RIMBAUD DEVANT DIEU

ANDRÉ THISSE

RIMBAUD DEVANT DIEU

LIBRAIRIE JOSÉ CORïl 11, RUE DB MÉDICIS - PARIS 1975 @ Librairie José Corti, 1975, Paris Tous droits de reproduction, mème partielle, sous quelque forme que ce soit, y compris la photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, réservés pour tous pays. Toute reproduction, même frag- mentaire, non expressément autorisée, constitue une contrefaçon passible des sanctions prévues par la loi sur la protection des droits d'auteurs (11 mars 1957).

N° d'édition : 548

Dépôt légal : 4* trimestre 1975 pour Lazare. SIGLES

P. : Poésies (1870-1871).

D. V. : Derniers Vers de 1872 (intitulés « Vers nouveaux et Chansons » dans certaines éditions).

S. : Une Saison en enfer. I. : Illuminations.

Edition : Sauf indication contraire, les citations sont em- pruntées à la dernière édition de la Bibliothèque de la Pléiade (1972). « Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire. » (S., Mauvais Sang).

« Je vais vous énoncer trois métamorphoses de l'esprit : com- ment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. Il est maint fardeau pesant pour l'esprit, pour l'esprit fort et patient que le respect anime : sa vigueur réclame les fardeaux les plus lourds. Qu'y a-t-il de pesant ? ainsi interroge l'esprit courageux ; et il s'agenouille comme le chameau et veut qu'on le charge bien. Quel est le fardeau le plus lourd, ô héros ? — ainsi interroge l'esprit courageux — afin que je le prenne sur moi et que ma force se réjouisse. N'est-ce pas ceci : s'humilier pour faire mal à son orgueil ? Faire luire sa folie pour tourner en dérision sa sagesse ? Ou est-ce cela : abandonner notre cause, au moment où elle célèbre sa victoire ? Monter sur de hautes montagnes pour ten- ter le tentateur ? Ou est-ce cela : se nourrir des glands et de l'herbe de la con- naissance, et souffrir la faim dans son âme, pour l'amour de la vérité ? Ou est-ce cela : être malade et renvoyer les consolateurs, se lier d'amitié avec des sourds qui n'entendent jamais ce que tu veux ? Ou est-ce cela : descendre dans l'eau trouble si c'est l'eau de la vérité, ne repousser ni les froides grenouilles ni les crapauds fiévreux ? Ou est-ce cela : aimer qui nous méprise et tendre la main au fantôme lorsqu'il veut nous effrayer ? L'esprit courageux assume tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui, sitôt chargé, se hâte vers le désert, ainsi se hâte- t-il vers son désert. Mais au fond du désert le plus désolé s'accomplit la seconde métamorphose : ici l'esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être le maître de son propre désert. Il cherche ici son dernier maître : il veut être l'ennemi de ce maître, et de son dernier dieu ; pour la victoire il veut lutter avec le grand dragon. Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus appeler ni dieu ni maître ? « Tu dois », s'appelle le grand dragon. Mais l'esprit du lion dit : « Je veux ». « Tu dois » le guette au bord du chemin, étincelant d'or sous sa carapace aux mille écailles, et sur chaque écaille brille en lettres dorées : « Tu dois ! ». Des valeurs maintes fois séculaires brillent sur ces écailles et ainsi parle (e plus puissant de tous les dragons : « La valeur de toutes choses brille sur moi. » Toute valeur a déjà été créée, et toutes les valeurs créées sont en moi. En vérité, il ne doit plus y avoir de « Je veux » ! Ainsi parle le dragon. Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion de l'esprit ? N'avons- nous pas assez de la bête robuste qui renonce et qui se soumet ? Créer des valeurs nouvelles, — le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour des créations nouvelles, — c'est là ce que peut la puissance du lion. Se libérer, opposer un « non » sacré même au devoir : telle, mes frères, est la tâche qui incombe au lion. Conquérir le droit de créer des valeurs nouvelles, — c'est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux. En vérité, c'est pour lui un rapt et le fait d'une bête de proie. Il aimait jadis le « Tu dois » comme son bien le plus sacré : à présent il lui faut trouver l'illusion et l'arbitraire, même dans le plus sacré, afin d'assurer sa liberté aux dépens de son amour : il faut un lion pour un tel rapt. Mais dites-moi, mes frères, que peut faire l'enfant que le lion n'ait pu faire ? Pourquoi faut-il que le lion féroce devienne enfant ? L'enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un « oui » sacré. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d'un « oui :» sacré. C'est sa volonté que l'esprit veut à présent, c'est son propre monde que veut gagner celui qui est perdu au monde. Je vous ai nommé trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment l'esprit devient lion, et comment, enfin, le lion devient enfant. » N IETZS CHE 1.

1. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Maurice Betz, Livre de Poche, 1971, Des trois métamorphoses, p. 35-37. Il est bon d'écouter le poète qui connaît le raccourci de l'image avant de suivre la longue marche discursive du critique. Cette parabole me paraît « résumer > une face de la quête rimbal- dienne. AVERTISSEMENT

Biographies, essais, thèses sur Rimbaud foisonnent. De nombreux travaux ont essayé de le rattacher à tel ou tel courant politique, philosophique ou religieux. Il serait donc normal de penser qu'il ne reste plus qu'à se rallier, tout en l'étayant, à tel ou tel point de vue déjà exposé. Or, plus j'entrais dans mon sujet, plus je me suis convaincu que tout n'avait pas été dit quant au phénomène Rimbaud ; si cet essai se présente parfois simplement comme une syn- thèse personnelle de choses déjà écrites ici où là, j'espère que l'ensemble de mon étude le présente de façon un peu plus nouvelle et lumineuse, ce qui ne serait pas desservir un poète dont la quête de la lumière fut la constante la plus profonde et chez qui l'adjectif « nouveau » est le plus caractéristique des espoirs « essentiels » exprimés du début à la fin de l'œuvre. Si la biographie rimbaldienne peut maintenant être écrite de façon à peu près objective 2, bien que trois points importants restent dans une obscurité relative faute de documents : participation effective à la Commune, époque de composition des Illuminations, mort du poète, c'est dans l'interprétation globale de l'œuvre que réside le scandale. L'esprit qui cherche la vérité et ne pense pas la posséder au départ ne peut qu'être stupéfait de constater tout ce qu'on a pu affirmer péremptoirement. Cette interprétation varie d'une telle façon que c'en est une honte pour l'esprit

2. A cette exigence d'objectivité, et des réserves ayant été faites sur les trois points ci-après indiqués, répondent plusieurs biographies et notamment celle de l'Album Rimbaud de la Pléiade, très courte et suggestive, et, beaucoup plus complète, La Vie d'Arthur Rimbaud (éd. Hachette, 1962), rédigées toutes deux par Henri Matarasso et Pierre Petitfils. Mon propos n'est pas ici d'écrire une biographie de plus. humain. Le pauvre lecteur qui voudrait se faire une idée à travers quelques articles ou études, ne sait à quel point de vue se rallier. L'édition des Œuvres dans le Livre de Poche (n° 498) en 1969 est un des sommets qu'il sera diffi- cile de dépasser : Préface de feu Paul Claudel, et petites notes, à la fin, de M. Pascal Pia qui vous explique que Claudel n'a rien compris à Rimbaud mais que personne n'en a parlé aussi bien que lui. Parmi beaucoup de questions, celle de la date de compo- sition des Illuminations par rapport à Une Saison en enfer, reste essentielle pour la majorité des lecteurs, comme pour les critiques qui prennent tous rang dans un camp ou dans l'autre. Rimbaud nous a-t-il trompés en disant adieu à la littérature ou alors n'avait-il pas déjà écrit les Illumina- tions ? Voilà le dilemme où l'on veut nous enfermer. Depuis les travaux de M. de Bouillane de Lacoste 3, une partie de la critique universitaire ou intellectualiste a trouvé une nouvelle voie : Rimbaud disait adieu à la litté- rature sans lui dire adieu ; il s'exprimait à l'intention des futurs professeurs de lettres qui savent très bien qu'en- terrer son imagination ne veut pas dire... enterrer son imagination. Chaque « rimbaldien » a son idée sur la ques- tion et le lecteur qui n'a pu passer des mois à lire et à réfléchir réserve son jugement, demeure dans la nuit de l'esprit et doute de son bon sens ; souvent il finit par ne plus rien comprendre ; à moins qu'il ne fasse des actes de foi, non en Rimbaud et son texte, mais en Etiemble 4, Gengoux 5, Bouillane de Lacoste 6, Adam 7...

3. H. de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des « Illuminations », thèse de doctorat ès Lettres, Mercure de France, 1949. 4. R. Etiemble, Le Mythe Rimbaud, t. 1 : Genèse du Mythe (thèse secondaire), Gallimard, 1954. T. II : Structure du Mythe, thèse principale pour le doctorat ès Lettres, Gallimard, 1952. Cf. aussi Etiemble et Yassu Gauclère, Rimbaud, collection « Les Essais », Gallimard, 1936, rééd. 1950. 5. J. Gengoux, La pensée poétique de Rimbaud, thèse pour le doctorat ès Lettres, Nizet, 1950. 6. Henry Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des « Illuminations », op. cit. 7. A. Adam, L'Enigme des Illuminations, Revue des sciences humaines, 4e trim. 1950 ; articles dans « », bul- letin des « Amis de Rimbaud », septembre 1950 et juillet 1957 ; Introduction aux Œuvres de Rimbaud, « Club du meilleur livre », 1961 ; Introduction et notes dans l'Œuvre de Rimbaud à la Pléiade, 1972. PREMIERE PARTIE

L'ADOLESCENCE LITTERAIRE

CHAPITRE I

BREF RAPPEL BIOGRAPHIQUE LES PREMIERS TEXTES

Arthur Rimbaud est né le 20 octobre 1854, à six heures du matin, à Charleville, Ardennes. A partir de sa seconde, il fut un élève prodige décrochant de très nombreux prix, dont ceux d'instruction religieuse. Il interrompit brusque- ment ses études en juillet 1870, au moment de la défaite des troupes françaises et de l'invasion, alors que le Prin- cipal de son Collège espérait le voir entrer « avec le numéro un 1 » à l'Ecole Normale Supérieure. Ce n'est donc pas par échec scolaire qu'il entra en poésie « comme on entre en religion » ; d'abord il espéra pouvoir vivre de sa plume puis, très vite, il se comporta comme le forçat qu'il admi- rait dans son enfance et qui était « seul témoin de sa gloire et de sa raison » : sa recherche n'eut plus rien à voir avec les ambitions humaines. Sans vouloir tenter une explica- tion psychanalytique systématique, il faut rappeler que sa mère était une femme farouche qu'il appela un jour « la bouche d'ombre ». Elle faisait peur aux galopins près de sa ferme, à Roche, en les menaçant de « l'esprit » logeant « dans sa cave » qui « les attraperait et qui les priverait de la vue 2 ». Elle avait des pratiques superstitieuses, exor- cisait sa maison par crainte des diables et, par bien des points, elle peut faire penser à la Mère Mac Miche de la

1. E. Delahaye, Souvenirs familiers, Messein, 1925, p. 53. 2. Madame Rimbaud, essai de biographie, par Suzanne Briet, collection « Lettres Modernes >, Minard 1968, p. 72. Comtesse de Ségur. La « mother » n'était pas une bigote de petite taille, c'était une catholique, marquée par le jansé- nisme. « Je ne flatte jamais ceux que j'aime », écrivit-elle un jour à Verlaine 3. Sans envergure intellectuelle, elle avait de l'envergure de caractère. Apre au gain, ambitieuse pour l'avenir de ses enfants, elle ira jusqu'à rompre avec son premier fils, Frédéric, le cancre de la famille, parce qu'il a épousé une fille de milieu très modeste à laquelle il avait fait un enfant. Elle était parfois capable de mépriser l'opinion publique : elle n'accorda aucune importance aux lettres anonymes qu'elle recevait de Paris au moment où son fils s'y trouvait avec Verlaine. Lors de la mort de notre poète, elle voulut des funérailles de première classe, c'est-à-dire avec orgue, huit enfants de chœur, manécanterie..., mais les exigea volontairement dans un délai si bref qu'elle seule et sa fille, Isabelle, assistèrent à la cérémonie, contrai- rement aux souhaits du prêtre qui eût voulu convoquer aux obsèques quelques anciens camarades de Rimbaud 4. Elle refusa aussi d'aller à l'inauguration du premier mo- nument construit à Charleville à sa mémoire, à quelques pas de la maison où elle demeurait alors5. Le contraire d'une commère, plutôt le genre militaire : « Plus inflexible que soixante-treize administrations à casquette de plomb. » Une femme de devoir et non d'amour. Or les poètes ne sont pas des enfants de troupe. Nous n'allons pas entre- prendre le procès de la « mère Rimb' ». Elle était elle- même orpheline depuis l'âge de cinq ans et c'est probable- ment ce qui explique les crises de somnambulisme dont elle fut victime dans son enfance 6. Il serait donc peut-être possible de justifier psychanalytiquement son comporte- ment. Elle n'était guère extravertie ; assez intelligente pour craindre très tôt que son fils ne devienne « Juif errant ou Don Juan7 », comme nous l'apprend Ernest Delahaye, un des meilleurs témoins, que nous aurons à citer souvent8.

3. Lettre de Mme Rimbaud à , 6 juillet 1873. 4. Pierquin, Les Souvenirs d'un ami de Rimbaud, publiés par J.-M. Carré, Mercure de France du 1iJr mai 1924, p. 585-586. 5. Ibid. 6. Cf. P. Berrichon, J.-A. Rimbaud, le Poète, Mercure de France 1912, p. 16. 7. E. Delahaye, Souvenirs familiers, op. cit., p. 118. 8. Pour voir le sérieux du témoignage de Delahaye, à quelques erreurs près et, bien sûr, un certain nombre de fautes d'inter- A soixante-quatre ans, elle aura même une vision du « pau- vre Arthur », huit ans après sa mort, qui la classe au- dessus des médiocres.

... Hier donc, je venais d'arriver à la messe, j'étais encore à genoux faisant ma prière, lorsqu'arrive près de moi quelqu'un, à qui je ne faisais pas attention ; et je vois poser sous mes yeux contre le pilier une béquille, comme le pauvre Arthur en avait une. Je tourne ma tête, et je reste anéantie : c'était bien Arthur lui-même : même taille, même âge, même figure, peau blanche grisâtre, point de barbe, mais de petites moustaches ; et puis une jambe de moins ; et ce garçon me regardait avec une sympathie extraordinaire. Il ne m'a pas été possible, malgré tous mes efforts, de retenir mes larmes, larmes de douleur bien sûr, mais il y avait au fond quelque chose que je ne sau- rais expliquer [...]. Il y a plus encore : une dame, en très grande toilette, passe près de nous ; elle s'arrête et lui dit en souriant : « Viens donc près de moi, tu seras beau- coup mieux qu'ici ». Il lui répond : « Je vous remercie, ma tante, je me trouve très bien ici, et je vous prie de m'y laisser ». Cette dame a insisté ; il a préféré res- ter [...]. Mon Dieu, est-ce donc mon pauvre Arthur qui vient me chercher ? Je suis prête [...] 9.

Les enfants ont besoin d'amour maternel et celui-ci, dans son cas, resta masqué derrière l'autoritarisme : « Quand on est comme toi, et qu'on n'aime pas les enfants, on n'en a pas10 », cria un jour Isabelle à sa mère. L'amour de Mme Rimbaud était peu tangible. Son mari, le capitaine Rimbaud, s'en aperçut bien, qui se sépara d'elle définiti- vement à partir de 1860, ne donnant plus aucune nouvelle, alors que son métier l'avait déjà auparavant tenu éloigné la plupart du temps du domicile conjugal. Mme Rimbaud n'était pas sans revenus ; elle s'occupera donc de l'éduca- tion de ses enfants, puis de l'exploitation de sa ferme à Roche. La Bible des Rimbaud — Bible que l'on lisait régulière- ment, ce qui était loin d'être la coutume chez les catho- liques —, était d'origine janséniste : l'Ancien et le Nou- prétation, on consultera Delahaye témoin de Rimbaud, par F. Eigeldinger et A. Genre, « A la Baconnière », Neuchâtel, 1974. Cet ouvrage réfute les conclusions d'Etiemble et reproduit la plupart des écrits de Delahaye dont les éditions étaient épuisées. 9. Lettre à sa fille Isabelle du 9 juin 1899. 10. Madame Rimbaud, op. cit., p. 16. veau Testament de Lemaistre de Sacy, édition de 1841. Le poète l'a amplement annotée. « Les livres de cette Bible qui, par l'usure des feuillets, semblent avoir été le plus compulsés (par lui), sont, outre la Genèse : le Lévitique, le Cantique des Cantiques, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, les Evan- giles et l'Apocalypse de saint Jean11. » Cette Bible fut composée, nous indique Mme Briet, à la Bastille par le neveu d'Antoine Arnault entre 1666 et 1668 ; le diocèse de Reims — et les Ardennes en particulier — était resté sous l'influence de prêtres qui recevaient une forte marque jan- séniste au grand séminaire de Reims. Leur influence sur Mme Rimbaud semble avoir été particulièrement puis- sante 12. Les Poètes de sept ans (P.) donne le ton de l'éducation que reçut le poète, même s'il n'écrivit ce texte qu'à l'âge de dix-sept ans, à l'époque de la Commune et des blasphè- mes, c'est-à-dire au moment où il fut le plus sévère pour le christianisme et pour la Bible où il puisa cependant tant d'images et dont la lecture marqua sa vision du monde comme nous le verrons.

Il craignait les blafards dimanches de décembre, Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou, Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;

Devant le « livre du devoir », le jeune poète rêve, il pressent « violemment la voile » et, en effet, il a déjà pris, comme nous le verrons dans un instant, et reprendra encore... « les voiles ». « Tout le jour il suait d'obéissance » sous la surveillance du « bleu regard, — qui ment » de sa mère. Cette absence de liberté le pousse vers le rêve inté- rieur ; il est même la proie de « tics noirs » et s'enferme « dans la fraîcheur des latrines ». Après avoir, une fois de plus, brillamment achevé son année scolaire (la dernière, celle de Rhétorique), il fera, en septembre 1870, sa première fugue. On avait voulu l'atta- cher à sa terre natale ou à des projets bien terrestres, « les nobles ambitions 13 », il sera le piéton éternel, le marcheur qui se tuera lui-même progressivement par usure jusqu'à

11. Cf. Jean-Arthur Rimbaud le poète, par P. Berrichon, op. cit., p. 30-31. 12. Etudes Rimbaldiennes, article « La Bible dans l'œuvre de Rimbaud », collect. « Lettres modernes », Minard, 1969, p. 88-90. 13. S., Nuit de l'enfer. devenir un « tronçon immobile ». Dans sa lettre du 15 juil- let 1891, il s'attribue à lui-même la cause de sa maladie : « C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et à travailler excessivement Il. »

Le brillant latiniste fut assez conformiste, du moins en apparence, durant sa scolarité. Avant d'avoir quatorze ans, il envoie une « Ode au Prince Impérial » à l'occasion de sa première communion15. Plus tard, dans Jésus à Naza- reth, il s'identifie à Jésus et écrit sagement en latin « Grand Dieu que ta sainte volonté soit faite ». Il eut sans doute des élans religieux très sincères. Son ami Ernest Delahaye nous apprend qu'il se battit un jour dans son jeune âge contre les grands qui s'amusaient avec de l'eau bénite, ce qui lui valut alors le surnom de « petit cagot 16 ». Mais « les mystiques élans se cassent quelquefois » (P., Les Pre- mières Communions). Il remporte plusieurs concours aca- démiques, chante la paix coloniale, reçoit des prix d'ins- truction religieuse jusqu'à la fin de sa scolarité, alors qu'il écrit déjà par ailleurs une vigoureuse satire anticléricale et antichrétienne, Un cœur sous une soutane. Durant sa der- nière année scolaire, en rhétorique (il a alors seize ans), le bon élève est donc assez prudent pour ne pas manifester trop rapidement sa pensée déjà subversive. Un texte, « Le Soleil était encore chaud », que Mme Briet a appelé « Le Cahier de dix ans », montre que, chez le bon élève, couvait depuis longtemps un refus d'intégration sociale irréduc- tible et que son jugement n'était pas particulièrement tendre pour la société. ... Que m'importe à moi que je sois reçu, à quoi cela sert-il d'être reçu, à rien, n'est-ce pas ? Si, pourtant ; on dit qu'on n'a une place que lorsqu'on est reçu. Moi, je ne veux pas de place ; je serai rentier [...]. Ah ! saperlipotte de saperlipopette ! sapristi ! moi je serai rentier ; il ne fait pas si bon de s'user les culottes sur les bancs, saper- lipopettouille !

14. Lettre à sa sœur, 15 juillet 1891. 15. Album Rimbaud, Pléiade, p. 18. 16. Ernest Delahaye, Rimbaud, l'artiste et l'être moral, Mes- sein, 1947, réédition, p. 175-176. Voir aussi son Rimbaud, « Revue littéraire de Paris et de Champagne », Paris et Reims, 1905, p. 21. Pour être décrotteur, gagner la place de décrotteur, il faut passer un examen ; car les places qui vous sont accordées sont d'être ou décrotteur, ou porcher, ou bou- vier. Dieu merci, je n'en veux pas, moi, saperlipouille 17 !...

On trouve déjà tout Rimbaud dans ce texte avec ses « moi, je » d'opposant irréductible. M. Ruff18 estime que le « Cahier de dix ans » « date de la treizième année » ; rien n'est moins sûr : n'est-ce pas plutôt à dix ans que l'on pré- fère aller « en commissions » et qu'on se demande « si les latins ont existé » ? Un cœur sous une soutane date de 1870, c'est une charge contre les séminaristes qui fréquentaient le collège de Charleville et avec lesquels rivalisaient les élèves « laïcs » ; ce collège devient un grand séminaire où l'on mène une vie somnolente, où l'on se masturbe et où les lettres anonymes sont recommandées par le Supérieur. Le texte nous pré- sente la montée de l'amour chez un séminariste idiot qui écrit des poèmes d'un lyrisme mystique parfaitement ridi- cule, dans un style affecté et grotesque, pour exprimer l'amour qu'il porte à une fille au visage velu, plate comme une planche, qu'il appelle « la Vierge au bol » et dont il ne voit pas la laideur. Ses poèmes stupides se mêlent d'invo- cations aux divers membres de la Sainte-Famille et d'un fragment des litanies de la Vierge. Timide, infantile, au besoin le biberon à la main, sa bêtise lui cache qu'il est la risée des autres et qu'il incommode celle qu'il aime par l'odeur de ses pieds tandis que sa partenaire, sans être futée, a assez de bon sens pour se fier... aux odeurs. Ce texte, où tout sent le renfermé, est le journal d'un prêtre, devenu titulaire d'une cure, qui écrit pour se remémo- rer sa passion, maintenant refroidie, et dont l'échec l'a confirmé dans sa vocation : « N'ayant plus celle que j'aime, je vais aimer la foi ! [...] Ma mère la Sainte Eglise me réchauffera dans son sein... » Rimbaud est encore loin d'avoir trouvé sa maturité litté- raire en 1870. Comme le chameau de la parabole de Nietz- sche, il s'est surchargé, il a lu énormément — une véritable

17. Extraits du Prologue ou « Le soleil était encore chaud », d'après l'édition du « Cahier de dix ans » de Mme S. Bernard aux éditions Garnier où l'orthographe et la ponctuation ont été arrangées. 18. Rimbaud, Hatier, « Connaissance des Lettres >, 1968, p. 11. boulimie i -c- et il n'a pas encore déposé son fardeau. L'in- fluence de V. Hugo se fait sentir, particulièrement dans Le Forgeron, et la plupart des poèmes de cette époque laissent percer des influences venant de Vigny, Gautier, Coppée, Banville, Verlaine... quand ce ne sont pas même, plus simplement, des pastiches. L'année suivante la marque baudelairienne sera encore trop visible dans Les Sœurs de charité (juin 1871). C'est la période de « l'adolescence litté- raire » qui va jusqu'aux Derniers Vers où il commencera à sortir de sa gangue, comme l'annonçaient des poèmes tels que Le Bateau ivre, L'étoile a pleuré... C'est après avoir tout nié, tout détruit, qu'il trouvera son génie personnel dans les proses d'Une Saison et des Illuminations. L'amer- tume négatrice perce dès le début, même dans , appelé primitivement Credo in Unam, grand hymne païen d'allégeance au Parnasse, bourré de réminiscences littéraires et d'érudition mythologique gréco-latine. Ce poème se voudrait celui de l'idéal qu'il rabaisse, sauf excep- tion, à une lasciveté sans réelle puissance érotique. Il en émane un monde naturiste sans transcendance, sans esprit : la chair est la « splendeur idéale » et « l'autel ». Rimbaud s'y présente même couché, fait unique dans ses annales, cherchant à retrouver l'âge d'or des païens, une harmonie naturelle d'où l'effort serait exclu. Il exalte le nu, le mou, le vague, l'effleurement, dans un monde où l'on se touche sans se prendre, où l'on se frôle sans se donner et sans se rencontrer, et où l'homme n'a qu'un regret : celui de ne plus pouvoir téter la Déesse-Mère. La philosophie sous- jacente est celle d'un panthéisme naturiste de dissolution ; elle s'accompagne d'une resacralisation générale de la nature, de la réanimation des vieux cultes et d'une oppo- sition à l'athéisme et à la science qui détournent l'homme des dieux antiques. Cette restauration du paganisme est cependant menacée : l'homme reste plein d'interrogations métaphysiques. Sa condition intellectuelle est fort difficile, il est « triste ». Esthétiquement, il est « laid » : nous ne sommes que des « singes d'hommes tombés de la vulve des mères ». Devant de telles réalités, le poète propose un acte de foi en Vénus dont il attend la résurrection et la « Rédemption » ! Quatre mois plus tard, il recopiera son texte pour son ami Demeny et, pour masquer un peu la fragilité de son espérance, il supprimera la longue partie critique sur l'homme qui détonnait dans l'enthousiasme panthéiste. Quant au Christ, sa venue a brimé la nature humaine en révélant le péché ; autrefois, la lasciveté ne s'opposait pas à la chasteté ! Maintenant il est impossible d'annuler les effets de cette venue, aussi le poète scande- t-il son Credo plutôt qu'il ne le chante : Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère, Aphrodité marine ! — Oh ! la route est amère Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix ; Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en toi que je crois !

Il essaie de se cramponner à la nature en l'idolâtrant comme si elle était une valeur. Ce laxisme est contre son tempérament profond qui ne peut se vautrer dans les valeurs païennes sans en crier le néant. Rimbaud est tout effort, mouvement, mais il cherche encore un peu à être compris ; le souci du lecteur immédiat ne disparaîtra com- plètement qu'à l'époque de sa « maturité littéraire », vers dix-huit ans. Il cherche à se faire publier. Il écrit à Ban- ville en lui donnant du « cher Maître » et en lui joignant son poème ainsi que deux autres. Il est sincère, mais, un an plus tard, il décochera contre lui un long poème ironique et parodique, Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs (P.). Il connaît alors dans la nature, au cours de ses randonnées, des joies qui lui inspirent des poèmes d'un lyrisme extrê- mement pur, très éloigné de Soleil et Chair, et où il garde une distance amusée à l'égard de lui-même. Il y a un petit Rimbaud dès 1870 qu'il ne faut pas méjuger au profit du génie. Ma Bohème (Fantaisie) Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi' devenait idéal ; J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ; Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées ! Mon unique culotte avait un large trou. — Petit poucet rêveur, j'égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. — Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

Et je les écoutais, assis au bord des routes, Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; Où, rimant au milieu des ombres fantastiques, Comme des lyres, je tirais les élastiques De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! S'il refuse, théoriquement, de considérer la nature comme souillée, s'il croit en elle, « credo in unam »..., tout en lui vise à la purifier par la marche, le travail, l'effort, bref à ne pas la prendre telle quelle avec ses facilités. Aussi le nostalgique des « satyres lascifs », trois ans plus tard, écartera « du ciel l'azur, qui est du noir », et vivra « étin- celle d'or de la lumière nature » (S., Délires II). L'enivre- ment des nourritures terrestres ne pouvait durer chez lui qu'un instant. La chair seule pourrit vite au soleil ; elle ne peut être « l'autel ». Le poète eut beau scander son credo, « l'autre Dieu nous attelle à sa croix », d'ailleurs tout en chantant l'innocence païenne et primitive, n'annonce-t-il pas qu'il attend de Vénus la « Rédemption » ? Et il finira par chanter celui « qui a purifié les boissons et les ali- ments » (1., Génie).

CHAPITRE II

LE CHRISTIANISME REJETE RELIGION ET CASTRATION

Quelle est donc, dans son esprit, cette croix, cet évangile, ce Christ, cette religion qu'il va nous présenter pour les repousser durant son « adolescence littéraire » ? Le carac- tère dominant du christianisme qu'il rejette est son côté politique opposé à la libération de l'homme ; mais ce chris- tianisme a aussi une dimension mystique qui l'amène à l'athéisme et à un essai de négation de tout, sauf de la valeur fraternité. Mme Rimbaud est, bien sùr, monarchiste et bonapartiste, comme à peu près tous les catholiques d'alors ; du côté du sabre, défenseur de l'autel ; du côté des « blancs » opposés aux « rouges ». Le clergé professait communément « qu'on ne pouvait accepter le régime parlementaire sans violer le dogme 1 ». De l'autre côté, on est athée, « pour la science ». La religion prêchée dans les églises est, dans une large mesure, le fidéisme issu du « traditionalisme » du vicomte de Bonald 2, hérésie qui sera condamnée par le Concile Vatican I, dont les condamnations portèrent d'ailleurs sur- tout sur les « erreurs modernes ». Devant la science mon- tante, le clergé prêchait, en fait, une foi aveugle et irration- nelle « amour et cécité », dira Rimbaud (P., Le juste restait droit...). En 1864, le Syllabus a condamné le socialisme, le communisme, les « sociétés bibliques » c'est-à-dire protes- tantes. Tout juste si « l'arbre de la science du bien et du mal » de la Genèse ne devenait pas l'arbre de la science tout court ! Ce christianisme était étroitement imbriqué dans la vie politique, à tel point que Verlaine qui avait écrit un poème à la gloire de la révolte ouvrière de 1832 :

1. Histoire du Catholicisme en France par A. Latreille, R. Ré- mond..., t. 3, Paris 1962, p. 408. 2. Ibid., chapitre Le Trône et l'Autel, notamment p. 240, cf. infra, p. 219. Ln République, ils la voulaient terrible et belle, Fouge et non tricolore, et devenaient très froids Quant à la liberté constitutionnelle... 3 et qui s'était marqué du côté communard en 1871, se mettra tout naturellement à chanter la fleur de lys dès qu'il revien- dra au catholicisme. La lecture de Sagesse, écrite en prison, un à deux ans après le coup de revolver contre Rimbaud, par l'ancien ami du communard Eugène Vermersch, con- damné à mort et exilé à Londres, est un test particulière- ment édifiant. Verlaine, donc, s'est « converti », et dès sa préface le « devoir religieux » se mêle à « une espérance francaise 4 ». Il faut lire tout particulièrement dans la pre- mière partie la pièce XII consacrée tout entière à la satire de la République de la « France postiche ».

[...] 0 le maître, mais c'est L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre, Total, le peuple, « un âne » fort qui « s'est Cabré » [...]

0 Peuple [...] On t'a rendu semblable aux animaux, [...]

0 paysan cassé sur tes sillons, Pâle ouvrier qu'esquinte la machine, Membres sacrés de Jésus-Christ, allons, Relevez-vous, honorez votre échine,

[...] Redevenez les Francais d'autrefois, Fils de l'Eglise, et dignes de vos pères !

[...] tout blanc L'avenir flotte avec sa Fleur charmante Sur la Bastille absurde...

Les « tyrans minuscules d'un jour » doivent « rentrer dans le rang » et « aller au catéchisme » ! Dans la pièce suivante, Verlaine chante la « mort française » de Napoléon, mais réserve « au lys de Louis Seize » son « vœu suprême » ;

3. Des Morts, 2 juin 1832 et avril 1834, Verlaine, Œuvres com- plètes, Pléiade, éd. de 1968, p. 18. 4. Verlaine, Sagesse, Préface de la première édition. puis il attend des Jésuites le salut national 5 et « Marie » ne manque pas de rimer avec « patrie'' ». A sa sortie de prison, sa femme refusant toujours la réconciliation, et comme il a découvert, en cellule, l'avantage de l'absence de certaines tentations, il envisage de se retirer dans une Trappe. « Aimons-nous en Jésus 7 », écrit-il peu après à Rimbaud avant de partir à Stuttgart pour le convertir. Là l'Epoux infernal soûlera « le Loyola » venu le trouver « un chapelet aux pinces... Trois heures après, on avait renié son Dieu et fait saigner les quatre-vingt-dix-huit plaies de N.S.8 ». Quelques mois après, Verlaine lui précise son pro- gramme par écrit 9 : la résignation. Cet effort de Verlaine pour vivre selon les idées qu'il se faisait du catholicisme fut, et pour cause, un échec. Il essaya bien de se persuader que Rimbaud était le Diable, en vain. En 1887, on annonce par erreur la mort de son ancien camarade. Il se met à rêver de lui toutes les nuits 10 et rédige alors un poème 11 pour lui exprimer sa nostalgie, toute son admiration, son affection, son enthousiasme et sa reconnaissance...

Je n'y veux rien croire. Mort, vous, Toi, dieu parmi les demi-dieux ! Ceux qui le disent sont des fous. Mort, mon grand péché radieux, Tout ce passé brûlant encore Dans mes veines et ma cervelle Et qui rayonne et qui fulgore Sur ma ferveur toujours nouvelle ! Mort tout ce triomphe inouï Retentissant sans frein ni fin Sur l'air jamais évanoui Que bat mon cœur qui fut divin ! Quoi, le miraculeux poème Et la toute-philosophie, Et ma patrie et ma bohème Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie !

5. lbid., lre partie, XIV. 6. Ibid., 2e partie, II. 7. Rapporté par Delahaye, Rimbaud, l'artiste..., op. cit., p. 58. 8. Rimbaud, Lettre à Ernest Delahaye du 14 octobre et du 5 mars 1875. 9. Lettre de Verlaine à Rimbaud du 12 décembre 1875. 10. Voir le témoignage d'Adolphe Retté, dans Verlaine par lui- même de J.-H. Bornecque, Seuil, 1967, p. 86. 11. Laeti et Errabundi, dans Parallèlement. Dès qu'il écrit Le Forgeron, Rimbaud considère le catho- licisme comme une puissance réactionnaire sans la moindre dimension de libération humaine. Le Forgeron parle à Louis XVI et lui rappelle le temps où le peuple exploité n'avait aucun droit.

Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres : Le Chanoine au soleil filait des patenôtres Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or. Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor, Et l'un avec la hart, l'autre avec la cravache Nous fouaillaient. [...]

Après le dur labeur, les exploités recevaient la charité, non pas un salaire juste mais « un pourboire », bref une aumône, et en même temps on leur brûlait leurs taudis et on envoyait leurs enfants faire la guerre. Le pauvre est celui qui est maintenu « à genoux », devant Dieu comme devant le seigneur de l'ancien régime. Mais le peuple se lève contre les injustices et contre la charité opposée à la justice, « c'est la crapule » et la crapule dit « nous ». Les ouvriers sont « Hommes », ce ne sont pas des pleurni- cheurs, et l'homme ... domptera les choses Et montera sur Tout, comme sur un cheval ! [...] Regarde donc le ciel ! — c'est trop petit pour nous, Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux ! Regarde donc le ciel !... S'il faut choisir entre Dieu et l'homme, Rimbaud n'a aucune hésitation, c'est l'homme qu'il choisit contre un Dieu qui l'opprimerait et le mutilerait. Le « poète de sept ans », qui est surtout le poète de dix-sept ans repensant son passé, fait une déclaration des plus nettes. Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve, Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg.

La religion est pour lui complice d'un ordre injuste : de ce que Mounier appellera « le désordre établi » ; elle ne s'intéresse pas à changer ce monde ; au contraire, elle demande à ses adeptes de l'abandonner, de faire sécession, d'accepter souffrance et injustice et d'en remercier le ciel : cela leur vaudra des « mérites » pour cet « au-delà » par- faitement coupé de notre terre, sauf sur le plan juridique. Ce christianisme est résigné et non violent par essence : il faut apprendre à être charitable avec l'exploiteur - ne joue-t-il pas dans l'économie du monde le rôle qui lui a été assigné de toute éternité ? ^- et apprendre à sourire à celui qui commet une injustice à votre encontre. La crise de la Commune renforcera violemment Rimbaud dans ses posi- tions. Dans la Lettre du Baron de Petdechèvre qu'il fit passer dans le Progrès des Ardennes et qui fut reprise par le Nord-Est, signée du pseudonyme de Jean Marcel, nous trouvons, derrière les chers souvenirs des Châtiments de Victor Hugo qu'il ne cherche pas à cacher, un parfait tableau du climat politique et de l'imbrication de « la reli- gion » avec la réaction. [...] Donc la France est sauvée, la noblesse est sauvée, la religion est sauvée, nous sommes constituants ! [...] Nous avons réorganisé une armée, bombardé Paris, écrasé l'insurrection, fusillé les insurgés, jugé leurs chefs, établi le pouvoir constituant, berné la République, pré- paré un ministère monarchiste [...]. [...] L'opinion des honnêtes gens a profondément ému ces braves juges militaires, un moment fourvoyés dans les sentiers tortueux de la clémence et de la pitié [...].

Dans Paris se repeuple le poète montre le désordre, et non l'ordre, se rétablissant après le trouble sanglant et il tourne en ridicule Paris, qui, comme Babylone dans les psaumes, se prostitue ; il écrira d'ailleurs dans une lettre12 qu'il s'agit d'un « psaume d'actualité ». — Société, tout est rétabli : — les orgies Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars : Et les gaz en délire, aux murailles rougies, Flambent sinistrement vers les azurs blafards !

Dans les églises, on prêchait la résignation. Les hommes ont péché en Adam. Ils sont coupables : qu'ils expient. Il faut tout laisser en place dans la « vallée de larmes » et penser à « l'au-delà ». Le mal est permis par Dieu, c'est à peu près comme s'il le voulait. Les injustices sociales, le mal sont permis par ce Dieu Tout-Puissant qui, de fait,

12. Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. devient donc complice de l'injustice puisque, par la voix du Pape, il condamne la révolution. La société telle que Dieu l'a établie est composée d'^é- ments inégaux. En conséquence, il est conforme à l'ordre établi par Dieu, qu'il y ait dans la société humaine des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants 13.

Qu'est-ce que Dieu pour Rimbaud ? Il est « le patron et le sire ». Le poème Les Pauvres à l'église (P.) est on ne peut plus éloquent de sa pensée à l'époque. Ce Dieu est confiné dans une église où l'on gueule « les cantiques pieux ». Il aime, comme les patrons qui sont ses repré- sentants, avoir devant lui des pauvres « heureux, humi- liés comme des chiens battus » qui « tendent leurs oremus risibles et têtus » et dont le masochisme se teinte d'hypocrisie ; ils ont « une prière aux lèvres et ne prient jamais ». Leur groupement n'a rien de communautaire, c'est un rassemblement grégaire. Ils ne font que « baver » ensemble « leur foi stupide » qui, conséquence du dolo- risme, rend les « Dames des quartiers distingués » ... « ma- lades du foie ». Tartufe aussi, « jaune, bave sa foi de sa bouche édentée ». Naturellement, la révolte est la seule attitude vraie contre un tel Dieu, sadique et avare. Dans Le Mal (P.) en pleine guerre de 1870, alors que les hom- mes tombent par milliers : — Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ; Qui dans le bercement des hosannah s'endort, Et se réveille, quand des mères, ramassées Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir, Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir 14 !

Les maudits, ce sont les ouvriers. C'est la dialectique du maître et de l'esclave. Au lieu de libérer politiquement comme dans l'Exode, ou d'appeler à la liberté, comme dit

13. Pie X, 18 décembre 1903, cité par P. Ganne, Cette espé- rance, numéro spécial de la revue Cultures et Foi, 5, rue Sainte- Hélène, Lyon 2e, 1971, p. 28. 14. De même Prométhée de Goethe s'adressait aux dieux et à Zeus : « Vous pouvez à grand-peine De l'argent des offrandes, saint Paul dans l'épître aux Galates (V, 13) : « Vous avez été appelés à la liberté », ce Dieu écrase l'homme ; il a péché en Adam ; il a commis une faute grave, il ignore où, quand et comment, mais il doit porter le fardeau présenté comme une conséquence et même un châtiment. Rimbaud refuse l'atmosphère de son temps où, sous prétexte des conséquences du « péché originel », on justifie les pires abus, les patrons, eux, échappant à ces conséquences ! La liberté est pour lui du côté du Forgeron révolté contre le roi, du côté des morts de quatre-vingt douze, « pâles du baiser fort de la liberté », du côté du « poète de sept ans » qui ... faisait des romans, sur la vie Du grand désert, où luit la Liberté ravie [...].

L'homme « juste », dans les fragments qui portent ce titre, Jésus, a la main « gantée par la pitié » et prêche des « cha- rités crasseuses » qui soutiennent le système social, celui des « propriétés vertes ». Rimbaud sera un des premiers à répéter à sa façon le slogan de Proudhon « la propriété, c'est le vol1s » et à condamner le règne de l'individualisme. Le projet rimbaldien est essentiellement communautaire. Le peuple dit « nous » par la bouche du Forgeron, et le poète, du moins jusqu'à ses mésaventures avec les soldats de la caserne Babylone, se met dans le peuple. Où sont les catholiques pour lui ? Du côté du parti des nobles, des riches, des profiteurs : ils se composent des puissants mais aussi de beaucoup de pauvres qui se lais-

Du souffle des prières, Nourrir vos majestés Et mourriez, si n'étaient Enfants et mendiants, Des fous tout emplis d'espérance...... , Moi, t'adorer ? Pourquoi ? As-tu jamais apaisé les souffrances De l'opprimé ? As-tu jamais tari le flot des larmes Chez l'affligé ? » (Goethe, Poésies, tome Ier, Aubier, 1965, Poésie 46, Prométhée, collection bilingue, traduction Roger Ayrault. Le rapprochement m'a été suggéré par M. René Bourgeois.) 15. Voir P., Chant de guerre parisien et aussi infra, première partie, chap. III, les longues citations des écrits d'Ernest Dela- haye. sent berner, et tout particulièrement les femmes, parce qu'elles sont « faibles ». Il y a aussi le troupeau de jeunes des Premières Communions (P.) ne prenant pas la religion trop au sérieux : Les filles vont toujours à l'église, contentes De s'entendre appeler garces par les garçons Qui font du genre après messe ou vêpres chantantes.

Ces garçons iront docilement, avec leur classe, rejoindre « les garnisons », masse que l'on manœuvre à des fins poli- tiques et d'intégration dans le système social. Enfin, les prêtres, égoïstement préoccupés de leur salut individuel, de « sauver leur peau éternelleinent Il ». Que nous dit le séminariste débile d'Un cœur sous une soutane (P.) ? « J'ai la foi, je ferai mon salut » ... « Ma mère la sainte Eglise me réchauffera dans son sein » et, en contrepoint de cette atmosphère renfermée, « ces chaussettes-là, mon Dieu ! déclare-t-il, je les garderai à mes pieds jusqu'en votre saint Paradis ! » Le prêtre n'est évidemment qu'un hypocrite, « un noir grotesque dont fermentent les souliers » (P., Les Premières Communions). Il vit généralement « à l'ombre » On paie au Prêtre un toit ombré d'une charmille Pour qu'il laisse au soleil tous [les] fronts brunissants [...] (Ibid.)

et profite du travail des autres. Rimbaud se plaît à mon- trer la persistance de la vie sexuelle chez les membres du clergé. Ils ne font profession de chasteté que par échec : « N'ayant plus celle que j'aime, je vais aimer la foi ! » dit naïvement notre séminariste. En fait, ils sont au service d'une religion castratrice. Après ce stupide amoureux écon- duit, après Tartufe qui nous est présenté « nu du haut jusques en bas », le frère Milotus des Accroupissements (P.) sent

Quelque chose comme un oiseau remue[r] un peu A son ventre serein comme un monceau de tripe ! ...... Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.

La religion castratrice n'arrive donc pas à supprimer toute survivance de la sexualité, ni à vaincre totalement la nature

16. Pierre Ganne. L'IMAGINATION

ALBOUY : La création mythologique chez Victor Hugo. BACHELARD : L'Eau et les Rêves. (Essai sur l'Imagination de la Matière). BACHELARD : L'Air et les Songes. (Essai sur l'Imagination du Mouvement). BACHELARD : La Terre et les Rêveries de la Volonté. (Essai sur l'Imagination des Forces). BACHELARD : La Terre et les Rêveries du Repos. (Essai sur les Images de l'Intimité). BELCIKOWSKI : La Poétique des Liaisons dangereuses. BoNNET : André Breton et les débuts de l'aventure surréaliste. BOREL : Proust et Balzac. BROMBERT : La Prison romantique. (Essai sur l'Imaginaire). CAILLOIS : Images, images... CASTEX : Anthologie du Conte fantastique français. CASTEX : Le Conte fantastique en France. CHAMBERS : G. de Nerval et la poétique du voyage. GANS : Musset et le « drame tragique ». GRACQ : André Breton. GUIOMAR : Inconscient et imaginaire dans Le Grand Meaulnes. GUIOMAR : Le Masque et le Fantasme, l'Imagination de la Matière sonore dans la pensée musicale de Berlioz. LEVAILLANT : La Crise mystique de Victor Hugo. MANSUY : Etudes sur l'Imagination de la vie. MAURON : L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine. MAURON : Des métaphores obsédantes au mythe per- sonnel. MENDELSON : Le verre et les objets de verre dans l'univers imaginaire de Marcel Proust. MILNER : Le Diable dans la littérature française. PIRE : De l'Imagination poétique dans l'œuvre de Gaston Bachelard. POULET : Trois essais de mythologie romantique. RENAUD-VERNET : Récits des peuples sauvages. RICHTER : Choix de rêves. RICHTER : La Loge invisible. TUZET : Le Cosmos et l'Imagination.

ET L'IMAGINAIRE

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