La Voix problématique du messager dans les chansons de geste

Jacques E. Merceron Indiana University, Bloomington

Analysant le développement historique des techniques d'information et de transmission des nouvelles, Yves Renouard (1961: 96) constate que, pour être pleinemement efficace, l'information doit répondre à quatre critères essentiels: elle doit être exacte, complète, précise et rapide. Mais à chaque époque aussi, l'intégrité de l'information est constamment menacée par de fausses nouvelles, par des rapports tronqués ou distordus, par le flot de rumeurs incontrôlées et par la défaillance technique et humaine. 1

Au Moyen Age, si l'on excepte !a transmission de nouvelles laissée au hasard des voyageurs, pèlerins et marchands, l'essentiel de l'information circule à l'aide des messagers. Rouage mineur dans une machine à brasser les nouvelles, par sa position d'intermédiaire historique ou fictionnel, le messager joue toutefois le rôle ambigu d'acteur à la fois secondaire et indispensable. Comme le remarque justement Jean Rychner (1988: 145): «Comment nouer sans eux les fils d'une intrigue guerrière ou amoureuse, comment sans eux, faire passer les ordres, les propositions, les questions, les confidences ou les nouvelles entre personnages distants?» Au coeur de la transaction linguistique, c'est la voix du messager qui joue le rôle essentiel (cf. Vallecalle: s.d.; Merceron: 1993). Or, dans la mesure où l'on ne demande pas au messager de «prendre» la parole mais—prêtant sa voix—de «porter» la parole d'Autrui, il apparaît nécessaire d'examiner le statut particulier de la voix de ce médiateur dans le cadre du discours épique et des pratiques diplomatiques du Moyen Age. Faisant délibéremment abstraction du message écrit dans cette étude, je procéderai à une comparaison entre l'idéal des juristes et canonistes médiévaux en matière de communication orale médiatisée et la problématique spécifique aux chansons de geste. Ce tour d'horizon sera l'occasion d'analyser comment ces oeuvres de fiction mettent en représentation et problématisent pour leurs propres fins quelques-unes des questions essentielles posées par la communication médiatisée: comment s'assurer, par exemple, de la duplication et de la dissémination de l'information verbale sans qu'elle subisse 208 • Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 209 d'altération? Dans quelle mesure est-il possible d'évaluer l'exactitude sound by itself, so a messenger [nuncius] says nothing from his mind or by et la véracité du message final par rapport au message initial? his own activity, but the principal speaks in him and through him» (cité d'après Queller 9). *** Quel que soit le statut social du messager médiéval, du simple Dans le modèle des juristes, le messager, simple instrument à courrier à pied à l'envoyé diplomatique, et quels que soient les termes stocker, transporter et restituer de la citation est donc sommé de employés pour le désigner, du legatus mérovingien au nuncius de la fin reproduire une copie verbale aussi parfaite que possible du message du XVe siècle, sa fonction reste essentiellement la même: celle d'agent initial. Pur organe vocal propagateur, le messager se voit enfermé dans de transmission d'une information commanditée (Queller 1967: 3 et 13), le carcan d'une parole réifiée et délimitée, dans la reproduction et la relais entre un message initial et un message final, entre un discours dissémination d'un discours toujours éla boré hors de sa conscience et en citant et un discours cité. amont de sa voix. Ainsi, pour les juristes médiévaux le messager, relais organique dépourvu de volont é propre, ne saurait se prévaloir d'aucune 3 Au-delà de cette définition universelle et fonctionnelle du existence légale séparée. messager, dans la mesure où ce médiateur se trouve engagé dans l'accomplissement d'actes communicatifs entre entités juridiques, on doit Si l'attention de ce modèle porte davantage sur le message que sur le aussi se demander quel est son statut légal aux yeux des canonistes et messager, il entraîne cependant pour ce dernier une double conséquence juristes médiévaux. Selon la définition du Speculum legatorum du d'une portée capitale: d'une part, il pr ive le messager de sa voix propre, canoniste Guillaume Durand (c. 1230-1296), définition qui s'applique à d'autre part, il le dégage de toute responsabilité à l'égard de l'énoncé. tous les types d'envoyés: «A legate is, or can be called, whoever has Dans ce contexte juridique, le messager correspond donc à ce qu'Oswald been sent from another .... On this account a legate is called a Ducrot appelle dans sa théorie de renonciation, le «sujet parlant», substitute for the office of another ....» (cité d'après Queller 6). simple producteur empirique de l' énoncé, distinct du commanditaire «locuteur», c'est-à-dire auteur responsable de l'énoncé (207,193). 4 C'est donc sur la notion de substitution juridique que repose tant le caractère fonctionnel du messager que les sources éventuelles de Par rapport à la définition des juristes, une question reste cependant complications légales et—comme on le verra ultérieurement—le en suspens. Si dépêcher un messager ou un émissaire diplomatique foisonnement des potentialités narratives dans les oeuvres de fiction. chargé d'un message oral aboutit au même effet légal que l'envoi d'une Mais pour comprendre ce processus, on doit s'interroger sur la nature de la lettre (Queller 6), où situer l'avanta ge du message oral sur le message substitution et sur ses modalités d'application concrètes. écrit? En dehors de considérations d'or dre cérémoniel en soi essentielles, les praticiens de la diplomatie mé diévale répondent que le messager, Azo Portius, célèbre juriste de l'école de Bologne, fournit dans sa possédant une certaine discrétion, limitée et spécifiée, représente par sa Summa une définition du messager qui, par son caractère imagé, permet gestuelle, l'intonation de sa voix, le choix de ses mots et l'accès éventuel de mieux saisir les paramètres de l'opération substitutive: «A à la conscience de son commanditaire, un instrument diplomatique messenger [nuncius] is he who takes the place of a letter: and he is just légèrement plus souple que des paroles fixées une fois pour toutes sur like a magpie, an organ, and the voice of the principal sending him, parchemin (cf. Queller 23). En somme, le messager possédant l'avantage and he recites the words of the principal» (Azo, Summa, Venetiis, 1594, sur la lettre de disposer d'une voix, fait—selon l'expression 4, 50, 1, cité d'après Queller 6). 2 d'Epictète—figure de «lettre vivante». Mais c'est précisément cet avantage qui pose problème, car ce degré même minime de souplesse La métaphore animale d'Azo fait fortune, puisqu'encore au XIVe implique un risque de dévoiement du cadre du mandat (Queller 24), s'il siècle, le juriste Baldus de Ub aldis (1327?-1400) la reprend à son est vrai que, comme l'affirme Meir Sternberg, «to quote is to mediate compte, tout en l'explicitant: «For just as a magpie speaks through and to mediate is to interfere» (108). himself, and not from himself, and just as an organ does not have a 210 •Olifant Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 211 *** Dans sa forme extrême, la perspective des juristes médiévaux II serait évidemment absurde et abusif de suggérer que tous les aboutit à la pratique de la duplication strictement mimétique du messagers se livrent—à l'instar de dans la Chanson de discours cité de verbo ad verbum «mot à mot» (Lejeune 56). Donald —à des falsifications délibérées des messages qu'ils sont chargés Queller dans son ouvrage The Office of the Ambassador in the Middle de transmettre (Cook 30-33) et que da ns les chansons de geste toutes les Ages en signale plusieurs exemples historiques, ajoutant toutefois que communications sont viciées ou probléma tiques. Cela dit, on constate que cette pratique n'est pas la règle dominante (8). dans un certain nombre de situations relevant de motifs plus ou moins traditionnels, les messagers font entendre une voix qui leur est propre et L'épopée médiévale ne méconnaît pas cette double énonciation qui vient commenter ou altérer celle de leur commanditaire. mimétique du message initial, mais il faut néanmoins constater que, dans la française, elle est loin d'être aussi fréquente que Jean Rychner veut bien l'affirmer (La chanson de geste 59-61). Le Simple en apparence, la solution juridique au problème de la 6 véracité du message oral commandité apparaît en réalité comme un Couronnement de Louis en fournit cependant un bel exemple: on y voit en modèle schizoïde émaillé d'ambiguïtés et de complications. Car dans la effet un messager reproduire mot pour mot sur plus d'une dizaine de vers pratique, le messager, tour à tour narrateur, acteur, témoin et (vv. 2392-2402) le message oral de son commanditaire (vv. 2370-80). En commentateur (Vallecalle 1:32), se trouve profondément impliqué dans répétant textuellement son message à l'image du magpie messenger des l'énoncé de son discours dans la mesure où ce dernier a le pouvoir de lui juristes, le messager du Couronnement fait figure de porte-parole idéal, valoir des faveurs, des récompenses matérielles, ou bien la colère et des adjuvant modèle d'une communication transparente, sans rupture ni menaces physiques de la part du destinaire du message (Jones 1). C'est dévoiement. pourquoi, comme le note justement Jean Rychner, «les messagers s'effacent rarement devant leur fonction stricte» ("Messages et discours En dehors de cette technique narrative consistant à déployer dans double," 154). une double mimesis parfaite l'ensemble des discours, les jongleurs se contentent souvent d'indiquer que le messager a récité son message Tut Rapportée à l'affirmation de Michel Serres (40) selon laquelle mot a mot (Garin le Loheren, v. 1822) ou encore de chief en chief, c'est-à- dire «de bout en bout» (Raoul de Cambrai vv. 2161-62), faisant ainsi toute communication implique une part de «bruit», c'est-à-dire de 7 brouillage sémantique, la volonté des juristes médiévaux d'éliminer la l'économie de la répétition discursive. voix propre du messager peut, paradoxalement, s'interpréter comme la *** tentative d'établir un dialogue entre commanditaire et destinataire par dessus la parole et la personne du médi ateur. Dans cette perspective, le En dépit de la volonté affichée des juristes et canonistes de garantir messager et sa voix propre, autant et plus qu'un support de discours, la stricte conformité du transfert linguistique par la voix du messager, représentent une menace de «contamination», un «parasitage» des doutes ne manquent pas de se manifester quant à la validité de ce linguistique qu'il faut conjurer et neutraliser à tout prix. processus dans les chansons de geste. En contrepoint d'une rime commode et sécurisante sage/message qu'offrent à lire tant d'oeuvres de fiction, Dès lors, on peut établir un rapprochement entre la situation du ces dernières inscrivent aussi en sous-main une interrogation récurrente: messager selon les juristes médiévaux et celle du dialogue selon Michel et si la parole messagère n'était que pratique mensongère, les messagers Serres (1969: 41): «Dialoguer, c'est poser un tiers et chercher à l'exclure; que diffuseurs professionnels de mensonges, à l'image de ces messangers une communication réussie, c'est ce tiers exclu..»5 Transposé dans la with boystes crammed ful of lyes évoqués par Chaucer dans The House of sphère du message commandité, cette situation détermine un «paradoxe Fame? (3, cité d'après Jusserand 225). C'est en fait ce dont se défend du messager» comme intermédiaire à la fois posé et exclu: posé en tant explicitement le messager Balan dans une version de la chanson qu'organe, exclu en tant que voix propre. Effacée de l'énoncé, la voix du d'Aspremont (Meyer 222): messager est donc sommée de se faire pur support d'énonciation. 212 • Olifant Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 213 E serf le roi de message porter, L'insistance de la chanson de geste sur l'incertitude et la précarité Si ne serf de mençonge conter. (ms. Ashburnham Pl., vv. 59-60) du transfert verbal, sur la difficulté d'établir la véracité de la parole con manditée, offre donc un démenti—ou à tout le moins un contrepoint Ainsi, malgré les précautions prises lors du processus de sélection insi tant—à l'assurance d'un échange linguistique idéalement fluide des envoyés et en dépit du caractère réifié de la parole du messager, une selon les juristes. En définitive, qui croire et que croire, quand on voit certaine méfiance plane souvent autour de son discours. Cette suspicion même, dans les versions rimées de la Chanson de Roland (vv. 6320-22), affecte en fait toute la chaîne communicative, touchant aussi bien les un commanditaire comme faire jurer lui-même à ses commanditaires que les destinaires des messages. Dans le Couronnement messagers de dissimuler à , fiancée de Roland et soeur d'Olivier, de Louis, Guillaume, envoyant un message de défi à Gui d'Allemagne, une information aussi cruciale que la mort de ces deux ? insiste pour que son messager n'omette rien du message: Et bien li di ne li va pas celant (ms. B, v. 2456). De même, dans la Chanson des Saisnes, *** Charlemagne recommande à ses propres émissaires dépêchés chez les Si la voix messagère est entourée d'un halo d'incertitude, elle a Hurepoix de s'acquitter en totalité de leur message; Faites bien les également le don d'irriter au plus haut point ses destinataires ennemis messages, que n'en celez noient (réd. LT, ajout apr. v. 482). quand, en fonction du motif traditionnel du «message menaçant», elle lance des ultimatums et des défis. Ainsi, dans la chanson de Renaut de Véritable hantise des commanditaires et des destinataires, le recel Montauban (= La chanson des Quatre Fils Aymon, éd. F. Castets), le duc d'informations est donc de la part du messager une faute professionnelle Beuve d'Aigremont ayant refusé de se rendre à la cour de Charlemagne grave qui, en entravant la libre circulation de la parole commanditée, pour lui rendre hommage, Enguerrand, un messager de haute noblesse, risque de porter atteinte à l'intégrité du processus communicatif et de est envoyé à la tête d'une ambassade pour l'engager à se soumettre. jeter le doute sur la production du sens. Les destinataires sont aussi Après avoir refusé de saluer son destinaire, le messager énonce en termes particulièrement sensibles à cette forme de détournement linguistique agressifs les conditions et menaces édictées par Charles. En peu de qui menace l'économie du discours, comme l'atteste un exemple tiré de temps, l'ambassade tourne au carnage: Beuve massacre sauvagement une Girart de . Le roi Charles interrogeant les messagers de partie des messagers. Girart les met immédiatement en garde: Ere gardez non sie uns mencoingers! (v. 319). A quoi s'empressent de répliquer ces derniers: Essayant un peu plus tard de reconstituer les événements, Naimes, le -Seiner, an vos diran moz vertaders (v. 320). Cette méfiance plus ou conseiller de l'empereur, s'efforce de trouver une explication à la moins diffuse amène assez souvent les messagers eux-mêmes à prendre violence de Beuve. Il est caractéristique que, là encore, le doute se porte les devants et à ponctuer leurs déclarations d'assurances de conformité d'abord sur la parole des messagers (Ne saves comment fu, s'il parlèrent du transfert verbal, comme dans cette citation tirée du Couronnement de fos dis, v. 313). Mais Enguerrand, le porte-parole du groupe, n'était-il Louis: - En nom Deu, sire, nel celerai neient (v. 2461). pas porteur d'un ultimatum de Charles, accompagné de menaces en cas de refus d'obtempérer? Dans ce cas, comment distinguer la part qui L'incertitude ou le manque de confiance dans la parole messagère revient au commanditaire et celle qui revient aux pulsions agressives du peuvent même menacer de paralysie le système communicatif. Ainsi, messager? Comment démêler les voix et les responsabilités? Car, comme dans la chanson des Aliscans, c'est Guillaume, commanditaire potentiel le note Meir Sternberg (1982:109) dans tout montage citationnel: d'un message, qui attribue par anticipation ce doute aux destinaires: Whether ... or not ... the inset receives formal autonomy, it is Ja ne crerront mesagier qui lor die dominated and at will invaded by the surrounding frame. So much Que ma compaigne soit si morte et perie. so, that only with effort and luck, if at all, can we reconstruct the Dame Guiborc, bele suer, doce amie, original discourse from its image, decompose the perspectival Ceste parole n'iert ja en France oïe montage into its elements, and distribute them among the various Par mesagier qu'en nel tiegne a folie. (vv. 2333-37) 214 •Olifant Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 215 "contributing" participants. The inset is essentially ambiguous, and plus, ici, dans ce rapport tronqué, la voix du messager se dédouble dans the ambiguity only contingently resolvable. (109) l'aparté pour réinvestir son propre espace de volonté.

C'est là où le modèle dissociatif des juristes affirmant l'absence de Un autre exemple tiré de Raoul de Cambrai, nous permet de responsabilité du messager à l'égard de l'énoncé pourrait manifester surprendre cette fois la voix du messager en flagrant délit toute sa pertinence et son efficacité, mais bien souvent les destinataires d'affabulation. Après le siège de Saint-Gilles, Bernier est capturé par des messages n'ont cure de ce genre de subtilités juridiques, en dépit des les Sarrasins, puis emmené en Espagne. On dépêche en hâte un messager protestations de certains émissaires, comme celui qui affirme dans pour prévenir le roi: Renaut de Montauban: «Nul messager ne doit entendre de propos désobligeants ni subir de sévices. S'il a conté son message, il lui fut Un mes an vait au roi de Saint Denis commandité».8 que tout l'affaire li ot contet et dit et plus ancore que il n'avoit oït: *** «Sire,» fait il, «or saichiés vos de fi Au doute ou à la méfiance anticipée entourant la parole du mors est B[erniers], li genre au sor G[uerri].» messager, à la difficulté de démêler les voix du commanditaire et du «Est ce dont voirs?» dist li rois Loeys. messager dans l'énoncé—donc de savoir «qui parle» derrière les mots—, «Oïl, biax sire,» li messaiges a dit (vv. 6535-40) s'ajoutent parfois des écarts bien réels entre le discours citant et le discours cité qui se signalent par l'amputation ou la greffe délibérée Plus que livrer un simple «point de vue», le messager entre ici, avec d'un fragment de tissu verbal. Dans un remaniement de Renaut de une assurance inquiétante, dans le royaume de la fiction, une fiction Montauban datant du milieu du XVe siècle (éd. Ph. Verelst), Danemont, susceptible d'avoir des conséquences désastreuses sur le cours des un roi sarrasin mis en mauvaise posture par Renaut, envoie un émissaire événements. Là encore, la chanson de geste montre par le truchement de demander des renforts au roi Berfuné. Or, ce dernier est un nain la voix du messager et par la transgression du modèle mimétique des juristes comment se tisse—entre vérité et affabulation—le fil de la enchanteur qui connaît déjà la tene ur du message avant même l'arrivée fiction épique: si le messager de Renaut de Montauban faisait dans de l'émissaire. Fort de son omniscience, l'enchanteur révèle au messager l'abbreviatio, celui de Raoul de Cambrai fait incontestablement dans que Danemont sera tué en combat par Renaut. De retour, l'envoyé rend l'amplificatio. minutieusement compte de sa mission, jusqu'au moment précis où son maître lui demande si l'issue de son conflit avec Renaut a été abordée: ***

Quant le més l'entendi un pou s'est enclines, On constate également que la pratique citationnelle de certains Et puis s'a dit après quant se fut apensés: messagers épiques échappe au modèle de Meier Sternberg envisagé «Sire, dist il, nennil, nulz mos n'en fu sonnés, comme l'insertion d'un fragment discursif dans un cadre nouveau, «Car de le demander ne fuy mie avisés.» montage recontextualisant qui institue une nouvelle subordination Puis dist a li mesmes qu'il ne fu escoutés: sémantique. Plus qu'à un travail d'orfèvrerie verbale plus ou moins bien monté, c'est à un phénomène de tissage des voix que s'apparente la «La guerre vous cuira tant qu'en fin en mores; pratique discursive de certains envoyés, pratique qui, comme l'exemple «Berfuné le me dist, mais par moy nel sarés: de Bernier dans Raoul de Cambrai va l'illustrer, détermine une sorte «J'aime mieux a my taire que j'en soie blâmés, d'entrelacement polyphonique. Que dire vérité dont on me sache mal grés!» (vv. 16615-26) La sélection judicieuse d'un envoyé est un facteur capital pour le Ainsi, toutes vérités n'étant pas bonnes à dire, le messager s'arroge succès d'une mission. Or, dans certains cas, c'est ce choix lui-même qui est le droit de censurer un énoncé susceptible de mettre sa vie en péril. De à l'origine de la rupture communicative. Dans Raoul de Cambrai, ce 216 • Olifant Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 217 choix se trouve au coeur d'un épisode crucial débouchant sur la bataille L'expression fol mesaigier souligne en effet, du point de vue de d'Origny et la mort de Raoul. Suite à l'invasion des terres d'Ybert de Raoul, que Bernier s'est rendu coupable de déserter le domaine du Ribemont et à l'incendie d'Origny par Raoul de Cambrai, son ennemi, discours réifié imparti au messager pour réinvestir l'espace discursif de une contre-offensive est décidée. Mais avant de s'exécuter, par esprit de a propre volonté. C'est ce qui explique que Raoul se sente autorisé à conciliation, le lignage d'Ybert décide d'envoyer un émissaire placer sa réplique sur le terrain des invectives les plus personnelles (vv. parlementer avec Raoul (vv. 2111-12). Après l'échec de cette première 2073-74). Par suite, l'ambassade conciliatrice tourne aux insultes (vv. mission, un frère d'Ybert préconise l'envoi d'un second messager pour 2075-2086). Cependant, Bernier se ressaisit, réprime sa voix propre et réitérer ses offres. Malgré les réticences d'Ybert qui juge son fils Bernier réintroduit la volonté de son commanditaire: trop outrequidiés (v. 2044), ce dernier se voit confier cette délicate mission. Cele parole dant Gerart le Pohier q'il vos conta en vostre tré plaignier, Parvenu dans le camp ennemi, Bernier entame son message à Raoul li fi Herbert m'ont fait ci envoier, par un classique préambule (vv. 2058-60). Cette salutation ne correspond vos tenront il cel volez otroier. (vv. 2087-90) encore, à proprement parler, ni à la voix du commanditaire, ni à la voix propre de Bernier, mais à celle, extérieure et fonctionnelle du messager Ainsi, pendant un court instant, les deux voix—voix du préfaçant d'un salut son discours au destinataire. commanditaire et voix propre du messa ger—, sans jamais réellement coïncider, parviennent à s'équilibrer et à se neutraliser: Dernier encadre Mais aussitôt après, le messager outrecuidant outrepasse le cadre de en effet un nouveau rappel de la mort tragique de sa mère (v. 2092) de son mandat, en proférant une menace à rencontre de Raoul. Dans le cas deux nouvelles offres de conciliation. 9 A ce point, Raoul accepte la de Dernier, cette menace se distingue de celles qui figurent dans le topos réconciliation, mais son oncle Guerri le traite de lâche et défie Bernier du «message menaçant», dans la mesure où Dernier y fait entendre, non la qui s'empresse de relever le défi, réintroduisant en leitmotiv sa voix menace de son commanditaire, mais sa voix propre, grammaticale et propre, voix haineuse et vengeresse: viscérale: ma mere arcistes el mostier d'Origni et il confonde R[aoul] de Cambrisi qi ma mere art el mostier d'Origni, et moi meïsme feristes autreci (vv. 2132-33) et les nonnains, dont j'ai le cuer mari; Entre «recel» et «folie», c'est-à-dire entre retrait et excès, la et moi meïsme feri il autresi parole du messager doit accomplir un difficile et souvent dangereux si qe li sans vermaus en respandi. (vv. 2063-67) exercice d'équilibre oratoire. Bien loin d'être le simple messager «pie» Dès lors s'amorcent les opérations de substitution, puis des juristes et canonistes, pur organe vocal articulant sans volonté propre la d'entrelacement des voix mentionnées précédemment: la voix du parole de son commanditaire, Dernier devenu messager est—de tous commanditaire est occultée au profit de la voix propre de Dernier, ce qui les barons—le plus impliqué par les événements tragiques d'Origny. lui vaut cette réplique cinglante de Raoul qui, de façon caractéristique, Incapable de se faire simple convoyeur transparent de la parole de son mandant, il entrelace constamment de ux discours ou deux voix: la voix vise non Bernier le messager, mais Dernier le Bâtard: de son commanditaire et sa voix propre charg ée de douleur et de haïne, «Voir,» dist R[aous], «fol mesagier a ci! et qui vient sans cesse s'interposer en oblitérant ou marginalisant le discours du commanditaire. Tel est l'un des aboutissements de la non Fix a putain, or te voi mal bailli! résolution du paradoxe du messager, être de parole hybride, à la fois posé et écarté. Mais c'est précisément ce tissage tendu des voix qui, dans En soignantaige li viex t'engenuï.» (vv. 2071,2073-74) Raoul de Cambrai, est producteur d'une des fictions les plus âprement tragique de l'épopée française. 218 • OlifantVol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique• 219 * * * Avec le motif du faux messager (cf. B outet 167ss), la fiction continue à Il [=Guillaume] le vos mande, ge sui qui le vos di, déployer ses jeux de ti ssage verbaux autour du mensonge et de la Que tu t'en fuies el regne de Persis (vv. 707-08) vérité, de la méfiance et de la crédulité. Dans la Prise d'Orange (réd. AB), Guillaume au Court Nez, défens eur infatigable de la cause C'est donc ici—enfin et seulement—dans cette supercherie carolingienne, se présente devant son ennemi juré, le roi sarrasin facétieuse, mais hautement risquée, que coïncident parfaitement en Arragon, pourvu d'un double mandat passa blement ambigu. Déguisé en Guillaume les voix du messager et du commanditaire, du «sujet parlant» païen, il se fait tout d'abord pa sser pour un messager du roi Thibaut, et du «locuteur», selon la théorie de renonciation d'Oswald Ducrot. père d'Arragon. Il prétend en outre à Arragon que, capturé par Mais c'est aussi au point précis où l'exclusion du tiers messager pourrait Guillaume, il a été libéré par ce dernie r à condition de lui transmettre laisser envisager la communication la plus transparente, que le discours touche au comble de la duplicité, rappel qu'une voix peut toujours en un message de sa part. cacher une autre. L'ensemble de l'épisode est— de la part du faux messager—un entrelacs de mensonges et de vérités. Ce jeu de dupes où, comme dans une Symptôme inopportun d'une «pathol ogie de la communication» pour comédie seul l'auditoire est dans la confidence, est souligné par un l'univers de la parole bien tempérée des juristes, le «bruit» de fond en échange de propos entre Arragon et Guillaume centré sur le mot provenance de la voix propre du messa ger est au contraire signe de vitalité de la chanson de geste. Envers pernicieux de la communication «vérité»: idéale selon les juristes, les coupures, les raccords, les entrelacs et les affabulations discursives des message rs deviennent en effet un endroit Frans Turs, dist il, or m'en di la vérité; pleinement constitutif et emblématique de la texture et de la fiction Quieus hom est dont Guillelmes au cort nes (vv. 572-73) épiques. A quoi le faux message r répond malicieusement: Ja orroiz verité (v. 577). A ce point, la voix du prétendu co mmanditaire Guillaume et celle du *** pseudo-messager païe n se superposent si bien que ce dernier semble Dans le prolongement de la renaissance du droit romain, la faire, devant Arragon, l'éloge de son ennemi. diplomatie médiévale trouvera à la charnière du XIIe et du XIIIe siècles la parade au paradoxe et aux limitations du messager historique Alors qu'en général, le succès de la communication médiatisée se en la personne d'un nouveau type d'agent diplomatique, le procurator mesure précisément à la transpar ence du médiateur, pour le sarrasin investi des pleins pouvoirs (plain pooir), c'est-à-dire du pouvoir Arragon, la coïncidence tr op parfaite de la voix d'un messager païen et conjoint de négocier et de conclure des accords dans un cadre prescrit à d'un message attribué à un locuteur chrétien est perçue comme un énoncé l'avance. Loin d'être un simple changement terminologique, cette dissonant et relevant de la «folie ». Arragon déclare en effet à celui opération représente en fait une véritable révolution diplomatique qu'il prend pour un messager païen: De folie parlez (v. 591). Mais si (Queller 26ss). Par la réunification de l'organe vocal et de la volonté de dans Raoul de Cambrai Bernier était qualifié de fol messagier pour l'envoyé, elle renverse en effet les term es mêmes du contrat de la parole avoir laissé transparaître sa voix propre, la parole du faux messager messagère: si le procurator agit en lieu et de par l'autorité de son païen dans la Prise d'Orange se voit inversement taxer de folie pour commanditaire, la personne de ce dernier, sous forme de volonté absolue, adhérer de trop près à celle de son pseudo-commanditaire chrétien. ne hante plus désormais chacune de ses paroles. La duplicité cocasse et l'ambigu ïté des voix culminent dans un Irresponsable, manquant de volonté ou bien transgressive et séduite passage où, mis en présence d'Or able—la femme de Thibaut qu'il par sa propre puissance, la parole du messager souligne les ambiguïtés convoite (v. 694ss)—, le faux messager Guilla ume fait à nouveau son pratiques du modèle juridique et les limitations du message oral propre éloge, ajoutant dans une savour euse formule à double entente: médiatisé, contribuant ainsi indirectement au débat sur la 220 • Olifant Vol. 19, nos. 3-4 Merceron / Voix Problématique • 221 communication et la pratique diploma tique. Mais souvent plus soucieuse Editions et Ouvrages Cités de fomenter des instants de crise que de se mettre à la tête d'une Aliscans. Ed. Claude Régnier. 2 vols. CFMA 110-11. Paris: Champion, entreprise de réduction du désordre informationnel, la chanson de geste 1990. du XIIIe siècle et au-delà, en dépit d'un contrôle croissant par le La chanson d'Aspremont.Ed. Louis Brandin. 2 vols. CFMA 19, 25. Paris: message écrit (cf. Jones 5-6), réservera encore de beaux jours à la voix Champion. 1919-1920. problématique du messager. La chanson des Quatre fils Aymon [=Renaut de Montauban]. Ed. Ferdinand Castets. : Couletet Fils, 1909. Jehan Bodel. La chanson des Saisnes. Ed. Annette Brasseur. 2 vols. TLF Notes 369. Genève: Droz, 1989. 1. Il convient également de noter que l'idéal de la communication et ses dévoiements éventuels, loin d'être des invariants, sont eux-mêmes étroitement liés Le Couronnement de Louis. Ed. Ernest Langlois. 2ème éd. CFMA 22. aux conditions et limitations géo-physiques, techniques et humaines d'une période Paris: Champion, 1969. donnée. 2. C'est moi que souligne. Garin le Loheren. Ed. Josephine Elvira Vallerie. Diss. Columbia U, 3. Mais dans l'échange qui se joue entre le commanditaire et l'envoyé 1947. diplomatique, la mainmise du commanditaire sur la volition du messager se voit compensée par la remise de la «main» du seigneur sous forme de gant ou de sceptre. Girart de Roussillon. Ed. W. Mary Hackett. Paris: A. & J. Picard, 1953. Car, si le messager est privé de volonté, il est, en revanche, censé représenter la Les Rédactions en vers de la Prise d'Orange. Ed. Claude Régnier. Paris: totalité physique de son commanditaire. La papauté pousse encore plus loin la conception et la pratique de cette substitution organique. Le pape Grégoire VII Klincksieck, 1966. stipule, par exemple, que le peuple et les puissants sont tenus de voir en ses légats Raoul de Cambrai. Ed. Sarah Kay. Oxford, New York: Oxford UP, 1992, (legatti) son propre visage et que, dans leur voi x, s'écoute la voix vivante du pape. 4. Dépouillé de sa voix propre, le messager est, sous le rapport de la v olonté, Renaut de Montauban, édition critique du ms. de Paris, B.N., fr. 764 (R). bien proche de l'ange, de l' angelos messager, convoyeur de la Parole divine. Ed. Philippe Verelst. Gent: Rijksuniversiteit te Gent, 1988. "Acteur assujetti par le Destinateur à une fonction unique, préréglée" (Coquet, in Roland rimé (mss V7 et C). Ed. J.J. Duggan. Berkeley, Los Angeles: Certeau 4), sa présence ne se signale en principe que pour renvoyer, au-delà, à un Autre absent. Pure citation et pur renvoi, le messager au discours mimétique— University of California Press, (à paraître). comme l'ange—s'inscrit dans ce que Jean-Claude Coquet appelle la classe des "non-sujets' définit par sa capacité à reproduire des discours stéréotypés. Malgré *** tout, l'ange annonciateur se distingue radicalement du messager terrestre en ce qu'il est porteur d'une parole qui fracture l'ordre naturel et dont la véracité Bancourt, Paul. «Le thème de l'ambassade insolente dans les chansons s’impose généralement comme une évidence indiscutable. 5. C'est moi qui souligne. de geste françaises et la littérature arabo-turque», Essor et fortune 6. Sauf exception, les éditions citées sont celles qui figurent dans la de la chanson de geste dans l'Europe et l'Orient latin. Modena, bibliographie en fin d'article. Mucchi, 1984.1:268-275. 7. Sur l'effet esthétique produit par les diverses possibilités de focalisation des scènes de messages littéraires, je me permets de renvoyer à mon article d'Aevum Boutet, Dominique. Jehan de Lanson. Technique et esthétique de la (1997). chanson de geste au XIIIe siècle. Paris: Presses de l'Ecole Normale 8. Mais dans certaines œuvres, c'est clairement la voix propre du messager qui poind et vient doubler l'arrogance du message commandité, comme dans cette Supérieure, 1988. citation tirée de la geste d'Aspremont: "Tot estes pris con li oisials em broi" Certeau, Michel de. Le Parler angélique. Figures pour une poétique de la (v.7897), lance avec sarcasme un messager païen à l'adresse de Charlemagne et des langue. Paris, CNRS: "Actes sémiotiques. Documents" 6.54 (1984). Français. 9. L'une relative à son lignage en général (v.2091), l'autre toute personnelle Cook, Robert Francis. The Sense of , Ithaca et (v.2104). Londres: Cornell UP, 1987. Ducrot, Oswald. Le Dire et le Dit. Paris: Les éditions de Minuit, 1984. Jones, Catherin. "Discourse and Mediation: Messengers in thechanson de geste. "(Communication présentée lors de la réunion de la Société Rencesvals, M.L.A. Convention, San Francisco, 1991). Jusserand, J.J.. English Wayfaring Life in the Middle Ages (XIVth Century). New York: G.P. 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