art press 322 côte ouest Los Angeles Elsewhere is Everywhere Noëllie Roussel

Depuis les performers des années 1970, les artistes conceptuels californiens (, Douglas Huebler, Michael Asher, etc.), la figure emblétique d’Ed Ruscha, ou, plus tard, les artistes réunis par Paul Schimmel dans l’exposition Helter Skelter (Chris Burden, Paul McCarthy, Mike Kelley, Raymond Pettibon, Liz Larner, Jim Shaw...) au Moca, à Los Angeles, peu de voix nous parvenaient de la côte ouest des États-Unis, qui semblait un peu en retrait par rapport à l’effervescence new-yorkaise. Le , en proposant Los Angeles, 1955-1985, naissance d’une capitale artistique (8 mars - 17 juillet 2006), montre l’importance et la singularité d’une scène artistique polymorphe et mouvante, où les mouvements undergrounds se mêlent à la culture populaire et au cliché hollywoodien, et l’art de la performance à la peinture la plus kitsch. Mais, aujourd’hui, quels courants et quels artistes émergent à Los Angeles ? Quelle lecture donner à ces trois dernières décennies au regard de la création actuelle ? «Elsewhere is Everywhere» (1) est un état des lieux, par Noëllie Roussel.

«I Want to take a plane and fly to L.A. I want to hang out with Ed Ruscha He makes pictures and words interplay He puts the cool into LA That’s Ed Ruscha.»

David Stephenson et Richard Bell I Want To Hang Out With Ed Ruscha (2)

Composée de titres d’œuvres et de catalogues d’Edward Ruscha (I don’t want no retros- pective, 26 Gasoline Stations, etc.), la chanson de Stephenson et Bell résume l’attrait mythique qu’exerce désormais la scène artistique de Los Angeles dans l’imaginaire collectif européen. Edward Ruscha, pourtant, ne connaissait qu’un succès d’estime il y a encore quelques années, malgré une carrière exemplaire et une position historique à mi-chemin entre le pop art et l’art conceptuel, position qui constitue un jalon essentiel de l’histoire de l’art contemporain. Choisi in extremis pour représenter les États-Unis à la Biennale de Venise en 2005, Ruscha connaît enfin la consécration qu’il mérite. Son exemple est aussi représentatif des clichés que l’histoire de la création artistique à Los Angeles véhicule : les artistes y sont cool, leur travail, en décalage permanent avec l’histoire officielle de l’art, est toujours pertinent, l’ironie et l’iconoclasme règnent. La ville elle-même évoque un mélange détonant de développement urbain incontrôlé, de tueurs en série lâchés dans la nature, de blondes écervelées accros à la chirurgie esthétique, le tout sur fond de ciel bleu, de palmiers et de soleil, et résumé par le dicton américain : «Tout ce qui adviendra dans le futur existe déjà à Los Angeles.» Quelques-uns de ces clichés tenaces permettent de comprendre l’originalité de la création artistique : cité sans centre-ville, peuplée depuis le 19e siècle, qui a accueilli et continue d’accueillir des vagues d’immigration, Los Angeles est une ville suffisamment jeune pour que ses habitants n’y manifestent que peu de fierté civique ou de respect de l’histoire. Dotée d’un patrimoine architectural impressionnant, qu’il s’agisse d’architecture vernaculaire ou moderniste, Los Angeles voit chaque année des pans entiers de son passé détruits. En contrepartie, la région est légendaire pour sa tolérance : toutes les idiosyncrasies et les expérimentations y sont admises et bienvenues. Cette liberté vis-à-vis des diktats esthétiques ou idéologiques reflète l’histoire artistique des trente ou quarante dernières années. Il n’y a pas réellement eu de développement historique linéaire et continu d’un artiste à l’autre, comme partout ailleurs, mais plutôt des groupes, des noyaux d’artistes qui se sont constitués par affinités électives, initiés par des rencontres entre générations de jeunes artistes venus dans la région pour y étudier. En effet, lorqu’on étudie l’histoire de l’art contemporain local, tel qu’il s’est formé depuis la fin des années 1960, il est nécessaire d’insister sur le rôle prépondérant des écoles d’art dans la mise en place d’un modèle qui s’est peu à peu établi et qui constitue la particularité de la scène artistique à Los Angeles. Tout commence par l’enseignement

La ville compte quatre écoles d’art réputées, parmi les plus compétitives des États-Unis: Otis, la plus ancienne, Cal Arts, Art Center College of Design et l’UCLA ; elles attirent un grand nombre d’étudiants et d’artistes. Lorque John Baldessari évoque la différence entre la situation artistique de New York et celle de Los Angeles, il rappelle le mépris des artistes de sa génération basés à New York à la fin des années 1960 à l’égard de l’enseignement. Un artiste/professeur était nécessairement un artiste raté ou fini, sentiment que Won Ju Lim estime encore présent dans certains pays européens, comme l’Allemagne ou l’Autriche. Par contraste, beaucoup de grands artistes de Los Angeles enseignent ou ont enseigné dans les écoles d’art de la région : Chris Burden, Charles Ray, Paul McCarthy, Lari Pittman, Mike Kelley, Jim Shaw, John Baldessari, Michael Asher, Douglas Huebler, Catherine Opie, Sam Durant, Sharon Lockhart... Cal Arts (California Institute of the Arts) est aujourd’hui encore l’école la plus connue. Elle serait l’initiatrice d’un modèle suivi par les écoles d’art américaines depuis la fin des années 1970. Cal Arts a mis en place un système d’enseignement qui est très éloigné de l’exemple français. Toutes les écoles d’art délivrent des diplômes suivant le modèle universitaire américain qui sépare le BFA (Bachelor of Fine Arts, la licence) du MFA (Master of Fine Arts, la maîtrise), les deux diplômes délivrés par les écoles d’art. Sans un MFA, il est impossible pour un jeune artiste d’envisager une carrière professionnelle (3). Jusqu’au début des années 1970, le diplôme de MFA était surtout réservé aux étudiants désireux d’enseigner, puisqu’il était exigé pour obtenir un poste de professeur d’arts plastiques dans les lycées ou les universités ; le diplôme était aussi utile pour travailler dans les départements d’art contemporain des musées américains. Depuis, les programmes de MFA sont essentiels, non seulement à cause de la qualité de l’enseignement, basé essentiellement sur le tutorat, mais surtout grâce aux relations privilégiées que les étudiants développent avec les professeurs et les enseignants invités, aux visites d’ateliers et aux expositions de fin d’année destinées aux galeristes et aux collectionneurs, et qui permettront à la carrière de l’étudiant talentueux de s’épanouir. Analia Saban, très jeune artiste fraîchement diplômée de l’UCLA, avoue qu’apprendre à fonctionner dans le contexte artistique actuel dominé par le marché et tiré par les galeries est l’apport essentiel de la formation des écoles.

Cal Arts et Otis aux avant-postes

Cal Arts a développé une nouvelle façon d’enseigner en MFA au cours des années 1970, en expérimentant un modèle ouvert et interdisciplinaire – l’école, outre son département d’art, formait des danseurs, des musiciens, des cinéastes, des animateurs, des graphistes... Cest la raison pour laquelle Mike Kelley et Jim Shaw sont venus étudier à Cal Arts. Interrogés sur leur connaissance des artistes de Los Angeles, Jim Shaw explique avoir été un peu au fait du travail d’Edward Kienholz et d’Edward Ruscha, Mike Kelley mentionne avoir vu quelques reproductions de John Baldessari (4). Tous deux mettent en avant leur intérêt pour les professeurs du département d’art graphique, et la possibilité de travailler avec des musiciens tels que Morton Subotnick. Comme de nombreux artistes, Kelley a exprimé à maintes reprises sa dette envers Cal Arts. Le noyau dur des professeurs était constitué par les artistes conceptuels californiens. John Baldessari, Douglas Huebler et Michael Asher ont formé plusieurs générations d’artistes, parmi lesquels Stephen Prina, Christopher Williams ou Mike Kelley qui sont souvent qualifiés aux États-Unis de «deuxième génération de conceptuels» ou de«post- conceptuels». Au rebours d’artistes comme Jack Goldstein, Robert Longo, Eric Fischl ou Matt Mullican (5), partis immédiatement à la conquête de New York dès la fin de leurs études, Kelley et Shaw font partie des premiers artistes à s’être définitivement établis à Los Angeles et à y avoir développé un travail original. Bien que située au milieu du désert, à Valencia, à plus d’une heure de la ville, Cal Arts a souvent éclipsé les autres écoles de par sa renommée internationale. Quant à Otis, implantée en plein centre de la ville, près de MacArthur Park, elle était, à la fin des années 1970 – lorsque Mike Kelley est arrivé dans la région pour terminer ses études à Cal Arts –, le lieu qui permettait d’entrer en contact avec la scène locale. Jeffrey Vallance ou Bruce Yonemoto, artistes de la même génération que Kelley, y ont fait leurs études. Kelley rappelle que Claremont, situé à Pomona, était à l’époque une école de grande qualité où Chris Burden ou encore Bas Jan Ader avaient fait leurs études. Évoquant la scène artistique hors des écoles d’art, Jim Shaw se souvient de ses premiers contacts avec la ville à la fin des années 1970. Ayant voulu faire le tour des galeries avec Tony Oursler, ils eurent vite fait de constater qu’elles se comptaient sur les doigts d’une main. La situation a énormément changé, puisque Los Angeles compte des dizaines et des dizaines de galeries, réparties en agrégats situés dans des quartiers géographiquement éclatés, disséminés d’est en ouest entre Chinatown, Culver City, sur Miracle Mile près du Lacma, à West Hollywood et à Santa Monica. Kelley explique avoir surtout été intéressé par la scène musicale et par les espaces alternatifs gérés par des artistes où l’on pratiquait la musique, la performance et l’expérimentation plastique, comme le LAICA (Los Angeles Institute of Contemporary Art, aujourd’hui disparu), qui présentait le travail de David Askevold, de Michael Asher ou d’artistes internationaux comme Richard Long. Le LACE (Los Angeles Contemporary Exhibition), un lieu historique pour bon nombre de performances et d’expositions d’artistes, existe toujours et présente des artistes basés à Los Angeles, comme Joe Solla à la fin de l’année 2005. Certains artistes européens se sont installés à cette époque à Los Angeles. C’est le cas de Guy de Cointet ou de Bas Jan Ader. Ils n’ont connu qu’un succès d’estime de leur vivant, mais Paul McCarthy, William Leavitt et Thomas Crow ont gardé en mémoire le travail de ces artistes et ont perpétué leur souvenir. Mike Kelley connaissait peu le travail de Bas Jan Ader, disparu en mer en 1975, soit un an avant que Kelley n’arrive à Cal Arts. Quant à Guy de Cointet, s’il ne l’a jamais rencontré, ses travaux sur le langage l’ont suffisamment intéressé pour qu’il assiste à la re-création de ses pièces et performances au MOCA, au début des années 1980. Kelley explique qu’à cette période son vocabulaire artistique était déjà bien développé et qu’il y a eu parallélisme plus que réelle influence. Kelley évoque par ailleurs l’importance qu’a eue le soutien d’artistes comme Chris Burden ou Alexis Smith ; il note aussi son grand intérêt pour William Leavitt.

Années 1970 : artistes conceptuels...

Leavitt est un de ces artistes conceptuels discrets dont le travail multidisciplinaire englobe le théâtre, la musique et la peinture. Il a beaucoup contribué à préserver la mémoire de Bas Jan Ader. Ce dernier, venu vers 1963 en Californie, a produit un corpus de travaux ténu mais représentatif de toute une période d’expérimentation et d’insouciance, au fait de l’art international mais sans se plier aux conventions et aux diktats venus de la côte Est. Ader a produit une œuvre qui mêle la poésie du quotidien, héritée d’une tradition européenne proche de Fluxus, aux expériences d’artistes comme Chris Burden et Bruce Nauman. Il se met en scène dans des performances filmées ou photographiées qui insistent sur l’endurance corporelle, sans négliger l’humour ou l’absurde. Dans I am too sad to tell you (1971), réalisée en deux parties entre Los Angeles et Amsterdam, l’artiste pleure interminablement ; ailleurs, il met en scène sa chute, que ce soit depuis le toit d’une maison en Californie, ou en se précipitant à vélo dans un canal hollandais. Sa disparition en mer, au cours d’une traversée de l’Atlantique entreprise à l’occasion d’une performance en plusieurs parties intitulée In Search of the Miraculous, n’est pas sans rappeler la légende d’Arthur Cravan. Le travail de Bas Jan Ader se situe dans le contexte de la performance, courant très important en Californie. Outre Burden et Nauman, citons le travail d’Eleanor Antin ou encore celui des Kipper Kids, un duo dont la violence et l’excès ont marqué Paul McCarthy.

... performers et vidéastes

Si la scène de la performance en Californie est relativement bien documentée, l’importance de l’art féministe des années 1970 est souvent méconnue, malgré la présence à Cal Arts d’un programme féministe important et la présence à l’époque de Miriam Shapiro et de Judy Chicago. L’histoire du cinéma expérimental et de la vidéo est aussi victime de cette amnésie, alors que nombre de créateurs importants comme Bruce Conner, Pat O’Neill ou encore Morgan Fisher ont vécu ou vivent encore dans la région. Mike Kelley et Carole Ann Klonarides (6) insistent sur l’importance du musée de Long Beach (7) et de son rôle pionnier dans la présentation d’expositions et dans la constitution d’une collection importante d’œuvres basées sur la vidéo, avec le programme créé par David Ross (Southland Anthology, 1973), pour qui l’espace était aussi conçu comme un centre de production pour les artistes. Robert Cumming ou Ant Farm ont produit leurs premières vidéos à Long Beach, de même que William Wegman. a créé sa première pièce par satellite entre UCLA et NYU, produite par le Long Beach Museum. Bill Viola est basé dans la région, même si sa présence y est discrète. Bruce Nauman a réalisé ses premières vidéos lorsqu’il résidait à Los Angeles, et de nombreux artistes spécialisés dans le multimédia travaillent ici, Doug Aitken notamment, revenu dans la ville après quelques années passées à New York. Il faut aussi citer Sharon Lockhart qui, comme Aitken, s’intéresse plutôt à la narration, ou encore qui s’inspire de la déconstruction de l’image et du cinéma expérimental. L’exposition Helter Skelter, organisée au Museum of Contemporary Art (Moca) en 1992 (8) par Paul Schimmel (l’actuel conservateur en chef du musée), a mis en lumière la vitalité artistique de Los Angeles. Schimmel a tenté de dissiper les clichés que l’exposition aurait pu occasionner, et rappelle que la plupart des artistes exposés avaient déjà une longue carrière derrière eux, que ce soit Chris Burden, Paul McCarthy, Mike Kelley, Raymond Pettibon, Liz Larner ou encore Jim Shaw. Venu de la côte Est, via Houston, Schimmel s’intéressait à l’art produit dans la région. Pour lui, l’art à Los Angeles représentait alors ce qu’il y avait de plus intéressant comme alternative à New York. Peu après son arrivée au MOCA, Schimmel apprit que le Temporary Contemporary allait fermer pour travaux. C’est donc dans l’urgence qu’il organisa Helter Skelter, exposition qui avait pour but de rappeler au public ce que le Temporary Contemporary (9) représentait pour la communauté artistique locale. L’exposition, qui montrait des artistes contemporains locaux, aurait dû s’intituler The Last Show, en référence à la toute première exposition organisée au Moca, The First Show, qui présentait des collections privées en insistant sur l’art international. Pour Schimmel, Helter Skelter devait se départir des clichés d’une Californie tournée vers un hédonisme depuis longtemps disparu. L’exposition, centrée autour de courants souterrains plus sombres, offrait une vision plus ambiguë de la Californie du début des années 1990, à un moment de l’histoire qui précédait de peu les émeutes consécutives à l’arrestation musclée de Rodney King, et le procès d’O.J. Simpson, deux moments cruciaux qui ont profondément marqué la société américaine. L’exposition, descendue en flamme par la critique américaine, s’avéra être un grand succès public, totalement inattendu. Ce n’est qu’avec le temps et l’intérêt des galeries, critiques et commisseurs européens qu’Helter Skelter a acquis l’image d’une exposition qui révéla une certaine vision de la scène californienne. Avec le recul, Helter Skelter ne marque peut-être pas tant l’émergence d’un certain style, celui des bad boys iconoclastes (10), provocateurs, marqués par la culture populaire et vernaculaire, qu’un moment dans la création contemporaine où, pour la première fois depuis 1945, l’art à New York marquait le pas.

Los Angeles ici et maintenant

C’est peut-être à ce moment-là que, pour reprendre l’expression de Schimmel, «le régional est devenu l’international», et que le monde de l’art contemporain a cessé en partie de se baser sur modèle artistique post- duchampien, a renoncé à se baser sur une pensée théorique et a substitué au discours critique un regard non distancié sur les centres de productions d’un art désormais globalisé, mondialisé. Après Helter Skelter ont émergé à Los Angeles des artistes qui ont bénéficié du vide critique et théorique ambiant pour explorer des brèches jusqu’alors méprisées, comme le décoratif par exemple. Jorge Pardo ou Pae White ont basé leur pratique sur une esthétique inspirée du design international des années 1950 à 1970, suivant en ce sens le travail de Jim Isermann. Ces artistes n’hésitent pas à franchir les frontières floues entre le graphisme, le design, l’architecture intérieure et les arts plastiques, telle Andrea Zittel, dont les objets élémentaires de survie (caravanes, ustensiles de cuisines, couvertures) trouvent leur prolongement naturel dans la communauté qu’elle cherche à établir en plein désert. Ce qui frappe lorsqu’on observe la scène artistique de Los Angeles, c’est un certain repli sur les catégories traditionnelles de l’art. Peu d’artistes travaillent avec plusieurs médiums, et diverses expositions récentes dans les musées et centres d’art de la région entérinent une séparation entre peinture, sculpture et dessin qu’on croyait disparue depuis longtemps. Nombre d’artistes produisent encore des installations mêlant différents médiums, comme Edgar Arceneaux, ou expérimentent des collaborations, comme Ruben Ochoa. Le fouillis généralisé des installations de Jason Rhoades n’a pas trouvé de descendants, et les excès des générations précédentes ont fait place à un souci de carriérisme et de souci de positionnement sur le marché de l’art. La vitalité des artistes latinos comme Ochoa, Juan Capistran ou Ruben Ortiz, les performances des Super Elegantes augurent toutefois bien de l’avenir du sens de l’humour et de l’ironie qui marquait les artistes un peu plus âgés. La peinture a eu une longue histoire à Los Angeles, où elle a perduré pendant les décennies où elle était censée être obsolète dans le reste du monde occidental. Présente au cours des années 1990 avec des peintres plutôt abstraits comme Kevin Appel, Laura Owens, Frances Stark, Monique Prieto ou encore Ingrid Calame, la peinture est aujourd’hui la catégorie reine du marché de l’art aux États-Unis, et cette situation se reflète dans les galeries qui exposent majoritairement des peintres. Mark Grotjhan est l’artiste préféré du monde de l’art, et éclipse d’autres plus discrets comme Will Fowler ou Ivan Morley. Mark Bradford, peu connu en France, produit une peinture monumentale, complexe et très colorée, inspirée de la désolation urbaine, du langage vernaculaire de la culture de la rue et des ghettos noirs. La sculpture présente une vitalité associée à une grande vigueur intellectuelle chez des artistes comme Won Ju Lim, Taft Green, Lisa Lapinski ou Sam Durant. Certains sculpteurs comme Christie Frields ou Shirley Tsé présentent un travail plus axé sur le processus formel, tandis que les sculptures et les installations d’Andy Alexander ou Liz Craft s’inspirent avec humour de la culture populaire. D’autres artistes se sont consacrés presque exclusivement au dessin, comme Karl Haendel, dont le travail est fortement inspiré par l’appropriation, tandis que les fresques monumentales de Dave Muller sur les ramifications entre rock’n’roll underground, contre-culture et politique prolongent l’ironie grinçante des travaux de Kelley ou Shaw. Quant à la photographie, la vidéo et les nouveaux médias, ils sont minoritaires chez les jeunes artistes présents à Los Angeles, à l’exception d’Amir Zaki ou de Dean Sameshima. Le travail de Kerry Tribe est particulièrement intéressant. Rappelons que la photographie a été utilisée dans les rares cas où des artistes ont pris Los Angeles comme sujet : que ce soit Every Building on the Sunset Strip d’Edward Ruscha, ou ses séries sur les parkings et les piscines de Los Angeles, ou le travail classique de Catherine Opie sur les échangeurs des freeways, les autoroutes qui parcourent la ville, ou encore les strip malls, les mini-centres commerciaux souvent un peu minables qui jalonnent le paysage urbain. Jeff Burton, lui, s’est spécialisé dans les images décalées prises sur son lieu de travail, les tournages de films pornos dont la capitale mondiale est située dans la proche banlieue, à San Fernando Valley.

«Elsewhere is Everywhere»

Pour John Baldessari ou Mike Kelley, la question du lieu de travail n’a aucun impact esthétique sur leur production. Pour Won Ju Lim, l’idée qu’une ville puisse influer sur un groupe d’artistes est morte en même temps que le modernisme. Lorsque les artistes parlent de l’importance de Los Angeles, c’est en termes économiques qu’ils s’expriment. Le coût de la vie est moindre qu’à New York. Se loger, louer des ateliers à des prix relativement abordables, travailler à temps partiel dans l’enseignement, en tant qu’assistant d’artiste, dans le secteur de l’animation, du graphisme ou de la publicité permet de prolonger l’expérience d’une communauté artistique dans une ville qui s’équipe en programmes muséaux contemporains ambitieux, où de nouvelles galeries s’ouvrent chaque mois. Analia Saban et Won Ju Lim remarquent aussi qu’un des avantages rarement mis en avant est l’éventail incomparable de matériaux, de techniques ou de main-d’œuvre spécialisée mis à la disposition des artistes, grâce à la proximité de l’industrie cinématographique, et, dans une moindre mesure, de l’industrie aéronautique. Won Ju Lim se fait l’écho de presque tous les artistes en soulignant qu’il est tellement facile de voyager que l’isolement et donc la singularité qui caractérisaient les artistes il y a une quarantaine d’années a bel et bien disparu. La déclaration en forme de boutade de Taft Green, «Elsewhere is Everywhere», résume le sentiment général des artistes de Los Angeles, qui qui ont du mal à trouver un dénominateur commun à la culture artistique de la ville. En citant Bruce Nauman, John Baldessari disait : «On peut habiter n’importe où à partir du moment où on est à côté d’un aéroport.»

(1) «Elsewhere is Everywhere» est une citation de Taft Green. Cet article est basé sur une série d’entretiens et de conversations qui ont eu lieu au mois de janvier 2006 avec Jim Shaw, Mike Kelley, John Baldessari, Paul Schimmel, Carole Ann Klonarides, Richard Hertz, Won Ju Lim, Taft Green, Analia Saban. (2) CD publié en 2000 à l’occasion de l’exposition Edward Ruscha : Mountains and Portraits, Anthony d’Offay Gallery, Londres. L’édition du CD était présentée de manière à reproduire Records, le livre d’Edward Ruscha. (3) La possession d’un BFA n’assure pas automatiquement l’entrée en maîtrise, loin de là. La plupart des écoles d’art (Cal Arts, Art Center, Otis) sont indépendantes et privées ; leurs coûts d’inscriptions sont prohibitifs. L’admission dans les programmes de MFA, très compétitive, est basée sur le dossier artistique des candidats, leurs lettres de motivation, les lettres de recommandations, les entretiens oraux... (4) John Baldessari est un des rares artistes de Los Angeles qui soit né en Californie. Venu de San Diego, il ne s’est définitivement installé à Los Angeles qu’en 1970, lorsque Cal Arts lui a proposé un poste de professeur. (Cf. ap 316) (5) Cf. Richard Hertz, Jack Goldstein and the Cal Arts Mafia, Ojai, Minneola Press, 2003, évoque l’épopée des artistes de la génération «Pictures» et les débuts de Cal Arts. (6) Carole Ann Klonarides est commissaire spécialisée en vidéo et nouveaux médias. Venue à Los Angeles au début des années 1990 pour travailler au musée de Long Beach, puis au Santa Monica Museum of Art, elle est aujourd’hui responsable du Artist Pension Trust et enseigne à Cal Arts. (7) Le musée de Long Beach assume une option résolument régionaliste. La collection de vidéos a été très récemment transférée au , qui en assure la conservation et la sauvegarde sous format pérenne. Cette collection sera-t-elle ouverte au grand public, comme au Centre Pompidou, ou sera-t-elle considérée comme une archive et accessible uniquement aux chercheurs ? (8) L’ouverture du MOCA s’est échelonnée sur plusieurs années, entre 1983 et 1986. Pour un compte rendu de l’exposition Pêle-mêle, voir ap n° 168, avril 1992. (9) Le Temporary Contemporary, situé dans le quartier de Little Tokyo et désormais connu sous le nom de Geffen Contemporary, est un ensemble d’entrepôts rénovés par Frank Gehry. Pendant la construction du MOCA, sur Grand Avenue, il abritait des expositions temporaires, des performances d’artistes essentiellement locaux. Le succès du bâtiment fut tel qu’il a été conservé pour la présentation d’expositions nécessitant de très grands espaces. (10) L’exposition présentait des artistes qui reflétaient en partie la diversité de Los Angeles : Nancy Rubins, Liz Larner, Llyn Foulkes, Victor Estrada, Manuel Ocampo...

Noëllie Roussel est actuellement Wallis Annenberg Fellow au Los Angeles County Museum of Art, où elle prépare l’exposition Mrzyk & Moriceau and Félicien Rops :You Live Only 25 Times (23 mars - 4 juin). Elle a organisé l’exposition Jim Shaw Everything Must Go pour le Casino-Luxembourg et a écrit sa thèse de doctorat sur Mike Kelley. Elle contribue à Pacemaker. Projets en cours : Demolition Derbies avec Taft Green et Won Ju Lim ; et une collaboration avec Matthieu Laurette centrée sur les artistes conceptuels.

Won Ju Lim et Ivan Morley sont représentés par Patrick Painter, Inc. Santa Monica ; Taft Green par Richard Telles ; Analia Saban par Lightbox ; Andy Alexander et John Pylypchuck par China Art Object ; Mark Grotjhan, Sam Durant et Dave Muller par Blum & Poe ; Karl haendel par Anna Helwing ; Edgar Arceneaux par Susanne Vielmetter ; Ruben Ochoa n’est encore représenté par aucune galerie. Los Angeles 1955-1985 Naissance d’une capitale artistique Centre Pompidou - Paris / 8 mars - 17 juillet 2006 Ader Bas Jan ; Altoon John ; Anger Kenneth ; Antin Eleanor ; Asher Michael ; Baldessari John ; Bell Larry ; Bengston Billy Al ; Bereal Ed ; Berman Wallace ; Borofsky Jonathan ; Burden Chris ; Celmins Vija ; Chicago Judy ; de Cointet Guy ; Diebenkorn Richard ; Divola John ; Fisher Morgan ; Fiskin Judy ; Foulkes Llyn ; Francis Sam ; Goldstein Jack ; Goode Joe; Hammons David ; Heinecken Robert Herms George ; Hockney David ; Hopper Dennis ; Huebler Douglas ; Irwin Robert ; Johnson Larry ; Kaprow Allan ; Kauffman Craig ; Kelley Mike ; Kienholz Ed ; Knight John ; Lamelas David ; Leavitt Bill ; McCarthy Paul ; McCracken John ; McLaughlin John ; McMillen Michael ; Moses Ed ; Mullican Matt ; Nauman Bruce ; Nordman Maria; O’Neill Patrick ; Outterbridge John ; Pettibon Raymond ; Pittman Lari ; Price Kenneth; Prina Stephen; Ray Charles ; Rubins Nancy ; Ruppersberg Allen ; Ruscha Ed ; Saar Betye ; Sekula Alan ; Shaw Jim ; Shelton Peter ; Smith Alexis; Teske Edmund ; Therrien Robert ; Turrell James ; Vallance Jeffrey ; Viola Bill ; Welling James ; Wheeler Doug ; Williams Christopher ; Yonemoto Bruce & Norman