MYSTÉRIEUSE DESLE DÉCOUVERTE D'UN TERROIR

Collection animée par Jean-Christophe DEMARD

DANS LA MÊME COLLECTION

DEMARD Jean-Christophe, Traditions et mystères d'un terroir comtois au XIX siècle. 640 pages, 15,5 x 24, relié (3e réim- pression). REYBOZ Jean, Bénédict. 240 pages, 15,5 x 24. REYBOZ Jean, Douceur d'automne. 204 pages, 15,5 x 24. REYBOZ Jean, Hugues le Vert. 204 pages, 14 x 22. ARNOUX Pierre, Un village gros comme ça. 192 pages, 15,5 x 24. DEMARD Jean-Christophe, Jicaltepec: Extraordinaire aventure d'un village franc-comtois au Mexique. 304 pages, 14 x 22 (3e réimpression). DEMARD Jean-Christophe, Le chemin des loups. 208 pages, 15,5 x 24 (4e réimpression). ROBINET Jean, La Vingeanne pas à pas. 140 pages, 13,5 x 21 (4e réimpression). GUÉNIOT Gérard, Premier chemin de fer à crémaillère construit en : La crémaillère de Langres. 224 pages, 15 x 24 (2e réimpression). NAUDET Robert, Mes chiens. 224 pages, 14 x 22. JEAN REYBOZ

MYSTÉRIEUSE DESLE

Dominique GUÉNIOT éditeur-imprimeur 4, rue Claude-Gillot - 52200 Langres © Dominique Guéniot

ISBN 2-87825-014-1 PRÉFACE

"Anjeux ? Pays de sorcières..." D'où ma grand'mère tirait-elle cette assertion, qu'elle me livrait telle qu'elle-même l'avait reçue dans sa jeunesse à Luxeuil ? Ce n'est que bien des années plus tard, lorsque le hasard plaça entre mes mains la passionnante étude de Francis Bavoux, "Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil", que je découvris l'origine de cette étrange réputation. Le village d'Anjeux, qui relevait de la seigneurie de Luxeuil, avait été, aux XVI et XVII siècles, au centre de plusieurs procès de sorcellerie, dont la mémoire collective avait conservé jusqu'à nous le souvenir, épuré de toute référence chronologique : stupéfiant exemple de la richesse et des limites de la tradition orale ! On comprendra donc aisément qu'un tel fait n'ait pu laisser Monsieur REYBOZ dans l'indifférence, lui qui, à maintes reprises, a manifesté son attachement viscéral à sa terre d'Anjeux, à son histoire et, plus encore, à ses habitants. A près de cinq siècles de distance, Monsieur REYBOZ croise donc les pas d'une autre habitante d'Anjeux, Desle la Mancenée. De cette rencontre naît davantage qu'un simple roman : un récit où l'Histoire, pourtant soigneusement fondée sur les actes authentiques du procès de 1529, est ramenée aux dimensions d'une toile de fond — enluminée avec pittoresque — devant laquelle des femmes, des hommes et des enfants, quittant pour un temps l'immobilité dans laquelle les registres du tribunal les avaient consignés, reprennent les couleurs de la vie et viennent à nouveau jouer leur rôle... ou celui qu'ils auraient pu tenir dans la tragédie de leur époque. Bien que nous paraissions fort éloignés des temps troublés du Moyen Age finissant, des dernières guerres féodales entre France et Bourgogne, des angoisses spirituelles nées du Grand Schisme et qui ont redonné vigueur aux pratiques magiques, les contemporains de François I s'avèrent étonnamment proches de nous dans cet ouvrage : les battements de leur cœur ne diffèrent guère des nôtres et les sentiments de peur et de haine, bref de racisme très "ordinaire", qui paraissent être à la base de cette tragédie, ne semblent le monopole d'aucune époque... Combinant avec subtilité évocation historique et analyse psychologique dans un langage très direct, Monsieur REYBOZ se livre ici à une savante alchimie dont l'effet le plus clair est de placer le lecteur sous le charme... Dans le silence glacé des nuits de décembre, lorsque l'humidité a tendu de noir les façades en grès d'Anjeux, de Luxeuil et de , il est alors possible d'entendre les ricanements et les plaintes qui s'exhalent des gargouilles de la Tour des Echevins.

Philippe KAHN A ma maman qui a su que j'avais terminé ce livre la veille de son quatre-vingt seizième anniversaire... mais qui n'a pu le lire...

AVANT-PROPOS

Au fil des années, j'ai lu et relu l'excellent ouvrage de Francis Bavoux, paru aux Editions du Rocher à Monaco en 1956 "Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil". Je l'ai lu comme nul, autre qu'un habitant d'Anjeux, ne peut le faire. C'est que mes racines plongent profondément dans cette terre où naquit, vécut — heureuse je l'espère — et fut persécutée, Desle la Mansenée "genoîche et sorcière". La même Desle fait, par ailleurs, l'objet d'un chapitre du très bon livre de Madame Redouté- Renaudeau "Etrangetés et diableries en Pays Comtois". Cent ans exactement après la mort de Desle, Anjeux s'embrasait à nouveau de ces tristes bûchers où périrent une bonne trentaine de mes compatriotes dans les veines desquels, peut-être, coulait un peu du même sang que le mien. Sept Colas au moins, des Bardot, des Jeandel, des Huguet, et j'en passe, furent victimes des flammes de la Sainte-Inquisition. Or, mes grands-parents maternels sont, pour partie, des Colas. Des Jeandel vivent aujourd'hui à Anjeux, à , à Saint-Loup et ailleurs en Haute-Saône. Des Huguet, il en est encore dans les villages voisins, dont mon condisciple et ami, Louis, maire de . J'ai connu moi-même, dans mon enfance, la dernière des Bardot d'Anjeux, la Lisa. Alors, tandis que Madame Redouté-Renaudeau déjà citée, après les Dey, les Finot, les Bavoux, les Vartier, faisaient œuvre d'historien en tentant de savoir ce qui avait pu conduire les hommes, sans doute de bonne foi pour quelques-uns, à faire mourir d'autres hommes et d'autres femmes, pour ma part, plus humblement, j'ai tenté de comprendre. Mais, je m'en excuse, j'ai fait œuvre partisane. Partant de ma certitude que Desle était innocente, comme les autres d'ailleurs, j'ai essayé de scruter les témoignages à travers l'âge des déposants, le sexe, le voisinage, la parenté peut- être... J'ai voulu, avec eux tous, revivre la même époque. Ça n'est sans doute pas ce qui fut... mais les choses auraient pu se passer ainsi. Et puis, chacun sait que mon imagination aime retrouver le passé de ma terre... qui fut la terre abbatiale.

A Roquebrune-Cap-Martin, le 19 août 1989. AN JEUX - 1491-1492

DEUX MARIAGES - DEUX NAISSANCES

Le haut clocher de pierres grises, merveilleusement appareillées, sous son toit à deux pans aux tuiles brunies par les années, veille, tel un phare sur son promontoire. Il est la sentinelle avancée de la vieille terre abbatiale, en ses confins occidentaux, aux limes de Lorraine et de Bar. La nuit de mars touche à sa fin. Messire Nicolas marmonne son bréviaire devant la grande cheminée du presbytère. La lueur dansante des grandes flammes éclaire son visage poupin sous l'auréole de cheveux blancs qui ceint son large front. Le bois craque, gémit, tandis que fusent les jets bleuâtres mêlés de fines langues vertes et que des flocons de fumée blanche s'enroulent en s'élançant bien haut dans la vaste hotte. La Thoinatte s'affaire autour du vieil évier de grès, remuant pots et marmites, qu'elle nettoie des reliefs du repas du soir. Une ombre vient de traverser sans bruit le verger et le potager. Elle s'immobilise bientôt devant le lourd portail de la vieille église et Messire Nicolas, qui entend craquer la serrure et couiner l'huis, sait que Cyprien Journée, le jeune bedeau, vient d'ouvrir la maison du Seigneur pour y faire les préparatifs de la messe du jour. Dans la sacristie, dont la porte s'ouvre à droite au fond du chœur, le Cyprien a sorti les ornements sacrés qu'il étale sur le revers du prie-Dieu. Puis il prépare les burettes et refait le plein de la lampe à huile dont la mêche brûle doucement dans une petite niche à gauche du maître-autel. Puis, il descend la grande allée et ses sabots résonnent sur les dalles de grès. Il lui faut monter au clocher maintenant. C'est aujourd'hui le grand vendredi et l'Angélus ne réveillera point comme à l'accoutumée les braves gens d'Anjeux. Les cloches sont parties pour Rome ! Du moins ainsi le penseront les fidèles tout à l'heure lorsque, pénétrant dans le lieu-saint et se signant au bénitier creusé dans le pilier de l'entrée, ils n'apercevront pas les deux longues cordes que le Cyprien va remonter et faire disparaître au-dessus de la voûte, dans les antres de la grande tour carrée. Et le Cyprien fait bien les choses. Il ne se contente point de les amarrer au haut de l'escalier à vis qui l'a amené au premier niveau juste au- dessus du baptistère. Mais il grimpe aux échelles, la première, puis la seconde, qui le conduisent tel un matou de gouttière, hissant ses vingt-cinq printemps jusqu'au niveau des grandes baies supérieures, aux cintres arrondis, et des deux cloches de bronze, aux lourds battants immobiles. Du doigt, il caresse la robe verdie de la "grosse" et doucement, presque tendrement, il heurte légèrement de son index coudé, le métal de la plus petite qui répond par un frémissement à peine perceptible à cette marque d'affection. Mais l'amour des dames d'airain n'a pas été le seul but de cette ascension silencieuse et matutinale. Le Cyprien sait qu'il a une chance d'apercevoir, par la grande baie qui s'ouvre au couchant, la Marguerite, vaquant à la nourriture des bestiaux, dans l'étable des la Tour, juste à droite du chemin empierré qui mène de l'église à et Dampvalley-Saint-Pancras. La Marguerite est sa promise, la cousine et la meilleure amie de la Toinatte, la servante de la cure. Ils sont voisins tous les trois, depuis la plus tendre enfance. Les deux filles sont nées dans les bâtiments de la ferme, voisine et de l'église et de la vieille demeure des la Tour. Marguerite y habite encore, tandis que Thoinatte, depuis quelques années, dort sous le toit de Messire Nicolas, qu'elle sert avec affection. Le Cyprien lui, fait la navette entre la cure, l'église et la maison basse de ses parents, les journaliers de Messire de la Tour, attachés depuis si longtemps à la maison qu'ils ont pris le patronyme de l'emploi, les Journée. Et du haut du vieux clocher, tandis qu'à l'horizon, entre et Saint-Loup, le ciel a lentement pâli, blanchi, puis s'est teinté de rose tendre, Cyprien Journée fait, du regard, le tour de son village. Presqu'à ses pieds, au long de la route de Dampvalley, apparaissent les premières pratiques, silhouettes encore enténébrées, qui, depuis Cuve, à travers les champs de derrière la grange, viennent faire leurs oraisons du matin. Dans la grande bâtisse seigneuriale, dont la masse écrase la cabane des Journée, quelques lueurs marquent l'éveil de ses habitants, le vieux Florent de la Tour avec Jehan, leur jeune fils, et son épouse, Marie, seuls descendants de la noble famille qui, tantôt, illustra le service des seigneurs de Fontenoy-en-Vôge et autres lieux, mais se contente à cette heure des revenus de la terre et de l'élevage des chevaux. Leurs bêtes passent pour les plus belles et les plus fières de toute la contrée, d'est en ouest, de Luxeuil aux rives de la Mance ou de la Saône. Mais la tourelle qui flanque le corps de logis, tout en haut de la grande cour d'entrée, témoigne encore des splendeurs du passé. Le regard du Cyprien effleure, plus loin, les demeures cossues des Vuillemin, des deux Bardot, la plus opulente, berceau des Bardot, marquant le terme de la colline, à la limite du canton des Vignes et du vaste plateau des Craies qui précède le grand bois de Srue. Au-delà, ce sont les hameaux de Dampvalley, encore dans la terre abbatiale, et , aux maisons groupées, autour de l'ancienne propriété des chevaliers du Temple. Puis, il faut revenir par les bois de Montehaie et Montafessier, ayant ainsi fait le tour de ce cercle de côteaux adoucis, au cœur duquel s'ouvre la vallée. Le ruisseau du Chanoy coule à travers les prés, se hâtant dans la combe, puis paressant à travers le "Pâquier" jusqu'aux prés du "Chaud rupt" encore embrumés des vapeurs qui montent du Planey, tout au long du bois du Fahys. Nulle demeure dans le vallon, trop souvent inondé, lorsque l'eau, ruisselant de partout, emplit brusquement le lit du cours d'eau, noyant tout sous quelques pieds d'eau boueuse, chargée de l'argile jaunâtre arrachée aux pentes proches. Aussi a-t-il fallu, en grandissant, que le bourg s'étende de l'autre côté du cimetière qui flanque l'église, vers le sud-est, mais toujours au long de la colline principale. Déjà quelques humbles masures de manouvriers et de tailleurs de pierre entourent la ferme plus trapue des Godin d'où part le chemin de la Pergye qui mène vers Bouligney. Le Cyprien s'est empli les yeux de cet horizon familier dont il connaît les moindres replis. Il peut redescendre de son observatoire. Messire Nicolas à l'autel attend qu'il agite la clochette pour commencer l'office : "Introïbo ad altare Dei...".

La matinée étant déjà bien avancée, le Cyprien, qui en a terminé avec son office de bedeau, a rejoint les écuries de la Tour où il s'affaire au pansage du hongre alezan et des trois juments commises à ses soins et à ceux du Perrin Debochie. Le Perrin est un peu plus âgé que lui, mais ils s'entendent bien, encore que rien, apparemment, ne les rapproche. Le Cyprien est bavard, petit et rablé, la face ronde et les yeux rieurs. Le Perrin est long comme un jour sans pain, mince comme un échalas, noir de peau et de cheveu, l'œil brillant profondément enfoncé sous des épais sourcils de charbon. Il peut se passer un jour entier sans que l'on n'entende le son de sa voix. Nul ne connaît exactement ses origines. Le Cyprien est né au village, dans l'ombre de la maison de la Tour où sa mère, avant de disparaître d'une mauvaise fièvre, était attachée à dame Marie, l'épouse de sire Florent. Lui, Perrin, vient de l'ouest, du pays d'Amance. Sire Florent, l'en a ramené, voici une bonne dizaine d'années. Son mutisme proverbial, sa réserve, ont fait qu'étranger au pays, il l'est demeuré. Personne n'a rien à lui reprocher, mais chacun se méfie de cet ours mal léché. Déjà que les gens d'Amance sont mal prisés dans le coin. A côté du Planey et du Chanoy aux eaux claires, la Mance qui arrose ces contrées, n'est qu'une rivière aux eaux boueuses 1 ainsi d'ailleurs que l'indique son nom, et les gens, là-bas, sont un peu troubles eux aussi. Ils ne savent plus très bien qui ils servent, le roi de France ou le duc de Bourgogne, auquel ils ouvrent leurs portes. Leur sire, Jean de Neufchâtel est allé de l'un à l'autre. "Tout çà, c'est pas franc du collier !" disent les gens d'Anjeux "lai Mance, ç'au ran

1. D'après le Dictionnaire des communes, le nom de la Mance "est d'origine celtique (alismantia) et servit à désigner une rivière aux eaux boueuses". d'çai". Il est vrai que Perrin a laissé là-bas, père et mère, qu'il n'y est jamais retourné, qu'il semble se plaire ici. Mais comme il n'est pas causant, c'est pas demain qu'il fera vraiment partie du village "Faut être né !" comme disent les vieux. Qu'à cela ne tienne, tout ce petit monde, de la grange 2 à l'église, est dans la paix et sans problème. La vie s'ordonne sans difficulté, au fil des heures autour des deux personnages du quartier, messire Florent et messire Nicolas, le descendant des anciens sires d'Anjeux et le pasteur des âmes. Chez Florent, le Cyprien, le Perrin, avec le jeune Jehan, fils de la maison, qui va sur ses dix ans, manient la brosse, l'étrille, et font luire les robes acajou doré ou gris pommelé des coursiers ou ronsins. A l'intérieur de la grande maison, dame Marie et les deux jeunes servantes, du même âge que Jehan, vaquent aux soins du ménage et de la cuisine. Chez Nicolas, la Thoinatte, aidée souvent de la Marguerite, s'affairent, le torchon à la main, cirent, astiquent meubles et cuivres qui luisent doucement dans la pénombre des grandes pièces da la cure. Pansage et ménage terminés, chacun poursuit le fil de ses occupations, la cuisine pour les femmes, le jardin ou le champ pour les hommes, jusqu'à l'heure de midi qui réunit les familiers autour de la table où fume la potée odorante. Ainsi coule le jour, jusqu'au soir, où la veillée traditionnelle les rassemble tous autour de l'une ou l'autre des grandes cheminées, à tour de rôle au presbytère ou à la grange. Les femmes filent, les hommes causent, les jeunes gens se guettent, dans une complicité et une apparente indifférence qui ne trompent personne jusqu'aux jours des promesses qui précèdent le mariage. Ainsi en a-t-il été du Cyprien et de la Marguerite qui convolent en justes noces, ce beau dimanche de mai, alors que s'ouvrent les premières clochettes de muguet dans les bois. La Thoinatte est fille d'honneur au bras de Jean Raison, le peintre du village. Leurs vingt-deux printemps s'accordaient parfaitement ainsi que leur voisinage — le Raison habitant de l'autre côté de la demeure des la Tour — et leur amitié commune pour les jeunes épousées. Le jeune "barbouilloux" comme l'appellent, se moquant gentiment, les gens du village, est aux anges. Depuis longtemps, il aime en silence celle que

2. Grange : ferme, au Moyen Âge. la fête lui donne pour compagne d'un jour et, tout en se tenant bien droit, dans la vieille église, derrière les mariés, il se prend à rêver du jour qui pourrait être bientôt le leur... qui sait ? La nef est pleine des autres familles du pays tandis qu'à l'autel, officie messire Nicolas. Au haut, des deux côtés de l'allée, ceux qui ont droit aux bancs de bois, parce qu'ils les ont payés et installés de leur bon argent, les riches et reconnus comme tels, les Vuillemin, mariés de l'année précédente avec leur bébé d'un an, le bel Anthoine, les Godin, leur fils du même âge et de même prénommé, les Bardot et leurs deux garçons Deslot, l'aîné qui va sur ses quinze ans et Pierre le second qui touche à ses dix ans, tous sagement alignés derrière ceux qui tiennent le haut du pavé, Marie et Florent de la Tour, à tout seigneur tout honneur, avec leur jeune Jehan. Derrière les bancs, au bas de l'église et jusque sous les cloches, près du baptistère, avec leurs chausses de droguet et leurs cottes pour les hommes, les devantiers du dimanche et la coiffe aux plis empesés pour les femmes, avec leurs sabots noircis à la suie des cheminées, les petites gens, les Colard, les Boileau, Sernoillard et autres, manouvriers, tailleurs de pierre, tissiers, bûcherons, et autres charbonniers, se tiennent debout, chuchotants et rigolards, davantage prêts à la ripaille et à la fête qui suivra jusqu'au soir, qu'attentifs aux rites nuptiaux et au latin bredouillé de l'officiant. Foin du recueillement, la fête sera belle et longue. Il en a été ainsi. Le Cyprien Journée et Marguerite, sa jeune femme, ont eu une belle noce. La cervoise et la "piquette" du canton des Vignes ont coulé à flots. Jamais, le pré de la Pergye n'a eu autant de monde pour danser tard dans la nuit, presqu'autant qu'à la Saint-Rémy pour la fête patronale. Dans l'ombre propice, des idylles se sont nouées, préludes à d'autres mariages. Mais, hélas, pour Jean Raison, la nuit ne lui a pas été faste. Elle fut l'amie de Perrin Debauchie. Le noir étranger et silencieux palefrenier se révéla danseur infatigable et manœuvrier habile. Tout au long des farandoles, branles et autres entrechats, il fit tant et si bien qu'il ne quitta point la Thoinatte, de telle façon, qu'au petit jour, la jeune fille, n'en déplaise à Messire Nicolas, son curé et maître, se retrouva dans les bras secs et noueux du sombre séducteur, à l'abri complice des buissons des alentours. Jean, le peintre, était depuis longtemps rentré chez lui, sombre et amer, broyant du noir. Nul ne connut sa peine car il ne la confia à quiconque. Mais de ce jour, une pierre, lourde comme du plomb, pesa sur son âme. Dans la même année, les cloches d'Anjeux carillonnèrent à nouveau. Perrin Debochie et Anthoinatte s'agenouillèrent à leur tour devant l'autel, pour y recevoir la bénédiction de Messire Nicolas. Cette union faisait bien l'affaire de messire Florent de la Tour. Il s'y assurait un nouveau couple de serviteurs fidèles. Les Journée, Cyprien et Marguerite occupaient déjà la petite maison qui jouxtait au levant la propriété seigneuriale. Il installa les Debochie dans une demeure quasi identique, entre celle des Journée et la cure. Ainsi, la Thoinatte pourrait continuer à faire le ménage du vieux prêtre jusqu'à ce que celui-ci lui trouvât une remplaçante. La noce du Perrin et de la Thoinatte avait eu lieu, en août, à l'occasion de la fête des moissons. Tout le monde avait bien trouvé que les choses allaient vite, pensez donc, deux mois après l'union des Journée ! Mais il est vrai que la Thoinatte n'avait plus de famille. Celle du Perrin était restée du côté d'Amance et nul ne la connaissait. Qui les aurait contraints à respecter les délais de convenance puisqu'aussi bien tout le monde y trouvait son compte, et les deux accordés, et Monsieur le Curé et sire Florent. On ne jasa point trop. Par contre, les yeux commencèrent à s'écarquiller lorsque s'arrondirent les formes de la Thoinatte, ô ! pas instantané- ment car bliauts et cotillons camouflèrent longtemps la chose... mais, enfin, bien que la jeune femme fut dodue à souhait au naturel, il fallut bien se rendre à l'évidence, elle amplifiait à l'excès... et si vite, que, selon chacun, l'enfant serait un sacré pépère s'il venait à terme ! A moins que... Eh oui ! A moins que... Quelques jours après la Chandeleur de l'an mil quatre cent quatre vingt douze, tout Anjeux apprit que Monsieur le Curé de Jasney était venu baptiser à Anjeux, fait exceptionnel ! Messire Nicolas serait-il donc souffrant et empêché ! Que nenni, messire Nicolas, le bon curé, était tout simplement le parrain de la fille de sa servante. Dans la nuit, la Thoinatte avait accouché d'une fillette que le Perrin et elle avaient décidé de prénommer Desle. Marguerite Journée en était la marraine, ce qui n'étonna personne, tant les deux jeunes épouses étaient liées depuis leur plus tendre enfance. Le bébé n'était pas venu à terme... cela arrive au septième mois de la grossesse. Mais les mauvaises langues, avec un "... prévôt de l'église Saint-Pierre... prévôt fermier pour Madame Marguerite... écuyer doyen..." L'homme continue à lire, de façon monotone. Il répète les questions qui lui ont été posées... les réponses qu'elle a faites. Elle en reconnaît quelques-une au passage. A certaines phrases, la foule autour d'elle gronde. La rumeur enfle quand on parle de la mort de Nicolas Bardot, ce nom est bien connu des gens de Luxeuil... la lecture continue... Et puis, la Mancenée sent que le scribe en a terminé et prend un autre parchemin. Elle s'efforce à l'attention. Il semble que ce sont les avis auxquels elle a accepté de se plier, à la fin de la dernière audience : "... Je souscris qu'elle doit être déclarée hérétique et délivrée à la Justice temporelle... Elle est digne de mort..." Alors, elle n'entend plus rien sauf la foule qui a repris "A mort !" Elle ferme les yeux, répétant à voix inaudible : "Mon Dieu ! Mon Dieu !..." Elle ne se ressaisit quelque peu que lorsqu'elle s'aperçoit que la lecture est terminée et que les juges descendent de l'estrade. Cette fois, c'est fini ! Mais le sergent n'a pas bougé, les archers non plus qui l'entourent et la foule semble encore attendre quelque chose... Tiens, ce ne sont plus les mêmes... ! D'autres hommes, toujours dans leurs manteaux, remontent sur la tribune. Mais quel est celui-là qui demeure levé, immobile, qui déroule le parchemin et se prépare à lire... Mais elle le reconnaît !... Ah non, non ! C'est Deslot Bardot, le mari de l'autre Desle, le tabellion... Non ! ne le laissez point faire. Il m'en veut cet homme ! Ce n'est point juste ! Mais Deslot Bardot commence la lecture : ... des noms... des phrases... et soudain son regard à la Desle, s'est à nouveau arrêté dans la tribune : "Mais... lui aussi... c'est Toussaint Marchand, d'Anjeux... mais alors, ils sont tous là pour l'accabler !" ... Vu les informations... confessions... crimes de mort... sortilèges et hérésies... que ton cas te juge à être menée par l'exécuteur de la haute justice entre les deux ponts de Saint-Sauveur et y être publiquement brûlée et arse tant que mort s'ensuive..." Alors, la foule se déchaîne : "... qu'on la brûle, la sorcière, l'hérétique ! Mais Desle ne les voit plus, ne les entend plus. Elle a caché son visage dans ses mains et elle pleure doucement. Les doctes personnages, gravement, se lèvent, et redescendent les marches de l'estrade. Un homme s'approche de la condamnée qui, désespérément, cherche un visage de connaissance dans la populace... Jehan... Deslotte... Marcellin, où êtes-vous ?... Soudain, elle sent sur elle comme un regard. Elle lève la tête et là... elle la voit... A cette fenêtre, où l'a sûrement placée son notaire de mari pour qu'elle ne perdît rien de la scène, elle... la mauvaise... celle du bal de la musique... la Desle Collard, devenue la Desle Bardot... madame la notaîresse, l'œil brûlant, mauvais, haineux, le rire sardonique aux lèvres... Enfin ! abattue, la Desle du Jehan !... enfin vengée la Desle Bardot !

Une heure plus tard, entre les deux ponts de Saint-Sauveur, sous le ciel gris de décembre, au haut d'un amas de fascines, une femme étroitement ligotée au poteau, prie, malgré les injures lancées contre elle, malgré le froid qui l'a pénétrée tout au long de la route depuis l'aule jusqu'aux portes de la ville et du faubourg... Et, soudain, une flamme jaillit, propagée par la bise. Une fumée s'élève. Un cri... puis le silence... puis le crépitement du brasier qui a dérobé la suppliciée à tous les yeux. ... Un jeune archer, au coin du pont, furtivement essuie une larme... L'innocente Desle vient de gagner un monde meilleur.