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Je sais ce que vous ferez cet été Spring Breakers de , États-Unis, Muse Productions, 2012, 94 min. Charles Dionne

Horizon incertain du théâtre québécois Number 245, Summer 2013

URI: https://id.erudit.org/iderudit/69723ac

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Publisher(s) Spirale magazine culturel inc.

ISSN 0225-9044 (print) 1923-3213 (digital)

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Cite this review Dionne, C. (2013). Review of [Je sais ce que vous ferez cet été / Spring Breakers de Harmony Korine, États-Unis, Muse Productions, 2012, 94 min.] Spirale, (245), 15–16.

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Je sais ce que vous CINÉMA ferez cet été PAR CHARLES DIONNE

SPRING BREAKERS de Harmony Korine États-Unis, Muse Productions, 2012, 94 min.

pri ng Breakers , plus récent long Smétrage du réalisateur Harmony Korine, à qui l’on doit , Julien Donkey-Boy et , pose un regard profondément incisif sur un uni - vers rempli d’incohérences et de vacui - tés contemporaines : celui des jeunes adultes occidentaux qui, au cœur d’un questionnement existentiel rappelant celui des adolescents les moins bien outillés, se lancent à la poursuite de leur identité qui tarde à se construire. Tout, dans Spring Breakers , laisse émerger un commentaire foncièrement réussi sur l’insignifiance des choses, des gens et des activités qui les occupent.

Connu pour ses sujets controversés, Korine signe le scénario et la réalisation de son plus récent film. Si Kids s’intéressait à une journée dans la vie d’adolescents de Manhattan — drogue et sexualité com - , , Rachel Korine et ; prises — et si Julien Donkey-Boy suivait Spring Breakers de Harmony Korine, 2012. le quotidien d’un jeune schizophrène — le film s’inscrivait aussi dans le mou - jeunes hommes — sur les seins nus de En effet, sous ce simple désir de se laisser vement cinématographique Dogme 95 jeunes femmes. aller à la désinvolture de quelques bières lancé par Lars Von Trier —, Spring bues en avant-midi, les quatre protago - Breakers ne déroge pas à la signature Le récit semble simple : quatre femmes nistes veulent, plus que tout, partir à habituelle du réalisateur et à certains dans la vingtaine décident de voler l’argent leur propre rencontre : elles se cher - de ses thèmes : absurdité et humour nécessaire à un voyage en Floride pour se chent. L’explication que livre la plus noir dans un contexte dysfonctionnel. rendre au Spring Break . Elles y rencontre - jeune des quatre — dénommée, il faut ront un criminel avec qui trois d’entre elles le dire, Faith — donne lieu à un mono - D’e mblée, Spring Breakers ne peut être joueront un rôle dans une guerre de gang. logue inoubliable dans lequel se mêlent pris qu’au deuxième degré, que ce soit à Néanmoins, dans les détails s’opère l’éva - lieux communs et absence de sub - cause du caractère phatique des dia - cuation de toute profondeur chez les per - stance. « We wake up in the same bed logues et des protagonistes, ou de l’uti - sonnages et, d’un point de vue plus géné - everyday ; we see the same things. It’s not lisation de ralentis qui viennent mythi - ral, apparaît un commentaire destructeur à life. » L’insatisfaction que cause le quoti - fier, dès la première scène, une beach propos des jeunes qui vivent une épiphanie dien est bien entendu une redite. Mais party étanchée par les quarante onces par le biais d’une fête sur la plage, à propos ici, la répon se est si vide de sens qu’elle ins - de mauvais rhum (visiblement chaud du Rape culture et de l’influence des talle une distance immédiate entre le film sous le soleil) et la bière en canette clichés hollywoodiens sur l’existence et les spectateurs. La vie, la vraie, selon le déversée — à partir de l’entrejambe de d’une jeunesse impressionnable. quatuor, réside au sein de la communauté

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du Spring Break , sur les plages imbibées de demande de partager « something inspi - centre d’un puissant malaise — un duo bière. Ce monologue donne le ton au reste ring », on comprend le subterfuge cinéma - d’enfants Red Necks tuant des chats, un du film : des personnages stériles, sans pro - tographique : Alien interprète, selon ses homme poussant à la prostitution une fondeur, finesse ou authenticité, se rencon - goûts, « the best singer of all times » : la femme atteinte de maladie mentale et une trent dans la quête partagée de vivre le pièce de . S’ensuit mère lavant les cheveux de son fils dans le « Spring Break forever ». alors une chorale des quatre personnages bain alors qu’il alterne entre bouchée de qui chantent, mitraillette à la main, portant chocolat, bouchée de spaghetti et gorgée Au cœur de ce qui semble être le plus grand des cagoules roses avec un dessin de de lait —, Spring Breakers s’y prend autre - party de tous les temps, le quatuor ren - licorne. Pittoresque. ment. Le pastiche est orchestré de manière contre leur adjuvant, « Alien » — James complète, créant de toutes pièces les Franco —, petit gangster qui conduit une Le film va bien au-delà de la critique de la attentes autour du film : le public s’atten - voiture sport immatriculée BALLR aux consommation, de l’obsession des armes à dait visiblement à un mélange entre roues recouvertes par le symbole de l’ar - feu et des jeunes filles en bikini. Le miroir Hangover et Bad Cops . L’outil principal du gent. C’est dire à quel point le stéréotype qui nous est tendu est disproportionné. Il réalisateur a sans aucun doute été sa est amplifié. C’est à partir de cette ren - l’est parce qu’il est tendu de l’intérieur. bande-annonce qui respectait la structure contre que se décline l’impressionnante C’est la narration subjective qui mythifie le habituelle d’un « film de party » et de gangster. Certains programmateurs de cinéma ont même, eux aussi, été bernés : le Colossus Laval comptait Spring Breakers Film paradoxe, c’est peut-être ce paramètre parmi sa sélection de films. Ce cinéma n’a pourtant jamais été l’hôte d’un film de subjectivité qui a fait couler autant d’encre de répertoire. C’est le résultat de cette négative à son égard. Le pastiche est tellement véri table supercherie filmique. réussi qu’on semble visionner une version Le t hème de la dysfonction, qui animait la plupart des derniers films de Korine, originale du moment contemporain. s’est démultiplié dans Spring Breakers en allant au-delà de la diégèse, en débordant partout ailleurs. Non seule - série de déjà-vus pop-culturels. La plus Spring Break , les fusils et l’idéalisation ment les personnages incarnent une religieuse des quatre ne se contente pas d’une vie soumise au joug du divertisse - aporie sociale qui ne se sent vivre pleine - de se retirer la première de l’aventure, ment alcoolique. Les lunettes à travers les - ment qu’en faisant la fête, mais le film en elle avait préparé son voyage en s’écriant quelles les spectateurs sont témoins de ces tant que phénomène ou objet culturel « Amen » une cinquantaine de fois avec déboires sont celles des quatre jeunes ne fonctionne pas ; il ne respecte pas un groupe de jeunes religieux enthou - femmes, de leur voix hors champ et des les règles. Il y a subversion du genre siastes qui sont émus par leur propre foi. couleurs bonbon qu’elles voient habiter les cinématographique : les codes du film Les quatre jeunes femmes n’ont comme rues de la Floride la nuit. Les scènes se répè - hollywoo dien pop-culturel sont habile - seuls vêtements qu’un bikini. Et chaque tent parfois quatre fois, tout comme cer - ment détournés contre le spectateur qui scène de party est générique, rappelant taines répliques qui subsistent en écho. hésite à aimer ou à rejeter. Le braquage une publicité de bière. Spring Breakers marie les pulsations de ses de la rôtisserie qui devrait être banal est personnages ; il incarne les papillons dans profondément brutal ; les scènes de fête D’une manière encore plus forte, Alien le ventre de quelques jeunes qui croient qui sous-entendent habituellement le incarne le mieux ce vacuum d’authenticité. voir la vie se révéler sous leurs yeux, un vice sont explicites et crues ; les plages Pastiche du rappeur white trash « Riff entonnoir dans la bouche. Le tout mis en remplies sont filmées au ralenti et non Raff », les dents cachées derrière ses forme par Benoît Debie, directeur de la au rythme de la musique électronique « grills », il se présente aux trois jeunes photographie à qui l’on doit, entre autres, le qui les accompagne. femmes restantes. Pourtant, il n’arrive à se générique d’introduction de Enter the Void . décrire qu’avec ses biens de consommation Si les films d’auteurs sont peu vus dans en s’écriant « look at my shit! » : un lit cou - Film paradoxe, c’est peut-être ce paramètre les grands cinémas, il aura peut-être fallu vert de billets de banques et de fusils char - de subjectivité qui a fait couler autant les déguiser en blockbuster pour qu’ils gés, « shorts, of every color », un mur de cas - d’encre négative à son égard. Le pastiche rencontrent réellement un large public, quettes, des armes au-dessus de son lit, est tellement réussi qu’on semble vision - pour faire entrer efficacement un cinéma « Scarface in my DVD player, on repeat! On ner une version originale du moment différent dans la vie des gens, de monsieur repeat! ». La scène fait rire. Alien se définit contemporain. L’ironie accomplit de belles madame Tout-le-monde, les dérangeant par le biais de ce qu’il possède et des idées choses. Au final, Spring Breakers est une durant leur divertissement. C’est la preuve véhiculées par la pop culture, des films de comédie d’ambiguïté dans laquelle le rire que le commentaire de Spring Breakers gangster. Le cliché autour d’Alien pousse se déclenche, mais semble suspect. Bonnie est juste et que le jeu de Korine a tenu la même le jeu sur les lieux communs assez en bikini et Clyde avec des « grills » tirant route jusqu’au bout : la communauté loin pour proposer l’idée qu’il est doté de la mitraillette sur des touristes en plein mise en scène dans le film n’arrive pas à d’une sensibilité artistique : il a un piano et milieu d’une fête ; il y a de quoi se retenir de le comprendre. Elle flotte à la surface et sait en jouer. Néanmoins, dès qu’on lui rire. Si Gummo plaçait les spectateurs au nage dans le premier degré...

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