieu des années trente, le départ des hommes pour la guerre contre le Paraguay accrut la part de la main-d'œuvre féminine (Poppe, 1985 : 10). Quelques années plus tard, le médecin Domingo Flores (1943) qui avait entrepris une étude sur le travail des femmes et des enfants dans les mines boliviennes, relate sa surprise lorsqu'il découvre, dans l'exploitation d'étain d'Araca, que l'aide du barretero qu'il est en train d'examiner est une femme vêtue en homme. A la veille de la révolution de 1952, elles sont officiellement 4 000 employées dans l'exploitation minière, soit 10 % des travailleurs (Cepromin, ibid.). La COMIBOL interdit leur travail à l'intérieur des mines, mais les femmes continuent à trier le minerai à l'extérieur. D'autres fabriquent des cales d'argile pour les explosifs et l'entreprise loue par ailleurs ses terrils à des femmes palliris. Dès l'époque des syndicats de kajchas, les coopératives ont également massivement incorporé la main-d'œuvre féminine. Jusque dans les années 1950, outre la sélection du minerai, ces femmes collaboraient à la perforation et à l'évacuation du minerai. A l'image de ce qui se passait dans les entreprises privées, elles étaient donc présentes, aussi bien dans la mine qu'à l'extérieur. Actuellement au nombre de 5 000, elles représenteraient 10 % des coopérativistes selon la Fédération nationale. A Potosî, malgré une baisse significative de leur nombre ces dernières années, elles sont encore une petite centaine. Presque toutes sont veuves d'associés. Pour toute retraite, elles ont reçu l'usufruit d'une aire de travail. Bien qu'aucun règlement n'interdise le travail souterrain des femmes dans les coopératives, en 1998, elles n'étaient que trois à produire «comme des hommes». Toutes les autres exploitent le minerai à ciel ouvert.

Ventre de femme, mauvais œil etjalousie

Dans le Cerro Rico, l'infortune des femmes porte un nom: c'est parce qu'elles sont banco iiawi qu'elles ne doivent pas s'approcher des filons. Pour les mineurs, banco Mwi est le synonyme de mal agûero (esp. mauvais augure) ou mala sombra (esp. mauvaise ombre). On sait que le terme de banco peut se référer à un changement d'état du filon, une déviation de son cours ou son amoindrissement (Langue et Salazar­ Soler, 1993 : 64). Quant à nawi, qui signifie œil en quechua, il évoque

282 le concept de «mauvais œil», lié à l'envie. Lefait d'être banconawi ne traduit cependant pas nécessairement une malveillance. Cette disposition est plutôt liée à la nature intrinsèque du malchanceux. Est ainsi déclarée banco naw; toute personne dont on sait, empiriquement, qu'elle peut faire disparaître le filon dont elle s'approche. Il n'y a donc pas que des femmes qui soient concernées. Si, par malchance, le filon qu'il exploite disparaît dans les jours qui suivent sa mise au travail, le péon est aussitôt congédié en tant que banco nawi. fi lui sera alors difficile de trouver un nouvel employeur. Parce qu'il est impossible, autrement que par une expérience malheureuse, de savoir si une personne est, ou n'est pas, banco fiawi, les mineurs évitent d'exposer leur minerai au regard des autres, y compris de leurs propres compagnons. Mais contrairement aux hommes, les femmes n'ont pas l'occasion de faire leurs preuves pour être reconnues banco nawi. Comme l'explique Dona Paulina, il suffit qu'une femme, n'importe laquelle, voit un filon, pour que celui-ci disparaisse; c'est la nature même de la femme qui justifie sa mise à l'écart des gisements :

Nous, nous avons envie de travailler dans la mine. Nous disons : -"Pourquoi ne pouvons-nous pas perforer la roche comme les hommes? Est-ce que c'est difficile ?". Non, ce n'est pas difficile. Mais il y a cette histoire que la femme est, comme on dit, banco iiawi. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais c'est ça qui fait disparaître les filons. Comment dire, la femme entre, voit [le minerai], et deux jours ou 24 heures plus tard, ils disparaissent [...] Alors nous, on comprend et on n'exige pas d'entrer dans la mine. Dona Paulina Femandez, 48 ans, palliri, Maria-Antonieta (Ckacchas Libres).

Et, si certains mineurs ont osé mettre la croyance à l'épreuve, beaucoup comme Don Macario, s'en repentent encore. fi raconte: «Une fois, je travaillais bien, j'ai fait entrer ma femme sur mon lieu de travail et ciao filon ! Depuis, je ne permets plus que les femmes entrent là où je suis en train de produire». De tels témoignages viennent régulièrement conforter l'interdit. L'origine de la disparition des filons en présence des femmes se résume somme toute à une histoire de jalousie féminine. L'entrée des femmes dans la mine vient perturber la relation sexuelle fertile des hommes et de la montagne. Jalouse, la maîtresse minérale des mineurs se refuse à eux et ses gisements se tarissent avec son désir:

283 Comment dire, la Pachamama pourrait être la propriétaire des hommeset eux ses maris ou quelque chose comme ça. Et quand, nous les femmes, nous entrons, la Pachamama peut devenir jalouse,non ? Elle imagine que nous pourrions lui prendre ses hommes ou ses filons. C'est ce que j'imagine,je ne sais pas. Elle[la Pachamama] fait seulement apparaître [le minerai] à l'homme, non? Ça,ça fait y croire. Dofla PaulinaFemandez, 48 ans,palliri, Maria-Antonieta (Ckacchas libres).

La jalousie de la Pachamama fait écho à celle des épouses des mineurs envers cette montagne qui accapare leurs hommes, les obsède et, trop souvent, se les approprie à tout jamais. Exprimée dans le registre sentimental, la disparition des gisements souterrains exposés au regard des femmes, est liée au conflit entre leur fertilité et celle de la montagne. Lui-même fécond, le ventre de la femme peut en effet confisquer la fertilité de la mine. Dans les mines de Llallagua, on dit que le filon disparaît avec la première menstruation qui suit l'entrée de la femme dans la mine (Poppe, 1985 : 101). Alors, afm d'éviter toute collusion néfaste, certains mineurs interdisent même aux femmes de s'approcher des outils, barres à mine ou pioches, qui pénètrent la montagne et participent de leur union sexuelle avec la Pacharnarna. Comme bien d'autres représentations du monde minier, l'idée d'une interférence entre la fertilité de la femme et celle de la mine est un héritage agricole et paysan. Ainsi, dans les campagnes de la région de Potosï, les femmes qui ont leurs règles ne doivent pas s'approcher des champs sous peine de faire perdre les récoltes. Pour les populations andines, la menstruation est la période la plus fertile du cycle féminin, celle où la concurrence entre les femmes et la terre joue à plein. La disparition des fruits de la terre est également associée au caractère nauséabond des règles, une pollution olfactive qui rappelle certaines exégèses alternatives de l'infortune des femmes", Mais, comment expliquer que la mise à l'écart des femmes, qui n'est que temporaire sur les lieux de production agricole, soit devenue permanente dans les mines?

Raisons symboliques et enjeuxpratiques

La dimension sexuée du travail minier tient sans aucun doute à son

4 Certains mineurs, pour expliquer l'infortune des femmes, mettent en cause les effluves de leur maquillage et de leur parfum. 284 caractère souterrain. De même que l'extraction à ciel ouvert, la relation entre les agriculteurs et la Pachamama ne possède pas la même charge sexuelle que la production souterraine où les mineurs pénètrent profondément la divinité. Par ailleurs, alors que les travaux des champs mobilisent conjointement les hommes et les femmes de la famille paysanne, l'extraction minière est historiquement une activité masculine. La disparition progressive des femmes allait y contribuer. Elle tient à plusieurs facteurs. Le premier est la modernisation et la mécanisation de la production. Rappelons que dans les mines d'Etat, le travail des femme fut interdit dès le début des années 1950. L'idéologie progressiste qui motiva cette interdiction influença également les pratiques des coopérativistes. Plus tard, dans les années 1980, l'abandon de la production d'étain pour celle de l'argent commercialisé en brut supprima les tâches de tri, principales consommatrices de main-d'œuvre féminine à l'intérieur et à l'extérieur des mines. Les palliris durent alors se rabattre sur des activités à ciel ouvert, notamment le recyclage des terrils et le balayage des résidus. D'autre part, aujourd'hui, la mine n'attire plus les jeunes femmes qui préférèrent migrer. De sorte qu'au cours des dernières décennies, le nombre des palliris a sensiblement diminué sur la montagne, tandis qu'elles disparaissaient de l'intérieur des mines. La nécessité de tenir les femmes à l'écart des filons entérine donc un fait accompli. Et c'est parce que leur présence n'est plus essentielle dans les mines que la croyance en l'infortune des femmes peut prendre la dimension qu'on lui connaît actuellement. C'est donc en fonction des aléas de l'histoire productive et des besoins de main-d'œuvre que la croyance paysanne en une concurrence entre la fertilité des femmes et celle de la terre a pu surgir, ou disparaître, dans le contexte minier. Aujourd'hui, la mise à l'écart des femmes des mines permet aux travailleurs masculins d'asseoir leur domination et de se préserver de leur concurrence dans un contexte d'épuisement des gisements souterrains. D'un point de vue légal, rien n'empêche, en effet, une veuve d'hériter du lieu de travail souterrain de son défunt mari et de l'exploiter. Confrontées aux pressions des hommes, les palliris préfèrent cependant solliciter un lieu de travail à ciel ouvert. Le symbolique vient ainsi légitimer la domination économique des hommes qui se réservent l'exploitation souterraine, beaucoup plus rentable. Une palliri gagne six à dix fois moins qu'un mineur de fond. Dans ce contexte, la distinction entre le travail souterrain et l'exploitation à ciel ouvert s'est érigée comme un élément constitutif

285 de la différence des sexes. L'interdit vientconforter l'idéologie urbaine de la répartition sexuelle des tâches -l'homme au travail, la femme au foyer- qui prévaut dans les familles minières. Nousavonsvu que pour les hommes, l'entrée à la mineprendla valeurd'un rite de passage vers l'âge adulte et la fondation d'un nouveau foyer. A l'inverse, pour les femmes, le mariage signifie l'abandon de l'activité de palliri, réservée aux célibataires et aux veuves. Etre mineur de fond devient alors synonyme d'être un homme. Les travailleurs les moins endurants reçoivent le surnom de senorita, dOM ou chola et les quelques hommes qui travaillent à ciel ouvertsontqualifiés de q'ewa (efféminé) ou de maricôn (pédéraste). Comme Dona Paulina, les femmes elles­ mêmes n'hésitent pas à se moquer :

Là, il Ya des hommes qui balayent [le minerai]. Ils font pareil que moi. Ils n'ont pas honte; comment unhomme va-t-il balayer? C'est une honte. C'est seulement pour les femmes. Les hommes ont le droit de travailler dans la mine et seules les femmes ontle droit debalayer ici, à l'extérieur. C'est pour celaque nous les critiquons. Celui qui balaye devrait semettre enjupe ouenrobe.

Paradoxalement, l'emprunt minier aux représentations du monde paysan vient ainsi conforter l'évolution du statutde la femme dans un sens plus ouvrieret plus urbain, avec une division sexuelle du travail et une domination masculine bien plus importante que dans les campagnes". Significativement, dans les petites coopératives rurales des environs de Potosi, où les travailleurs sont à la fois mineurs et paysans, le travail est resté très familial et les femmes collaborent aux activités souterraines. A Potosi, la dimension masculine de l'activité minière est incarnée par le Tio, dont la présence inquiétante contribue à interdire aux femmes l'entrée des galeries. Trop «faibles d'esprit» pour affrontersa puissance, les femmes sont également les victimes désignées de sa libido débridée. Mais c'est aussi de la sexualité des mineurs que les femmes cherchent à se préserver. Certains expliquent avec ironie que c'est parce que les femmes qui travaillaient dans la mine avaient trop d'enfants qu'on a décidé de les exclure. Archétype du travailleur souterrain, le Tio personnifie les attributs virils du mineur, son endurance et sa sexualité. Lacommunauté de travail qu'il patronne est,

~ Cettedomination est également politique:que ce soitdans les coopératives ou dans les fédérations départementales, aucun postede dirigeant n'est occupé parunefemme. 286 par essence, une communauté d'hommes. Sa figure incarne le caractère masculin et défendu aux femmes du monde souterrain. L'interdiction des femmes dans les galeries est aussi le gage de l'équilibre entre les mondes. Mi-homme, mi-diable, les fruits hybrides de l'union d'une femme et du Tio menaceraient la partition des mondes. En même temps, préserver les femmes de l'emprise diabolique du Tio empêche la société de basculer tout entière dans l'univers saqra. Les pouvoirs domestiques de la femme qui garantissent la reproduction sociale, permettent de contrebalancer ceux du sous-sol. Comme la Vierge et les tataq'aqchus, elle assure la jonction entre l'inframonde auquel son mari finit par appartenir et la société des hommes. Nous avons vu qu'il lui revient notamment de soustraire l'argent de la mine à l'influence du Tio. En revanche, si les femmes travaillaient dans la mine, si elles aussi devenaient saqras, qui alors se porterait garant du monde domestique et social t

La transgression de DonaIulia et Dona Isabel

Découragées par les bénéfices misérables des exploitations à ciel ouvert, Doüa Isabel et Dona Julia, veuves de mineurs, ont décidé, il Y a une dizaine d'années, d'entrer dans la mine pour y travailler comme des hommes. Depuis, chaque matin, elles troquent leur poilera contre un pantalon de travail. Parce que les travailleurs des autres exploitations ne les auraient pas acceptées, elles ont réhabilité une mine abandonnée. Aucun homme ne les a rejointes, seul le frère de Julia vient, de temps à autre, leur prêter main forte. Dona Julia et Dona Isabel ne sont pas des suffragettes. Elles n'ont pas fait de leur choix l'expression d'un combat féministe, mais présentent leur travail comme un pis-aller auquel elles se sont habituées. Pour elles, une chose est certaine : la malchance attribuée aux femmes sert à masquer le désir de domination des hommes. Pour les travailleurs masculins, en revanche, les choses sont beaucoup moins évidentes. Comment concilier le travail des deux femmes avec les raisons qui légitiment la mise à l'écart des femmes et construisent l'identité masculine ? La première interrogation des travailleurs est de savoir si, oui ou non, ces deux femmes produisent du minerai. Comment le pourraient-

6 Dans un même ordre d'idée, on sait que sous l'Empire inca, les femmes mariées étaient tenues à l'écart des ivresses collectives afin d'assurer le retour à l'ordre social altéré par l'alcool (Bernand, 1986b : 21). 287 elles malgré la jalousie de la montagne? Où puiseraient-elles la force et le courage viril qui permettent d'affronter la roche? Généralement, les mineurs considèrent, mais en réalité ils n'en savent rien, que la production des deux femmes est négligeable. Reste que leur travail est une véritable atteinte à leur ego viril. Aussi, ont-ils dû se rendre à l'évidence: puisqu'elles travaillent dans la mine, Dona Julia et Dona Isabel ne sont pas de vraies femmes. Elles sont considérées comme un couple homosexuel et qualifiées de qharimachu (hommasses)'. C'est donc en affirmant l'ambiguïté de leur identité sexuelle que les travailleurs masculins s'évitent de remettre en question les représentations sociales et symboliques de la perforation minière aujourd'hui réservée aux hommes:

Elles sont bizarres, non, ces deux femmes qui se mettent dans la mine, elles travaillent même de nuit. C'est comme si l'une était le mari et qu'il rassurait l'autre comme le ferait un mari pour sa femme [...] On dit que l'une d'entreelles est à moitié homme, à moitié femme et qu'ilpourraity avoirdes relations entreIsabel et Julia,Juliaet Isabel. DonVictor Alcaraz, 47 ans.associé, SanGerman (Unificada).

En fait, seul le travail de Julia, qui manie la barre-à-mine et la dynamite, pose vraiment problème. Celui d'Isabel est beaucoup moins subversif. Chargée d'évacuer la roche et le minerai. elle reste en dehors de l'extraction proprement dite. Son activité est similaire à celle que les femmes réalisaient jusqu'aux années 1950. Dans le couple Isabel/Julia, la première possède donc le statut d'une femme qui seconde son mari dans la mine et c'est Dona Julia qui est visée par Don Victor, lorsqu'il suggère que l'une d'elles est mi-homme/mi­ femme. TI est probable que le veuvage, qui tient lieu de ménopause sociale, joue un rôle dans cette interprétation. Ainsi, l'honneur est sauf, seuls les hommes, et ce qui y ressemble, exploitent les filons souterrains. L'expérience de Julia et d'Isabel prouve que les femmes ne sont pas les victimes passives de leur mise à l'écart. N'est-ce pas aussi pour s'épargner un travail trop dur que les femmes ne sont pas plus nombreuses à prendre le chemin de la mine? C'est là toute l'ambiguïté du discours féministe de Dona Paulina qui, sous couvert d'attaquer la domination des hommes, s'approprie leurs arguments. Pourquoi, après avoir affirmé son désir de travailler dans la mine, adhère-t-elle à l'idée

7 Probablement unedéformation de l'espagnol marimacho, garçonmanqué.

288 que les femmes font disparaître les gisements ? Pourquoi Paulina préfère-t-elle penser, ce qu'elle sait être faux, que la production d'Isabel et Julia est moins rentable que la sienne? Enfin, pourquoi est­ elle la première à remettre en question la virilité du gardien de sa mine qui, comme elle, balaie le minerai et à qui, moqueuse, elle propose régulièrement de prêter sa poilera?

Desfemmes touristes dans la mine

Dona Julia et Dona Isabel ne sont pas les seules femmes à poser, chaque jour, leur regard sur les filons. Parmi les quelques dizaines de visiteurs étrangers qui, depuis la fin des années 1980, visitent chaque jour les mines, près de la moitié sont des femmes. Elles ne viennent pas, bien entendu, pour travailler dans la mine et ne portent pas atteinte à l'ego viril des mineurs. Mais il fallut cependant concilier leur présence avec l'idée que les femmes font disparaître les filons. Soulignons, avant tout, que les mineurs ont tout intérêt à permettre l'accès de leurs exploitations à ces femmes. Outre leur réel désir de faire connaître un travail trop peu valorisé par leurs propres compatriotes, ils sont motivés par les présents et les quelques pesos qu'ils reçoivent des touristes. D'ailleurs, à première vue, les travailleurs des mines visitées semblent remettre en cause l'existence d'une interférence néfaste entre les femmes et les filons. Depuis que des femmes visitent leurs mines, ils affirment ne déplorer aucune disparition de filon. Cependant, cela n'est pas allé de soi. Au début, les guides se sont heurtés au refus des associés. Aujourd'hui encore, tous n'acceptent pas la présence des femmes touristes et beaucoup veillent à ce qu'elles ne s'approchent ni trop près, ni trop longtemps, de leurs filons. Mais même ceux qui les acceptent sans réserve n'ont pas rompu avec la croyance. Seulement, comme pour Julia et Isabel, c'est parce que les visiteuses ne sont pas reconnues comme des femmes à part entière qu'elles peuvent entrer dans la mine sans altérer les fondements de la croyance :

Nos femmes ne veulent pas entrer de peur de faire disparaître les fùons. Après, de quoivivraient-elles? - Et pourquoi les gringos entrent-elles? Là, c'est différent, les gringas viennent pour se promener, pas pour travailler.

289 - Mais ce sont desfemmes? C'est différent. .. Ici, à Potosî, les femmes sont généralement en jupes, il n'yen apresque pasquisont enpantalons. Marcos Rejas, 43ans, cuenta-casa, Candelaria (Unificada).

Dans le monde minier où, à l'âge de la puberté, les jeunes filles quittent leur jupe ou leur pantalon d'enfant pour adopter la poilera, le pantalon des étrangères est interprété comme le signe de leur immaturité sexuelle. Femmes-enfants, non encore fertiles, elles ne sont ni de vraiesfemmes, ni les rivales de la Pachamama. Le bon accueil réservé aux femmes touristes s'explique également par l'existence supposée de leur complicité particulière avec les divinitésde la richesse. L'opulence des gringos alimenteles fantasmes des mineurs ; il faut bien être un peu millionnaire pour passer sa vie en vacances ! Peut-être les visiteurs étrangers possèdent-ils un de ces secrets particulièrement efficaces qui permettent d'obtenir les faveurs des maîtres des richessesdu monde, et donc des tios ? L'apparence du Tio qui se manifeste sous les traits d'un hommeblond aux yeux bleus renforce son empathie avec les étrangers. La coca, les cigarettes, l'alcool et la dynamite offerts aux travailleurs par les touristes présagent déjà de leur fortune. Alors, comme dit Eliana, le gringo, qu'il soit homme ou femme, il a de l'argent,donc il a de la chance :

Ils ont des croyances. -"Ma femme va me porter malheur, mais [elle] c'est une touriste". Qu'il soithomme ou femme, le gringo, il a de l'argent, donc il ade la chance. C'est pour celaqu'ils les mettent [dans la mine]. Eliana Garnica, 29ans, fille de mineur, vendeuse d'artisanat.

L'expérience du tourisme a ainsi conduit les travailleurs des exploitations visitées à adapter leurs discours. La malchance des femmes y a perdu son caractèresystématique pour se concentrersur la personnedes femmes de mineurs, à la fois rivales de la Pachamama et des hommeseux-mêmes. Mon expérienced'anthropologue rejoint à la fois celle des femmes touristes et celle des épouses de mineurs. Tous les mineurs n'ont pas acceptéque je les accompagne sous terre. Mais mon statut d'étrangère en pantalon, semblait le plus souvent suffireà obtenir leur accord. En fait, il m'a fallu du temps avant de comprendre que, sous leurs apparences désinvoltes, les mineurs ont guetté les signes de ma bonne ou de ma mauvaise fortune. J'ai su longtemps après que les mineursde San German, qui ne reçoiventpas de touristes, ont accordé une grande 290 attention à ma première entrée dans leur mine. Le comportement favorable du filon de David après mon passage incita d'autres mineurs à m'inviter sous terre. Mais comprendre que l'on peut porter chance implique d'accepter la possibilité inverse. La disparition d'un filon, suite à une de mes visites, aurait compromis le déroulement de mon terrain et l'idée d'un hasard malheureux me fit espacer mes incursions souterraines. Parfois même, sur un pressentiment, je retardais l'invitation. J'avais ainsi intégré l'idée que les femmes doivent se tenir éloignées des filons. Quelles qu'en soient les raisons, c'est cette autocensure qui fait des femmes des acteurs de leur mise à l'écart.

* Le cheminement du mineur qui quitte la ville pour la montagne, puis délaisse le monde solaire pour s'enterrer dans le sous-sol, à la rencontre des saqras et de sa propre part diabolique, est un périple rituel. li tient à la fois du pèlerinageet du parcours initiatique. Les galeries minières, balisées par les vierges, les tataq'aqchus et les tios entre lesquels circulent les hommes qui sollicitent leurs pouvoirs, évoquent les sentiers rituels préhispaniques, appelés ceques, qui reliaient entre elles les wacas et sur lesquels les Indiens transitaient, en dansant et en chantant en leur honneur (Zuidema, 1964). Réminiscence de cette pratique, on sait que les mitayos de la colonie vécurent comme un pèlerinage le trajet jalonné de rites qui les menait depuis leurs communautés vers les mines et la waca de Potosî (Penry, 1996). Le pèlerinage souterrain des mineurs est également vécu comme un long rite de passage qui, d'étape en étape, fait de l'homme un saqra, anticipant sur son identification avec un monde qu'il rejoindra à sa mort. L'analyse nous à conduit à substituer à l'hypothèse de la mine comme espace de transition entre l'ukhupacha et le monde des hommes, la mise en état frontière de l'homme, du Tio et du métal. Dans les galeries souterraines, la socialisation des saqras fait pendant à la diabolisation des travailleurs. Chacun, homme et diable, emprunte à l'autre certains de ses attributs. Cette inspiration mutuelle qui les rapproche est la condition de l'extraction minière. Sans possession par le Tio, le mineur ne peut puiser en lui, la force nécessaire à son travail. Sans socialisation des diables, toute négociation est impossible. Sans soustraction du minerai à l'emprise de l'inframonde, pas d'économie minière. Ce double processus de diabolisationlsocialisation témoigne

291 qu'il n'existe pas de rupture franche entre le social/domestique et le sauvage/diabolique, mais toute une gamme d'états intermédiaires correspondant à l'emprise plus ou moins forte de chacun de ces deux pôles. TI ne s'agit donc pas de penser le sauvage et le domestique comme des catégories fermées ou des essences immuables, mais comme des valeurs de position, polysémiques et mouvantes, entre des manifestations plus sauvages et d'autres plus domestiques du monde. Selon les contextes, l'homme, les divinités, le minerai et les différents espaces-temps du Cerro et de ses mines, relèvent alternativement des unes ou des autres. C'est la raison pour laquelle il est si difficile d'assigner des valeurs fixes aux catégories ukhupacha et hananpacha.

Les transfigurations opérées par le travail minier sont conceptualisées, par les mineurs, en terme d'une circulation de force qui renvoie aux anciennes représentations indigènes du cama. Mais le pouvoir des ancêtres et des wacas a aujourd'hui fait place à la dialectique entre la puissance socialisante du baptême catholique et le pouvoir animant diabolique des forces telluriques. Dans le contexte minier, le susto initiatique qui permet au Tio d'exercer son rôle de source animante apparaît désormais comme la contrepartie inversée du baptême catholique, qui extrait le petit enfant du monde saqra et limite l'influence du Tio sur la personne des travailleurs. TI est d'ailleurs possible que les premiers Indiens évangélisés aient considéré ce rite du baptême, aujourd'hui si important pour les populations andines, comme un transfert de cama, complémentaire de celui lié aux ancêtres et aux wacas. La notion de Saint Esprit aurait ainsi facilité l'adoption des divinités catholiques par une pensée religieuse dominée par la circulation cosmique. La diversité des êtres et des choses qui, aux yeux des mineurs, participent à cette circulation est cependant sans commune mesure avec la descente du Saint Esprit, réservée aux êtres humains qui ne peuvent le transmettre à leur tour. Dans les Andes, les animaux, les plantes et le minerai reçoivent également leur part d'énergie animante. Et lorsque le travailleur meurt dans la mine, sa force transmise au filon stimule la productivité de l'exploitation. Sa transformation en diable et en minerai, ainsi que l'existence du Tio comme double du mineur, évoquent davantage les métamorphoses du nahualisme mexicain que le pouvoir du baptême catholique.

292 CONCLUSION

Agissement de l'homme sur son environnement pour en extraire les moyens de son existence, le travail de la mine est également un élément structurant des rapports sociaux, un mode de relation aux forces vives et aux divinités et un code moral en action' qui charpentent le mineur comme individu et comme classe sociale. L'exercice régulier du métier s'accompagne de l'adoption d'un certain nombre de valeurs. Certaines sont liées à la profession (savoir­ faire, force, courage, endurance, investissement sacrificiel dans la mine) ; d'autres revendiquent des patrons culturels urbains (mobilité sociale, éducation formelle, consommation, etc.) identifiés à la civilisation par opposition à un monde paysan considéré comme ignorant et arriéré. Plus encore, l'analyse des représentations du corps au travail montre que l'apprentissage du métier est vécu comme une véritable maladie initiatique qui bouleverse la personne des travailleurs. Leur identité sociale s'intériorise ainsi au plus profond d'eux-mêmes, dans leur esprit et dans leur cœur investis par le Tio. Autant qu'une question d'occupation et de valeurs, être mineur est une question d'essence. Parler de corps de métier et d'esprit de corps au sujet des travailleurs du Cerro Rico, possédés par l'inframonde, n'est pas une image. li s'agit d'une réalité. Mais le travail ne fabrique pas seulement du métal et des mineurs, il opère également une socialisation des forces vives de l'univers. L'espace souterrain des galeries, le Tio et la Pachamama sont arrachés à l'univers indifférencié des saqras pour rejoindre les circuits de la reproduction de la société humaine. L'activité minière influence directement le rapport entre le sauvage et le domestique ; véritable praxis, elle transforme conjointement l'homme et le monde.

1 rempruntecetteexpression à M. Taussig (1980: 117) qui l'a employée à proposde la sorcellerie. Espace de dialogue et de négociation avec les forces vives de l'univers, les rituels jouent évidemment un rôle essentiel dans cette interaction entre l'homme et l'inframonde. Nous avons vu qu'ils explicitent clairement comment cette interaction est perçue en terme d'une relation de production. L'homme et les divinités travaillent ensemble et le rite vient réaffirmer le rôle de chacun dans l'extraction minière. fi convoque les pouvoirs animants et génésiques du Tio et de la Pachamama ainsi que la protection des vierges et des croix. En même temps, le rôle rituel de chaque travailleur et la relation qu'il établit avec chaque divinité confirme son statut dans l'organisation sociale de la production. Si certaines dates du calendrier suscitent des célébrations formelles, il serait cependant erroné de distinguer le temps du travail et celui du rite. Au-delà des dévotions quotidiennes qui ponctuent le travail, l'analyse montre que l'extraction minière est, en elle-même, une activité ritualisée, régie par la logique de la circulation énergétique entre les mondes. Au contact du sous-sol, le mineur s'imprègne de la force saqra qui lui permet d'exercer son métier. Le transfert de force du Tio vers les travailleurs rappelle que le pouvoir animant des wacas constituait l'essence même du divin pour les anciennes populations des Andes. L'expérience minière démontre que cette circulation se fait à double sens. Tandis que les mineurs sont soutenus par la force du Tio, leur effort, leur sacrifice laborieux et leur dévotion exhalent une énergie vitale et sexuelle qui révèlent les pouvoirs génésiques de la mine et permettent au diable ouvrier de se réaliser comme source animante et maître du travail. Sur le même mode, le pouvoir génésique de la Pachamama est stimulé par la libido des travailleurs. L'idée que le souffle du mineur fait vivre la mine tandis que la force de la mine le maintient en vie est la plus belle expression de cette circulation universelle qui soutient à la fois l'existence des hommes et celle de leurs divinités. Cette fonction du travail comme participation humaine à la reproduction cosmique est indissociable de son aspect économique immédiat. Agent de l'interaction entre les mondes, le travail est également un régulateur moral de son instrumentalisation par les hommes. L'exemple du pacte individuel avec le Tio montre que certains rites permettent d'obtenir des richesses bien plus alléchantes que celles que procurent le travail et les rites collectifs. Mais l'argent du pacte, trop sauvage, est éphémère. Quant au pactiseur, il est voué à une mort

294 prématurée : ne libérant pas d'énergie au travail, il est victime d'une accumulation excessive de force diabolique qui menace l'ensemble de la société. A l'inverse, les mineurs «honnêtes» qui s'acharnent au prix de leur vie à faire produire le Cerro Rico, participent à la fois à la circulation cosmique et à la prospérité humaine. Seul le travail qui limite l'emprise du Tio sur le corps du mineur et socialise le minerai est donc à même de servir, à la fois, la reproduction cosmique et la reproduction sociale. Mettre en évidence ce rôle du travail comme circulation de forces entre l'homme et le monde contribue à éclairer la nature du divin dans les Andes. La présence de divinités catholiques au sein du panthéon andin a, en effet, obscurci notre perception des représentations locales. L'usage même du terme de divinité, ou de dieu, renvoie l'image d'une entité transcendante, au contour défini, qui ne coïncide pas totalement avec les forces qui organisent l'univers des populations andines. Comme nous l'avons souligné, ce que nous avons appelé divinités correspond plutôt à des principes actifs immanents qui prennent corps dans la relation qui les unit aux hommes. Tout au long de cet ouvrage, l'étude des pratiques et des représentations religieuses a donc révélé certains aspects inédits du travail de la mine. Outre une meilleure compréhension de ses enjeux symboliques, le religieux a été un analyseur privilégié des mécanismes d'intériorisation et d'interprétation, par les mineurs, des contraintes objectives de la production minière : celles du corps au labeur bien sûr, mais aussi les rapports de travail, les changements technologiques et la conjoncture globale où ils s'inscrivent. Ainsi, l'analyse des relations de production au travers des rituels miniers permet de rendre compte de la dérive capitaliste des coopératives et de la dissolution du projet révolutionnaire dont était porteuse la classe des travailleurs des mines, suite à la crise et à l'ajustement libéral des années 1980. Le détour par le religieux fournit également d'importants éléments d'interprétation des représentations identitaires et des configurations du genre des mineurs et donc, de leurs mobilisations. Mais les pratiques et les représentations religieuses font bien plus que de refléter l'ordre social, politique ou économique. Manipulées par les mineurs, instrumentalisées par eux, elles influencent directement leur environnement en permettant, par exemple, de légitimer les rapports de domination dans le cas de la croyance en l'infortune des femmes et de la mainmise des dirigeants sur les rituels ou bien, à l'inverse, de les rendre illégitimes par des accusations de pactes diaboliques.

295 Cette nécessité de faire communiquer entre eux les différents champs de l'expérience sociale apparaît, de manière exemplaire, dans la figure du diable ouvrier. Médiateur de la relation au travail et aux marchés des matières premières, le Tio qui le possède est également le trait d'union des divers registres où se décline «l'être» mineur. Et il est temps maintenant de répondre à cette question que nous nous posions dès l'introduction de cet ouvrage : que signifie devenir diable pour un mineur de Potosf à l'aube du XXIème siècle ? Travailleur assidu, arpentant les galeries avec son casque et sa lampe, le Tio est d'abord un compagnon de travail. Sa force, son endurance, sa connaissance des filons lui valent le titre de maestro qui définit ceux d'entre les mineurs qui font preuve de ces qualités. Jusqu'à son sexe en érection et sa libido débridée témoignent de la puissance virile revendiquée par les travailleurs. Ouvrier masculin, endurci, expérimenté et productif, amateur de femmes, de feuilles de coca et d'alcool, le Tio apparaît ainsi comme un kajcha idéal, une sorte d'archétype du mineur. Le fait qu'elle passe par la possession donne tout son sens à l'identification de l'homme avec son modèle. En attribuant à la colonisation la création de tous les travailleurs miniers du Cerro Rico, y compris celle du Tio, les mineurs revendiquent également une origine commune avec lui. Ce sont les Espagnols qui enterrèrent les populations andines et leurs divinités dans les mines pour s'en approprier les richesses. A Potosî, certains mythes d'origine font ainsi coïncider la genèse du Tio avec les débuts de l'exploitation du Cerro Rico à l'époque coloniale. lis le font surgir d'une divinité de la montagne exilée dans le sous-sol ou de l'âme des mitayos. Dans ce dernier cas, la naissance du Tio se confond avec l'apparition des premiers mineurs. Nous avons vu que ce rôle des Espagnols dans la création des travailleurs du sous-sol comme catégorie sociale, se double d'une paternité morale, décrite sur le mode d'une transmission génétique. En important en terre américaine le culte européen pour la richesse, les conquérants auraient légué à l'exploitation minière le pouvoir délétère qui la caractérise, par opposition à un monde paysan où se serait perpétuée l'ancienne vertu indigène. Leur caractère excessif, leur grossièreté, leur penchant prononcé pour l'alcool et leur libido incontrôlée - que les travailleurs

2 J'utilise le concept d'archétype dans le sens d'une image qui alimente les représentations collectives et individuelles des mineurs et non dans l'acception d'un inconscient collectif où s'enracineraient les représentations individuelles. 296 prêtent à l'influence des Espagnols - coïncident aussi avec les attributs du Tio, dont ils sont investis par la possession. De sorte que la divinité incarne également l'héritage espagnol que les mineurs s'attribuent en raison de leur activité professionnelle. En condamnant les Espagnols pour avoir institué le culte idolâtre au Tio et à ses richesses - le premier pacte diabolique - et avoir introduit des comportements contraires à l'ordre social et moral, les travailleurs de Potosi ne font, après tout, que retourner aux colonisateurs les accusations démoniaques que ces derniers portèrent contre les sociétés indigènes. Lorsqu'ils accusent, à juste titre, les Espagnols d'avoir apporté le diable dans les mines, ils adhèrent en même temps à l'identification du Tio avec Satan, ennemi de la foi, de l'ordre établi et source de cupidité pécheresse. Dans certains mythes, le Tio n'apparaît d'ailleurs plus comme une entité préhispanique diabolisée, mais bien comme l'ange déchu de la tradition catholique. La multiplicité de ses origines mythiques est en accord avec le caractère composite de la figure du Tio qui cristallise des éléments issus des cultes miniers préhispaniques totorongo, mama, montagne, ancêtres, etc.) et des croyances venues d'Europe (le diable, les saints patrons, les lutins des mines, les vampires, le familiar, etc.). Dans les mythes, l'image de la filiation qui fait du Tio le fils du diable et d'une montagne, d'un minerai ou d'un saint, permet parfois de résoudre 1'hétérogénéité de ses origines. Dans la pratique cet héritage contradictoire place ses dévots dans une position pour le moins inconfortable. Rendent-ils un culte à ce diable, ennemi de leur Dieu et des valeurs chrétiennes qu'ils défendent ? Ou bien à une entité distincte qui aurait juste emprunté au malin son nom, ses cornes et ses pieds fourchus? Sont-ils possédés par le démon ou bien investis par le pouvoir bénéfique de la waca de la mine ? Suppôts de Satan ou bons chrétiens? Les travailleurs eux-mêmes, ne le savent pas. Et lorsqu'il leur faut décider s'il convient ou non d'aller à la messe, le doute fait place au malaise. Avec ses attributs disparates et parfois antinomiques, le Tio personnifie l'ambivalence embarrassante que les travailleurs reconnaissent à leur pratique religieuse, laquelle n'a pas pu surmonter toutes les contradictions de leur adhésion revendiquée au christianisme et de la poursuite d'anciens cultes diabolisés. L'expérience des mineurs confirme l'inadéquation, dans le contexte andin, du concept traditionnel de syncrétisme - comme fusion d'éléments issus de diverses traditions historiques distinctes - que

297 remettent en cause un nombre croissant d'anthropologues', A l'instar du «système idéologique à deux volets» suggéré par Jacques Galinier (1997) pour les Otomi du Mexique, Thomas Abercrombie (1998 : 115) évoque l'existence d'un pôle relativement plus chrétien et d'un pôle relativement plus indigène, qui organisent la pensée religieuse des populations andines". Ce clivage serait perceptible dans le contraste entre hananpacha (monde céleste) et ukhupacha (inframonde), ainsi que dans la distinction entre cultes publics, plutôt liés aux saints, et rites privés. Dans le contexte minier, June Nash (1979 : 121-122) supposait une stricte compartimentation des deux pôles, chacun se voyant assigner un temps et un espace spécifiques. A certains moments, les mineurs rendraient un culte aux saints et à la Vierge, tandis qu'à d'autres ils célébreraient la Pachamama ; au fond de la mine, le Tio, sur l'autel de l'église, le Christ. Mais le statut complexe du Tio entre diable, waca et saint patron, ainsi que l'interpénétration de son culte avec celui du Tataq'aqchu et les dilemmes moraux qu'il suscite, démontrent que l'on ne peut adhérer à l'hypothèse de la compartimentation de June Nash, ni suivre son raisonnement, lorsqu'elle affirme le caractère superficiel de l'identification entre des divinités plutôt catholiques et d'autres plus indigènes; car le diable de la mine n'est pas simplement le masque de cultes plus anciens. Mais si sa figure juxtapose, sans les confondre, des éléments d'origine diverse, force est de constater que la distinction entre «indigène» et «colonial» n'est pas pertinente pour rendre compte de cet assemblage. Nous avons insisté sur l'importance de concevoir les catégories dualistes (intérieur/extérieur de la mine, sauvage/domestique, divinités catholiques/entités saqra, homme baptisé/mineur diabolisé, etc.) en termes de circulation et de continuum, à l'image de ce que font les mineurs et les paysans des Andes, qui pensent toujours le monde comme un état du monde en évolution. Cette énergie animante, qui circule entre les travailleurs, leurs divinités et le minerai, exaltant tantôt leurs qualités saqras, tantôt leur nature domestique et sociale, montre que l'identité essentielle des êtres et des choses, si tant est

3 Voirégalement T. Bouysse-Cassagne (1997a: 158·159; 1998: 25). 4 TI va de soi, comme le souligne J. Galinier (ibid. : 143), que le pôle pluscatholique, qui intègre diverséléments d'origine indigène, n'esten aucune manière le refletd'une tradition strictement européenne : à l'opposé, le pôle perçu comme relevant de la sphère indigène n'est pas exempt d'apports européens. T. Abercrombie insiste, quant à lui,sur la profonde imbrication des deux pôles.

298 qu'elle existe, est dominée par la logique de l'inspiration alternée et de la transfiguration. Les divinités issues de la tradition catholique ont elles-mêmes été repensées en terme de principes animants. De sorte que le Tio, à l'instar de ses dévots, apparaît conjointement «insufflé» par l'esprit du diable, par les saints catholiques et la force des esprits telluriques. Cette notion de souffles mêlés est au cœur d'une conceptualisation locale de la rencontre entre les forces cosmiques indigènes et les divinités venues d'Europe. Archétype du travailleur minier, personnification de son destin historique et religieux, le Tio incarne également la dialectique de la rupture et de la continuité entre la mine et la campagne. Ourdie par les représentations rurales de l'inframonde, sa figure reflète l'héritage agricole des mineurs. En même temps, sa spécialisation professionnelle, sa maîtrise de l'argent et son intimité durable avec le monde souterrain, manifestent la rupture entre la mine et le monde paysan. L'héritage rural du Tio est très nettement perçu par les mineurs qui le rangent parmi les forces vives, particulièrement virulentes dans les campagnes et avec lesquelles les agriculteurs sont plus familiers que les citadins. Cependant, à la différence des esprits des montagnes qui patronnent les communautés paysannes, le Tio n'est pas rattaché à un lignage et à un terroir, mais à un corps de métier. Son culte favorise l'émergence d'une communauté dont l'assise n'est pas familiale ou ethnique mais professionnelle et corporatiste, basée sur une division sexuelle du travail inconnue dans le monde agricole. D'autre part, alors qu'il existe aussi des pachamamas dans les campagnes, le Tio est toujours associé aux galeries minières. Tout est d'ailleurs mis en œuvre pour qu'il n'en sorte pas: les tataq'aqchus et les vierges lui en défendent l'issue et les paysans veillent à empêcher son intrusion sur leurs terres. Ainsi, les mineurs, de retour dans leurs communautés, sont-ils parfois pris à parti par des paysans qui les soupçonnent d'invoquer le Tio lors des rites agricoles. Le fait que la puissance diabolique, qui habite les travailleurs réguliers, puisse nuire aux récoltes alimente cette circonspection. Paysans et mineurs s'accordent d'ailleurs à dire que les champs semés par un mineur, habité par le Tio, ne produisent pas. L'idée que le destin du kajcha est de devenir Tio jusqu'à en mourir confirme le caractère irréversible attribué à l'acquisition de l'identité minière. L'intimité fusionnelle avec le diable souterrain vient ainsi conforter, dans le langage du symbolique, la rupture socio-culturelle

299 qui marque le passage du statut de paysan saisonnier travaillant dans la mine à celui de mineur. De sorte que le patron diabolique de la corporation des mineurs apparaît également comme le patron de leur histoire sociale. En devenant Tio, le travailleur cesse d'être un paysan, mais il ne devient pas pour autant un habitant des villes comme les autres. Et ce diable qui personnifie la classe professionnelle des travailleurs stigmatise aussi leur position sociale particulière. Qu'il soit considéré comme un communautaire déclassé par les paysans, comme un «Indien raffiné» par la bourgeoisie de Potosf ou comme un être excessif pour le reste de la population, la dévotion démoniaque du mineur vient confirmer sa marginalité. Le portrait diabolique que dressent les citadins de ces mineurs violents et alcooliques, qui rendent un culte au diable, fait écho à la crainte des paysans face à leurs pouvoirs saqras. Mais si le mineur est un mécréant, son hérésie est surtout sociale. L'argent de la mine, qui génère des tensions entre les migrants et le reste des paysans, menace également la position dominante de la bourgeoisie urbaine. Maître de la richesse et de la subversion, le diable de la mine symbolise le caractère perturbateur du mineur qui fonde sa marginalité. Au temps de la COMffiOL, le Tio s'était fait l'allié du prolétariat révolutionnaire; dans les coopératives, sa dimension diabolique s'est déplacée vers les profits des kajchas. Ni le mineur, ni le Tio auquel il s'identifie, ne sont immuables. Le Tio est donc à la fois le double des travailleurs comme individus et l'archétype de leur catégorie sociale comme produit de l'histoire. Que sa personnalité renvoie à des références historiques, culturelles et religieuses de la société qui a vu naître les mineurs n'est pas surprenant. On se souvient que le surgissement du Tio actuel est vraisemblablement contemporain de l'apparition d'une classe minière relativement stable et prolétarisée, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. De sorte que la figure de la divinité et celle du mineur se seraient construites ensemble, l'une par rapport à l'autre, et par emprunts mutuels. Dans l'exégèse minière, le travailleur est pétri par le souffle du diable de la mine, tandis que le Tio cannibale incorpore l'identité de ses victimes humaines.

300 GLOSSAIRE

Associé: en espagnol socio, membre de la coopérative, usufruitierd'un lieu de travail, copropriétaire du patrimoine de la coopérative. AcculJicar : mâcher,chiquerles feuilles de coca (ou pijchar). Acullicu: rite de mâcher des feuilles de coca ; boule de coca mâchée (ou pijchu). Achura : riche minerai d'étainet pâte à base de cendres de pommes de terre utilisée comme catalyseur pour mâcher la coca. Morceau de minerai qu'offraient les ouvriers de la COMIBOL aux gérants de l'entreprise lors du Carnaval (voir iUa). Altiplano : hauts plateaux. Amaru : serpent mythique vivant dans les entrailles de la terre, associé à la foudreet à la genèsedes minerais. Animo : (ou espiritu) énergie animante, liée à la force, à la volonté et au souffle et récepteur de la force transmise par les divinités. Sous le coup d'une frayeur ou du contact avec un esprit plus fort que lui, il peut s'échapper et être capturé. Il quitte égalementle corps lors du sommeil. Ayllu : unité de base de l'organisation sociale de certaines communautés rurales, il se définitpar un territoire, un lignageet des ancêtres tutélaires. Aysiri : devin guérisseur spécialisé dans la communication chamanique avec lesesprits (voiryatiri). Awayo : pièce de tissus rectangulaire utilisée comme bagage et, par les femmes, pourporter les enfantssur le dos. Banque Minière: (BAMIN), jusqu'à sa disparition dans les années 1980, elle géraitles concessions minières de l'Etatet le commercedu minerai. Barretero : travailleur spécialisé chargé de la perforation. Cabecilla : responsable rituel nommé parmi les associés pour organiser l'anniversaire de la sectionet les célébrationsdes saintspatronsdes mines. Cama: au XYlème siècle, une force transmise par les ancêtres. Le termefut employé par les missionnaires comme synonyme d'âme. Cargo-fiesta : système de charges hérité des confréries médiévales où les membres des communautés paysannesaccèdentaux postes politiques après avoir accompli et financé descharges religieuses liées aux saints. Casa de la Moneda : Hôtelde la Monnaie, aujourd'hui reconvertien musée. Casillas : baraquesen terre utiliséescomme vestiaires par les mineurs. Cerro Rico: Montagne Riche, nom espagnolde la montagne de Potosi. Ch'aUa : libationsd'alcool; par extensionles rites simples, accompagnés de libations, d'offrandes de coca et de cigarettes. Cherq'u : contribution en minerai pourfinancer un rite. Chicha : boisson fermentée, généralement à basede mars. Cholo: désignait, à l'époque coloniale, le métis issu d'une indienne et d'un créole. Cette catégorie se réfère aujourd'hui au résultat du processus culturel au cours duquel la culturepaysanne se transforme au contact de la ville.Le féminin chola désigne les fenunesqui portentla poDera. ChuDpas : première humanité présolaire ; tombes précoloniales. Ch'utiDos : nomdes pèlerinsà dos de mulequi accompagnaient le pèlerinage de saint Barthélemy. Nomme aujourd'hui le défilé des fraternités de danseurs organisé à cetteoccasion par les autorités de Potosî, Cingani : alcool blancde raisin. COB : Central Obrera Boliviana, Centrale Ouvrière Bolivienne. Coca : Erithroxylon coca, ses feuilles possèdent un pouvoir stimulant et anorexigène. COMIBOL: Corporacion Minera de , Corporation Minière de Bolivie, entreprise crééeen 1952, pourgérerl'exploitation des minesd'Etat. Cuenta-casa : lit. «pour le compte de la maison», ouvrier salarié par la coopérative. Délégué: delegado, associé élu par ses pairs afin de superviser les affaires internesde la sectionet de la représenter auprès de la coopérative. Dépendant: dependiente, péon ou segunda-mano employé par un associé. Desmonte : halde ou terril, résidusde l'exploitation souterraine. Diablada : fraternité de danseurs, inspirée par le théâtre missionnaire de la colonie,qui représente la lutteentre saintMichel et les diables. Espiritu : voiranimo. FEDECOMIN : Federacion departemental de Cooperativas Mineras, Fédération Départementale des Coopératives Minières. FENCOMIN : Federacion Nacional de Cooperativas Mineras, Fédération Nationale des Coopératives Minières. Fraternité: fratemidad, groupe de danseurs des processions en l'honneur des saints. FSTMB: Federacion Sindical de Trabajadores Mineras de Bolivia, Fédération syndicale des Travailleurs Miniers de Bolivie, dominée par les travailleurs de la COMIBOL. Gringo: étranger, blanc. Hacienda: granddomaine foncierd'agriculture ou d'élevage. Hananpacha : mondedu haut; vocable quechuautilisé par les missionnaires de la coloniepour désigner les cieux. Hochschild : propriétaire de la Compania Unificada qui domina l'exploitationdu CerroRicojusqu'à la nationalisation des minesen 1952. il est, avecPatineet Aramayo, undes trois «barons de l'étain». lUa : prototype fécondant (voir marna). Morceau de minerai de grande valeur, conservé par les mineurs. Désigne également les minerais offerts aux invitéslorsde la ch'aDa dujeudi de Compadres.

302 Ingenio: infrastructure destinée à la concentration du minerai. Chaque coopérative en possède généralement un, de technologie rustique. Jarnpiri : devin, guérisseur. Jap'isqa : attrapé, saisi. Désigne le destin de ceux dont l'esprit a été capturé par un saqra, le Tio ou la Pachamama. Juku : personne qui exploite clandestinement un mon; voleurde minerai. Kajchas: durant la colonie, travailleurs qui exploitaient illégalement les minesdésertées durant les fins de semaines. A partir du XIXème siècle, la pratique s'institutionnalise et le kajcha travaille au pourcentage avec le patron de la mine. Le terme désigne aujourd'hui les associés des coopératives, par opposition aux ouvriers salariés. Kajcheo : pratique des kajchas. Kaypacha : vocable quechua utilisépar les missionnaires de la coloniepour désigner le monded'ici-bas. Laborero : ou capataz, contremaître, membre du directoire de la coopérative, chargéde superviser les travaux d'exploitation. Lejia : pâte à basede cendrede pommes de terre, de quinuaou de banane qui sert de catalyseur pourmâcher la coca (voirachura). Maestro: termed'adresse utilisé par lesdépendants enversles associés et par les associés entreeux. MaUku : ancientitrede chefethnique, espritmasculin des montagnes. Marna : mère, prototype germinatoire. Au XYlème siècle, les lOas des mines. Mancharisqa : effrayé, pathologie du contact de l'esprit humain avec un espritplusfort (saqra) qui provoque sondépartdu corps(voirsusto). Mesa : ensemble d'offrandes rituelles. MNR: Movimiento Nacionalista Revolucionario, Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, partipopuliste à l'originede la Révolution Nationale. Mita: travail forcé institutionnalisé par les Espagnols, entre 1570 et 1820, dans lesminesdu CerroRico. Mit'a : session de travail (detrois à quatre heures). Mitayos : Indiens soumis à la mita coloniale. Morenada : fraternité de danseurs qui représentent lesesclavesnoirs. Otorongo : félin dont les mineurs sollicitaient la force au XVIIe siècle. Pacharnama : divinité associée à la fertilité du sol. A Potosî, elle se confond avecleCerroRico. Palliri : auparavant les glaneurs de minerai, aujourd'hui les femmes qui exploitent le minerai à cielouvert(voirsucus, desmonte). Pasante : personne qui finance et organise la célébration d'un saint. Péon: ouvrier salariéà la journée,au service d'un associé(voirdépendant) Pijchu : voiraccullicu. Poilera : jupe bouffante des cholas des villes et des campagnes. Son adoption par lesjeunesfillesmarque le passage à l'âgeadulte. Porco : centre minierargentifère préhispanique, à 50 km à l'ouestde Potosi,

303 Qboya : mine. Q'oa : satureja boliviana, resineux aromatique brûlé avec les plats d'offrandes (mesas) auxquels il donne son nom. Quinoa: céréale en grain, native des hauts plateaux. RelocaJisation : relocalizacion, licenciements massifs qui suivirent la fermeture de la COMIBOL entre 1985 et le début des années 1990. Relocalisé : relocalizado, ouvrier licencié de la COMIBOL. Rescate : petit ingenio rustique. Révolution nationale: conduite par le MNR et la FSTMB en avril 1952, elle déboucha sur la nationalisation des mines, la réforme agraire et le suffrage universel. Runa: gens, personne humaine. Saqra : ou esprit malin; force vive, catégorie générique regroupant les lieux et les entités sauvages (non socialisées) du monde. Saint lundi: san lunes, coutume ouvrière de prolonger le chômage de fin de semaine jusqu'au lundi. Section : seccion, ensemble des travailleurs d'une même coopérative et d'une même mine dont la section porte le nom. Segunda-mano : travailleur employé par un associé, rémunéré au prorata de la production (voir dépendant). Siglo XX : mine d'étain de Uallagua (Nord-Potosf) qui appartenait à Patine. Sonqo : cœur et entrailles, siège de l'activité intellectuelle et de la conscience. Sucus : technique d'exploitation à ciel ouvert. Supay: diable, esprit malin (voir saqra). Susto : voir mancbarisqa. T'alla: esprit féminin des montagnes (anciennement, épouse d'un seigneur régional). Tataq'aqcbu : croix située dans les premiers mètres de la galerie principale. saint patron de la section. T'ikas : fleurs. Elément de décoration des mines et des ingenios lors du Carnaval. T'ikacbada : action de décorer avec les t'ikas. T'inka : bouteille d'alcool remise par l'associé au vendeur de lama, aux femmes et à ses dépendants lors d'un rituel ; les bonbons offerts par les dirigeants de la coopérative aux associés, le lundi de Carnaval. T'inku: bataille rituelle, chorégraphiée lors du pèlerinage de cb'utillos. Tio : divinité diabolique de la mine, il est le propriétaire du minerai et une source de force pour les travailleurs. Aussi appelé diablo et supay. Ukbupacba : vocable quechua utilisé par les missionnaires pour traduire l'enfer. Aujourd'hui, le monde du bas et de l'intérieur, demeure des saqras. Yatiri : devin guérisseur, voir aysiri. Waka : (ou huaca), à l'époque coloniale les lieux sacrés, les ancêtres et les divinités préhispaniques.

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316 INDEXTHEMATIQUE

Accident: 47, 49, 63, 64, 66, 82; Arzans de Orsua y Vela: 80-81, (paiement aux divinités): 9, 85, 123-124, 138-139, 144, 145, 213­ 100,108,117, 141, 154, 159, 163, 215. 189, 206,213, 232 n.4, 235, 239­ 241, 260-262, 271, 277; (culte Baptême: 114-115, 117, 118, contre l') : 92, 97, 130, 165, 169, 254,259,269,292; (diabolique): 233. 110, 117,245-247. Alcool (et Espagnols): 76, 81 ; (mise au travail): 60, 76 ; (libations) : 61, 105, 164-165, Cama: 109-110, 116, 232, 234, 166, 167, 168, 169, 172, 175, 176, 247, 256, 292. 177, 178, 179, 183, 184,201-204, Capitalisme (relations de tra­ 205; (dons d'): 166, 193, 196, vail): 66, 192-193, 295; (pacte 197-199 ; (force diabolique) : diabolique): 125-126, 204, 207, 108-109,231,237,245,248-251, 210-212,215. 255; (pacte diabolique): 204, Chamanisme: 92, 95, 134, 227, 205, 206, 228, 241-242, 254, 230 n.3, 232,251,258 n.14, 280; 271; (circulation hydraulique): (production minière): 25 n.l, 66 279; (réputation des mineurs): n.14, 95,115 n.7, 253, 254-256. 23, 73, 74, 75-76, 128, 222; (limitation de la consommation) : Chullpas: 86 n.3, 87, 113, 117­ 41,120,174,221-222. 118, 137, 149,257. Ame: 110, 230-232; (des morts Coca: 60-61, 63, 93, 97, 106, de la mine): 87, 102, 114, 116­ 109,133 n.22, 159, 167, 172, 174, 118, 190, 239, 260-262 ; (origine 175,176,179,182,194,195,208, du diable): 86, 116, 151-152; 231, 237, 238, 244, 248, 250, (pacte diabolique) : 9-10, 206, 251-252,267. 207,228,231,241-243. Cœur: 233-234; (maladies) : Argent (minerai): 136-137, 141, 228, 235, 239-240, 243-244; 168, 211-212, 268-270, 273; (mort): 235, 241 ; (possession): (richesse) : 73-74, 79-80, 118, 241-243,253,255. 121-125, 204, 216, 273-274, 294, COMmOL: 13, 15,58,66,76, 300; (monnaie): 126-127, 134, 128-129, 282, 300 (et coopé­ 169, 198,269-274. ratives): 23, 26, 32-33, 34, 35, 45, 52-53, 65, Ill, 129, 216, 78, 206, 214, 237, 271, 274, 286, 224; (COMIBOL Potosi): 33, 295 ; (identification avec la Pacha 41, 44, 45, 48, 52, 60, 210 (et marna): 92-96, 97; (identifi­ rituels): 128-129, 173, 191-192, cation avec la montagne): 136, 193, 195-197. 275-280 ; (relations avec le Croyance: 15,97, 127, 154-155, diable) : 109, 130. 145-150, 205, 212, 258, 286-287. 296; 281. (malchance): 282-284. 289-291 ; Confrérie: 27, 131, 174, 186, (rôle rituel): 166, 167. 168. 169, 190. 170,171,172,173,175.176.178, 179, 182-183, 191. 194. 196 n.3, Diablado.: 105, 110, 148, 171, 198. 212, 214, 287 n.ô, 295-296; 216,219,260-261,270,278. (rituelsdes palliris): 177. Divinités (concept): 85, 153­ Force: 87, 109, 231-232. 259 ; 154,295. (transmise par les divinités): 20. 87, 88-89, 93 n.12. 108-110. 162. 164,211-212,228.231.232.234. Espagnols (catégorie sociale) : 242,245-249,251.252.255.263. 77-81,296-297. 280, 291-292, 294-295; (énergie Esprit (humain) : 82, 231-233, libérée par le travail): 258. 263­ 255 n.13, 256; (maladies): 228, 264, 275, 292. 294; voir aussi 232, 234-235, 236-239, 243-245, cama, esprit et possession. 265-268; (du minerai): 94; Foudre: 10.25 n.l, 93, 133 n.23, (Saint Esprit): 246, 292. 137n.3, 227. 254,255. Ethique (du travail): 206, 267­ 268, 269, 294; (de la richesse): Gaz (accidents): 62, 63, 97; 79, 119, 121-127, 153, 206-208, (manifestation du diable): 113, 210, 212-216, 268, 274, 294; 140,240,263 ; (sexualité) : 279. (dimension morale du culte au diable): 121,297. Gringo: 18, 106,107, 134, 238, 290. Evangéllstes : 119-121, 155,250. Evangélisation (et diable) : 16, Hochschild: 12, 29, 32, 33, 44, 19,85-87,89. 110, 114, Il8, 119, 52,196,242. 121.134.144.148-149,292,297.

llla: 88, 89. 93, 105, 162, 175, FéUn: 88, 110. 176, 256. 270, 279; (dons de Femmes: 37,53,54,69 n.15, 70, minerai) : 193-197, 199,200. 231, 274; (travail des): 30, 36, Inconscient: 257-258. 44, 46, 64-65, 130, 273 n.ë, 280­ 282, 285, 287-288 ; (relations Indiens (catégorie sociale) 8, avec les hommes): 56, 60,75,77, 58,74,77-80,223,300.

318 Inframonde : voir ukhupacha. 239, 249, 262, 269; (ancêtres) : Initiation: 10, 16,205 n.l, 245­ 86-87,89,91,100,109-110,116, 247,253,254,255,265,291-292. 142, 151, 152,232,255,262 n.16, 292 ; voir aussi accidents et âme. Iv~: 222,248-250,254,257, 259-260, 263, 279, 287 n.6. Pacte (diabolique): 9-10, 103, 121, 125-127, 153, 154, 204-216, Jeûne : 250-251. 228, 231, 238-239, 241-244, 255 n.13, 259, 261 n.15, 262, 268, Libéra6sme: 65, 295 ; (représen­ 270-272,273,278,294-295,297. tations): 124-125,211-212,216. Politique (mobilisations): 15, 16, Lutlns : 117, 118 n.12, 262. 34-35, 44, 74, 75, 76, 82, 127­ 129,219,221-224,295.

Minerai : (représentations): 93­ Possession: 9, 105, 222, 228, 96, 137, 211-212; voir aussi 234-235, 240, 241-244, 245,246­ argent et üla. 247, 248-249, 251-254, 255, 256­ 257,258,263,265,266,269,272, Mita: 12, 27-28, 67, 81, 124, 280,291,293,296,297. 141, 281 ; (mitayos): 12, 26, 27, 66-67, 69 n.2, 76, 77, 79, 124, Prolétarisation: 16, 29, 30, 41, 131,141, 150-152, 153, 156,212, 55-56, 125, 126. 291,296. Maladies (de l'inframonde et des Relations de production (et montagnes) : 85, 99-100, 155, rituels) : 19-20, 160, 163, 181­ 228-230,232,243-245,248, 257, 200, 295; (et diable): 125, 126, 265-268; (initiatiques) : voir 127,216. initiation ; (mal de mine) : voir Relations mine et campagne: silicose. (main d'œuvre et migration): 8, Monnaie: voir argent. 15, 27, 28, 30-31, 41-42, 49-57, 82 ; (mineurs/paysans): 23, 57­ Montagnes (divinités) : 87, 89, 58, 74, 77-80,220-221, 223, 252­ 91, 103, 104, 112, 134, 161, 207, 253, 299-300 ; (religion) : 16, 85, 263, 280 ; (divinité du Cerro 92, 94, 113, 160, 161-162, 230, Rico) : 85, 88, 91-100, lOI, 108, 235,265-266, 284-285, 299. 131, 135-142, 150-151,214,256, 267, 275-277 ; voir aussi Rêve: 82, 92, 94, 95-96, 97-98, maladies. 104, 105, 106, 160, 232-233, 236, 246, 260, 275. Mort: 46-47, 100, 125, 141, 154, 189,206,207,231,232,235,241, 242, 260-264, 277, 291, 294; Sacrifice (animal): 104 n.3, 115, (défunts): 67, 68, 71, 87, 116, 154, 159, 161-162, 165-178, 182­ 143, 149, 151, 180, 222, 227, 183, 189-192, 196, 198,237,247,

319 249 ; (humain): 9, 47, 66-67, 82, (du Tio) : 104, 109, 128, 149-150, 125, 141,205,206,207-208,210, 205,277,287,296; (possession): 212, 254, 262-263, 268, 269, 272, 228, 242; (homosexualité): 205, 275,294. 278-279,288. Saint Barthélémy : 9, 88, 144­ Silicose: 47, 48, 229; (repré­ 145, 148, 149, 150, 152,217-218, sentation) : 66-67,263-264. 219. Sout1le: 231,263,267. Saint Michel : 105, 133, 147, SorceUerie: 80, 115, 119, 127, 148, 150, 171n.4, 257. 164,207,230 n.l, 256, 263. Saint Georges : 133-134, 146, Susto: voir maladie initiatique et 149. esprit. Saqra : 87, 109, 211, 227, 257, Syncrétisme: 142, 148-150, 156, 258, 259; (entités): 87, 101, 297-298. 112, 115 n.S, 116, 151, 162, 163, 168,262,264,265,267,269,270, Système de charges: 186-190. 280; voir aussi force, maladies et ukhupaclul.. Temps mythique: 135-138; voir aussi chullpas. Sauvage: 19,291-292,293,298­ 299; (monde): voir saqr« Tourisme: 99, 179, 185, 217, 219,289-290. Serpent : 93-94, 104-105, 138 n.5, 233, 263. Ukhupacha : 16, 19,86,89, 227, Sexualité: (production) : 94, 169, 257,291-292; voir aussi saqm. 227,275-280,283,284-285,294;

320 TABLEDES MATIERES

Avant-propos: Sur les dangers d'aller au diable 7 Introduction 11

Première Partie LES HOMMES DE LA MINE

CHAP.I - LES COOPERATIVES MINIERES 25 1. De la clandestinité aux coopératives: une histoire du kajcheo .26 2. Les travailleursdes coopérativesaujourd'hui.. 35

CHAP.II - NAITREMINEUR, DEVENIR MINEUR .41 1. Naître mineur: les famillesurbainesde tradition minière 44 2. Devenirmineur: les migrantsruraux .49 3. Etre coopérativiste : l'organisation et les valeurs du travail .59

CHAP.lll- LE MINEUR DANSLA VILLE, UNE PLACE A PART 69 1. Les quartiers miniers: un villagedans la ville 69 2. Les margesminières de la sociétéde Potosi 72 3. Soûlard,arrogantet adultère: l'héritageespagnol 75

DeuxièmePartie LES DIVINITES DE LA MINE

CHAP.IV - LA MONTAGNE, LA PACHAMAMA ET LA VIERGE 91 1. Le Cerro Rico, incarnationde la Pachamama 91 2. La montagne-Pachamarna sous l'emprisede la Vierge 96 3. Ni Vierge, ni Pachamarna, l'identitérésiduelle de la montagne 99

CHAP. V - LE DIABLE ET LES CROIX DES MINES roi 1. Le Tio, maîtredes filons et du travailminier 101 2. Quels diables possèdentle Tio ? 114 3. Les christs en croixdes mines: les tataq'aqchus 129 4. Tataq'aqchuet Tio, deux visagesd'une même divinité 131 CHAP. VI - LA MORALEDE L'HISTOIRE Les mythesd'originedu Cerro Ricoet du Tio 135 1. Bouleversement cosmiqueou ordredes choses: l'exploitation du Cerro Rico 135 2. L'originediaboliqueet les racines indigènesdu Tio 142 3. Une nouvelleconceptionde la richesseet du monde 152 4. Quandlui offrir gîte et couvert révèle le Tio 153

TroisièmePartie QUAND LE CULTE PARLE DU METIER Rituels et relations de travail

CHAP.VIT - LE CALENDRIER RITUELANNUEL 161 1. Les ch'allas hebdomadaires au Tio 164 2. Les sacrificesd'Espirituet du 1er août à la Pachamama 165 3. Le cycle du Carnaval 171 4. Les anniversaires 178

CHAP. VITI - ROLESRITUELS ET RELATIONS DE PRODUCTION 181 1. Les rituelsdes groupesde travail 181 2. Les rituels des sections 184 3. La mainmise des dirigeantssur les rituels: une dérive patronale 192 4. Les dons et les présentsrituels 193

CHAP. IX - L'EVOLUTION DES RITUELS Sur fond de crise et de disparitiondu métier 201 1. Le relâchementdes règles de la ch'allaau Tio 201 2. La proliférationdes pactes individuels avec le Tio 204 3. De la processiondes tataq'aqchus au Carnavalminier 216

QuatrièmePartie CORPS ET AMES Les enjeux intimes de la production souterraine

CHAP. X - LE CORPS DE L'HOMMEA L'EPREUVEDU SOUS-SOL.229 1. De l'esprit,de l'âmeet du cœur 230 2. Esprit en fuite, corps possédé : les maladiedu commerceavec l'inframonde 234 3. Sous l'emprisesaqra,la métamorphose diaboliquedu mineur245 4. Un écho souterrain du chamanisme 254 5. Le corps du mineur: maillonde la circulationcosmique 256 6. S'offrircorps et âme, le sacrificedu mineur 260

322 CHAP.XI • LA SOCIAliSATION DES DIABLES PAR LE TRAVAIL DESHOMMES 265 1.La domestication du Tio et de la Pachamama 265 2. Du minerai brutà la monnaie: la socialisation du métal 268

CHAP. XII - LA PRODUCTION MINIERE, UNERELATION SEXUELLE FERTILE 275 1. Séduire la montagne pour la posséder 275 2. Pourquoiles femmes ne doivent pasentrerdans la mine 280

CONCLUSION 293

Glossaire 301 Bibliographie 305 Index thématique 317

323 Achevé d'imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d'Imprimeur: 11547 - Dépôt légal: mars 2003 - Imprimé sur DemandStream Imprimé sn UE LES MINISTRES DU DIABLE Le travail et ses représentations dans les mines de Potosi, Bolivie

Les mineurs boliviens doivent leur surnom de « ministres» à la révolution de 1952 qui propulsa leurs dirigeants syndicaux au rang de Ministres du gouvernement. Mais le surnom évoque aussi leur allégeance envers la divinité diabolique du minerai qui convertit les mineurs en véritables Ministres du diable . Pour ces travailleurs des ténèbres, l'extraction minière est une activité ritualisée qui tient du pèlerinage et d'un parcours initiatique où le christianisme syncré­ tique des populations andines se conjugue à d'anciennes pratiques chamaniques : possédé par la divinité des filons, le mineur devient lui-même diable et s'unit sexuellement à la mine pour produire le minerai. Cet ouvrage est le fruit d'une longue enquête de terrain dans les mythiques mines d'argent de Potosi qui, depuis l'époque coloniale, irriguent le marché. Il s'attache à explorer le sens que revêt le tra­ vail de la mine pour ces paysans quechuaphones devenus mineurs. Au-delà, l'auteur interroge les articulations entre l'univers religieux et d'autres paramètres de l'expérience minière comme les rapports de travail, les changements technologiques, les configurations iden­ titaires et de genre ainsi que les mobilisations politiques, dans un contexte où les pouvoirs du diable ouvrier dialoguent avec la bourse internationale des métaux.

Pascale ABS/. docteur en ethnologie (EHESS), est chercheur à l'[RD dans l'unité de recherche "Travail et Mondialisation ",

En couverture : un mineur mâche la coca en compagnie du diable de la mine © Olivier Marchetti.

ISBN: 2-7475-3890-7 ~m atta n 26 € 111111111111111111111111 Connaissance des hommes 9 782747 538909